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La torture, c'est la raison
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome III texte n°215

«Die Folter, das ist die Vernunft» («La torture, c'est la raison» ; entretien avec K. Boesers ; trad. J. Chavy), Literaturmagazin, no 8, décembre 1977, pp. 60-68.

1977 Dits Ecrits Tome III texte n°215


- Vous avez écrit l'Histoire de la folie, de la clinique et de la prison. Benjamin a dit un jour que notre compréhension de l'histoire était celle des vainqueurs. Écrivez-vous l'histoire des perdants ?

- Oui, j'aimerais bien écrire l'histoire des vaincus. C'est un beau rêve que beaucoup partagent : donner enfin la parole à ceux qui n'ont pu la prendre jusqu'à présent, à ceux qui ont été contraints au silence par l'histoire, par la violence de l'histoire, par tous les systèmes de domination et d'exploitation. Oui. Mais il y a deux difficultés. Premièrement, ceux qui ont été vaincus -dans le cas, d'ailleurs, où il y a des vaincus - sont ceux à qui par définition on a retiré la parole ! Et si, cependant, ils parlaient, ils ne parleraient pas leur propre langue. On leur a imposé une langue étrangère. Ils ne sont pas muets. Non qu'ils parlent une langue que l'on n'aurait pas entendue et qu'on se sentirait maintenant obligé d'écouter. Du fait qu'ils étaient dominés, une langue et des concepts leur ont été imposés. Et les idées qui leur ont été ainsi imposées sont la marque des cicatrices de l'oppression à laquelle ils étaient soumis. Des cicatrices, des traces qui ont imprégné leur pensée. Je dirais même, qui imprègnent jusqu'à leurs attitudes corporelles. La langue des vaincus a-t-elle jamais existé ? C'est une première question. Mais je voudrais poser cette autre question : peut-on décrire l'histoire comme un processus de guerre ? comme une succession de victoires et de défaites ? C'est un problème important dont le marxisme n'est toujours pas venu complètement à bout. Quand on parle de lutte des classes, qu'entend-on par lutte ? Est-ce qu'il est question de guerre, de bataille ? Peut-on décoder la confrontation, l'oppression qui se produisent à l'intérieur d'une société et qui la caractérisent, peut-on déchiffrer cette confrontation, cette lutte comme une sorte de guerre ? Les processus de domination ne sont-ils pas plus complexes, plus compliqués que la guerre ? Par exemple : je vais publier au cours des mois qui viennent toute une série de documents ayant trait précisément à l'internement et à l'incarcération aux XVIIe et XVIIIe siècles *. On verra alors que l'internement et l'incarcération ne sont pas des mesures autoritaires, venues d'en haut, ce ne sont pas des mesures qui auraient frappé les gens, comme la foudre tombe du ciel, qui leur auraient été imposées. En fait, les gens les ressentaient eux-mêmes comme nécessaires, les gens entre eux, même dans les familles les plus pauvres, même particulièrement dans les groupes les plus défavorisés, les plus misérables. L'internement était ressenti comme une sorte de nécessité pour résoudre les problèmes que les gens avaient entre eux. Les conflits graves au sein des familles, même chez les plus pauvres, ne pouvaient se résoudre sans problème, sans internement. D'où la naissance de toute une littérature dans laquelle les gens expliquent aux instances du pouvoir à quel point un époux a été infidèle, à quel point une femme a trompé son mari, à quel point les enfants étaient insupportables. Ils réclamaient eux-mêmes l'incarcération des coupables dans la langue du pouvoir dominant.

* Le Désordre des familles (avec A, Farge), Paris, Julliard/Gallimard, coll. «Archives», 1982.

- Pour vous, le passage de la punition à la surveillance est important dans l'histoire de la répression.

- Dans l'histoire du système pénal, il y a eu un moment important - et ce, au cours du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Dans les monarchies européennes, le crime était non seulement mépris de la loi, transgression ; c'était en même temps une espèce d'outrage fait au roi. Tout crime était, pour ainsi dire, un petit régicide. On attaquait non seulement la volonté du roi, mais aussi, en quelque sorte, sa force physique. Dans cette mesure, la peine était la réaction du pouvoir royal contre le criminel. Mais, finalement, la manière dont ce système pénal fonctionnait était à la fois trop coûteuse et inefficace. Dans la mesure où le pouvoir central royal était directement lié au crime. Ce système était fort loin de punir tous les crimes. Il est vrai que la peine était toujours violente et solennelle. Mais les mailles du filet du système pénal étaient très lâches, et il était facile de se faufiler au travers. Je crois qu'il y a eu, au cours du XVIIIe siècle, non seulement une rationalisation économique - ce qu'on a souvent étudié en détail -, mais également une rationalisation des techniques politiques, des techniques de pouvoir et des techniques de domination. La discipline, c'est-à-dire des systèmes de surveillance continuelle et hiérarchisée aux mailles très serrées, la discipline est une grande et importante découverte de la technologie politique.

