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Une poudrière appelée islam
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome III texte n°261

« Una polvetiera chiamata islam » (« Une poudrière appelée islam »), Corriere della sera, vol. 104, no 36, 13 février 1979, p. 1.

Dits Ecrits Tome III texte n°261


Téhéran. Le Il février 1979, la révolution a eu lieu en Iran. Cette phrase, j'ai l'impression de la lire dans les journaux de demain et dans les futurs livres d'histoire. Il est vrai que, dans cette série d'événements étranges qui ont marqué les douze derniers mois de la politique iranienne, une figure connue, enfin, apparaît. Cette longue suite de fêtes et de deuils, ces millions d'hommes dans les tues invoquant Allah, les mollahs dans les cimetières clamant la révolte et la prière, ces sermons distribués sur cassettes, et ce vieil homme qui chaque jour traverse la rue d'une banlieue de Paris pour s'agenouiller en direction de La Mecque : tout cela, il nous était difficile de l'appeler « révolution ».

Aujourd'hui, nous nous sentons dans un monde plus familier : il y a eu des barricades ; il y a eu des réserves d'armes pillées, et un conseil réuni en hâte a laissé aux ministres juste le temps de donner leur démission avant que les cailloux ne brisent les vitres et que les portes ne cèdent sous la poussée de la foule. L'histoire vient de poser au bas de la page le sceau rouge qui authentifie la révolution. La religion a joué son rôle de lever de rideau ; les mollahs, maintenant, vont se disperser dans un grand envol de robes noires et blanches. Le décor change. L'acte principal va commencer : celui de la lutte des classes, des avant- gardes armées, du parti qui organise les masses populaires, etc.

Est- ce si sûr ?

Il n'était pas besoin d'être un grand prophète pour s'apercevoir que le chah, l'été dernier, était déjà politiquement mort ; ni pour se rendre compte que l'armée ne pouvait constituer une force politique indépendante. Il n'était pas besoin d'être voyant pour constater que la religion ne constituait pas une forme de compromis, mais bel et bien une force : celle qui pouvait faire soulever un peuple non seulement contre le souverain et sa police, mais contre tout un régime, tout un mode de vie, tout un monde. Mais les choses, aujourd'hui, apparaissent assez clairement et permettent de retracer ce qu'il faut appeler la stratégie du mouvement religieux. Les longues manifestations - sanglantes parfois, mais incessamment répétées - étaient autant d'actes juridiques et politiques à la fois qui privaient le chah de sa légitimité et le personnel politique de sa représentativité. Le Front national s'est incliné. Baktiar, à l'inverse, a voulu résister et recevoir du chah une légitimité qu'il aurait méritée en garantissant le départ sans retour du souverain. En vain.

Le deuxième obstacle, c'étaient les Américains. Ils paraissaient formidables. Et pourtant ils ont cédé. Par impuissance et aussi par calcul : plutôt que de soutenir à bout de bras un pouvoir mourant et avec lequel ils n'étaient que trop compromis, ils préfèrent laisser se développer une situation à la chilienne, s'aiguiser les conflits internes et intervenir ensuite. Et peut- être pensent- ils que ce mouvement qui, au fond, inquiète tous les régimes de la région, quels qu'ils soient, accélérera la réalisation d'un accord au Moyen- Orient. Ce que les Palestiniens et les Israéliens ont aussitôt senti : les premiers en appelant l'ayatollah à la libération des lieux saints, les seconds, en proclamant : raison de plus pour ne rien céder sur rien.

Quant à l'obstacle de l'armée, il était clair qu'elle était paralysée par les courants qui la traversaient. Mais cette paralysie qui constituait un avantage pour l'opposition tant que régnait le chah devenait un danger, dès lors que chaque courant se sentait libre, en l'absence de tout pouvoir, d'agir à sa guise. Il fallait s'allier l'armée par secteurs successifs, sans la disloquer trop tôt.

Mais le clash s'est produit plus vite qu'on ne s'y attendait. Provocation, accident, peu importe. Un noyau de « durs » a attaqué la fraction de l'armée qui s'était ralliée à l'ayatollah, précipitant entre celle- ci et la foule un rapprochement qui allait bien au- delà du seul défilé au coude à coude. On en est vite venu à la distribution d'armes. Sommet par excellence de tout soulèvement révolutionnaire.

C'est cette distribution qui, à elle seule, a tout fait basculer et évité la guerre civile. L'état- major s'est rendu compte qu'une part importante de troupes échappait à son contrôle ; et qu'il y avait dans les arsenaux de quoi armer des dizaines et des dizaines de milliers de civils. Mieux valait se rallier en bloc, avant que la population ne prenne les armes, et pour des années peut- être. Les chefs religieux ont aussitôt rendu la politesse : ils ont donné l'ordre de restituer les armes.

Aujourd'hui, on en est là : dans une situation qui n'a pas abouti. La « révolution » a montré, par instants, quelques- uns de ses traits familiers. Mais les choses sont encore étonnamment ambiguës.

L'armée, ralliée aux religieux sans s'être vraiment disloquée, va peser lourd : ses différents courants vont s'affronter dans l'ombre pour déterminer qui sera la nouvelle « garde » du régime - celle qui le protège, le fait tenir et le tient.

A l'autre extrémité, il est certain que tout le monde ne rendra pas les armes. Les « marxistes- léninistes », dont le rôle n'a pas été mineur dans le mouvement, pensent probablement qu'il faut passer de l'union de masse à la lutte de classes. Et faute d'avoir été l’ » avant- garde » qui rallie et soulève, ils voudront être la force qui décide dans l'équivoque et qui clarifie. « Déborder » pour mieux diviser.

Choix décisif pour ce mouvement qui est parvenu à un résultat infiniment rare au XXe siècle : un peuple sans armes qui se dresse tout entier et renverse de ses mains un régime « tout puissant ». Mais son importance historique ne tiendra peut-être pas à sa conformité à un modèle « révolutionnaire » reconnu. Il la devra plutôt à la possibilité qu'il aura de bouleverser les données politiques du Moyen- Orient, donc l'équilibre stratégique mondial. Sa singularité qui a constitué jusqu'ici sa force risque bien de faire par la suite sa puissance d'expansion. C'est bien, en effet, comme mouvement « islamique » qu'il peut incendier toute la région, renverser les régimes les plus instables et inquiéter les plus solides. L'Islam - qui n'est pas simplement une religion, mais un mode de vie, une appartenance à une histoire et à une civilisation - risque de constituer une gigantesque poudrière, à l'échelle de centaines de millions d'hommes. Depuis hier, tout État musulman peut être révolutionné de l'intérieur, à partir de ses traditions séculaires.

Et de fait : il faut bien reconnaître que la revendication des « justes droits du peuple palestinien » n'a guère soulevé les peuples arabes. Qu'en serait- il si cette cause recevait le dynamisme d'un mouvement islamique, bien plus fort qu'une référence marxiste- léniniste ou maoïste ? En retour : quelle vigueur recevrait le mouvement « religieux » de Khomeyni s'il proposait la libération de la Palestine comme objectif ? Le Jourdain ne coule plus très loin de l'Iran.