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À quoi rêvent les Iraniens ?
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome III texte n°245

« A quoi rêvent les Iraniens ? », Le Nouvel Observateur, no 727, 16- 22 octobre 1978, pp. 48- 49.

Dits Ecrits Tome III texte n°245

Cet article, le seul du reportage iranien publié en France, correspond à celui du Corriere intitulé « Ritorno al profeta », paru le 22 Octobre, augmenté d'un emprunt à l'article no 241 et de deux à l'article no 244.


« Ils ne nous lâcheront jamais de leur plein gré. Pas plus que le Viet- nâm. » J'avais envie de répondre : ils sont encore moins prêts à vous lâcher qu'ils ne l'ont été pour le Viet-nâm. À cause du pétrole, à cause du Moyen- Orient. Et aujourd'hui qu'ils semblent disposés, après Camp David, à concéder le Liban à la domination syrienne, donc à l'influence soviétique, comment les États- Unis se priveraient- ils d'une position qui leur permet, selon le cas, de prendre à revers le champ de bataille ou de contrôler la paix ?

Les Américains vont- ils pousser le chah vers une nouvelle épreuve de force, et un second « vendredi noir » ? La rentrée universitaire, les grèves de ces jours- ci, les troubles qui reprennent et les fêtes religieuses du mois prochain pourraient être une occasion : l'homme à poigne étant alors Moghamdan, le chef actuel de la Savak.

C'est la solution de réserve. Ni la plus souhaitée ni, pour le moment, la plus probable. Incertaine : car on peut tabler sur certains généraux mais on ne sait pas si on peut compter sur l'armée. Inutile, d'un certain point de vue : il n'y a aucun « péril communiste » - ni extérieur, car il est entendu depuis vingt- cinq ans que l'U.R.S.S. ne touche pas à l'Iran, ni intérieur, car la haine des Américains n'a d'égale que la peur des Soviétiques.

Conseillers du chah, experts américains, technocrates du régime, milieux de l'opposition politique (qu'il s'agisse du Front national * ou d'hommes plus « socialisants ») : tout le monde, de plus ou moins bonne grâce, est tombé d'accord ces dernières semaines pour tenter une « libéralisation accélérée sur place », ou la laisser faire. Le modèle espagnol est le modèle chéri ces temps- ci par les états majors politiques. Est- il transposable à l'Iran ? Il y a bien des problèmes techniques. Des questions de date : maintenant ? ou plus tard après un autre « coup de chien » ? Des questions de personnes : avec ou sans le chah ? Le fils, la femme peut- être ? Amini, le vieux diplomate prévu pour mener l'opération n'est- il pas déjà usé, lui qui fut jadis Premier ministre ?

Entre l'Iran et l'Espagne, il existe pourtant de grosses différences. L'échec du développement économique a empêché que se forme en Iran l'assise sociale d'un régime libéral, moderne, occidentalisé. S'est formée, en revanche, une immense poussée populaire, qui a explosé cette année ; elle a bousculé les partis politiques en voie de reconstitution ; elle vient de jeter un demi- million d'hommes dans les rues de Téhéran contre les mitrailleuses et les tanks.

Et elle ne criait pas seulement « À mort le chah », mais aussi « Islam, islam, Khomeyni, nous te suivrons ». Et même « Khomeyni pour roi ».

La situation en Iran semble être suspendue à une grande joute entre deux personnages aux blasons traditionnels : le roi et le saint, le souverain en armes et l'exilé démuni ; le despote avec en face de lui l'homme qui se dresse les mains nues, acclamé par un peuple. Cette image a sa propre force d'entraînement, mais elle recouvre une

* Front national : parti laïc de Karim Sandjabi, ancien ministre de Mossadegh.

réalité à laquelle des millions de morts viennent d'apporter leur signature.

La libéralisation rapide et sans rupture de pouvoir suppose qu'on intègre ce mouvement ou qu'on le neutralise. Et d'abord qu'on sache où et jusqu'où il veut aller. Or, voilà qu'hier, à Paris où il s'était réfugié et malgré bien des pressions, l'ayatollah Khomeyni a « cassé la baraque ».

Il a lancé un appel aux étudiants, mais il s'adressait aussi aux musulmans et à l'armée, pour qu'ils s'opposent, au nom du Coran et au nom du nationalisme, à ces projets de compromis où il est question d'élections, de constitution, etc.