- Victor Hugo a dit que le crime était un coup d'État venu d'en bas. Pour Nietzsche aussi, le petit crime était une révolte contre le pouvoir établi. Voici ma question : les victimes de la répression sont-elles un potentiel révolutionnaire ? Y a-t-il une lacune dans ce que vous appelez la mécanique de la honte ?

- C'est un problème important et très intéressant : c'est la question de la signification de la valeur politique de la transgression, de la criminalité. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, il a pu exister une incertitude, un passage permanent du crime à l'affrontement politique. Voler, incendier, assassiner, c'était une manière d'attaquer le pouvoir établi. À partir du XIXe siècle, le nouveau système pénal a pu aussi signifier, entre autres choses, qu'on a organisé tout un système qui se donnait, apparemment, pour but la transformation des individus. Mais le but réel était de créer une sphère criminalisée spécifique, une couche qui devait être isolée du reste de la population. De ce fait, cette couche a perdu une grand part de sa fonction politique critique. Et cette couche, cette minorité isolée a été utilisée par le pouvoir pour inspirer la peur au reste de la population, pour contrôler les mouvements révolutionnaires et les saboter. Par exemple, les syndicats de travailleurs. Le pouvoir recrutait dans cette couche des spadassins, des tueurs stipendiés, pour imposer ses buts politiques. En outre, c'était lucratif, par exemple, avec la prostitution, le trafic des femmes et des armes, et maintenant avec le trafic de drogue. À présent, depuis le XIXe siècle, les criminels ont perdu toute espèce de dynamisme révolutionnaire. J'en suis convaincu. Ils forment un groupe marginal. On leur en a donné la conscience. Ils constituent une minorité artificielle, mais utilisable, au sein de la population. Ils sont exclus de la société.

- La prison produit des criminels, l'asile d'aliénés, des fous, et la clinique, des malades, et cela dans l'intérêt du pouvoir.

- C'est bien cela. Mais c'est encore plus fou. C'est difficile à comprendre : le système capitaliste prétend lutter contre la criminalité, l'éliminer au moyen de ce système carcéral qui produit précisément la criminalité. Ce qui semble contradictoire. Je dis que le criminel produit par la prison est un criminel utile, utile pour le système. Car il est manipulable, on peut toujours le faire chanter. Il est continuellement soumis à une pression économique et politique. Tout le monde le sait, les délinquants sont ce qu'il y a de plus simple à employer pour organiser la prostitution. Ils deviennent souteneurs. Ils se font hommes de main pour politiciens douteux, fascistes.

- Les programmes de réinsertion sociale auraient donc une fonction d'alibi, Quand la réinsertion sociale réussit, est-ce l'adaptation aux conditions qui, justement, produit la folie, la maladie et la criminalité ? C'est toujours la répétition de la même misère.

- Démystifier les programmes de réinsertion sociale, parce que comme on dit, ces programmes réadapteraient les délinquants aux conditions sociales dominantes, ce n'est pas tellement cela le problème. C'est la désocialisation qui est le problème. Je voudrais critiquer l'opinion que l'on trouve malheureusement trop souvent chez les gauchistes, une position vraiment simpliste : le délinquant, comme le fou, est quelqu'un qui se révolte, et on l'enferme parce qu'il se révolte. Je dirais l'inverse : il est devenu délinquant parce qu'il est allé en prison. Ou, mieux, la micro-délinquance qui existait au départ s'est transformée en macro-délinquance par la prison. La prison provoque, produit, fabrique des délinquants, des délinquants professionnels, et on veut avoir ces délinquants parce qu'ils sont utiles : ils ne se révoltent pas. Ils sont utiles, manipulables -ils sont manipulés.

