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«Die Folter, das ist die Vernunft» («La torture,
c'est la raison» ; entretien avec K. Boesers ; trad. J. Chavy),
Literaturmagazin, no 8, décembre 1977, pp. 60-68.
1977
Dits Ecrits Tome
III texte n°215
- Vous avez écrit l'Histoire de la folie, de la clinique
et de la prison. Benjamin a dit un jour que notre compréhension
de l'histoire était celle des vainqueurs. Écrivez-vous
l'histoire des perdants ?
- Oui, j'aimerais bien écrire l'histoire des vaincus. C'est
un beau rêve que beaucoup partagent : donner enfin la parole
à ceux qui n'ont pu la prendre jusqu'à présent,
à ceux qui ont été contraints au silence par
l'histoire, par la violence de l'histoire, par tous les systèmes
de domination et d'exploitation. Oui. Mais il y a deux difficultés.
Premièrement, ceux qui ont été vaincus -dans
le cas, d'ailleurs, où il y a des vaincus - sont ceux à
qui par définition on a retiré la parole ! Et si,
cependant, ils parlaient, ils ne parleraient pas leur propre langue.
On leur a imposé une langue étrangère. Ils
ne sont pas muets. Non qu'ils parlent une langue que l'on n'aurait
pas entendue et qu'on se sentirait maintenant obligé d'écouter.
Du fait qu'ils étaient dominés, une langue et des
concepts leur ont été imposés. Et les idées
qui leur ont été ainsi imposées sont la marque
des cicatrices de l'oppression à laquelle ils étaient
soumis. Des cicatrices, des traces qui ont imprégné
leur pensée. Je dirais même, qui imprègnent
jusqu'à leurs attitudes corporelles. La langue des vaincus
a-t-elle jamais existé ? C'est une première question.
Mais je voudrais poser cette autre question : peut-on décrire
l'histoire comme un processus de guerre ? comme une succession de
victoires et de défaites ? C'est un problème important
dont le marxisme n'est toujours pas venu complètement à
bout. Quand on parle de lutte des classes, qu'entend-on par lutte
? Est-ce qu'il est question de guerre, de bataille ? Peut-on décoder
la confrontation, l'oppression qui se produisent à l'intérieur
d'une société et qui la caractérisent, peut-on
déchiffrer cette confrontation, cette lutte comme une sorte
de guerre ? Les processus de domination ne sont-ils pas plus complexes,
plus compliqués que la guerre ? Par exemple : je vais publier
au cours des mois qui viennent toute une série de documents
ayant trait précisément à l'internement et
à l'incarcération aux XVIIe et XVIIIe siècles
*. On verra alors que l'internement et l'incarcération ne
sont pas des mesures autoritaires, venues d'en haut, ce ne sont
pas des mesures qui auraient frappé les gens, comme la foudre
tombe du ciel, qui leur auraient été imposées.
En fait, les gens les ressentaient eux-mêmes comme nécessaires,
les gens entre eux, même dans les familles les plus pauvres,
même particulièrement dans les groupes les plus défavorisés,
les plus misérables. L'internement était ressenti
comme une sorte de nécessité pour résoudre
les problèmes que les gens avaient entre eux. Les conflits
graves au sein des familles, même chez les plus pauvres, ne
pouvaient se résoudre sans problème, sans internement.
D'où la naissance de toute une littérature dans laquelle
les gens expliquent aux instances du pouvoir à quel point
un époux a été infidèle, à quel
point une femme a trompé son mari, à quel point les
enfants étaient insupportables. Ils réclamaient eux-mêmes
l'incarcération des coupables dans la langue du pouvoir dominant.
* Le Désordre des familles (avec A, Farge), Paris, Julliard/Gallimard,
coll. «Archives», 1982.
- Pour vous, le passage de la punition à la surveillance
est important dans l'histoire de la répression.
- Dans l'histoire du système pénal, il y a eu un
moment important - et ce, au cours du XVIIIe et au début du
XIXe siècle. Dans les monarchies européennes, le crime
était non seulement mépris de la loi, transgression
; c'était en même temps une espèce d'outrage
fait au roi. Tout crime était, pour ainsi dire, un petit
régicide. On attaquait non seulement la volonté du
roi, mais aussi, en quelque sorte, sa force physique. Dans cette
mesure, la peine était la réaction du pouvoir royal
contre le criminel. Mais, finalement, la manière dont ce
système pénal fonctionnait était à la
fois trop coûteuse et inefficace. Dans la mesure où
le pouvoir central royal était directement lié au
crime. Ce système était fort loin de punir tous les
crimes. Il est vrai que la peine était toujours violente
et solennelle. Mais les mailles du filet du système pénal
étaient très lâches, et il était facile
de se faufiler au travers. Je crois qu'il y a eu, au cours du XVIIIe
siècle, non seulement une rationalisation économique
- ce qu'on a souvent étudié en détail -, mais
également une rationalisation des techniques politiques,
des techniques de pouvoir et des techniques de domination. La discipline,
c'est-à-dire des systèmes de surveillance continuelle
et hiérarchisée aux mailles très serrées,
la discipline est une grande et importante découverte de
la technologie politique.
