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Préface de Michel Foucault
"De la prison à la révolte" S Livrozet
Dits Ecrits Tome II texte n°116

Préface, in Livrozet (S.), De la prison à la révolte, Paris, Mercure de France, 1973, pp. 7-14.

Dits Ecrits Tome II texte n°116


Lacenaire, Romands, il y a déjà plus de cent trente ans... Les condamnés n'ont pas à se plaindre : depuis le temps qu'ils ont la parole, ils ont eu l'occasion de dire ce qu'ils avaient à dire. Nous leur prêtons une attention qui les honore, et qui nous flatte : nous ne sommes pas dupes, n'est-ce pas du système qui les a condamnés ; leurs livres en sont garants, puisque nous prenons soin de les ranger le long des autres, même si nous laissons leurs auteurs de l'autre côté.

A ceux-ci, nous posons une seule condition : qu'ils racontent leur vie. Il faut qu'ils racontent leur vie. Règle rigoureuse sous son allure de tolérance. Ce qui est imposé par cette règle ? C'est d'abord que la condamnation et la prison apparaissent comme des aventures singulières. Elles ne pouvaient arriver que par suite d'une fatalité ou d'une démesure. Qui s'y trouve pris les avait appelées sans doute par une sorte de faiblesse ou un obscur génie : ça ne pouvait arriver qu'à lui. La rencontre, l'occasion, le geste, la fuite, la capture, la preuve, la sentence, l'évasion -une somme d'improbabilités et de chances qui ne se rencontrent qu'une fois, et ne portent qu'un nom.

Au coeur de notre rapport à la justice nous mettons, et nous ne voulons voir, que le hasard. Il faut, n'est-ce pas, beaucoup de hasards pour faire un criminel ; beaucoup de hasards pour commettre un crime ; beaucoup de hasards pour qu'il soit découvert. Il est essentiel pour nous de croire que la machine pénale ne fonctionne que de loin en loin, déclenchée chaque fois par un incroyable concours de circonstances. Pour nous en convaincre, nous avons deux genres de récits qui se font face : le roman policier (maximum d'improbabilités, traces indéchiffrables, hasard d'une découverte qui met en oeuvre le plus méticuleux calcul) et les aventures du criminel (qui doivent être comme l'envers du roman policier : veine, guigne, cerise, fatalité, calculs déjoués, miraculeuse providence, vol imprévisible du papillon). À l'inimaginable aventure qui ne se produit qu'une fois répond l'infaillible détection qui, chaque fois, découvre l'improbable. Ainsi sommes-nous rassurés.

Ainsi se trouve conjuré tout ce qu'il peut y avoir de quotidien, de familier, d'extrêmement probable, de central en fin de compte dans notre rapport à la police et à la justice.

Ainsi se trouve établi que le condamné ne peut avoir de pensée puisqu'il ne doit avoir que des souvenirs. Sa mémoire seule est admise, non ses idées. Derrière son geste, rien de plus qu'un désir fou, qui a tout bousculé, ou d'inévitables circonstances, qui ont tout comploté : mais toujours à sa place, et sans qu'il puisse y avoir en cela un sens communicable, ou une vérité qui pourrait être celle de plusieurs. L'infraction n'est pas faite pour être pensée ; elle doit seulement être vécue, puis rappelée. Nous ne tolérons pas le système, mais la simple mémoire du crime.

Ainsi se trouve établi encore que le condamné sera toujours un homme seul. Il peut avoir des complices, ou des compagnons de cellule, mais c'est seulement pour les avoir rencontrés. Il aura été pris avec eux dans une conjonction de hasard ou dans une fatalité commune, mais, de toute façon, chacun d'eux aura été seul à plusieurs. Leurs souvenirs peuvent bien se croiser ou se recouvrir, ils resteront toujours les souvenirs de l'un ou de l'autre. Il n'est donc pas question qu'ils puissent tenir ensemble un seul et même discours qui serait collectivement le leur, et où ils pourraient dire d'un accord commun, non point ce qu'ils ont vécu autrefois, mais ce qu'aujourd'hui ils pensent.

«Tu raconteras donc tes souvenirs à toi, tu diras ce que tu as fait, pourquoi tu as été pris, comment tu as vécu dans ta prison, de quelle manière tu t'es évadé. Sois le plus extrême et le plus singulier possible. Rappelle tes impressions, réactive tes sentiments. Dis ce que tu as vécu. Le collectif, l'ensemble, ce par quoi on communique ? Ne t' en soucie pas : ce n'est pas affaire de pensée ou de réflexion, mais seulement d'écriture. C'est par le travail, la beauté, l'originalité mesurée de ton écriture que tu seras reconnu. L'écriture, apprends-le, c'est notre lieu sacré et c'est notre élément universel. Cesse de vouloir dire à tout prix ce que tu penses. Écris. Écris comme il faut, c'est-à-dire comme nous voulons. Tu ne sais pas ? Tu dis des vulgarités, tu te répètes, tu tombes dans des spéculations oiseuses, alors qu'on te demande l'écriture même de ton vécu ? Ça ne fait rien. On va prendre un magnétophone, tu raconteras ta vie. Nous, nous allons écrire. On se partagera la recette.»

