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La «gouvernementalité»
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome III texte n°239

«La governamentalità» («La gouvernementalité» ; cours du Collège de France, année 1977-1978 : «Sécurité, territoire et population», 4e leçon, 1er février 1978), Aut-Aut, nos 167-168, septembre-décembre 1978, pp. 12-29.

Dits Ecrits Tome III texte n°239


A travers l'analyse de quelques dispositifs de sécurité, j'avais essayé de voir comment apparaissaient les problèmes spécifiques de la population, et, en regardant d'un peu plus près ces problèmes, j'avais été vite renvoyé au problème du gouvernement. En somme, il s'agissait, dans ces premiers cours, de mettre en place la série sécurité-population-gouvernement. Maintenant, c'est ce problème du gouvernement que je voudrais essayer d'inventorier un peu.

Il n'a jamais manqué, aussi bien dans le Moyen Âge que dans l'Antiquité gréco-romaine, de ces traités qui se présentaient comme «Conseils au Prince», quant à la manière de se conduire, d'exercer le pouvoir, de se faire accepter et respecter de ses sujets ; conseils pour aimer Dieu, obéir à Dieu, faire passer dans la cité des hommes la loi de Dieu... Mais il est assez frappant que, à partir du XVIe siècle et dans la période qui va du milieu du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, on voit se développer, fleurir toute une série très considérable de traités qui se donnent non plus exactement comme «Conseils au Prince» ni comme «Science de la politique», mais qui, entre le conseil au Prince et le traité de science politique, se présentent comme «arts de gouverner». Le problème du gouvernement éclate au XVIe siècle, simultanément, à propos de différentes différentes et sous des aspects tout à fait multiples. Problème, par exemple, du gouvernement de soi-même. Le retour au stoïcisme tourne, au XVIe siècle, autour de cette réactualisation du problème : «Comment se gouverner soi-même ?» Problème, également, du gouvernement des âmes et des conduites -et cela a été, bien sûr, tout le problème de la pastorale catholique ou protestante. Problème du gouvernement des enfants, et c'est la grande problématique de la pédagogie telle qu'elle apparaît et se développe au XVIe siècle. Et enfin, enfin seulement peut-être, gouvernement des États par les Princes. Comment se gouverner, comment être gouverné, comment gouverner les autres, par qui doit-on accepter d'être gouverné, comment faire pour être le meilleur gouverneur possible. Il me semble que tous ces problèmes sont, dans leur intensité et dans leur multiplicité aussi, très caractéristiques du XVIe siècle ; et cela au point de croisement de deux processus, pour dire les choses très schématiquement. Le processus, bien sûr, qui, défaisant les structures féodales, est en train de mettre en place, d'aménager les grands États territoriaux, administratifs, coloniaux ; et puis un tout autre mouvement, qui n'est d'ailleurs pas sans interférences avec le premier, et qui, avec la Réforme, puis la Contre-Réforme, remet en question la manière dont on veut être spirituellement dirigé sur cette terre vers son salut.

Mouvement, d'une part, de concentration étatique ; mouvement, d'autre part, de dispersion et de dissidence religieuses : c'est là, je crois, dans le croisement entre ces deux mouvements, que se pose, avec cette intensité particulière au XVIe siècle, le problème du «comment être gouverné, par qui, jusqu'à quel point, à quelles fins, par quelles méthodes ?» C'est une problématique du gouvernement en général.

Dans toute cette immense et monotone littérature sur le gouvernement qui s'inaugure ou, en tout cas, explose au milieu du XVIe siècle et qui va s'étendre jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, avec la mutation que j'essaierai de repérer tout à l'heure, je voudrais isoler simplement quelques points remarquables. Je voudrais repérer les points qui concernent la définition même de ce qu'on entend par le gouvernement de l'État, ce que nous appellerions, si vous voulez, le gouvernement sous sa forme politique. Pour cela, je crois que le plus simple, ce serait sans doute d'opposer cette masse de littérature sur le gouvernement à un texte qui, du XVIe au XVIIIe siècle, n'a pas cessé de constituer, pour cette littérature du gouvernement, une sorte de point de répulsion, explicite ou implicite, par rapport auquel, par opposition auquel et par rejet duquel se situe la littérature du gouvernement : ce texte abominable, c'est évidemment Le Prince de Machiavel *. Texte dont il serait intéressant de retracer les rapports qu'il eut avec tous les textes qui l'ont suivi, critiqué, rejeté.

Il faut d'abord bien se souvenir que Le Prince de Machiavel n'a pas été immédiatement abominé, mais qu'il a été au contraire honoré par ses contemporains et ses successeurs immédiats, et honoré à nouveau juste à la fin du XVIIIe siècle ou, plutôt, au tout début du XIXe siècle, au moment où, justement, est en train de disparaître cette littérature sur l'art de gouverner. Le Prince de Machiavel réapparaît au début du XIXe siècle, essentiellement d'ailleurs en Allemagne, où il est traduit, présenté, commenté par des gens comme A. W. Rehberg **, H. Leo ***, Ranke ****, Kellermann. En Italie également, dans un contexte qui serait à analyser : un contexte qui était, d'une part, celui de Napoléon, mais aussi celui que créa la Révolution et le problème de la révolution aux États-Unis : comment et dans quelles conditions peut-on maintenir la souveraineté d'un souverain sur un État ? C'est également l'apparition, avec Clausewitz, du problème des rapports entre politique et stratégie ; c'est l'importance politique, manifestée par le Congrès de Vienne même, en 1815, des rapports de forces et du calcul des rapports de forces comme principe d'intelligibilité et de rationalisation des relations internationales ; c'est, enfin, le problème de l'unité territoriale de l'Italie et de l'Allemagne, puisque vous savez que Machiavel avait été précisément un de ceux qui avaient cherché à définir à quelles conditions l'unité territoriale de l'Italie pouvait être faite.

C'est dans ce climat que Machiavel va réapparaître au début du XIXe siècle. Mais, entre-temps, entre l'honneur qui a été fait à Machiavel au début du XVIe siècle et cette redécouverte, cette revalorisation du début du XIXe siècle, il est certain qu'il y a eu une longue littérature anti-Machiavel. Tantôt sous une forme explicite : toute une série de livres qui, en général d'ailleurs, viennent de milieux catholiques, souvent même des jésuites ; vous avez, par exemple, le texte d'Ambrogio Politi qui s'appelle Disputationes de libris a christiano detestandis *****, c'est-à-dire Discussions sur les livres qu'un chrétien doit détester ; il y a le livre de quelqu'un qui a le malheur de porter le nom de Gentillet et le prénom d'Innocent : Innocent Gentillet a écrit l'un des premiers des anti-Machiavel,

* Machiavel (N.), Il Principe, Rome, 1532.

** Rehberg (A. W.), Das Buch von Fürsten, Hanovre, 1910.

*** Leo (H.), Die Briefe des Florentinischen Kanzlers, Berlin, 1826.

**** Ranke (L. von), Historisch-politische Zeitschrift, Berlin, 1832-1833.

***** Politi (L.), Disputationes de libris a christiano detestandis, 1542 (en religion, le père Ambrogio Cararino da Siena).

qui s'appelle Discours sur les moyens de bien gouverner contre Nicolas Machiavel * ; on retrouvera aussi plus tard, dans la littérature explicitement antimachiavélienne, le texte de Frédéric Il de 1740 **. Mais il y a aussi toute une littérature implicite qui est en position de démarquage et d'opposition sourde à Machiavel. C'est, par exemple, le livre anglais de Thomas Elyot, publié en 1580, qui s'appelle The Governour *** ; le livre de Paruta sur La Perfection de la vie politique ****, et peut-être un des premiers, sur lequel je m'arrêterai d'ailleurs, celui de Guillaume de La Petri ère, Le Miroir politique, publié en 1567 *****.