- Victor Hugo a dit que le crime était un coup d'État
venu d'en bas. Pour Nietzsche aussi, le petit crime était
une révolte contre le pouvoir établi. Voici ma question
: les victimes de la répression sont-elles un potentiel révolutionnaire
? Y a-t-il une lacune dans ce que vous appelez la mécanique
de la honte ?
- C'est un problème important et très intéressant
: c'est la question de la signification de la valeur politique de
la transgression, de la criminalité. Jusqu'à la fin
du XVIIIe siècle, il a pu exister une incertitude, un passage
permanent du crime à l'affrontement politique. Voler, incendier,
assassiner, c'était une manière d'attaquer le pouvoir
établi. À partir du XIXe siècle, le nouveau
système pénal a pu aussi signifier, entre autres choses,
qu'on a organisé tout un système qui se donnait, apparemment,
pour but la transformation des individus. Mais le but réel
était de créer une sphère criminalisée
spécifique, une couche qui devait être isolée
du reste de la population. De ce fait, cette couche a perdu une
grand part de sa fonction politique critique. Et cette couche, cette
minorité isolée a été utilisée
par le pouvoir pour inspirer la peur au reste de la population,
pour contrôler les mouvements révolutionnaires et les
saboter. Par exemple, les syndicats de travailleurs. Le pouvoir
recrutait dans cette couche des spadassins, des tueurs stipendiés,
pour imposer ses buts politiques. En outre, c'était lucratif,
par exemple, avec la prostitution, le trafic des femmes et des armes,
et maintenant avec le trafic de drogue. À présent,
depuis le XIXe siècle, les criminels ont perdu toute espèce
de dynamisme révolutionnaire. J'en suis convaincu. Ils forment
un groupe marginal. On leur en a donné la conscience. Ils
constituent une minorité artificielle, mais utilisable, au
sein de la population. Ils sont exclus de la société.
- La prison produit des criminels, l'asile d'aliénés,
des fous, et la clinique, des malades, et cela dans l'intérêt
du pouvoir.
- C'est bien cela. Mais c'est encore plus fou. C'est difficile
à comprendre : le système capitaliste prétend
lutter contre la criminalité, l'éliminer au moyen
de ce système carcéral qui produit précisément
la criminalité. Ce qui semble contradictoire. Je dis que
le criminel produit par la prison est un criminel utile, utile pour
le système. Car il est manipulable, on peut toujours le faire
chanter. Il est continuellement soumis à une pression économique
et politique. Tout le monde le sait, les délinquants sont
ce qu'il y a de plus simple à employer pour organiser la
prostitution. Ils deviennent souteneurs. Ils se font hommes de main
pour politiciens douteux, fascistes.
- Les programmes de réinsertion sociale auraient donc une
fonction d'alibi, Quand la réinsertion sociale réussit,
est-ce l'adaptation aux conditions qui, justement, produit la folie,
la maladie et la criminalité ? C'est toujours la répétition
de la même misère.
- Démystifier les programmes de réinsertion sociale,
parce que comme on dit, ces programmes réadapteraient les
délinquants aux conditions sociales dominantes, ce n'est
pas tellement cela le problème. C'est la désocialisation
qui est le problème. Je voudrais critiquer l'opinion que
l'on trouve malheureusement trop souvent chez les gauchistes, une
position vraiment simpliste : le délinquant, comme le fou,
est quelqu'un qui se révolte, et on l'enferme parce qu'il
se révolte. Je dirais l'inverse : il est devenu délinquant
parce qu'il est allé en prison. Ou, mieux, la micro-délinquance
qui existait au départ s'est transformée en macro-délinquance
par la prison. La prison provoque, produit, fabrique des délinquants,
des délinquants professionnels, et on veut avoir ces délinquants
parce qu'ils sont utiles : ils ne se révoltent pas. Ils sont
utiles, manipulables -ils sont manipulés.
