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Préface, in Livrozet (S.), De la prison à la révolte,
Paris, Mercure de France, 1973, pp. 7-14.
Dits Ecrits Tome II texte n°116
Lacenaire, Romands, il y a déjà plus de cent trente
ans... Les condamnés n'ont pas à se plaindre : depuis
le temps qu'ils ont la parole, ils ont eu l'occasion de dire ce
qu'ils avaient à dire. Nous leur prêtons une attention
qui les honore, et qui nous flatte : nous ne sommes pas dupes, n'est-ce
pas du système qui les a condamnés ; leurs livres en
sont garants, puisque nous prenons soin de les ranger le long des
autres, même si nous laissons leurs auteurs de l'autre côté.
A ceux-ci, nous posons une seule condition : qu'ils racontent leur
vie. Il faut qu'ils racontent leur vie. Règle rigoureuse
sous son allure de tolérance. Ce qui est imposé par
cette règle ? C'est d'abord que la condamnation et la prison
apparaissent comme des aventures singulières. Elles ne pouvaient
arriver que par suite d'une fatalité ou d'une démesure.
Qui s'y trouve pris les avait appelées sans doute par une
sorte de faiblesse ou un obscur génie : ça ne pouvait
arriver qu'à lui. La rencontre, l'occasion, le geste, la
fuite, la capture, la preuve, la sentence, l'évasion -une
somme d'improbabilités et de chances qui ne se rencontrent
qu'une fois, et ne portent qu'un nom.
Au coeur de notre rapport à la justice nous mettons, et
nous ne voulons voir, que le hasard. Il faut, n'est-ce pas, beaucoup
de hasards pour faire un criminel ; beaucoup de hasards pour commettre
un crime ; beaucoup de hasards pour qu'il soit découvert.
Il est essentiel pour nous de croire que la machine pénale
ne fonctionne que de loin en loin, déclenchée chaque
fois par un incroyable concours de circonstances. Pour nous en convaincre,
nous avons deux genres de récits qui se font face : le roman
policier (maximum d'improbabilités, traces indéchiffrables,
hasard d'une découverte qui met en oeuvre le plus méticuleux
calcul) et les aventures du criminel (qui doivent être comme
l'envers du roman policier : veine, guigne, cerise, fatalité,
calculs déjoués, miraculeuse providence, vol imprévisible
du papillon). À l'inimaginable aventure qui ne se produit
qu'une fois répond l'infaillible détection qui, chaque
fois, découvre l'improbable. Ainsi sommes-nous rassurés.
Ainsi se trouve conjuré tout ce qu'il peut y avoir de quotidien,
de familier, d'extrêmement probable, de central en fin de
compte dans notre rapport à la police et à la justice.
Ainsi se trouve établi que le condamné ne peut avoir
de pensée puisqu'il ne doit avoir que des souvenirs. Sa mémoire
seule est admise, non ses idées. Derrière son geste,
rien de plus qu'un désir fou, qui a tout bousculé,
ou d'inévitables circonstances, qui ont tout comploté :
mais toujours à sa place, et sans qu'il puisse y avoir en
cela un sens communicable, ou une vérité qui pourrait
être celle de plusieurs. L'infraction n'est pas faite pour
être pensée ; elle doit seulement être vécue,
puis rappelée. Nous ne tolérons pas le système,
mais la simple mémoire du crime.
Ainsi se trouve établi encore que le condamné sera
toujours un homme seul. Il peut avoir des complices, ou des compagnons
de cellule, mais c'est seulement pour les avoir rencontrés.
Il aura été pris avec eux dans une conjonction de
hasard ou dans une fatalité commune, mais, de toute façon,
chacun d'eux aura été seul à plusieurs. Leurs
souvenirs peuvent bien se croiser ou se recouvrir, ils resteront
toujours les souvenirs de l'un ou de l'autre. Il n'est donc pas
question qu'ils puissent tenir ensemble un seul et même discours
qui serait collectivement le leur, et où ils pourraient dire
d'un accord commun, non point ce qu'ils ont vécu autrefois,
mais ce qu'aujourd'hui ils pensent.
«Tu raconteras donc tes souvenirs à toi, tu diras
ce que tu as fait, pourquoi tu as été pris, comment
tu as vécu dans ta prison, de quelle manière tu t'es
évadé. Sois le plus extrême et le plus singulier
possible. Rappelle tes impressions, réactive tes sentiments.
Dis ce que tu as vécu. Le collectif, l'ensemble, ce par quoi
on communique ? Ne t' en soucie pas : ce n'est pas affaire de pensée
ou de réflexion, mais seulement d'écriture. C'est
par le travail, la beauté, l'originalité mesurée
de ton écriture que tu seras reconnu. L'écriture,
apprends-le, c'est notre lieu sacré et c'est notre élément
universel. Cesse de vouloir dire à tout prix ce que tu penses.