Que cet anti-Machiavel soit manifeste ou rampant, ce qui ici est important, c'est qu'il n'a pas simplement des fonctions négatives de barrage, de censure, de rejet de l'inacceptable ; la littérature anti-Machiavel est un genre positif, qui a son objet, ses concepts, sa stratégie, et c'est comme telle, dans cette positivité, que je voudrais l'envisager.

Dans cette littérature anti-Machiavel, explicite et implicite, que trouve-t-on ? Bien sûr, on trouve en négatif une sorte de représentation ancrée de la pensée de Machiavel ; on se donne ou on se reconstruit un Machiavel adverse, dont on a d'ailleurs besoin pour dire ce qu'on a à dire. Ce Prince, plus ou moins reconstitué, contre lequel on se bat, comment le caractérise-t-on ?

Premièrement, par un principe : chez Machiavel, le Prince est en rapport de singularité, d'extériorité, de transcendance par rapport à sa principauté. Le Prince de Machiavel reçoit sa principauté soit par héritage, soit par acquisition, soit par conquête ; de toute façon, il n'en fait pas partie, il lui est extérieur. Le lien qui le lie à sa principauté est un lien soit de violence, soit de tradition, soit encore un lien qui a été établi par l'accommodement de traités et la complicité ou l'accord des autres princes, peu importe ; de toute façon, c'est un lien purement synthétique : il n'y a pas d'appartenance fondamentale, essentielle, naturelle et juridique entre le Prince et sa principauté. Extériorité, transcendance du Prince, voilà le principe. Corollaire du principe ; dans la mesure où ce rapport est d'extériorité, il est fragile, et il ne va pas cesser d'être menacé. Menacé de

* Gentillet (1.), Discours sur les moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix un royaume ou autre principauté, contre Nicolas Machiavel, 1576.

** Frédéric Il, Anti-Machiavel, ou Essai de critique sur, Le Prince. de Machiavel, La

Haye, 1740.

*** Elyot (T.), The Boke Named the Governour, Londres, 1531.

**** Parura (P.), Della perfezione della vita politica, Venise, 1579.

***** De La Perrière (G.), Le Miroir politique, contenant diverses manières de gouverner et policer les réPubliques, Paris, 1555.

l'extérieur par les ennemis du Prince qui veulent prendre ou reprendre sa principauté ; de l'intérieur également, car il n'y a pas de raison a priori, de raison immédiate, pour que les sujets acceptent l'autorité du Prince. Troisièmement, de ce principe et de ce corollaire, un impératif se déduit : c'est que l'objectif de l'exercice du pouvoir va être, bien entendu, de maintenir, de renforcer et de protéger cette principauté, entendue non pas comme l'ensemble constitué par les sujets et le territoire, la principauté objective, si vous voulez, mais comme le rapport du Prince à ce qu'il possède : ce territoire dont il a hérité ou qu'il a acquis, les sujets qui lui sont soumis. Cette principauté comme rapport du Prince à ses sujets et à son territoire, c'est cela qu'il s'agit de protéger, et non pas directement, ou fondamentalement, le territoire et ses habitants ; c'est ce lien fragile du Prince à sa principauté que l'an de gouverner, l'an d'être Prince présenté par Machiavel doit avoir pour objectif.

Du coup, ceci entraîne pour le livre de Machiavel cette conséquence que le mode d'analyse va avoir deux aspects. D'une part, il s'agira de repérer les dangers : d'où viennent-ils, en quoi consistent-ils, quelle est leur intensité comparée : quel est le plus grand, quel est le plus faible ? Et, deuxièmement, il s'agira de déterminer un art de manipuler les rapports de forces qui vont permettre au Prince de faire en sorte que sa principauté comme lien à ses sujets et à son territoire pourra être protégée. En gros, disons que Le Prince de Machiavel, tel qu'il apparaît en filigrane de ces différents traités, explicitement ou implicitement voués à l'anti-Machiavel, apparaît essentiellement comme un traité de l'habileté du Prince à conserver sa principauté. Je crois que c'est à ce traité de l'habileté du Prince, du savoir-faire du Prince que la littérature anti-Machiavel veut substituer quelque chose d'autre et, par rapport à cela, de nouveau, qui est un art de gouverner : être habile à conserver sa principauté n'est pas du tout posséder l'art de gouverner.

En quoi consiste l'art de gouverner ? Je vais prendre, pour essayer de repérer les choses dans leur état encore fruste, un des premiers textes de cette grande littérature antimachiavélienne, celui de Guillaume de La Perrière, qui date de 1555 et qui s'appelle Le Miroir politique, contenant diverses manières de gouverner.

Dans ce texte, très décevant si on le compare à Machiavel lui-même, on voit cependant s'esquisser un certain nombre de choses qui sont, je crois, importantes. Premièrement, qu'est-ce que La Perrière entend par gouverner et gouverneur, quelle définition en donne-t-il ? Il dit à la page 46 de son texte : «Gouverneur peut être appelé tout monarque, empereur, roi, prince, seigneur, magistrat, prélat, juges et semblables *.» Comme La Petrière, d'autres, traitant aussi de l'art de gouverner, rappelleront régulièrement que l'on dit également gouverner une maison, des enfants, des âmes, une province, un couvent, un ordre religieux, une famille.

Ces remarques, qui ont l'air d'être et qui sont des remarques de pur vocabulaire, ont en fait des implications politiques importantes. C'est qu'en effet le Prince, tel qu'il apparaît chez Machiavel ou dans les représentations qu'on en donne, est par définition -c'était là un principe fondamental du livre tel qu'on le lisait -unique dans sa principauté, et dans une position d'extériorité et de transcendance par rapport à elle. Alors que, là, on voit que le gouverneur, la pratique du gouvernement sont, d'une part, des pratiques multiples, puisque beaucoup de gens gouvernent : le père de famille, le supérieur d'un couvent, le pédagogue et le maître par rapport à l'enfant ou au disciple ; il y a donc beaucoup de gouvernements par rapport auxquels celui du Prince gouvernant son État n'est que l'une des modalités ; et, d'autre part, tous ces gouvernements sont intérieurs à la société même ou à l'État. C'est à l'intérieur de l'État que le père de famille va gouverner sa famille, que le supérieur du couvent va gouverner son couvent. Il y a donc à la fois pluralité des formes de gouvernement et immanence des pratiques de gouvernement par rapport à l'État, multiplicité et immanence de ces activités, qui s'opposent radicalement à la singularité transcendante du Prince de Machiavel.