Un clivage qu'on pouvait pressentir depuis un bon moment est- il en train de se produire dans l'opposition au chah ? Les « politiques » de cette opposition se veulent rassurants : « C'est bien, disent- ils, Khomeyni, en faisant monter les enchères, nous renforce en face du chah et des Américains. Son nom n'est d'ailleurs qu'un drapeau ; il n'a pas de programme. N'oubliez pas que, depuis 1963, les partis ne peuvent plus s'exprimer. On se rallie pour l'instant à Khomeyni. Mais la dictature une fois abolie, toute cette brume se dissipera ; la vraie politique reprendra les commandes et on aura vite fait d'oublier le vieux prêcheur. » Mais toute l'agitation du week- end autour de la résidence à peine clandestine de l'ayatollah dans la banlieue de Paris, les allées et venues d'Iraniens « importants », tout démentait cet optimisme un peu hâtif ; tout prouvait qu'on croyait à la force du courant mystérieux qui passe entre un vieil homme exilé depuis quinze ans et son peuple qui l'invoque.

C'est la nature de ce courant qui m'intriguait depuis qu'on m'en avait parlé, il y a quelques mois, et j'étais un peu las, je dois l'avouer, d'entendre répéter par tant de bons experts : « On sait bien ce dont ils ne veulent plus, mais ils ne savent toujours pas ce qu'ils veulent. »

« Que voulez- vous ? » C'est avec cette seule question que je me suis promené à Téhéran et à Qom dans les jours qui ont suivi immédiatement les émeutes. Je me suis gardé de la poser aux professionnels de la politique ; j'ai préféré discuter longuement parfois avec des religieux, des étudiants, des intellectuels intéressés aux problèmes de l'islam ou, encore, avec de ces anciens guérilleros qui avaient abandonné la lutte armée en 1976 et avaient décidé de mener leur action sur un tout autre mode, à l'intérieur de la société traditionnelle.

« Que voulez- vous ? » Pendant tout mon séjour en Iran, je n'ai pas entendu une seule fois prononcer le mot « révolution », Mais quatre fois sur cinq, on m'a répondu : « Le gouvernement islamique. » Ce n'était pas une surprise. L'ayatollah Khomeyni avait déjà fait cette réponse lapidaire à des journalistes ; il en était resté là.

Qu'est- ce que cela veut dire et précisément dans un pays comme l'Iran - pays à grosse majorité musulmane, mais pays non arabe et non sunnite, donc moins sensible qu'un autre au panislamisme ou au panarabisme ?

L'islam chiite, en effet, présente un certain nombre de traits susceptibles de donner à la volonté de « gouvernement islamique » une coloration particulière. Absence de hiérarchie dans le clergé, indépendance des religieux les uns par rapport aux autres, mais dépendance (même financière) à l'égard de ceux qui les écoutent, importance de l'autorité purement spirituelle, rôle à la fois d'écho et de guide que doit jouer le clergé pour soutenir son influence - voilà pour l'organisation. Et pour la doctrine, c'est le principe que la vérité n'a pas été parachevée par le sceau du dernier prophète ; après Mahomet commence un autre cycle de révélation, celui, inachevé, des imams qui, à travers leurs paroles, leur exemple et leur martyre aussi, portent une lumière, toujours la même et toujours changeante ; c'est elle qui permet d'éclairer, de l'intérieur, la loi, laquelle n'est pas faite seulement pour être conservée mais pour délivrer, au long du temps, le sens spirituel qu'elle recèle. Même invisible avant son retour promis, le douzième imam n'est donc pas radicalement et fatalement absent : ce sont les hommes eux- mêmes qui le font revenir à mesure que les éclaire davantage la vérité à laquelle ils s'éveillent.

On dit souvent que, pour le chiisme, tout pouvoir est mauvais du moment qu'il n'est pas le pouvoir de l'imam. Les choses, on le voit, sont beaucoup plus complexes. L'ayatollah Chariat Madari me l'a dit, dès les premières minutes de notre entretien : « Nous attendons le retour de l'imam, ce qui ne veut pas dire que nous renoncions à la possibilité d'un bon gouvernement. Vous vous y efforcez aussi, vous autres chrétiens, qui attendez pourtant le jour du Jugement. » Et comme pour mieux authentifier son propos, l'ayatollah, quand il m'a reçu, était entouré de plusieurs membres du comité pour les droits de l'homme en Iran.