- Ils sont donc aussi une légitimation du pouvoir. Szasz
a décrit cela dans son livre Fabriquer la folie * : de même
qu'au Moyen Âge les
sorcières ont justifié l'Inquisition, de même
les criminels justifient la police, et les fous, les asiles,
* Szasz (T.), Fabriquer la folie, trad. M. Manin et J.-P. Cottereau,
Payot, 1976.
- Il faut qu'il y ait des délinquants et des criminels pour
que la population accepte la police, par exemple. La peur du crime
qui est attisée en permanence par le cinéma, la télévision
et la presse en est la condition pour que le système de surveillance
policière soit accepté. On dit couramment que la réinsertion
sociale signifie adaptation aux rapports de domination, accoutumance
à l'oppression ambiante. De sorte qu'il serait très
mauvais de réinsérer les délinquants. Il faudrait
que cela cesse. Cela me paraît quelque peu éloigné
de la réalité. Je ne sais pas comment les choses se
passent en Allemagne, mais en France, c'est comme cela : il n'y
a pas de réinsertion. Tous les prétendus programmes
de réinsertion sont au contraire des programmes de marquage,
des programmes d'exclusion, des programmes qui poussent ceux qu'ils
concernent toujours plus loin dans la délinquance. Il n'en
va pas autrement. On ne peut donc pas parler d'adaptation aux rapports
bourgeois capitalistes. Au contraire, nous avons affaire à
des programmes de désocialisation.
- Vous pourriez peut-être nous parler de vos expériences
avec le Groupe d'information sur les prisons.
- Écoutez, c'est très simple : quand quelqu'un est
passé par ces programmes de réinsertion, par exemple
par une maison d'éducation surveillée, par un foyer
destiné aux prisonniers libérés, ou par n'importe
quelle instance qui aide et surveille à la fois les récidivistes,
cela mène à ce que l'individu reste marqué
comme délinquant : auprès de son employeur, auprès
du propriétaire de son logement. Sa délinquance le
définit lui et le rapport que l'environnement entretient
avec lui, si bien qu'on en arrive à ce que le délinquant
ne puisse vivre qu'en milieu criminel. La permanence de la criminalité
n'est nullement un échec du système carcéral,
c'est au contraire la justification objective de son existence.
- Pour toute philosophie politique - de Platon à Hegel -,
la puissance était le garant du développement rationnel
de l'État. Freud disait que nous ne sommes pas faits pour
être heureux parce que le processus de la civilisation impose
le refoulement des pulsions. Les utopies de Thomas More et de Campanella
étaient des États policiers puritains. Question :
peut-on imaginer une société dans laquelle la raison
et la sensibilité seraient réconciliées ?
- Vous posez deux questions : premièrement, la question
de la rationalité ou de l'irrationalité de l'État.
On sait, que depuis l'Antiquité, les sociétés
occidentales se sont réclamées de la raison et qu'en
même temps leur système de pouvoir fut un système
de domination violente, sanglante et barbare. C'est ce que vous
voulez dire ? Je répondrai : peut-on dire en général
que cette domination violente ait été irrationnelle
? Je crois que non. Et je pense qu'il est important dans l'histoire
de l'Occident qu'on ait inventé des systèmes de domination
d'une extrême rationalité. Il s'est écoulé
beaucoup de temps pour en arriver là, et plus de temps encore
pour découvrir ce qu'il y avait derrière. En relève
tout un ensemble de finalités, de techniques, de méthodes
: la discipline règne à l'école, à l'armée,
à l'usine. Ce sont des techniques de domination d'une rationalité
extrême. Sans parler de la colonisation : avec son mode de
domination sanglant ; elle est une technique mûrement réfléchie,
absolument voulue, consciente et rationnelle. Le pouvoir de la raison
est un pouvoir sanglant.
- La raison qui se dit raisonnable à l'intérieur
de son propre système est naturellement rationnelle, mais
elle engendre des dépenses infiniment importantes ; à
savoir hôpitaux, prisons, asiles d'aliénés.
- Il y a là une famille. Mais ces coûts sont moindres
que ce que l'on croit ; en outre, ils sont rationnels. Ils constituent
même un gain. À y regarder de plus près, c'est
la confirmation de la rationalité. Les délinquants
servent la société économique et politique.
Il en va de même avec les malades. Il suffit de penser à
la consommation de produits pharmaceutiques, à tout le système
économique, politique et moral qui en vit. Ce ne sont pas
des contradictions ; il n'y a pas de restes, aucun grain de sable
dans la machine. Cela fait partie de la logique du système.
- Ne pensez-vous pas que cette rationalité se renverse,
qu'il y a un saut qualitatif où le système ne fonctionne
plus, où il ne peut plus se reproduire ?