Bien sûr, parmi toutes ces formes de gouvernement s'entrecroisant, s'enchevêtrant à l'intérieur de la société, à l'intérieur de l'État, il y aune forme bien particulière de gouvernement, qu'il va s'agir précisément de repérer : c'est cette forme particulière du gouvernement qui va s'appliquer à l'État tout entier. Et c'est ainsi que, essayant de faire la typologie des différentes formes de gouvernement, dans un texte un peu plus tardif que celui auquel je me référais -qui date exactement du siècle suivant -, François de La Mothe Le Vayer, dans une série de textes qui sont des textes pédagogiques pour le Dauphin, dira qu'au fond il y a trois types de gouvernement qui relèvent chacun d'une forme de science ou de réflexion particulière : le gouvernement de soi-même qui relève de la morale ; deuxièmement, l'art de gouverner une famille comme il faut, qui relève de l'économie ; enfin, la science de bien gouverner l'État qui, elle, relève de la politique **. Par rapport à la morale et à l'économie, il est bien évident que la politique a sa singularité, et

* De La Perrière (G.), op. cit., édition de 1567.

** De La Mothe Le Vayer (F.), L'Oeconomique du Prince, Paris, Courbé, 1653.

La Mothe Le Vayer indique bien que la politique, ce n'est pas exactement l'économie ni tout à fait la morale.

Je crois que ce qui est important ici, c'est que, malgré cette typologie, ce à quoi se réfèrent, ce que postulent toujours ces arts de gouverner, c'est une continuité essentielle de l'une à l'autre et de la deuxième à la troisième. Alors que la doctrine du Prince ou la théorie juridique du souverain essaient sans cesse de bien marquer la discontinuité entre le pouvoir du Prince et toute autre forme de pouvoir dès lors qu'il s'agit d'expliquer, de faire valoir, de fonder cette discontinuité, là, dans ces arts de gouverner, on doit essayer de repérer la continuité, continuité ascendante et descendante.

Continuité ascendante, en ce sens que celui qui veut pouvoir gouverner l'État doit d'abord savoir se gouverner lui-même ; puis, à un autre niveau, gouverner sa famille, son bien, son domaine, et, finalement, il arrivera à gouverner l'État. C'est cette espèce de ligne ascendante qui va caractériser toutes ces pédagogies du Prince qui sont si importantes à cette époque-là et dont La Mothe Le Vayer donne un exemple. Pour le Dauphin, il écrit d'abord un livre de morale, puis un livre d'économie et, enfin, un traité de politique *. C'est la pédagogie du Prince qui va donc assurer cette continuité ascendante des différentes formes de gouvernement.

Inversement, vous avez une continuité descendante en ce sens que, quand un État est bien gouverné, les pères de famille savent bien gouverner leur famille, leurs richesses, leurs biens, leur propriété, et les individus, aussi, se dirigent comme il faut. Cette ligne descendante, qui fait retentir jusque sur la conduite des individus ou la gestion des familles le bon gouvernement de l'État, c'est ce qu'on commence à appeler à cette époque-là précisément la «police».

La pédagogie du Prince assure la continuité ascendante des formes de gouvernement, et la police, la continuité descendante. Vous voyez en tout cas que, dans cette continuité, la pièce essentielle aussi bien dans la pédagogie du Prince que dans la police, l'élément central, c'est ce gouvernement de la famille, que l'on appelle justement l' «économie».

L'art du gouvernement, tel qu'il apparaît dans toute cette littérature, doit répondre essentiellement à cette question : comment introduire l'économie, c'est-à-dire la manière de gérer comme il faut les individus, les biens, les richesses comme on peut le faire à l'intérieur

* De La Mothe Le Vayer (F.), La Géographie et la Morale du Prince, Paris, Courbé, 1651 ; L'Oeconomique du Prince, Paris, Courbé, 1653 ; La Politique du Prince, Paris, Courbé, 1653.

d'une famille, comme peut le faire un bon père de famille qui sait diriger sa femme, ses enfants, ses domestiques, qui sait faire prospérer la fortune de sa famille, qui sait ménager pour elle les alliances qui conviennent, comment introduire cette attention, cette méticulosité, ce type de rapport du père de famille à sa famille à l'intérieur de la gestion d'un État ?

L'introduction de l'économie à l'intérieur de l'exercice politique, c'est cela, je crois, qui sera l'enjeu essentiel du gouvernement. Cela l'est déjà au XVIe siècle et le sera encore au XVIIIe siècle. Dans l'article «Économie politique» de Jean-Jacques Rousseau, on voit bien comment Rousseau pose encore le problème dans ces mêmes termes, disant schématiquement : le mot «économie» désigne originairement le «sage gouvernement de la maison pour le bien commun de toute la famille *». Le problème, dit Rousseau, est : comment ce sage gouvernement de la famille pourra-t-il, mutatis mutandis et avec les discontinuités que l'on remarquera, être introduit à l'intérieur de la gestion générale de l'État ? Gouverner un État sera donc mettre en oeuvre l'économie, une économie au niveau de l'État tout entier, c'est-à-dire avoir à l'égard des habitants, des richesses, de la conduite de tous et de chacun une forme de surveillance, de contrôle non moins attentive que celle du père de famille sur la maisonnée et ses biens.

Une expression, d'ailleurs importante au XVIIIe siècle, caractérise bien cela. Quesnay parle d'un bon gouvernement comme d'un «gouvernement économique» ; on trouve chez Quesnay le moment où apparaît cette notion de gouvernement économique, qui est au fond une tautologie, puisque l'art de gouverner, c'est précisément l'art d'exercer le pouvoir dans la forme et selon le modèle de l'économie. Mais si Quesnay dit «gouvernement économique» c'est que déjà le mot «économie», pour des raisons que j'essaierai d'élucider, est en train de prendre son sens moderne, et il apparaît à ce moment-là que l'essence même de ce gouvernement, c'est-à-dire de l'art d'exercer le pouvoir dans la forme de l'économie, va avoir pour objet principal ce que nous appelons maintenant l'économie. Le terme «économie» désignait au XVIe siècle une forme de gouvernement ; au XVIIIe siècle, il désignera un niveau de réalité, un champ d'intervention, et cela à travers une série de processus complexes et,

* «Économie ou oeconomie, ce mot vient de oikos, maison, et de nomos, loi, et ne signifie originairement que le sage et légitime gouvernement de la maison, pour le bien commun de route la famille» (Rousseau [J.-J .], Discours sur l'économie politique [1755], in Oeuvres complètes, t. III, Du contrat social. Écrits politiques, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1964, p. 241).

je crois, absolument capitaux pour notre histoire. Voilà donc ce que c'est que gouverner et être gouverné.

Deuxièmement, toujours dans ce livre de Guillaume de La Perrière, on trouve le texte suivant : «Gouvernement est droite disposition des choses, desquelles l'on prend charge pour les conduire jusqu'à fin convenable *.» C'est à cette seconde phrase que je voudrais accrocher une nouvelle série de remarques, autres que celles qui concernaient la définition même du gouverneur et du gouvernement.

«Gouvernement est droite disposition des choses», je voudrais m'arrêter à ce mot «choses» ; quand on regarde dans Le Prince de Machiavel ce qui caractérise l'ensemble des objets sur lesquels porte le pouvoir, on s'aperçoit que, pour Machiavel, l'objet, la cible en quelque sorte du pouvoir, ce sont deux choses : d'une part, un territoire, et, d'autre part, les gens qui habitent sur ce territoire. En cela, d'ailleurs, Machiavel ne fait rien d'autre que reprendre pour son usage propre et les fins particulières de son analyse un principe juridique qui est celui même par lequel on définissait la souveraineté dans le droit public, du Moyen Age au XVIe siècle : la souveraineté ne s'exerce pas sur les choses, elle s'exerce d'abord sur un territoire et, par conséquent, sur les sujets qui l 'habitent. En ce sens, on peut dire que le territoire est bien l'élément fondamental et de la principauté de Machiavel, et de la souveraineté juridique du souverain telle que la définissent les philosophes ou les théoriciens du droit. Bien sûr, ces territoires peuvent être fertiles ou stériles, ils peuvent avoir une population dense ou, au contraire, clairsemée, les gens peuvent être riches ou pauvres, actifs ou paresseux, mais tous ces éléments ne sont que des variables par rapport au territoire qui est le fondement même de la principauté ou de la souveraineté.