Un fait doit être clair : par « gouvernement islamique », personne, en Iran, n'entend un régime politique dans lequel le clergé jouerait un rôle de direction ou d'encadrement. L'expression m'a paru être employée pour désigner deux ordres de choses.

« Une utopie », m'ont dit certains sans nuance péjorative. « Un idéal », m'ont dit la plupart. C'est en tout cas quelque chose de très vieux et aussi de très éloigné dans le futur : revenir à ce que fut l'islam au temps du Prophète ; mais aussi avancer vers un point lumineux et lointain où il serait possible de renouer avec une fidélité plutôt que de maintenir une obéissance. Dans la recherche de cet idéal, la méfiance à l'égard du légalisme m'a paru essentielle, avec la foi en la créativité de l'islam.

Une autorité religieuse m'a expliqué qu'il faudrait de longs travaux d'experts civils et religieux, savants et croyants, pour éclairer tous les problèmes posés auxquels le Coran n'a jamais prétendu donner de réponse précise. Mais on peut y trouver des directions générales : l'islam valorise le travail ; nul ne peut être privé des fruits de son labeur ; ce qui doit appartenir à tous (l'eau, le sous- sol) ne devra être approprié par personne. Pour les libertés, elles seront respectées dans la mesure où leur usage ne nuira pas à autrui ; les minorités seront protégées et libres de vivre à leur guise à condition de ne pas porter dommage à la majorité ; entre l'homme et la femme, il n'y aura pas inégalité de droits, mais différence, puisqu'il y a différence de nature. Pour la politique, que les décisions soient prises à la majorité, que les dirigeants soient responsables devant le peuple et que chacun, comme il est prévu dans le Coran, puisse se lever et demander des comptes à celui qui gouverne.

On dit souvent que les définitions du gouvernement islamique sont imprécises. Elles m'ont paru au contraire d'une limpidité très familière, mais, je dois dire, assez peu rassurante. « Ce sont les formules de base de la démocratie, bourgeoise ou révolutionnaire, ai- je dit ; nous n'avons pas cessé de les répéter depuis le XVIIIe siècle, et vous savez à quoi elles ont mené. » Mais on m'a répondu aussitôt : « Le Coran les avait énoncées bien avant vos philosophes et si l'Occident chrétien et industriel en a perdu le sens, l'islam, lui, saura en préserver la valeur et l'efficacité. »

Quand les Iraniens parlent du gouvernement islamique, quand, sous la menace des balles, ils en font un cri dans la tue, quand ils rejettent, en son nom, les transactions des partis et des hommes politiques, au risque d'un bain de sang peut- être, ils ont autre chose en tête que ces formules de partout et de nulle part. Et autre chose dans le coeur. Ils pensent, je crois, à une réalité toute proche d'eux puisqu'ils en sont eux- mêmes les acteurs.

Il s'agit d'abord du mouvement qui tend à donner aux structures traditionnelles de la société islamique un rôle permanent dans la vie politique. Le gouvernement islamique, c'est ce qui permettra de maintenir en activité ces milliers de foyers politiques qui se sont allumés dans les mosquées et les communautés religieuses pour résister au régime du chah. On m'a cité un exemple : il y a dix ans, la terre avait tremblé à Ferdows ; la ville entière était à reconstruire ; mais le projet retenu ne donnant pas satisfaction à la plupart des paysans et des petits artisans, ils avaient fait sécession ; sous la conduite d'un religieux, ils étaient allés fonder leur ville un peu plus loin ; ils avaient collecté des fonds dans toute la région, ils avaient décidé collectivement des implantations, aménagé les adductions d'eau, organisé des coopératives. Et ils avaient appelé leur ville Islamieh. Le tremblement de terre avait été une occasion de faire des structures religieuses non pas seulement le point d'ancrage d'une résistance, mais le principe d'une création politique. Et c'est à cela qu'on songe lorsqu'on parle du gouvernement islamIque.