- En allemand, Vernunft a une signification plus large que «raison»
en français. Le concept allemand de raison a une dimension
éthique. En français, on lui donne une dimension instrumentale,
technologique. En français, la torture, c'est la raison.
Mais je comprends fort bien qu'en allemand la torture ne peut pas
être la raison.
- Les philosophes grecs, Aristote et Platon par exemple, avaient
une représentation très déterminée de
l'idéalité. Et, en même temps, ils avaient décrit
une pratique politique qui devait protéger l'État,
où l'imposition de cette idéalité conduirait
à une trahison des idéaux, ce qu'ils savaient fort
bien. Ainsi, ils avaient conscience, d'une part, que la raison,
la rationalité ont quelque chose à voir avec l'idéalité,
avec la morale, et, d'autre part, que, quand la raison devient réalité,
elle n'a rien à voir avec la moralité.
- Pourquoi ? Il me semble qu'il n'y a aucune rupture, aucune contradiction
entre les fondements idéaux de la politique platonicienne
et la pratique quotidienne. Celle-ci est la conséquence des
fondements idéaux. Ses systèmes de surveillance, de
discipline, de contrainte ne vous paraissent-ils pas être
la conséquence directe de ce fondement idéalement
conçu ?
- Platon était un pragmatique qui savait très précisément
qu'il lui fallait, d'une part, produire les idéologies qui
puissent établir des normes éthiques et morales obligatoires
pour tous. Et il savait tout aussi précisément que
ces normes morales étaient des normes inventées qu'il
faudrait imposer au moyen de soldats, de la répression, de
la violence et de la torture, de la brutalité. Et, pour lui,
c'était certainement une contradiction,
- En fait, il y a cette autre question, celle du problème
de la répression des pulsions et des instincts. On pourrait
dire que cette répression était, jusqu'à un
certain point, le but que s'était fixé une technologie
du pouvoir tout à fait rationnelle, depuis Platon jusqu'à
nos actuelles disciplines. C'est un point de vue. Mais, d'un côté,
ce refoulement, cette répression n'est pas irrationnelle
en soi -au sens français. Il se peut que cela ne corresponde
pas au concept allemand de raison, mais certainement à celui
de raison, au sens de rationalité. Deuxièmement, est-ce
si sûr que ces technologies rationnelles de pouvoir aient
pour but la répression des instincts ? Ne pourrait-on pas
dire, au contraire, que c'est bien souvent une manière de
les stimuler, de les exciter en les irritant, en les tourmentant,
pour les mener là où l'on veut, en les faisant fonctionner
de telle ou telle manière ? Je prends un exemple : on dit
qu'avant Freud personne n'avait pensé à la sexualité
de l'enfant. Qu'en tout cas, du XVIe jusqu'à la fin du XIXe
siècle, la sexualité de l'enfant aurait été
totalement méconnue, qu'on l'aurait bannie et refoulée
au nom d'une certaine rationalité, d'une certaine morale
de la famille. Si vous regardez comment les choses se sont déroulées,
ce qui a été écrit, toutes les institutions
qui se sont développées, vous constaterez qu'on n'a
parlé que d'une chose, dans la pédagogie réelle,
concrète des XVIIIe et XIXe siècles : de la sexualité
de l'enfant. C'est en Allemagne, à la fin du XVIIIe siècle,
que Basedow, Salzmann et Campe, par exemple, ont été
complètement hypnotisés par la sexualité de
l'enfant, par la masturbation. Je ne sais plus si c'est Basedow
ou Salzmann qui avait ouvert une école dont le programme
explicite était de déshabituer les enfants, les jeunes
adolescents, de la masturbation. C'était le but déclaré.
Ce qui prouve parfaitement qu'on le savait, qu'on s'en occupait,
qu'on s'en était continuellement occupé. Et si l'on
se demande pourquoi parents et éducateurs se sont si intensément
intéressés à quelque chose de, finalement,
si inoffensif et de si répandu, on s'aperçoit qu'au
fond ils ne voulaient qu'une chose ; non pas que les enfants ne
se masturbent plus, mais l'inverse : la sexualité de l'enfant
devait être rendue si puissante, si excitée que tout
le monde soit contraint de s'en occuper. La mère devait veiller
sans cesse sur l'enfant, observer ce qu'il faisait, quel était
son comportement, ce qui se passait la nuit. Le père surveillait
la famille. Et le médecin et le pédagogue tournaient
autour de la famille. Dans toutes ces institutions, il y avait une
pyramide de surveillants, de maîtres, de directeurs, de préfets,
tout cela tournant autour du corps de l'enfant, autour de sa dangereuse
sexualité. Je ne dirais pas que cette sexualité a
été refoulée ; au contraire, elle a été
attisée pour servir de justification à tout un réseau
de structures de pouvoir. Depuis la fin du XVIIIe siècle,
la famille européenne a été littéralement
sexualisée par un souci de la sexualité qu'on n'a
pas cessé d'imposer à la famille. La famille n'est
nullement le lieu du refoulement de la sexualité. Elle est
le lieu de l'exercice de la sexualité. Je ne crois donc pas
qu'on puisse dire que la rationalité de type européen
soit irrationnelle. Et je ne crois pas qu'on puisse dire que sa
fonction principale soit la répression, la censure des pulsions.