Or, dans le texte de La Perrière, vous voyez que la définition du gouvernement ne se réfère en aucune manière au territoire : on gouverne les choses. Quand La Perrière dit que le gouvernement gouverne «les choses», que veut-il dire ? Je ne crois pas qu'il s'agisse d'opposer les choses aux hommes, mais plutôt de montrer que ce à quoi se rapporte le gouvernement, c'est non pas, donc, le territoire, mais une sorte de complexe constitué par les hommes et les choses. C'est-à-dire que ces choses dont le gouvernement doit prendre la charge, ce sont les hommes, mais dans leurs rapports, leurs liens, leurs intrications avec ces choses que sont les richesses, les ressources, les subsistances, le territoire bien sûr, dans ses frontières, avec ses qualités, son climat, sa sécheresse, sa fertilité ; ce sont les hommes

* De La Perrière (G.), op. cit., 1567, p. 46.

dans leurs rapports avec ces autres choses que sont les coutumes, les habitudes, les manières de faire ou de penser, et, enfin, ce sont les hommes dans leurs rapports avec ces autres choses encore que peuvent être les accidents ou les malheurs, comme la famine, les épidémies, la mort.

Que le gouvernement dirige les choses entendues ainsi comme intrications des hommes et des choses, je crois qu'on en trouverait facilement la confirmation dans la métaphore inévitable à laquelle on se réfère toujours dans ces traités du gouvernement, la métaphore du bateau. Qu'est-ce que gouverner un bateau ? Bien sûr, c'est prendre en charge les marins, mais c'est prendre en charge en même temps le navire, la cargaison ; gouverner un bateau, c'est aussi tenir compte des vents, des écueils, des tempêtes, des intempéries ; et c'est cette mise en relation des marins qu'il faut sauver avec le navire qu'il faut sauvegarder, avec la cargaison qu'il faut porter au port, et leurs relations avec tous ces événements que sont les vents, les écueils, les tempêtes, c'est cette mise en relation qui caractérise le gouvernement d'un bateau. Même chose pour une maison : gouverner une famille, au fond, ce n'est pas essentiellement avoir pour fin de sauver les propriétés de la famille, c'est essentiellement avoir comme cible les individus qui composent la famille, leur richesse, leur prospérité ; c'est tenir compte des événements qui peuvent arriver : les morts, les naissances ; c'est tenir compte des choses que l'on peut faire, par exemple les alliances avec d'autres familles. C'est toute cette gestion générale qui caractérise le gouvernement et par rapport à quoi le problème de la propriété terrienne pour la famille ou l'acquisition de la souveraineté sur un territoire ne sont finalement que des éléments relativement secondaires pour le Prince. L'essentiel, c'est donc ce complexe d'hommes et de choses, le territoire, la propriété n'en étant en quelque sorte qu'une variable.

Là encore, ce thème que l'on voit apparaître chez La Perrière, dans cette curieuse définition du gouvernement comme gouvernement des choses, se retrouve aux XVIIe et XVIIIe siècles. Frédéric II, dans son Anti-Machiavel *, a des pages tout à fait significatives. Il dit par exemple : comparons la Hollande et la Russie ; la Russie est un pays qui peut bien avoir les frontières les plus étendues de tous les États européens, de quoi est-elle faite ? De marécages, de forêts, de déserts ; elle est à peine peuplée de quelques bandes de gens qui sont pauvres, misérables, sans activités, sans industries. Comparez

* Frédéric Il, op. cit. (in L'Anti-Machiavel, éd. Ctitique par C. Fleischauer, in Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Genève, E. Droz, 1958, vol. V, pp. 199200).

au contraire avec la Hollande : elle est faite, elle aussi de marécages, elle est toute petite, mais il y a en Hollande une population, une richesse, une activité commerciale, une flotte qui font que la Hollande est un pays important en Europe, ce que la Russie est à peine en train de commencer à être. Donc, gouverner, c'est gouverner les choses.

Je reviens encore à ce texte que je vous citais tout à l'heure, quand La Perrière disait : «Gouvernement est droite disposition des choses desquelles l'on prend charge pour les conduire jusqu'à fin convenable.» Le gouvernement a donc une finalité, «une disposition des choses à conduire à une fin convenable», et, en cela encore, je crois que le gouvernement s'oppose très clairement à la souveraineté. Bien sûr, la souveraineté, dans les textes philosophiques, dans les textes juridiques aussi, n'a jamais été présentée comme un droit pur et simple. Il n'a jamais été dit ni par les juristes ni, a fortiori, par les théologiens, que le souverain légitime serait fondé à exercer son pouvoir, un point c'est tout. Le souverain doit toujours, pour être un bon souverain, se proposer une fin, c'est-à-dire «le bien commun et le salut de tous».

Je prends, par exemple, un texte de la fin du XVIIe siècle ; Pufendorf dit : «On ne leur [aux souverains] a conféré l'autorité souveraine qu'afin qu'ils s'en servent pour procurer et maintenir l'utilité publique.» Un souverain ne doit rien tenir pour avantageux à lui-même si ce ne l'est aussi à l'État. Or ce bien commun ou encore ce salut de tous, dont parlent les juristes, et que l'on trouve régulièrement invoqués, posés comme la fin même de la souveraineté, en quoi consistent-ils ? Si vous regardez le contenu réel que juristes et théologiens donnent à ce bien commun, vous voyez qu'il y a bien commun lorsque les sujets obéissent tous et sans défaillance aux lois, exercent bien les charges qu'on leur a données, pratiquent bien les métiers auxquels ils sont voués, respectent l'ordre établi dans la mesure, du moins, où cet ordre est conforme aux lois que Dieu a imposées à la nature et aux hommes. C'est-à-dire que le bien public, c'est essentiellement l'obéissance à la loi, à la loi du souverain sur cette terre ou à la loi du souverain absolu, Dieu. Mais, de toute façon, ce qui caractérise la fin de la souveraineté, ce bien commun, ce bien général, ce n'est finalement rien d'autre que la soumission absolue. Cela veut dire que la fin de la souveraineté est circulaire : elle renvoie à l'exercice même de la souveraineté ; le bien, c'est l'obéissance à la loi, donc le bien que se propose la souveraineté, c'est que les gens lui obéissent. Circularité essentielle qui, quels qu'en soient évidemment la structure théorique, la justification morale ou les effets pratiques, n'est pas tellement éloignée de ce que Machiavel disait quand il déclarait que l'objectif principal du Prince devait être de maintenir sa principauté ; on est bien toujours dans le cercle de la souveraineté par rapport à elle-même, de la principauté par rapport à elle-même.