Écris. Écris comme il faut, c'est-à-dire comme
nous voulons. Tu ne sais pas ? Tu dis des vulgarités, tu
te répètes, tu tombes dans des spéculations
oiseuses, alors qu'on te demande l'écriture même de
ton vécu ? Ça ne fait rien. On va prendre un magnétophone,
tu raconteras ta vie. Nous, nous allons écrire. On se partagera
la recette.»
*
Et pourtant ne sommes-nous pas bien placés pour savoir que
l'infraction, le tribunal, le châtiment ne sont pas -pas seulement,
en tout cas - affaires d'aventures individuelles ? Nous avons depuis
longtemps -à peu près depuis que nous avons lu les
Mémoires de Lacenaire et pris l'habitude d'écouter
les souvenirs des condamnés une sociologie et une psychologie
de la délinquance. Nous savons donc qu'il existe dans notre
société une quantité constante d'infractions,
que la répression des crimes est l'une des fonctions centrales
de notre société ; que, par-delà toutes les
péripéties des aventures singulières, la délinquance
existe comme phénomène d'ensemble ; que le criminel
n'est pas seulement un joueur ou un jouet, mais qu'il est porteur
d'un certain nombre de caractères, de symptômes, de
traits physiques ; que c'est un cas -un cas normalement anormal.
Mais voilà justement qui est significatif : pour que le condamné
cesse d'être le simple sujet de ses aventures, il faut qu'un
regard savant se porte sur lui ; il faut qu'un discours, tout armé
de concepts, parle de lui ; il faut qu'une institution -«sociologie»,
«psychiatrie», «psychologie», «criminologie»,
peu importe son nom -le prenne pour objet ; il faut non pas qu'il
parle et qu'on l'écoute, mais qu'il réponde à
des questions qu'on lui a posées pour soumettre ensuite ce
qu'il dit à un examen. Les condamnés n'existent au
pluriel que par l'effet et la grâce d'un discours «scientifique»
tenu par un préposé. Ils forment un ensemble parce
qu'on les a regroupés sous des catégories générales ;
s'ils doivent avoir des mots ou des idées en commun, ce sont
les mots par lesquels on les désigne, et les notions qu'on
leur applique. L'analyse ou la réflexion se mène de
l'extérieur : on ne leur demande pas quelle est la leur ; on
l'exerce, avec tout le soin possible, sur eux. La vérité
les éclaire d'en haut.
Ainsi peut-on être sûr qu'ils ne formeront rien d'autre
qu'une collection ; jamais un mouvement collectif porteur lui-même
de sa propre réflexion.
Il ne faut pas s'y tromper : le récit vécu par le
condamné de ses propres aventures fait partie d'une certaine
distribution des rôles, où la criminologie figure aussi
bien que le roman policier. Mémoire, écriture, hasard,
certitude, vérité, tout cela a une place très
déterminée dans cette distribution. Voici la scène :
toi, tu es l'individu, l'aventure, la mémoire ; tu parleras
à la première personne, aux seules conditions d'une
écriture dont nous seuls détenons la loi ; à
ce prix tu seras entendu et absous. Nous, nous écouterons
des récits fictifs (inquiétants-rassurants) où
ton aventure irrégulière sera suivie, reconstituée,
captée, maîtrisée par un certain calcul rationnel
qui triomphera de tes ruses et résoudra l'énigme par
une ingénieuse trouvaille. Et, pendant que nous nous enchanterons
de ces fictions, vous autres, qui êtes savants, vous serez
les seuls à pouvoir transformer l'aventure singulière
que raconte la mémoire individuelle en un phénomène
d'ensemble qu'au nom de la science vous désignerez et désarmerez
du terme de délinquance.
*
Je disais tout à l'heure que la criminologie se formait
à l'époque même où les Mémoires
de Lacenaire (rédigés en prison et juste avant son
exécution) étaient accueillis par le public avec une
grande faveur. Or il faut se rappeler que ces Mémoires ne
sont parus que censurés. Rien, sans doute, ne nous permettra
de reconstituer ce qui a été effacé. Pourtant,
on peut le deviner puisque l'éditeur a marqué en pointillé
les passages expurgés. Rien n'a été exclu de
ce qui pouvait être souvenirs et aventures : les vols sont
racontés, les meurtres et les tentatives de meurtre, la manière
de s'y prendre, les chances et les malchances, le nombre de coups
portés. Mais toutes les phrases censurées portent
manifestement sur les relations entre le crime, l'État, la
politique, la religion, l'économie. Ce n'est pas la pratique,
c'est la théorie du crime qui est passée au caviar.
Le régime de Louis-Philippe pouvait bien supporter qu'un
assassin remémorât un assassinat ; mais non pas qu'un
criminel réfléchît sur le crime, sur la question
politique du crime, ou fît une analyse que d'autres (criminels
ou non) pourraient reprendre et travailler comme une oeuvre commune.
