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« A quoi rêvent les Iraniens ? », Le Nouvel Observateur,
no 727, 16- 22 octobre 1978, pp. 48- 49.
Dits Ecrits Tome III texte n°245
Cet article, le seul du reportage iranien publié en France,
correspond à celui du Corriere intitulé « Ritorno
al profeta », paru le 22 Octobre, augmenté d'un emprunt
à l'article no 241 et de deux à l'article no 244.
« Ils ne nous lâcheront jamais de leur plein gré.
Pas plus que le Viet- nâm. » J'avais envie de répondre
: ils sont encore moins prêts à vous lâcher qu'ils
ne l'ont été pour le Viet-nâm. À cause
du pétrole, à cause du Moyen- Orient. Et aujourd'hui
qu'ils semblent disposés, après Camp David, à
concéder le Liban à la domination syrienne, donc à
l'influence soviétique, comment les États- Unis se
priveraient- ils d'une position qui leur permet, selon le cas, de
prendre à revers le champ de bataille ou de contrôler
la paix ?
Les Américains vont- ils pousser le chah vers une nouvelle
épreuve de force, et un second « vendredi noir »
? La rentrée universitaire, les grèves de ces jours-
ci, les troubles qui reprennent et les fêtes religieuses du
mois prochain pourraient être une occasion : l'homme à
poigne étant alors Moghamdan, le chef actuel de la Savak.
C'est la solution de réserve. Ni la plus souhaitée
ni, pour le moment, la plus probable. Incertaine : car on peut tabler
sur certains généraux mais on ne sait pas si on peut
compter sur l'armée. Inutile, d'un certain point de vue :
il n'y a aucun « péril communiste » - ni extérieur,
car il est entendu depuis vingt- cinq ans que l'U.R.S.S. ne touche
pas à l'Iran, ni intérieur, car la haine des Américains
n'a d'égale que la peur des Soviétiques.
Conseillers du chah, experts américains, technocrates du
régime, milieux de l'opposition politique (qu'il s'agisse
du Front national * ou d'hommes plus « socialisants »)
: tout le monde, de plus ou moins bonne grâce, est tombé
d'accord ces dernières semaines pour tenter une « libéralisation
accélérée sur place », ou la laisser
faire. Le modèle espagnol est le modèle chéri
ces temps- ci par les états majors politiques. Est- il transposable
à l'Iran ? Il y a bien des problèmes techniques. Des
questions de date : maintenant ? ou plus tard après un autre
« coup de chien » ? Des questions de personnes : avec
ou sans le chah ? Le fils, la femme peut- être ? Amini, le
vieux diplomate prévu pour mener l'opération n'est-
il pas déjà usé, lui qui fut jadis Premier
ministre ?
Entre l'Iran et l'Espagne, il existe pourtant de grosses différences.
L'échec du développement économique a empêché
que se forme en Iran l'assise sociale d'un régime libéral,
moderne, occidentalisé. S'est formée, en revanche,
une immense poussée populaire, qui a explosé cette
année ; elle a bousculé les partis politiques en voie
de reconstitution ; elle vient de jeter un demi- million d'hommes
dans les rues de Téhéran contre les mitrailleuses
et les tanks.
Et elle ne criait pas seulement « À mort le chah »,
mais aussi « Islam, islam, Khomeyni, nous te suivrons ».
Et même « Khomeyni pour roi ».
La situation en Iran semble être suspendue à une grande
joute entre deux personnages aux blasons traditionnels : le roi
et le saint, le souverain en armes et l'exilé démuni
; le despote avec en face de lui l'homme qui se dresse les mains
nues, acclamé par un peuple. Cette image a sa propre force
d'entraînement, mais elle recouvre une
* Front national : parti laïc de Karim Sandjabi, ancien ministre
de Mossadegh.
réalité à laquelle des millions de morts viennent
d'apporter leur signature.
La libéralisation rapide et sans rupture de pouvoir suppose
qu'on intègre ce mouvement ou qu'on le neutralise. Et d'abord
qu'on sache où et jusqu'où il veut aller. Or, voilà
qu'hier, à Paris où il s'était réfugié
et malgré bien des pressions, l'ayatollah Khomeyni a «
cassé la baraque ».
Il a lancé un appel aux étudiants, mais il s'adressait
aussi aux musulmans et à l'armée, pour qu'ils s'opposent,
au nom du Coran et au nom du nationalisme, à ces projets
de compromis où il est question d'élections, de constitution,
etc.