*

Et pourtant ne sommes-nous pas bien placés pour savoir que l'infraction, le tribunal, le châtiment ne sont pas -pas seulement, en tout cas - affaires d'aventures individuelles ? Nous avons depuis longtemps -à peu près depuis que nous avons lu les Mémoires de Lacenaire et pris l'habitude d'écouter les souvenirs des condamnés une sociologie et une psychologie de la délinquance. Nous savons donc qu'il existe dans notre société une quantité constante d'infractions, que la répression des crimes est l'une des fonctions centrales de notre société ; que, par-delà toutes les péripéties des aventures singulières, la délinquance existe comme phénomène d'ensemble ; que le criminel n'est pas seulement un joueur ou un jouet, mais qu'il est porteur d'un certain nombre de caractères, de symptômes, de traits physiques ; que c'est un cas -un cas normalement anormal.

Mais voilà justement qui est significatif : pour que le condamné cesse d'être le simple sujet de ses aventures, il faut qu'un regard savant se porte sur lui ; il faut qu'un discours, tout armé de concepts, parle de lui ; il faut qu'une institution -«sociologie», «psychiatrie», «psychologie», «criminologie», peu importe son nom -le prenne pour objet ; il faut non pas qu'il parle et qu'on l'écoute, mais qu'il réponde à des questions qu'on lui a posées pour soumettre ensuite ce qu'il dit à un examen. Les condamnés n'existent au pluriel que par l'effet et la grâce d'un discours «scientifique» tenu par un préposé. Ils forment un ensemble parce qu'on les a regroupés sous des catégories générales ; s'ils doivent avoir des mots ou des idées en commun, ce sont les mots par lesquels on les désigne, et les notions qu'on leur applique. L'analyse ou la réflexion se mène de l'extérieur : on ne leur demande pas quelle est la leur ; on l'exerce, avec tout le soin possible, sur eux. La vérité les éclaire d'en haut.

Ainsi peut-on être sûr qu'ils ne formeront rien d'autre qu'une collection ; jamais un mouvement collectif porteur lui-même de sa propre réflexion.

Il ne faut pas s'y tromper : le récit vécu par le condamné de ses propres aventures fait partie d'une certaine distribution des rôles, où la criminologie figure aussi bien que le roman policier. Mémoire, écriture, hasard, certitude, vérité, tout cela a une place très déterminée dans cette distribution. Voici la scène : toi, tu es l'individu, l'aventure, la mémoire ; tu parleras à la première personne, aux seules conditions d'une écriture dont nous seuls détenons la loi ; à ce prix tu seras entendu et absous. Nous, nous écouterons des récits fictifs (inquiétants-rassurants) où ton aventure irrégulière sera suivie, reconstituée, captée, maîtrisée par un certain calcul rationnel qui triomphera de tes ruses et résoudra l'énigme par une ingénieuse trouvaille. Et, pendant que nous nous enchanterons de ces fictions, vous autres, qui êtes savants, vous serez les seuls à pouvoir transformer l'aventure singulière que raconte la mémoire individuelle en un phénomène d'ensemble qu'au nom de la science vous désignerez et désarmerez du terme de délinquance.

*

Je disais tout à l'heure que la criminologie se formait à l'époque même où les Mémoires de Lacenaire (rédigés en prison et juste avant son exécution) étaient accueillis par le public avec une grande faveur. Or il faut se rappeler que ces Mémoires ne sont parus que censurés. Rien, sans doute, ne nous permettra de reconstituer ce qui a été effacé. Pourtant, on peut le deviner puisque l'éditeur a marqué en pointillé les passages expurgés. Rien n'a été exclu de ce qui pouvait être souvenirs et aventures : les vols sont racontés, les meurtres et les tentatives de meurtre, la manière de s'y prendre, les chances et les malchances, le nombre de coups portés. Mais toutes les phrases censurées portent manifestement sur les relations entre le crime, l'État, la politique, la religion, l'économie. Ce n'est pas la pratique, c'est la théorie du crime qui est passée au caviar. Le régime de Louis-Philippe pouvait bien supporter qu'un assassin remémorât un assassinat ; mais non pas qu'un criminel réfléchît sur le crime, sur la question politique du crime, ou fît une analyse que d'autres (criminels ou non) pourraient reprendre et travailler comme une oeuvre commune.