Et c'est précisément dans l'espace blanc de ce discours
explicitement interdit (et non «refoulé») que
la criminologie, la sociologie et la psychologie du crime ont trouvé
place : elles ont pris en charge de faire exister à leur tour
la criminalité comme phénomène d'ensemble,
et de manière qu'elle s'exprime seulement comme un objet
de savoir, comme un champ d'analyses, comme un thème de réflexions,
menées par d'autres et pour d'autres. Ne pas s'étonner
donc si de telles «sciences» décomposent la criminalité
en une somme de petites aventures individuelles où se seraient
produites des chances et des malchances comme la possessivité
de la mère, l'absence du père, la destructuration
familiale ou l'immaturation du surmoi : guignes sociopsychologiques.
Partenaire habile et docile, la criminologie répond comme
il faut au récit d'aventures. Elle chante le même air,
sur une autre octave et avec d'autres paroles. Et, d'un autre côté,
elle fait écho au roman policier : tout comme celui-ci dénoue
par calcul certain l'improbable énigme, elle ramène
toutes les irrégularités de l'aventure individuelle
à un profil général, qui porte précisément
le nom de «déviance».
Qu'on ne me dise pas que j'exagère. Un psychanalyste américain
avait écouté de criminels clients avec tant d'attention
qu'il avait pu comprendre comment et pourquoi tel crime avait pu
être commis. La police le consultait donc : et, devant un cadavre,
il reconstituait si bien le portrait psychologique du client (celui
de la police, cette fois) qu'il parvenait à démasquer
le coupable. Il s'appelle : Brussels. La scène dont je parle
est donc celle du trio Lacenaire-Gaboriau-Lombroso.
Le livre de Serge Livrozet dérange cette distribution. Il
reprend le fil d'un discours que les censeurs de Lacenaire auraient
voulu interrompre. Il entreprend de voir -du point de vue de l'infracteur
-le sens politique de l'infraction. Ce ne sont pas les Mémoires
d'un détenu. Je ne veux pas dire qu'il soit inutile d'apporter
sous forme de souvenirs des témoignages qui peuvent avoir
valeur de critique et de dénonciation. Je veux dire qu'il
est temps d'écouter autre chose, qui est nouveau et très
ancien.
Nouveau, parce que sont rares sans doute ceux qui ont le courage
de les publier tels quels. Nouveau, parce que nous ne sommes pas
habitués à ces textes où les souvenirs à
peine amorcés s'interrompent ; ils ne sont là, un instant,
que pour donner droit de dire, sans «qualification scientifique» :
«Puisqu'il est question de crime, de loi, d'infraction, de
délinquance, voici ce que je pense ; voici ce que je pensais
ou voulais lorsque je violais la loi et que je commettais un délit.»
La première personne qui parle tout au long du livre est
moins une première personne de mémoire que de théorie.
Ou, plutôt, une première personne qui en rappelant
ses délits affirme le droit pour un «délinquant»
de parler de la loi ; une première personne qui refuse d'être
dépouillée de ce droit par la permission qui lui est
donnée de raconter ses souvenirs. Vous ne saurez de ma vie,
dit Serge Livrozet, que le minimum nécessaire pour établir
le fait suivant : en franchissant autrefois la loi, et en menant
aujourd'hui une vie qui ne s'oppose pas à elle, je n'ai jamais
renoncé à l'attaquer à discours armé.
Bien plus, c'est un droit que mes délits m'ont donné
alors, et auquel je tiens plus qu'aux souvenirs qu'ils m'ont laissés.
En cela, le livre de Serge Livrozet se rattache à toute
une ancienne tradition qui fut systématiquement écartée
et méconnue. Car il y a, depuis fort longtemps, une pensée
de l'infraction intrinsèque à l'infraction elle-même ;
une certaine réflexion sur la loi liée au refus actif
de la loi ; une certaine analyse du pouvoir et du droit qui se pratiquaient
chez ceux-là mêmes qui étaient en lutte quotidienne
contre le droit et le pouvoir. Étrangement, cette pensée
semble avoir fait plus peur que l'illégalité elle-même,
puisqu'elle a été plus sévèrement censurée
que les faits qui l'accompagnaient, ou dont elle était l'occasion.
On l'a vue apparaître de temps en temps, avec éclat,
dans tout un courant anarchiste en particulier, mais le plus souvent
à la dérobée. Elle s'est transmise pourtant,
et s'est élaborée.
La voici qui éclate aujourd'hui dans ce livre. Et elle éclate
parce que, dans les prisons, parmi ceux également qui en
sortent ou qui vont y entrer, elle a acquis, par la révolte
et les luttes, la force de s'exprimer. Le livre de Serge Livrozet
fait partie de ce mouvement qui, depuis des années, travaille
les prisons. Je ne veux pas dire qu'il «représente»
ce que pensent les détenus dans leur totalité ou même
forcément dans leur majorité. Je dis qu'il est un
élément de cette lutte ; qu'il est né d'elle,
et qu'il y jouera un rôle. Il est expression individuelle
et forte d'une certaine expérience et d'une certaine pensée
populaires de la loi et de l'illégalité. Une philosophie
du peuple.
Serge Livrozet a été l'un des animateurs du mouvement
de lutte qui s'est développé à la centrale
de Melun depuis l'hiver 1971-1972. À sa sortie, il fut parmi
les fondateurs du Comité d'action des prisonniers.
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