Un clivage qu'on pouvait pressentir depuis un bon moment est- il
en train de se produire dans l'opposition au chah ? Les «
politiques » de cette opposition se veulent rassurants : «
C'est bien, disent- ils, Khomeyni, en faisant monter les enchères,
nous renforce en face du chah et des Américains. Son nom
n'est d'ailleurs qu'un drapeau ; il n'a pas de programme. N'oubliez
pas que, depuis 1963, les partis ne peuvent plus s'exprimer. On
se rallie pour l'instant à Khomeyni. Mais la dictature une
fois abolie, toute cette brume se dissipera ; la vraie politique
reprendra les commandes et on aura vite fait d'oublier le vieux
prêcheur. » Mais toute l'agitation du week- end autour
de la résidence à peine clandestine de l'ayatollah
dans la banlieue de Paris, les allées et venues d'Iraniens
« importants », tout démentait cet optimisme
un peu hâtif ; tout prouvait qu'on croyait à la force
du courant mystérieux qui passe entre un vieil homme exilé
depuis quinze ans et son peuple qui l'invoque.
C'est la nature de ce courant qui m'intriguait depuis qu'on m'en
avait parlé, il y a quelques mois, et j'étais un peu
las, je dois l'avouer, d'entendre répéter par tant
de bons experts : « On sait bien ce dont ils ne veulent plus,
mais ils ne savent toujours pas ce qu'ils veulent. »
« Que voulez- vous ? » C'est avec cette seule question
que je me suis promené à Téhéran et
à Qom dans les jours qui ont suivi immédiatement les
émeutes. Je me suis gardé de la poser aux professionnels
de la politique ; j'ai préféré discuter longuement
parfois avec des religieux, des étudiants, des intellectuels
intéressés aux problèmes de l'islam ou, encore,
avec de ces anciens guérilleros qui avaient abandonné
la lutte armée en 1976 et avaient décidé de
mener leur action sur un tout autre mode, à l'intérieur
de la société traditionnelle.
« Que voulez- vous ? » Pendant tout mon séjour
en Iran, je n'ai pas entendu une seule fois prononcer le mot «
révolution », Mais quatre fois sur cinq, on m'a répondu
: « Le gouvernement islamique. » Ce n'était pas
une surprise. L'ayatollah Khomeyni avait déjà fait
cette réponse lapidaire à des journalistes ; il en
était resté là.
Qu'est- ce que cela veut dire et précisément dans
un pays comme l'Iran - pays à grosse majorité musulmane,
mais pays non arabe et non sunnite, donc moins sensible qu'un autre
au panislamisme ou au panarabisme ?
L'islam chiite, en effet, présente un certain nombre de
traits susceptibles de donner à la volonté de «
gouvernement islamique » une coloration particulière.
Absence de hiérarchie dans le clergé, indépendance
des religieux les uns par rapport aux autres, mais dépendance
(même financière) à l'égard de ceux qui
les écoutent, importance de l'autorité purement spirituelle,
rôle à la fois d'écho et de guide que doit jouer
le clergé pour soutenir son influence - voilà pour
l'organisation. Et pour la doctrine, c'est le principe que la vérité
n'a pas été parachevée par le sceau du dernier
prophète ; après Mahomet commence un autre cycle de
révélation, celui, inachevé, des imams qui,
à travers leurs paroles, leur exemple et leur martyre aussi,
portent une lumière, toujours la même et toujours changeante
; c'est elle qui permet d'éclairer, de l'intérieur,
la loi, laquelle n'est pas faite seulement pour être conservée
mais pour délivrer, au long du temps, le sens spirituel qu'elle
recèle. Même invisible avant son retour promis, le
douzième imam n'est donc pas radicalement et fatalement absent
: ce sont les hommes eux- mêmes qui le font revenir à
mesure que les éclaire davantage la vérité
à laquelle ils s'éveillent.
On dit souvent que, pour le chiisme, tout pouvoir est mauvais du
moment qu'il n'est pas le pouvoir de l'imam. Les choses, on le voit,
sont beaucoup plus complexes. L'ayatollah Chariat Madari me l'a
dit, dès les premières minutes de notre entretien
: « Nous attendons le retour de l'imam, ce qui ne veut pas
dire que nous renoncions à la possibilité d'un bon
gouvernement. Vous vous y efforcez aussi, vous autres chrétiens,
qui attendez pourtant le jour du Jugement. » Et comme pour
mieux authentifier son propos, l'ayatollah, quand il m'a reçu,
était entouré de plusieurs membres du comité
pour les droits de l'homme en Iran.