- Ils sont donc aussi une légitimation du pouvoir. Szasz a décrit cela dans son livre Fabriquer la folie * : de même qu'au Moyen Âge les sorcières ont justifié l'Inquisition, de même les criminels justifient la police, et les fous, les asiles,

* Szasz (T.), Fabriquer la folie, trad. M. Manin et J.-P. Cottereau, Payot, 1976.

- Il faut qu'il y ait des délinquants et des criminels pour que la population accepte la police, par exemple. La peur du crime qui est attisée en permanence par le cinéma, la télévision et la presse en est la condition pour que le système de surveillance policière soit accepté. On dit couramment que la réinsertion sociale signifie adaptation aux rapports de domination, accoutumance à l'oppression ambiante. De sorte qu'il serait très mauvais de réinsérer les délinquants. Il faudrait que cela cesse. Cela me paraît quelque peu éloigné de la réalité. Je ne sais pas comment les choses se passent en Allemagne, mais en France, c'est comme cela : il n'y a pas de réinsertion. Tous les prétendus programmes de réinsertion sont au contraire des programmes de marquage, des programmes d'exclusion, des programmes qui poussent ceux qu'ils concernent toujours plus loin dans la délinquance. Il n'en va pas autrement. On ne peut donc pas parler d'adaptation aux rapports bourgeois capitalistes. Au contraire, nous avons affaire à des programmes de désocialisation.

- Vous pourriez peut-être nous parler de vos expériences avec le Groupe d'information sur les prisons.

- Écoutez, c'est très simple : quand quelqu'un est passé par ces programmes de réinsertion, par exemple par une maison d'éducation surveillée, par un foyer destiné aux prisonniers libérés, ou par n'importe quelle instance qui aide et surveille à la fois les récidivistes, cela mène à ce que l'individu reste marqué comme délinquant : auprès de son employeur, auprès du propriétaire de son logement. Sa délinquance le définit lui et le rapport que l'environnement entretient avec lui, si bien qu'on en arrive à ce que le délinquant ne puisse vivre qu'en milieu criminel. La permanence de la criminalité n'est nullement un échec du système carcéral, c'est au contraire la justification objective de son existence.

- Pour toute philosophie politique - de Platon à Hegel -, la puissance était le garant du développement rationnel de l'État. Freud disait que nous ne sommes pas faits pour être heureux parce que le processus de la civilisation impose le refoulement des pulsions. Les utopies de Thomas More et de Campanella étaient des États policiers puritains. Question : peut-on imaginer une société dans laquelle la raison et la sensibilité seraient réconciliées ?

- Vous posez deux questions : premièrement, la question de la rationalité ou de l'irrationalité de l'État. On sait, que depuis l'Antiquité, les sociétés occidentales se sont réclamées de la raison et qu'en même temps leur système de pouvoir fut un système de domination violente, sanglante et barbare. C'est ce que vous voulez dire ? Je répondrai : peut-on dire en général que cette domination violente ait été irrationnelle ? Je crois que non. Et je pense qu'il est important dans l'histoire de l'Occident qu'on ait inventé des systèmes de domination d'une extrême rationalité. Il s'est écoulé beaucoup de temps pour en arriver là, et plus de temps encore pour découvrir ce qu'il y avait derrière. En relève tout un ensemble de finalités, de techniques, de méthodes : la discipline règne à l'école, à l'armée, à l'usine. Ce sont des techniques de domination d'une rationalité extrême. Sans parler de la colonisation : avec son mode de domination sanglant ; elle est une technique mûrement réfléchie, absolument voulue, consciente et rationnelle. Le pouvoir de la raison est un pouvoir sanglant.

- La raison qui se dit raisonnable à l'intérieur de son propre système est naturellement rationnelle, mais elle engendre des dépenses infiniment importantes ; à savoir hôpitaux, prisons, asiles d'aliénés.

- Il y a là une famille. Mais ces coûts sont moindres que ce que l'on croit ; en outre, ils sont rationnels. Ils constituent même un gain. À y regarder de plus près, c'est la confirmation de la rationalité. Les délinquants servent la société économique et politique. Il en va de même avec les malades. Il suffit de penser à la consommation de produits pharmaceutiques, à tout le système économique, politique et moral qui en vit. Ce ne sont pas des contradictions ; il n'y a pas de restes, aucun grain de sable dans la machine. Cela fait partie de la logique du système.

- Ne pensez-vous pas que cette rationalité se renverse, qu'il y a un saut qualitatif où le système ne fonctionne plus, où il ne peut plus se reproduire ?