Mais on songe aussi à un autre mouvement, qui est comme l'inverse et la réciproque du premier. C'est celui qui permettrait d'introduire dans la vie politique une dimension spirituelle : faire que cette vie politique ne soit pas, comme toujours, l'obstacle de la spiritualité mais son réceptacle, son occasion, son ferment. Et c'est là qu'on croise une ombre qui hante toute la vie politique et religieuse de l'Iran d'aujourd'hui : celle d'Ali Chariatti à qui sa mort, il y a deux ans, a donné la place, si privilégiée dans le chiisme, de l'invisible Présent, de l'Absent toujours là.

Chariatti, issu d'un milieu religieux, avait, au cours de ses études en Europe, eu contact avec des responsables de la révolution algérienne, avec différents mouvements du christianisme de gauche, avec tout un courant du socialisme non marxiste (il avait suivi les cours de Gurvitch) ; il connaissait à la fois l'oeuvre de Fanon et celle de Massignon. Il revint enseigner à Meshad que le vrai sens du chiisme, il ne fallait pas le chercher du côté d'une religion officialisée depuis le XVIIe siècle, mais dans une leçon de justice et d'égalité sociales prônée déjà par le premier imam. Sa « chance » fut que la persécution l'obligea d'aller enseigner à Téhéran, hors de l'université, dans une salle aménagée pour lui à l'abri d'une mosquée, où il s'adressait à un public qui était le sien et qui se compta vite par milliers : étudiants, mollahs, intellectuels, petites gens du quartier du Bazar, provinciaux de passage. Chariatti eut la fin des martyrs : poursuivi, ses livres interdits, il se livra lorsque son père fut arrêté à sa place ; après un an de prison, il était à peine parti pour l'exil qu'il mourut d'une mort que bien peu en Iran acceptent de considérer comme naturelle. Le seul nom qui fut salué l'autre jour à la grande manifestation de Téhéran, avec celui de Khomeyni, fut celui de Chariatti.

Je me sens embarrassé pour parler du gouvernement islamique comme « idée » ou même comme « idéal ». Mais comme « volonté politique », il m'a impressionné. Il m'a impressionné dans son effort pour politiser, en réponse à des problèmes actuels, des structures indissociablement sociales et religieuses ; il m'a impressionné dans sa tentative aussi pour ouvrir dans la politique une dimension spirituelle.

Cette volonté politique, à court terme, pose deux questions :

1) Est- elle assez intense ces jours- ci et sa détermination est- elle assez claire pour empêcher la « solution Amini * » qui a pour elle (ou contre elle, comme on voudra) d'être acceptable par le chah, d'être recommandée par les puissances étrangères, de tendre à un régime parlementaire à l'occidentale et de faire à la religion islamique une part qui serait sans doute de concession ?

2) Cette volonté est- elle assez profondément enracinée pour devenir une donnée permanente de la vie politique en Iran, ou bien se dissipera- t- elle comme un nuage lorsque le ciel de la « réalité politique » se sera enfin éclairci et qu'on pourra parler programmes, partis, constitution, plans, etc. ?

Les hommes politiques ont beau dire : c'est la réponse à ces deux questions qui ordonne aujourd'hui une grande part de leurs tactiques.

Mais il y a aussi à propos de cette « volonté politique » deux questions qui me touchent davantage.

L'une concerne l'Iran et son singulier destin. À l'aurore de l'histoire, la Perse a inventé l'État et elle en a confié les recettes à l'Islam : ses administrateurs ont servi de cadres au califat. Mais de ce même Islam elle a fait dériver une religion qui a donné à son peuple des ressources indéfinies pour résister au pouvoir de l'État. Dans cette volonté d'un « gouvernement islamique » faut- il voir une réconciliation, une contradiction ou le seuil d'une nouveauté ?

L'autre concerne ce petit coin de terre dont le sol et le sous- sol sont l'enjeu de stratégies mondiales. Quel sens, pour les hommes qui l'habitent, à rechercher au prix même de leur vie cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du christianisme : une spiritualité politique. J'entends déjà des Français qui rient, mais je sais qu'ils ont tort **.

* Ali Amini, proche des Américains. Dans Le Monde du 10 septembre 1978, il conseillait au chah de régner sans gouverner et de confier les affaires à un gouvernement de coalition regroupant tous les partis d'opposition.

** L'article italien comporte ce fragment supplémentaire : « ...moi qui sais bien peu de chose sur l'Iran ».