Or, avec la nouvelle définition de La Perrière, avec ses recherches de définition du gouvernement, je crois qu'on voit apparaître un autre type de finalité. Le gouvernement est défini par La Perrière comme une manière droite de disposer des choses pour les conduire, non à la forme du «bien commun», comme disaient les textes des juristes, mais à une «fin convenable» pour chacune de ces choses qui sont précisément à gouverner. Ce qui implique, d'abord, une pluralité de buts spécifiques ; par exemple, le gouvernement aura à faire en sorte que l'on produise le plus de richesses possible, que l'on fournisse aux gens assez de subsistances, ou même le plus de subsistances possible ; le gouvernement, enfin, aura à faire que la population puisse se multiplier ; donc, toute une série de finalités spécifiques, qui vont devenir l'objectif même du gouvernement. Et, pour atteindre ces différentes finalités, on va disposer des choses. Ce mot de «disposer» est important. Ce qui, en effet, permettait à la souveraineté d'atteindre sa fin, l'obéissance aux lois, c'était la loi elle-même ; loi et souveraineté faisaient donc absolument corps l'une avec l'autre. Au contraire, ici, il ne s'agit pas d'imposer une loi aux hommes, il s'agit de disposer les choses, c'est-à-dire d'utiliser des tactiques plutôt que des lois, ou, à la limite, d'utiliser au maximum des lois comme des tactiques ; faire en sorte que, par un certain nombre de moyens, telle ou telle fin puisse être atteinte.

Je crois que nous avons là une rupture importante : alors que la fin de la souveraineté se trouve en elle-même et qu'elle tire ses instruments d'elle-même sous la forme de la loi, la fin du gouvernement, elle, est dans les choses qu'il dirige ; elle est à rechercher dans la perfection, la maximalisation ou l'intensification des processus qu'il dirige, et les instruments du gouvernement, au lieu d'être des lois, vont être des tactiques diverses. Régression, par conséquent, de la loi, ou plutôt, dans la perspective de ce que doit être le gouvernement, la loi n'est certainement pas l'instrument majeur. Là encore, on retrouve le thème qui a couru pendant tout le XVIIe siècle et qui est manifestement explicite au XVIIIe siècle dans tous les textes des économistes et des physiocrates quand ils expliquent que ce n'est certainement pas par la loi que l'on peut effectivement atteindre les fins du gouvernement.

Quatrième remarque, enfin : Guillaume de La Perrière dit que quelqu'un qui sait bien gouverner doit posséder «patience, sagesse et diligence» *. Par «patience», qu'entend-il ? Pour expliquer le mot «patience», il prend l'exemple de ce qu'il appelle «le roi des mouches à miel», c'est-à-dire le bourdon, et il dit : «Le bourdon règne sur la ruche sans avoir besoin d'aiguillon **.» Dieu a voulu montrer par là -«d'une façon mystique», dit-il -que le vrai gouverneur ne doit pas avoir besoin d'un aiguillon, c'est-à-dire d'un instrument pour tuer, d'un glaive, pour exercer son gouvernement ; il doit avoir patience plutôt que colère, ou, encore, ce n'est pas le droit de tuer, de faire valoir sa force qui doit être essentiel dans le personnage du gouverneur. Et cette absence d'aiguillon, quel contenu positif lui donner ? Ça sera «la sagesse et la diligence». La «sagesse», c'est-à-dire non pas exactement, comme disait la tradition, la connaissance des lois humaines et divines, la connaissance de la justice et de l'équité, mais précisément cette connaissance des choses, des objectifs que l'on peut atteindre, que l'on doit faire en sorte d'atteindre, la «disposition» que l'on doit utiliser pour les atteindre, c'est cette connaissance-là qui va constituer la sagesse du souverain. Et quant à sa «diligence», c'est précisément ce qui fait que le souverain ou, plutôt, celui qui gouverne, ne doit gouverner que dans la mesure où il va se considérer et agir comme s'il était au service de ceux qui sont gouvernés. Et, là encore, La Perrière se réfère à l'exemple du père de famille : le père de famille est celui qui se lève plus tôt que tous les autres dans sa maison, qui se couche plus tard que tous les autres, c'est celui qui veille à tout, car il se considère comme étant au service de sa maison.

Cette caractérisation du gouvernement est bien différente de la caractérisation du Prince telle qu'on la trouvait chez Machiavel. Bien sûr, cette notion de gouvernement est encore très fruste, malgré quelques aspects de nouveauté. Je pense que cette première petite esquisse de la notion et de la théorie de l'art de gouverner n'est certainement pas restée en l'air au XVIe siècle ; elle n'était pas seulement affaire de théoriciens politiques. On peut repérer ses corrélations dans le réel. D'une part, la théorie de l'art de gouverner a été liée, dès le XVIe siècle, au développement des monarchies territoriales (apparition des appareils, des relais de gouvernement, etc.) ; elle était liée aussi à tout un ensemble d'analyses et de savoirs qui se

* «Tout gouverneur de Royaume ou République doit avoir en soi nécessairement sagesse, patience et diligence» (op. cit. 1567, p. 46).

** «Doit aussi avoir tout gouverneur patience, à l'exemple du Roi des mouches à miel qui n'a point d'aiguillon, en quoi nature a voulu montrer mystiquement que les Rois et gouverneurs de République doivent envers leurs sujets user de beaucoup plus de clémence que de sévérité et d'équité que de rigueur», ibid.

sont développés depuis la fin du XVIe siècle et qui ont pris toute leur ampleur au XVIIe siècle, essentiellement cette connaissance de l'État dans ses différentes données, dans ses différentes dimensions, dans les différents facteurs de sa puissance, et que l'on a appelée précisément la «statistique» comme science de l'État. Enfin, troisièmement, cette recherche d'un art de gouverner ne peut pas ne pas être mise en corrélation avec le mercantilisme et le caméralisme.

Pour dire les choses très schématiquement, l'art de gouverner trouve à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle une première forme de cristallisation : elle s'organise autour du thème d'une raison d'État, entendue non dans le sens péjoratif et négatif qu'on lui donne aujourd'hui (détruire les principes du droit, de l'équité ou de l'humanité pour le seul intérêt de l'État), mais dans un sens positif et plein. L'État se gouverne selon les lois rationnelles qui lui sont propres, qui ne se déduisent pas des seules lois naturelles ou divines, ni des seuls préceptes de sagesse et de prudence ; l'État, comme la nature, a sa propre rationalité, même si elle est d'un type différent. Inversement, l'art de gouverner, au lieu d'aller chercher ses fondements dans des règles transcendantes, dans un modèle cosmologique ou dans un idéal philosophique et moral, devra trouver les principes de sa rationalité dans ce qui constitue la réalité spécifique de l'État. Ce sont ces éléments de la première rationalité étatique que je reprendrai dans les prochaines leçons. Mais on peut dire tout de suite que cette raison d'État a été pour le développement de l'art du gouvernement une espèce d'entrave qui a duré jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.

Il y a à cela, je crois, un certain nombre de raisons. Tout d'abord, des raisons historiques, au sens strict, ont bloqué cet art de gouverner. C'est la série des grandes crises du XVIIe siècle : la guerre de Trente Ans, d'abord, avec ses ravages et ses ruines ; deuxièmement, pendant tout le milieu du siècle, les grandes émeutes paysannes et urbaines ; et, enfin, au terme du siècle, la crise financière, la crise de subsistances également, qui a obéré toute la politique des monarchies occidentales à la fin du XVIIe siècle. L'art de gouverner ne pouvait se déployer, se réfléchir, prendre et multiplier ses dimensions que pendant une période d'expansion, c'est-à-dire hors des grandes urgences militaires, économiques et politiques qui n'ont pas cessé de harceler le XVIIe siècle du début à la fin. Raisons historiques massives et grossières si vous voulez, qui ont bloqué cet art de gouverner.