Et c'est précisément dans l'espace blanc de ce discours explicitement interdit (et non «refoulé») que la criminologie, la sociologie et la psychologie du crime ont trouvé place : elles ont pris en charge de faire exister à leur tour la criminalité comme phénomène d'ensemble, et de manière qu'elle s'exprime seulement comme un objet de savoir, comme un champ d'analyses, comme un thème de réflexions, menées par d'autres et pour d'autres. Ne pas s'étonner donc si de telles «sciences» décomposent la criminalité en une somme de petites aventures individuelles où se seraient produites des chances et des malchances comme la possessivité de la mère, l'absence du père, la destructuration familiale ou l'immaturation du surmoi : guignes sociopsychologiques.

Partenaire habile et docile, la criminologie répond comme il faut au récit d'aventures. Elle chante le même air, sur une autre octave et avec d'autres paroles. Et, d'un autre côté, elle fait écho au roman policier : tout comme celui-ci dénoue par calcul certain l'improbable énigme, elle ramène toutes les irrégularités de l'aventure individuelle à un profil général, qui porte précisément le nom de «déviance».

Qu'on ne me dise pas que j'exagère. Un psychanalyste américain avait écouté de criminels clients avec tant d'attention qu'il avait pu comprendre comment et pourquoi tel crime avait pu être commis. La police le consultait donc : et, devant un cadavre, il reconstituait si bien le portrait psychologique du client (celui de la police, cette fois) qu'il parvenait à démasquer le coupable. Il s'appelle : Brussels. La scène dont je parle est donc celle du trio Lacenaire-Gaboriau-Lombroso.

Le livre de Serge Livrozet dérange cette distribution. Il reprend le fil d'un discours que les censeurs de Lacenaire auraient voulu interrompre. Il entreprend de voir -du point de vue de l'infracteur -le sens politique de l'infraction. Ce ne sont pas les Mémoires d'un détenu. Je ne veux pas dire qu'il soit inutile d'apporter sous forme de souvenirs des témoignages qui peuvent avoir valeur de critique et de dénonciation. Je veux dire qu'il est temps d'écouter autre chose, qui est nouveau et très ancien.

Nouveau, parce que sont rares sans doute ceux qui ont le courage de les publier tels quels. Nouveau, parce que nous ne sommes pas habitués à ces textes où les souvenirs à peine amorcés s'interrompent ; ils ne sont là, un instant, que pour donner droit de dire, sans «qualification scientifique» : «Puisqu'il est question de crime, de loi, d'infraction, de délinquance, voici ce que je pense ; voici ce que je pensais ou voulais lorsque je violais la loi et que je commettais un délit.» La première personne qui parle tout au long du livre est moins une première personne de mémoire que de théorie. Ou, plutôt, une première personne qui en rappelant ses délits affirme le droit pour un «délinquant» de parler de la loi ; une première personne qui refuse d'être dépouillée de ce droit par la permission qui lui est donnée de raconter ses souvenirs. Vous ne saurez de ma vie, dit Serge Livrozet, que le minimum nécessaire pour établir le fait suivant : en franchissant autrefois la loi, et en menant aujourd'hui une vie qui ne s'oppose pas à elle, je n'ai jamais renoncé à l'attaquer à discours armé. Bien plus, c'est un droit que mes délits m'ont donné alors, et auquel je tiens plus qu'aux souvenirs qu'ils m'ont laissés.

En cela, le livre de Serge Livrozet se rattache à toute une ancienne tradition qui fut systématiquement écartée et méconnue. Car il y a, depuis fort longtemps, une pensée de l'infraction intrinsèque à l'infraction elle-même ; une certaine réflexion sur la loi liée au refus actif de la loi ; une certaine analyse du pouvoir et du droit qui se pratiquaient chez ceux-là mêmes qui étaient en lutte quotidienne contre le droit et le pouvoir. Étrangement, cette pensée semble avoir fait plus peur que l'illégalité elle-même, puisqu'elle a été plus sévèrement censurée que les faits qui l'accompagnaient, ou dont elle était l'occasion. On l'a vue apparaître de temps en temps, avec éclat, dans tout un courant anarchiste en particulier, mais le plus souvent à la dérobée. Elle s'est transmise pourtant, et s'est élaborée.

La voici qui éclate aujourd'hui dans ce livre. Et elle éclate parce que, dans les prisons, parmi ceux également qui en sortent ou qui vont y entrer, elle a acquis, par la révolte et les luttes, la force de s'exprimer. Le livre de Serge Livrozet fait partie de ce mouvement qui, depuis des années, travaille les prisons. Je ne veux pas dire qu'il «représente» ce que pensent les détenus dans leur totalité ou même forcément dans leur majorité. Je dis qu'il est un élément de cette lutte ; qu'il est né d'elle, et qu'il y jouera un rôle. Il est expression individuelle et forte d'une certaine expérience et d'une certaine pensée populaires de la loi et de l'illégalité. Une philosophie du peuple.

Serge Livrozet a été l'un des animateurs du mouvement de lutte qui s'est développé à la centrale de Melun depuis l'hiver 1971-1972. À sa sortie, il fut parmi les fondateurs du Comité d'action des prisonniers.