Un fait doit être clair : par « gouvernement islamique
», personne, en Iran, n'entend un régime politique
dans lequel le clergé jouerait un rôle de direction
ou d'encadrement. L'expression m'a paru être employée
pour désigner deux ordres de choses.
« Une utopie », m'ont dit certains sans nuance péjorative.
« Un idéal », m'ont dit la plupart. C'est en
tout cas quelque chose de très vieux et aussi de très
éloigné dans le futur : revenir à ce que fut
l'islam au temps du Prophète ; mais aussi avancer vers un
point lumineux et lointain où il serait possible de renouer
avec une fidélité plutôt que de maintenir une
obéissance. Dans la recherche de cet idéal, la méfiance
à l'égard du légalisme m'a paru essentielle,
avec la foi en la créativité de l'islam.
Une autorité religieuse m'a expliqué qu'il faudrait
de longs travaux d'experts civils et religieux, savants et croyants,
pour éclairer tous les problèmes posés auxquels
le Coran n'a jamais prétendu donner de réponse précise.
Mais on peut y trouver des directions générales :
l'islam valorise le travail ; nul ne peut être privé
des fruits de son labeur ; ce qui doit appartenir à tous
(l'eau, le sous- sol) ne devra être approprié par personne.
Pour les libertés, elles seront respectées dans la
mesure où leur usage ne nuira pas à autrui ; les minorités
seront protégées et libres de vivre à leur
guise à condition de ne pas porter dommage à la majorité
; entre l'homme et la femme, il n'y aura pas inégalité
de droits, mais différence, puisqu'il y a différence
de nature. Pour la politique, que les décisions soient prises
à la majorité, que les dirigeants soient responsables
devant le peuple et que chacun, comme il est prévu dans le
Coran, puisse se lever et demander des comptes à celui qui
gouverne.
On dit souvent que les définitions du gouvernement islamique
sont imprécises. Elles m'ont paru au contraire d'une limpidité
très familière, mais, je dois dire, assez peu rassurante.
« Ce sont les formules de base de la démocratie, bourgeoise
ou révolutionnaire, ai- je dit ; nous n'avons pas cessé
de les répéter depuis le XVIIIe siècle, et
vous savez à quoi elles ont mené. » Mais on
m'a répondu aussitôt : « Le Coran les avait énoncées
bien avant vos philosophes et si l'Occident chrétien et industriel
en a perdu le sens, l'islam, lui, saura en préserver la valeur
et l'efficacité. »
Quand les Iraniens parlent du gouvernement islamique, quand, sous
la menace des balles, ils en font un cri dans la tue, quand ils
rejettent, en son nom, les transactions des partis et des hommes
politiques, au risque d'un bain de sang peut- être, ils ont
autre chose en tête que ces formules de partout et de nulle
part. Et autre chose dans le coeur. Ils pensent, je crois, à
une réalité toute proche d'eux puisqu'ils en sont
eux- mêmes les acteurs.
Il s'agit d'abord du mouvement qui tend à donner aux structures
traditionnelles de la société islamique un rôle
permanent dans la vie politique. Le gouvernement islamique, c'est
ce qui permettra de maintenir en activité ces milliers de
foyers politiques qui se sont allumés dans les mosquées
et les communautés religieuses pour résister au régime
du chah. On m'a cité un exemple : il y a dix ans, la terre
avait tremblé à Ferdows ; la ville entière
était à reconstruire ; mais le projet retenu ne donnant
pas satisfaction à la plupart des paysans et des petits artisans,
ils avaient fait sécession ; sous la conduite d'un religieux,
ils étaient allés fonder leur ville un peu plus loin
; ils avaient collecté des fonds dans toute la région,
ils avaient décidé collectivement des implantations,
aménagé les adductions d'eau, organisé des
coopératives. Et ils avaient appelé leur ville Islamieh.
Le tremblement de terre avait été une occasion de
faire des structures religieuses non pas seulement le point d'ancrage
d'une résistance, mais le principe d'une création
politique. Et c'est à cela qu'on songe lorsqu'on parle du
gouvernement islamIque.