Je pense aussi que cet art de gouverner, formulé au XVIe siècle, s'est trouvé bloqué au XVIIe siècle pour d'autres raisons qu'on pourrait appeler, dans des termes que je n'aime pas beaucoup, des strUctures institutionnelles et mentales. En tout cas, disons que la primauté du problème de l'exercice de la souveraineté, à la fois comme question théorique et comme principe d'organisation politique, a été un facteur fondamental dans ce blocage de l'art de gouverner. Tant que la souveraineté était le problème majeur, tant que les institutions de souveraineté étaient les institutions fondamentales, tant que l'exercice du pouvoir était réfléchi comme exercice de la souveraineté, l'art de gouverner ne pouvait pas se développer d'une manière spécifique et autonome, et je crois qu'on en a un bel exemple justement dans le mercantilisme. Le mercantilisme a bien été le premier effort, j'allais dire la première sanction, de cet art de gouverner au niveau à la fois des pratiques politiques et des connaissances sur l'État. En ce sens, on peut dire que le mercantilisme, c'est bien un premier seuil de rationalité dans cet art de gouverner dont le texte de La Perrière indiquait simplement quelques principes plus moraux que réels. Le mercantilisme est la première rationalisation de l'exercice du pouvoir comme pratique du gouvernement ; c'est bien la première fois que l'on commence à constituer un savoir de l'État qui puisse être utilisable comme tactique du gouvernement ; mais le mercantilisme s'est trouvé bloqué et arrêté, je crois, précisément parce qu'il s'est donné comme objectif essentiel la puissance du souverain : comment faire en sorte non pas tellement que le pays soit riche, mais que le souverain puisse disposer de richesses, puisse avoir des trésors, puisse constituer des armées avec lesquelles il puisse mettre en oeuvre sa politique ? L'objectif du mercantilisme, c'est la puissance du souverain, et les instruments que se donne le mercantilisme, ce sont des lois, des ordonnances, des règlements, c'est-à-dire les armes traditionnelles du souverain. Objectif : le souverain ; instruments : les mêmes que ceux de la souveraineté. Le mercantilisme essayait de faire entrer les possibilités données par un art réfléchi de gouvernement à l'intérieur d'une structure institutionnelle et mentale de souveraineté qui le bloquait.

De sorte que, pendant tout le XVIIe siècle et jusqu'à la grande liquidation des thèmes mercantilistes au début du XVIIIe siècle, l'art de gouverner est resté en quelque sorte à piétiner sur place, pris entre deux choses. D'une part, un cadre trop large, trop abstrait, trop rigide, qui était précisément la souveraineté comme problème et comme institution ; cet art de gouverner a essayé de composer avec la théorie de la souveraineté : on a bien essayé de déduire d'une théorie renouvelée de la souveraineté les principes directeurs d'un art de gouverner. C'est là qu'interviennent les juristes du XVIIe siècle lorsqu'ils formulent ou lorsqu'ils réactualisent la théorie du contrat. La théorie du contrat va être précisément celle avec laquelle le contrat fondateur, l'engagement réciproque des souverains et des sujets va être cette espèce de matrice théorique à partir de laquelle on essaiera de rejoindre les principes généraux d'un art de gouverner. Mais si la théorie du contrat, si cette réflexion sur les rapports du souverain et ses sujets a eu un rôle fort important dans la théorie du droit public -de fait, l'exemple de Hobbes le prouve à l'évidence, bien que, au bout du compte, il voulait arriver à trouver les principes directeurs d'un art de gouverner -, on en est toujours resté à la formulation des principes généraux du droit public.

D'une part, donc, cadre trop large, trop abstrait, trop rigide de la souveraineté, et, d'autre part, un modèle trop étroit, trop faible, trop inconsistant, qui était celui de la famille. L'art de gouverner, ou bien essayait de rejoindre la forme générale de la souveraineté, ou bien, ou, plutôt, en même temps, il se rabattait sur cette espèce de modèle concret qui était le gouvernement de la famille. Comment faire pour que celui qui gouverne puisse gouverner l'État aussi bien, d'une façon aussi précise, méticuleuse qu'on peut gouverner une famille ? Et, par là même, on se trouvait bloqué par cette idée de l'économie qui, à cette époque-là encore, ne se référait jamais qu'à la gestion d'un petit ensemble constitué par la famille et la maisonnée. La maisonnée et le père de famille, d'une part, l'État et le souverain de l'autre ; l'art de gouverner ne pouvait pas trouver sa dimension propre.

Comment s'est fait le déblocage de l'art de gouverner ? Ce déblocage, tout comme le blocage, il faut le réinscrire dans un certain nombre de processus généraux : ça a été l'expansion démographique du XVIIIe siècle, liée à l'abondance monétaire, reliée elle-même à l'augmentation de la production agricole selon des processus circulaires que les historiens connaissent bien. Tout cela étant le cadre général, on peut dire d'une façon plus précise que le déblocage de l'art de gouverner a été lié à l'émergence du problème de la population. Ou disons encore qu'on a un processus assez subtil- qu'il faudait essayer de restituer en détail -dans lequel on verrait comment la science du gouvernement, le recentrement de l'économie sur autre chose que la famille, et, enfin, le problème de la population sont liés les uns aux autres.

C'est à travers le développement de la science du gouvernement que l'économie a pu se recentrer sur un certain niveau de réalité que nous caractérisons maintenant comme «économique», et c'est tOujours à travers le développement de la science du gouvernement qu'on a pu découper le problème spécifique de la population ; mais on pourrait dire aussi bien que c'est grâce à la perception des problèmes spécifiques de la population et grâce à l'isolement de ce niveau de réalité qu'on appelle l'économie que le problème du gouvernement a pu enfin être pensé, réfléchi et calculé hors du cadre juridique de la souveraineté. Et cette même statistique qui, dans le cadre du mercantilisme, n'avait jamais pu fonctionner qu'à l'intérieur et en quelque sorte au bénéfice d'une administration monarchique, fonctionnant elle-même dans la forme de la souveraineté, cette même statistique va devenir le facteur technique principal ou un des facteurs techniques principaux de ce déblocage.

Comment, en effet, le problème de la population va-t-il permettre le déblocage de l'art de gouverner ? La perspective de la population, la réalité des phénomènes propres à la population vont permettre d'écarter définitivement le modèle de la famille et de recentrer cette notion d'économie sur quelque chose d'autre. En effet, cette statistique qui avait fonctionné jusque-là à l'intérieur des cadres administratifs et, donc, du fonctionnement de la souveraineté, cette même statistique découvre et montre peu à peu que la population a ses régularités propres : son nombre de morts, son nombre de maladies, ses régularités d'accidents. La statistique montre également que la population comporte des effets propres à son agrégation et que ces phénomènes sont irréductibles à ceux de la famille : ça va être les grandes épidémies, les expansions endémiques, la spirale du travail et de la richesse. La statistique montre également que, par ses déplacements, par ses manières de faire, par son activité, la population a des effets économiques spécifiques. La statistique, permettant de quantifier les phénomènes propres à la population, en fait apparaître la spécificité irréductible au petit cadre de la famille. Sauf un certain nombre de thèmes résiduels, qui peuvent être des thèmes moraux et religieux, la famille comme modèle du gouvernement va disparaître.