- En allemand, Vernunft a une signification plus large que «raison» en français. Le concept allemand de raison a une dimension éthique. En français, on lui donne une dimension instrumentale, technologique. En français, la torture, c'est la raison. Mais je comprends fort bien qu'en allemand la torture ne peut pas être la raison.

- Les philosophes grecs, Aristote et Platon par exemple, avaient une représentation très déterminée de l'idéalité. Et, en même temps, ils avaient décrit une pratique politique qui devait protéger l'État, où l'imposition de cette idéalité conduirait à une trahison des idéaux, ce qu'ils savaient fort bien. Ainsi, ils avaient conscience, d'une part, que la raison, la rationalité ont quelque chose à voir avec l'idéalité, avec la morale, et, d'autre part, que, quand la raison devient réalité, elle n'a rien à voir avec la moralité.

- Pourquoi ? Il me semble qu'il n'y a aucune rupture, aucune contradiction entre les fondements idéaux de la politique platonicienne et la pratique quotidienne. Celle-ci est la conséquence des fondements idéaux. Ses systèmes de surveillance, de discipline, de contrainte ne vous paraissent-ils pas être la conséquence directe de ce fondement idéalement conçu ?

- Platon était un pragmatique qui savait très précisément qu'il lui fallait, d'une part, produire les idéologies qui puissent établir des normes éthiques et morales obligatoires pour tous. Et il savait tout aussi précisément que ces normes morales étaient des normes inventées qu'il faudrait imposer au moyen de soldats, de la répression, de la violence et de la torture, de la brutalité. Et, pour lui, c'était certainement une contradiction,

- En fait, il y a cette autre question, celle du problème de la répression des pulsions et des instincts. On pourrait dire que cette répression était, jusqu'à un certain point, le but que s'était fixé une technologie du pouvoir tout à fait rationnelle, depuis Platon jusqu'à nos actuelles disciplines. C'est un point de vue. Mais, d'un côté, ce refoulement, cette répression n'est pas irrationnelle en soi -au sens français. Il se peut que cela ne corresponde pas au concept allemand de raison, mais certainement à celui de raison, au sens de rationalité. Deuxièmement, est-ce si sûr que ces technologies rationnelles de pouvoir aient pour but la répression des instincts ? Ne pourrait-on pas dire, au contraire, que c'est bien souvent une manière de les stimuler, de les exciter en les irritant, en les tourmentant, pour les mener là où l'on veut, en les faisant fonctionner de telle ou telle manière ? Je prends un exemple : on dit qu'avant Freud personne n'avait pensé à la sexualité de l'enfant. Qu'en tout cas, du XVIe jusqu'à la fin du XIXe siècle, la sexualité de l'enfant aurait été totalement méconnue, qu'on l'aurait bannie et refoulée au nom d'une certaine rationalité, d'une certaine morale de la famille. Si vous regardez comment les choses se sont déroulées, ce qui a été écrit, toutes les institutions qui se sont développées, vous constaterez qu'on n'a parlé que d'une chose, dans la pédagogie réelle, concrète des XVIIIe et XIXe siècles : de la sexualité de l'enfant. C'est en Allemagne, à la fin du XVIIIe siècle, que Basedow, Salzmann et Campe, par exemple, ont été complètement hypnotisés par la sexualité de l'enfant, par la masturbation. Je ne sais plus si c'est Basedow ou Salzmann qui avait ouvert une école dont le programme explicite était de déshabituer les enfants, les jeunes adolescents, de la masturbation. C'était le but déclaré. Ce qui prouve parfaitement qu'on le savait, qu'on s'en occupait, qu'on s'en était continuellement occupé. Et si l'on se demande pourquoi parents et éducateurs se sont si intensément intéressés à quelque chose de, finalement, si inoffensif et de si répandu, on s'aperçoit qu'au fond ils ne voulaient qu'une chose ; non pas que les enfants ne se masturbent plus, mais l'inverse : la sexualité de l'enfant devait être rendue si puissante, si excitée que tout le monde soit contraint de s'en occuper. La mère devait veiller sans cesse sur l'enfant, observer ce qu'il faisait, quel était son comportement, ce qui se passait la nuit. Le père surveillait la famille. Et le médecin et le pédagogue tournaient autour de la famille. Dans toutes ces institutions, il y avait une pyramide de surveillants, de maîtres, de directeurs, de préfets, tout cela tournant autour du corps de l'enfant, autour de sa dangereuse sexualité. Je ne dirais pas que cette sexualité a été refoulée ; au contraire, elle a été attisée pour servir de justification à tout un réseau de structures de pouvoir. Depuis la fin du XVIIIe siècle, la famille européenne a été littéralement sexualisée par un souci de la sexualité qu'on n'a pas cessé d'imposer à la famille. La famille n'est nullement le lieu du refoulement de la sexualité. Elle est le lieu de l'exercice de la sexualité. Je ne crois donc pas qu'on puisse dire que la rationalité de type européen soit irrationnelle. Et je ne crois pas qu'on puisse dire que sa fonction principale soit la répression, la censure des pulsions. Autrement dit, je pense que le schéma de Reich doit être complètement abandonné. C'est mon hypothèse, mon hypothèse de travail.