Autrement dit, je pense que le schéma de Reich doit être
complètement abandonné. C'est mon hypothèse,
mon hypothèse de travail.
- Existe-t-il une éthique sceptique ? Là où
il n'y a plus de principes éthiques normatifs, là
où il ne reste plus que des décisions pragmatiques,
peut-on imaginer alors une alternative à l'État de
police, d'autant plus que les pays qui se disent socialistes ne
donnent guère de motifs d'espérer ?
- La réponse à votre question est triste, étant
donné les jours sombres que nous vivons et que la succession
du président Mao Tsétoung a été réglée
par les armes. Des hommes ont été fusillés
ou emprisonnés, des mitrailleuses ont été mises
en action. Aujourd'hui, 14 octobre, jour dont on peut dire, peut-être,
depuis la révolution russe d'octobre 1917, peut-être
même depuis les grands mouvements révolutionnaires
européens de 1848, c'est-à-dire depuis soixante ans
ou, si vous voulez, depuis cent vingt ans, que c'est la première
fois qu'il n'y a plus sur la terre un seul point d'où pourrait
jaillir la lumière d'une espérance. Il n'existe plus
d'orientation. Même pas en Union soviétique, cela va
de soi. Ni non plus dans les pays satellites. Cela aussi, c'est
clair. Ni à Cuba. Ni dans la révolution palestinienne,
et pas non plus en Chine, évidemment. Ni au Viêt-nam
ni au Cambodge. Pour la première fois, la gauche, face à
ce qui vient de se passer en Chine, toute cette pensée de
la gauche européenne, cette pensée européenne
révolutionnaire qui avait ses points de référence
dans le monde entier et les élaborait d'une manière
déterminée, donc une pensée qui s'orientait
sur des choses qui se situaient en dehors d'elles-mêmes, cette
pensée a perdu les repères historiques qu'elle trouvait
auparavant dans d'autres parties du monde. Elle a perdu ses points
d'appui concrets. Il n'existe plus un seul mouvement révolutionnaire,
et à plus forte raison pas un seul pays socialiste, entre
guillemets, dont nous pourrions nous réclamer pour dire :
c'est comme cela qu'il faut faire ! C'est cela le modèle
! C'est là la ligne ! C'est un état de choses remarquable
! Je dirais que nous sommes renvoyés à l'année
1830, c'est-à-dire qu'il nous faut tout recommencer. Toutefois,
l'année 1830 avait encore derrière elle la Révolution
française et toute la tradition européenne des Lumières
; il nous faut tout recommencer depuis le début et nous demander
à partir de quoi on peut faire la critique de notre société
dans une situation où ce sur quoi nous nous étions
implicitement ou explicitement appuyés jusqu'ici pour faire
cette critique ; en un mot, l'importante tradition du socialisme
est à remettre fondamentalement en question, car tout ce
que cette tradition socialiste a produit dans l'histoire est à
condamner.
- Donc, si je comprends bien, vous êtes très pessimiste
?
- Je dirai qu'avoir conscience de la difficulté des conditions
n'est pas nécessairement du pessimisme. Je dirais que c'est
justement dans la mesure où je suis optimiste que je vois
les difficultés. Ou bien, si vous voulez, c'est parce que
je vois les difficultés -et elles sont énormes -qu'il
faut beaucoup d'optimisme pour dire : recommençons ! Ce doit
être possible de recommencer. C'est-à-dire, recommencer
l'analyse, la critique - bien entendu pas purement et simplement
l'analyse de la société dite«capitaliste»,
mais l'analyse du système social, étatique, puissant
que l'on trouve dans les pays socialistes et capitalistes. Telle
est la critique qui est à faire. C'est une tâche énorme,
certes. Il faut commencer dès maintenant et avec beaucoup
d'optimisme.
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