En revanche, ce qui va apparaître à ce moment-là, c'est la famille comme élément à l'intérieur de la population et comme relais fondamental de son gouvernement. Autrement dit, l'art de gouverner, jusqu'à la problématique de la population, ne pouvait se penser qu'à partir du modèle de la famille, à partir de l'économie entendue comme gestion de la famille. À partir du moment, au contraire, où la population va apparaître comme étant absolument irréductible à la famille, du coup cette dernière passe au second plan par rapport à la population ; elle apparaît comme élément à l'intérieur de la population. Elle n'est donc plus un modèle ; elle est un segment, segment simplement privilégié parce que, lorsqu'on voudra obtenir quelque chose de la population quant au comportement sexuel, quant à la démographie, au nombre des enfants, quant à la consommation, c'est bien par la famille qu'il faudra passer. Mais la famille, de modèle, va devenir instrument, instrument privilégié pour le gouvernement des populations et non pas modèle chimérique pour le bon gouvernement. Ce déplacement de la famille du niveau de modèle au niveau de l'instrumentation est absolument fondamental. Et c'est bien, en effet, à partir du milieu du XVIIIe siècle que la famille apparaît dans cette instrumentation par rapport à la population : ce seront les campagnes sur la mortalité, les campagnes concernant le mariage, les vaccinations, les inoculations. Ce qui fait que la population permet le déblocage de l'art de gouverner, c'est qu'elle élimine le modèle de la famille.

En second lieu, la population va apparaître par excellence comme étant le but dernier du gouvernement : parce que, au fond, quel peut être son but ? Certainement pas de gouverner, mais d'améliorer le sort des populations, d'augmenter leurs richesses, leur durée de vie, leur santé ; et les instruments que le gouvernement va se donner pour obtenir ces fins qui sont, en quelque sorte, immanentes au champ de la population, ça va être essentiellement la population sur laquelle il agit directement par des campagnes ou, encore, indirectement par des techniques qui vont permettre, par exemple, de stimuler, sans que les gens s'en aperçoivent, le taux de natalité, ou en dirigeant dans telle ou telle région, vers telle activité, les flux de population. La population apparaît donc plutôt que comme la puissance du souverain, comme la fin et l'instrument du gouvernement. La population va apparaître comme sujet de besoins, d'aspirations, mais aussi comme objet entre les mains du gouvernement, consciente en face du gouvernement de ce qu'elle veut et inconsciente, aussi, de ce qu'on lui fait faire. L'intérêt, comme conscience de chacun des individus constituant la population, et l'intérêt comme intérêt de la population, quels que soient les intérêts et les aspirations individuels de ceux qui la composent, c'est cela qui va être la cible et l'instrument fondamental du gouvernement des populations. Naissance d'un art ou, en tout cas, de tactiques et de techniques absolument nouvelles.

Enfin, la population va être le point autour duquel va s'organiser ce qu'on appelait dans les textes du XVIe siècle la «patience du souverain» ; c'est-à-dire que la population va être l'objet dont le gouvernement devra tenir compte dans ses observations, dans son savoir, pour arriver effectivement à gouverner de façon rationnelle et réfléchie. La constitution d'un savoir de gouvernement est absolument indissociable de la constitution d'un savoir de tous les processus qui tournent autour de la population au sens large, ce qu'on appelle précisément l' «économie». Je vous disais la dernière fois que l'économie politique avait pu se constituer à partir du moment où, entre les différents éléments de la richesse, était apparu un nouveau sujet, qui était la population. C'est en saisissant ce réseau continu et multiple de rapports entre la population, le territoire, la richesse, que se constituera une science qu'on appelle l' «économie politique», et, en même temps, un type d'intervention caractéristique du gouvernement, qui va être l'intervention sur le champ de l'économie et de la population. Bref, le passage d'un art de gouverner à une science politique, le passage d'un régime dominé par les struCtures de souveraineté à un régime dominé par les techniques du gouvernement se font au XVIIIe siècle autour de la population et, par conséquent, autour de la naissance de l'économie politique.

En disant cela, je ne veux pas dire du tout que la souveraineté a cessé de jouer un rôle à partir du moment où l'art de gouverner a commencé à devenir science politique ; je dirais même le contraire, que jamais le problème de la souveraineté ne s'est posé avec autant d'acuité qu'à ce moment-là, car il s'agissait précisément non plus, comme au XVIe ou au XVIIe siècle, d'essayer de déduire d'une théorie de la souveraineté un art de gouverner, mais, étant donné qu'il y avait un art de gouverner et qu'il se déployait, de voir quelle forme juridique, quelle forme institutionnelle, quel fondement de droit on allait pouvoir donner à la souveraineté qui caractérise un État.

Lisez les deux textes de Rousseau. Le premier, chronologiquement, c'est-à-dire l'article«Économie politique» de l'EncycloPédie, vous y voyez comment Rousseau pose le problème du gouvernement et de l'art de gouverner en enregistrant précisément ceci -et le texte est très caractéristique de ce point de vue-là : le mot «économie» désigne essentiellement la gestion des biens de la famille par le père de famille * ; mais ce modèle ne doit plus être accepté, même si l'on s'y référait dans le passé. De nos jours, dit-il, nous savons bien que l'économie politique n'est plus l'économie familiale, et, sans se référer explicitement ni à la physiocratie, ni à la statistique, ni au problème général de la population, il enregistre bien cette coupure et le fait que économie -économie politique -a un sens tout à fait nouveau, qui ne doit plus être rabattu sur le

* «Ce mot [...] ne signifie originairement que le sage et légitime gouvernement de la maison, pour le bien commun de toute la famille» (op. cit., p. 241).

vieux modèle de la famille *. Il se donne, en tout cas, dans cet article la tâche de définir un art du gouvernement. Puis il écrira le Contrat social, dont le problème sera précisément de savoir comment, avec des notions comme celles de «nature», de «contrat», de «volonté générale», on peut donner un principe général de gouvernement qui fera place à la fois au principe juridique de la souveraineté et aux éléments par lesquels on peut définir et caractériser un art du gouvernement. Donc, la souveraineté n'est absolument pas éliminée par l'émergence d'un art nouveau de gouverner, un art de gouverner qui a maintenant franchi le seuil d'une science politique ; le problème de la souveraineté n'est pas éliminé ; au contraire, il est rendu plus aigu que jamais.

Quant à la discipline, elle non plus n'est pas éliminée. Bien sûr, son organisation, sa mise en place, toutes les institutions à l'intérieur desquelles elle avait fleuri au XVIIe et au début du XVIIIe siècle : les écoles, les ateliers, les armées, bien sûr, tout cela faisait corps avec, et ne se comprend que par le développement des grandes monarchies administratives, mais jamais, non plus, la discipline n'a été plus importante et plus valorisée qu'à partir du moment où on essayait de gérer la population. Gérer la population ne veut pas dire gérer simplement la masse collective des phénomènes ou les gérer simplement au niveau de leurs résultats globaux ; gérer la population, ça veut dire la gérer également en profondeur, en finesse et dans le détail.