- Existe-t-il une éthique sceptique ? Là où il n'y a plus de principes éthiques normatifs, là où il ne reste plus que des décisions pragmatiques, peut-on imaginer alors une alternative à l'État de police, d'autant plus que les pays qui se disent socialistes ne donnent guère de motifs d'espérer ?

- La réponse à votre question est triste, étant donné les jours sombres que nous vivons et que la succession du président Mao Tsétoung a été réglée par les armes. Des hommes ont été fusillés ou emprisonnés, des mitrailleuses ont été mises en action. Aujourd'hui, 14 octobre, jour dont on peut dire, peut-être, depuis la révolution russe d'octobre 1917, peut-être même depuis les grands mouvements révolutionnaires européens de 1848, c'est-à-dire depuis soixante ans ou, si vous voulez, depuis cent vingt ans, que c'est la première fois qu'il n'y a plus sur la terre un seul point d'où pourrait jaillir la lumière d'une espérance. Il n'existe plus d'orientation. Même pas en Union soviétique, cela va de soi. Ni non plus dans les pays satellites. Cela aussi, c'est clair. Ni à Cuba. Ni dans la révolution palestinienne, et pas non plus en Chine, évidemment. Ni au Viêt-nam ni au Cambodge. Pour la première fois, la gauche, face à ce qui vient de se passer en Chine, toute cette pensée de la gauche européenne, cette pensée européenne révolutionnaire qui avait ses points de référence dans le monde entier et les élaborait d'une manière déterminée, donc une pensée qui s'orientait sur des choses qui se situaient en dehors d'elles-mêmes, cette pensée a perdu les repères historiques qu'elle trouvait auparavant dans d'autres parties du monde. Elle a perdu ses points d'appui concrets. Il n'existe plus un seul mouvement révolutionnaire, et à plus forte raison pas un seul pays socialiste, entre guillemets, dont nous pourrions nous réclamer pour dire : c'est comme cela qu'il faut faire ! C'est cela le modèle ! C'est là la ligne ! C'est un état de choses remarquable ! Je dirais que nous sommes renvoyés à l'année 1830, c'est-à-dire qu'il nous faut tout recommencer. Toutefois, l'année 1830 avait encore derrière elle la Révolution française et toute la tradition européenne des Lumières ; il nous faut tout recommencer depuis le début et nous demander à partir de quoi on peut faire la critique de notre société dans une situation où ce sur quoi nous nous étions implicitement ou explicitement appuyés jusqu'ici pour faire cette critique ; en un mot, l'importante tradition du socialisme est à remettre fondamentalement en question, car tout ce que cette tradition socialiste a produit dans l'histoire est à condamner.

- Donc, si je comprends bien, vous êtes très pessimiste ?

- Je dirai qu'avoir conscience de la difficulté des conditions n'est pas nécessairement du pessimisme. Je dirais que c'est justement dans la mesure où je suis optimiste que je vois les difficultés. Ou bien, si vous voulez, c'est parce que je vois les difficultés -et elles sont énormes -qu'il faut beaucoup d'optimisme pour dire : recommençons ! Ce doit être possible de recommencer. C'est-à-dire, recommencer l'analyse, la critique - bien entendu pas purement et simplement l'analyse de la société dite«capitaliste», mais l'analyse du système social, étatique, puissant que l'on trouve dans les pays socialistes et capitalistes. Telle est la critique qui est à faire. C'est une tâche énorme, certes. Il faut commencer dès maintenant et avec beaucoup d'optimisme.