Mais on songe aussi à un autre mouvement, qui est comme
l'inverse et la réciproque du premier. C'est celui qui permettrait
d'introduire dans la vie politique une dimension spirituelle : faire
que cette vie politique ne soit pas, comme toujours, l'obstacle
de la spiritualité mais son réceptacle, son occasion,
son ferment. Et c'est là qu'on croise une ombre qui hante
toute la vie politique et religieuse de l'Iran d'aujourd'hui : celle
d'Ali Chariatti à qui sa mort, il y a deux ans, a donné
la place, si privilégiée dans le chiisme, de l'invisible
Présent, de l'Absent toujours là.
Chariatti, issu d'un milieu religieux, avait, au cours de ses études
en Europe, eu contact avec des responsables de la révolution
algérienne, avec différents mouvements du christianisme
de gauche, avec tout un courant du socialisme non marxiste (il avait
suivi les cours de Gurvitch) ; il connaissait à la fois l'oeuvre
de Fanon et celle de Massignon. Il revint enseigner à Meshad
que le vrai sens du chiisme, il ne fallait pas le chercher du côté
d'une religion officialisée depuis le XVIIe siècle,
mais dans une leçon de justice et d'égalité
sociales prônée déjà par le premier imam.
Sa « chance » fut que la persécution l'obligea
d'aller enseigner à Téhéran, hors de l'université,
dans une salle aménagée pour lui à l'abri d'une
mosquée, où il s'adressait à un public qui
était le sien et qui se compta vite par milliers : étudiants,
mollahs, intellectuels, petites gens du quartier du Bazar, provinciaux
de passage. Chariatti eut la fin des martyrs : poursuivi, ses livres
interdits, il se livra lorsque son père fut arrêté
à sa place ; après un an de prison, il était
à peine parti pour l'exil qu'il mourut d'une mort que bien
peu en Iran acceptent de considérer comme naturelle. Le seul
nom qui fut salué l'autre jour à la grande manifestation
de Téhéran, avec celui de Khomeyni, fut celui de Chariatti.
Je me sens embarrassé pour parler du gouvernement islamique
comme « idée » ou même comme « idéal
». Mais comme « volonté politique », il
m'a impressionné. Il m'a impressionné dans son effort
pour politiser, en réponse à des problèmes
actuels, des structures indissociablement sociales et religieuses
; il m'a impressionné dans sa tentative aussi pour ouvrir
dans la politique une dimension spirituelle.
Cette volonté politique, à court terme, pose deux
questions :
1) Est- elle assez intense ces jours- ci et sa détermination
est- elle assez claire pour empêcher la « solution Amini
* » qui a pour elle (ou contre elle, comme on voudra) d'être
acceptable par le chah, d'être recommandée par les
puissances étrangères, de tendre à un régime
parlementaire à l'occidentale et de faire à la religion
islamique une part qui serait sans doute de concession ?
2) Cette volonté est- elle assez profondément enracinée
pour devenir une donnée permanente de la vie politique en
Iran, ou bien se dissipera- t- elle comme un nuage lorsque le ciel
de la « réalité politique » se sera enfin
éclairci et qu'on pourra parler programmes, partis, constitution,
plans, etc. ?
Les hommes politiques ont beau dire : c'est la réponse à
ces deux questions qui ordonne aujourd'hui une grande part de leurs
tactiques.
Mais il y a aussi à propos de cette « volonté
politique » deux questions qui me touchent davantage.
L'une concerne l'Iran et son singulier destin. À l'aurore
de l'histoire, la Perse a inventé l'État et elle en
a confié les recettes à l'Islam : ses administrateurs
ont servi de cadres au califat. Mais de ce même Islam elle
a fait dériver une religion qui a donné à son
peuple des ressources indéfinies pour résister au
pouvoir de l'État. Dans cette volonté d'un «
gouvernement islamique » faut- il voir une réconciliation,
une contradiction ou le seuil d'une nouveauté ?
L'autre concerne ce petit coin de terre dont le sol et le sous-
sol sont l'enjeu de stratégies mondiales. Quel sens, pour
les hommes qui l'habitent, à rechercher au prix même
de leur vie cette chose dont nous avons, nous autres, oublié
la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises
du christianisme : une spiritualité politique. J'entends
déjà des Français qui rient, mais je sais qu'ils
ont tort **.
* Ali Amini, proche des Américains. Dans Le Monde du 10
septembre 1978, il conseillait au chah de régner sans gouverner
et de confier les affaires à un gouvernement de coalition
regroupant tous les partis d'opposition.
** L'article italien comporte ce fragment supplémentaire
: « ...moi qui sais bien peu de chose sur l'Iran ».
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