L'idée du gouvernement de la population rend plus aigu encore le problème de la fondation de la souveraineté -pensons à Rousseau -et plus aiguë encore la nécessité de développer les disciplines (j'ai essayé d'analyser ailleurs ** cette histoire de disciplines). De sorte qu'il faut bien comprendre les choses non pas du tout comme le remplacement d'une société de souveraineté par une société de discipline, puis d'une société de discipline par une société, disons, de gouvernement. On a, en fait, un triangle : souverainetédiscipline-gestion gouvernementale dont la cible principale est la population et dont les mécanismes essentiels sont les dispositifs de sécurité. En tout cas, ce que je voulais montrer, c'était un lien historique profond entre le mouvement qui fait basculer les constantes de la souveraineté derrière le problème maintenant majeur des choix

* «Comment le gouvernement de l'État pourrait-il être semblable à celui de la famille dont le fondement est si différent ? [...] C'est avec raison qu'on a distingué l'économie publique de l'économie particulière, et que l'État n'ayant rien de commun avec la famille [...], les mêmes règles de conduite ne sauraient convenir à tous les deux», ibid., p. 241 et p. 244.

** Foucault (M.), Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

de gouvernement, le mouvement qui fait apparaître la population comme une donnée, comme un champ d'intervention, comme la fin des techniques de gouvernement, et, troisièmement, le mouvement qui isole l'économie comme domaine spécifique de réalité et l'économie politique à la fois comme science et comme technique d'intervention du gouvernement dans ce champ de réalité. Ce sont ces trois mouvements, je crois : gouvernement, population, économie politique, dont il faut bien remarquer qu'ils constituent depuis le XVIIIe siècle une série solide qui, aujourd'hui encore, n'est pas dissociée.

J'ajouterai encore simplement un mot : si j'avais voulu donner au cours que j'ai entrepris cette année un titre plus exact, ce n'est certainement pas «sécurité, territoire et population» que j'aurais choisi. Ce que je voudrais faire maintenant, ça serait quelque chose que j'appellerais une «histoire de la gouvernementalité». Par ce mot de «gouvernementalité», je veux dire trois choses. Par gouvernementalité, j'entends l'ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d'exercer cette forme bien spécifique, bien que complexe, de pouvoir, qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir, l'économie politique, pour instrument technique essentielles dispositifs de sécurité. Deuxièmement, par «gouvernementalité», j'entends la tendance, la ligne de force qui, dans tout l'Occident, n'a pas cessé de conduire, et depuis fort longtemps, vers la prééminence de ce type de pouvoir qu'on peut appeler le «gouvernement» sur tous les autres : souveraineté, discipline ; ce qui a amené, d'une part, le développement de toute une série d'appareils spécifiques de gouvernement et, d'autre part, le développement de toute une série de savoirs. Enfin, par gouvernementalité, je crois qu'il faudrait entendre le processus ou, plutôt, le résultat du processus par lequel l'État de justice du Moyen Âge, devenu aux XVe et XVIe siècles État administratif, s'est trouvé petit à petit «gouvernementalisé».

On sait quelle fascination exerce aujourd'hui l'amour ou l'horreur de l'État ; on sait combien on s'attache à la naissance de l'État, à son histoire, à ses avancées, à son pouvoir, à ses abus. Cette survalorisation du problème de l'État, on la trouve, je crois, essentiellement sous deux formes. Sous une forme immédiate, affective et tragique : c'est le lyrisme du monstre froid en face de nous ; vous avez une seconde manière de survaloriser le problème de l'État -et sous une forme paradoxale, car elle est apparemment réductrice -, c'est l'analyse qui consiste à réduire l'État à un certain nombre de fonctions comme, par exemple, le développement des forces productives, la reproduction des rapports de production ; et ce rôle, réducteur de l'État par rapport à autre chose, rend tout de même l'État absolument essentiel comme cible à attaquer et, vous le savez bien, comme position privilégiée à occuper. Mais l'État, pas plus actuellement sans doute que dans le cours de son histoire, n'a eu cette unité, cette individualité, cette fonctionnalité rigoureuse et je dirais même cette importance ; après tout, l'État n'est peut-être qu'une réalité composite, une abstraction mythifiée, dont l'importance est beaucoup plus réduite qu'on ne croit. Peut-être, ce qu'il y a d'important pour notre modernité, c'est-à-dire pour notre actualité, ce n'est pas l'étatisation de la société, c'est ce que j'appellerais plutôt la «gouvernementalisation» de l'État.

Nous vivons dans l'ère de la gouvernementalité, celle qui a été découverte au XVIIIe siècle. Gouvernementalisation de l'État qui est un phénomène particulièrement retors puisque, si effectivement les problèmes de la gouvernementalité, les techniques de gouvernement sont devenus réellement le seul enjeu politique et le seul espace réel de la lutte et des joutes politiques, cette gouvernementalisation de l'État a tout de même été le phénomène qui a permis à l'État de survivre. Et il est vraisemblable que si l'État existe tel qu'il existe maintenant, c'est grâce précisément à cette gouvernementalité qui est à la fois intérieure et extérieure à l'État, puisque ce sont les tactiques de gouvernement qui permettent à chaque instant de définir ce qui doit relever de l'État et ce qui ne doit pas en relever, ce qui est public et ce qui est privé, ce qui est étatique et ce qui est non étatique. Donc, si vous voulez, l'État dans sa survie et l'État dans ses limites ne doivent se comprendre qu'à partir des tactiques générales de la gouvernementalité.

Et peut-être pourrait-on, d'une façon tout à fait globale, grossière et, par conséquent, inexacte, reconstituer les grandes formes, les grandes économies de pouvoir en Occident de la manière suivante : d'abord, l'État de justice, né dans une territorialité de type féodal et qui correspondrait en gros à une société de la loi -lois coutumières et lois écrites -, avec tout un jeu d'engagements et de litiges ; deuxièmement, l'État administratif, né aux XVe et XVIe siècles dans une territorialité de type frontalier et non plus féodal, État administratif qui correspond à une société de règlements et de disciplines ; et, enfin, un État de gouvernement qui n'est plus essentiellement défini par sa territorialité, par la surface occupée, mais par une masse : la masse de la population, avec son volume, sa densité, avec, bien sûr, le territoire sur lequel elle est étendue, mais qui n'en est en quelque sorte qu'une composante. Et cet État de gouvernement, qui s'appuie essentiellement sur la population et qui se réfère à et utilise l'instrumentation du savoir économique, correspondrait à une société contrôlée par les dispositifs de sécurité.

Voilà, si vous voulez, quelques propos sur la mise en place de ce phénomène, que je crois important, de la gouvernementalité. J'essaierai maintenant de montrer comment cette gouvernementalité est née, d'une part, à partir d'un modèle archaïque qui a été celui de la pastorale chrétienne, deuxièmement, en prenant appui sur un modèle ou, plutôt, sur une technique diplomatico-militaire, et, enfin, troisièmement, comment cette gouvernementalité n'a pu prendre les dimensions qu'elle a que grâce à une série d'instruments bien particuliers, dont la formation est contemporaine précisément de l'art de gouverner, et que l'on appelle au sens ancien du terme, celui du XVIIe et du XVIIIe siècle : la police. La pastorale, la nouvelle technique diplomatico-militaire et, enfin, la police, je crois, que ça a été les trois grands éléments à partir desquels a pu se produire ce phénomène fondamental dans l'histoire de l'Occident, qui a été la gouvernementalisation de l'État.