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L'intellectuel sert à rassembler les idées mais son savoir est partiel par rapport au savoir ouvrier
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II texte n°123

«L'intellectuel sert à rassembler les idées mais son savoir est partiel par rapport au savoir ouvrier» (entretien avec José, ouvrier de Renault, de Billancourt, et J.-P. Barrou), Libération, no 16, 26 mai 1973, pp. 2-3. Voir supra no 117.

Dits Ecrits Tome II texte n°123


José : Le rôle d'un intellectuel qui se met au service du peuple peut être de renvoyer plus largement la lumière qui vient des exploités. Il sert de miroir.

M. Foucault : Je me demande si tu n'exagères pas un peu le rôle des intellectuels. Nous sommes d'accord, les ouvriers n'ont pas besoin d'intellectuels pour savoir ce qu'ils font, ils le savent très bien eux-mêmes. Pour moi, l'intellectuel, c'est le type qui est branché, non pas sur l'appareil de production, mais sur l'appareil d'information. Il peut se faire entendre. Il peut écrire dans les journaux, donner son point de vue. Il est également branché sur l'appareil d'information ancien. Il a le savoir que lui donne la lecture d'un certain nombre de livres, dont les autres gens ne disposent pas directement. Son rôle, alors n'est pas de former la conscience ouvrière, puisqu'elle existe, mais de permettre à cette conscience, à ce savoir ouvrier d'entrer dans le système d'informations, de se diffuser et d'aider, par conséquent, d'autres ouvriers ou des gens qui n'en sont pas à prendre conscience de ce qui se passe. Je suis d'accord pour parler de miroir avec toi, en entendant miroir comme un moyen de transmission.

José : Et, à partir de là, l'intellectuel favorise les échanges. Donc, il ne va pas dire ce qu'il faut faire aux ouvriers. Il rassemble les idées. Il écrit. Il accélère les échanges, les discussions entre les gens, sur ce qui les divise.

M. Foucault : C'est important pour le mouvement démocratique, parce que, même chez certains ouvriers, il y a des préjugés qui disent ceci. Premièrement, le seul savoir qui compte, c'est celui des intellectuels, des scientifiques, c'est-à-dire celui qui appartient à une certaine couche sociale. Le second préjugé consiste à dire : non seulement le savoir ouvrier ne vaut rien, mais, de toute façon, les ouvriers ne savent rien. Or, non seulement leur savoir existe, mais il vaut mieux que les autres. Certes, il a besoin d'être élaboré, travaillé, transformé. Les travailleurs ne savent pas les choses comme ça, de plein droit, par une espèce de droit de nature. Mais on peut dire ceci : le savoir d'un intellectuel est toujours partiel par rapport au savoir ouvrier. Ce que nous savons de l'histoire de la société française est entièrement partiel par rapport à toute l'expérience massive que la classe ouvrière, elle, possède. Si un intellectuel veut comprendre ce qui s'est passé (et après tout, c'est son métier), il faut qu'il sache que le savoir premier, essentiel n'est pas dans sa tête, mais dans la tête des ouvriers et qu'il y a une rationalité de leur comportement. Depuis le XIXe siècle, on fait croire aux gens que les travailleurs sont de braves types, un peu impulsifs. Tu le vois dans les textes des bourgeois du XIXe.

José : Tu retrouves ça avec les syndicats.

M. Foucault : Oui. La bureaucratie syndicale fonctionne sur ce thème : les ouvriers sont gentils, mais on ne peut pas les laisser faire. Autrement dit : ils ont de bons sentiments, de la spontanéité, mais par eux-mêmes ils ne pensent pas. Or les ouvriers pensent, savent, raisonnent, calculent. Pendant longtemps, ils ont revendiqué pour avoir le droit de s'associer. Et ils l'ont obtenu. Mais les victoires ne sont jamais définitives. Très vite, il s'est établi une bureaucratie syndicale. Elle a posé comme principe que les travailleurs ne pensaient pas et que c'était à elle de décider, de penser. Elle a donc confisqué le droit de réflexion, de calcul, de décision. Du même coup, elle s'est condamnée à être un frein à l'action ouvrière qui peut être à la fois spontanée et réfléchie. Et, à partir du moment où l'on casse en deux cette expérience, on joue un jeu qui, finalement, est favorable au patronat.

Libération : La pensée ouvrière n'est pas seulement un savoir au sens strict. Elle a aussi ses valeurs. Si l'on compare, tu vois que des valeurs égoïstes nourrissent la pensée bourgeoise. Par contre, dans la pratique quotidienne, dans les luttes, tu découvres des formes d'entraide, de la fraternité. Des ouvriers disent parfois que l'usine est pour eux comme une deuxième famille.

M. Foucault : Mais comme les moyens d'information sont entre les mains de la bourgeoisie, ces valeurs dont tu parles, cette pensée autonome ne peuvent pas s'exprimer. D'où tout un tas d'équivoques. Les intellectuels se font souvent de la classe ouvrière une image qui a les mêmes valeurs humanistes que la bourgeoisie. Or ce n'est pas vrai. Si tu regardes bien la classe ouvrière, finalement, elle est illégaliste. Elle est contre la loi, puisque la loi a toujours été faite contre elle.

José : Quand tu dis : «Ils sont tout à fait illégalistes», dans un sens, je suis d'accord avec toi. Mais, en même temps, les ouvriers ont le sens de la discipline. On se révolte contre les cadences, contre le travail, mais si un gars arrive trop souvent en retard à son boulot, il n'est pas bien vu par les autres. Quand un gars commet certaines fautes vis-à-vis du patron, il arrive qu'elles soient aussi considérées comme des fautes par les ouvriers.

M. Foucault : Mais cette discipline, comment faut-il la comprendre ? Est-elle le résultat d'une pression qui s'est exercée depuis des dizaines d'années sur la classe ouvrière et qui fait qu'elle accepte la discipline patronale? Est-ce une acceptation ou est-ce un moyen juste de lutte que d'accepter, voire d'imposer, aux ouvriers cette discipline? Elle prend là un caractère de solidarité collective. Tout le monde travaille en même temps, ce qui est indispensable pour que les luttes ne se dispersent pas.

José : Je me pose la question : quelle est la part de la pression qu'on nous impose ?

M. Foucault : La question est en effet absolument ouverte. Lorsqu'un ouvrier se bagarre avec un autre, quand il se soûle, s'il prend la femme de son copain, il a des réactions. Certaines viennent de l'extérieur, lui ont été imposées. D'autres sont spécifiques à la conscience ouvrière et sont des instruments de lutte.