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«L'intellectuel sert à rassembler les idées
mais son savoir est partiel par rapport au savoir ouvrier»
(entretien avec José, ouvrier de Renault, de Billancourt,
et J.-P. Barrou), Libération, no 16, 26 mai 1973, pp. 2-3.
Voir supra no 117.
Dits Ecrits Tome II texte n°123
José : Le rôle d'un intellectuel qui se met au service
du peuple peut être de renvoyer plus largement la lumière
qui vient des exploités. Il sert de miroir.
M. Foucault : Je me demande si tu n'exagères pas un peu
le rôle des intellectuels. Nous sommes d'accord, les ouvriers
n'ont pas besoin d'intellectuels pour savoir ce qu'ils font, ils
le savent très bien eux-mêmes. Pour moi, l'intellectuel,
c'est le type qui est branché, non pas sur l'appareil de
production, mais sur l'appareil d'information. Il peut se faire
entendre. Il peut écrire dans les journaux, donner son point
de vue. Il est également branché sur l'appareil d'information
ancien. Il a le savoir que lui donne la lecture d'un certain nombre
de livres, dont les autres gens ne disposent pas directement. Son
rôle, alors n'est pas de former la conscience ouvrière,
puisqu'elle existe, mais de permettre à cette conscience,
à ce savoir ouvrier d'entrer dans le système d'informations,
de se diffuser et d'aider, par conséquent, d'autres ouvriers
ou des gens qui n'en sont pas à prendre conscience de ce
qui se passe. Je suis d'accord pour parler de miroir avec toi, en
entendant miroir comme un moyen de transmission.
José : Et, à partir de là, l'intellectuel
favorise les échanges. Donc, il ne va pas dire ce qu'il faut
faire aux ouvriers. Il rassemble les idées. Il écrit.
Il accélère les échanges, les discussions entre
les gens, sur ce qui les divise.
M. Foucault : C'est important pour le mouvement démocratique,
parce que, même chez certains ouvriers, il y a des préjugés
qui disent ceci. Premièrement, le seul savoir qui compte,
c'est celui des intellectuels, des scientifiques, c'est-à-dire
celui qui appartient à une certaine couche sociale. Le second
préjugé consiste à dire : non seulement le
savoir ouvrier ne vaut rien, mais, de toute façon, les ouvriers
ne savent rien. Or, non seulement leur savoir existe, mais il vaut
mieux que les autres. Certes, il a besoin d'être élaboré,
travaillé, transformé. Les travailleurs ne savent
pas les choses comme ça, de plein droit, par une espèce
de droit de nature. Mais on peut dire ceci : le savoir d'un intellectuel
est toujours partiel par rapport au savoir ouvrier. Ce que nous
savons de l'histoire de la société française
est entièrement partiel par rapport à toute l'expérience
massive que la classe ouvrière, elle, possède. Si
un intellectuel veut comprendre ce qui s'est passé (et après
tout, c'est son métier), il faut qu'il sache que le savoir
premier, essentiel n'est pas dans sa tête, mais dans la tête
des ouvriers et qu'il y a une rationalité de leur comportement.
Depuis le XIXe siècle, on fait croire aux gens que les travailleurs
sont de braves types, un peu impulsifs. Tu le vois dans les textes
des bourgeois du XIXe.
José : Tu retrouves ça avec les syndicats.
M. Foucault : Oui. La bureaucratie syndicale fonctionne sur ce
thème : les ouvriers sont gentils, mais on ne peut pas les
laisser faire. Autrement dit : ils ont de bons sentiments, de la
spontanéité, mais par eux-mêmes ils ne pensent
pas. Or les ouvriers pensent, savent, raisonnent, calculent. Pendant
longtemps, ils ont revendiqué pour avoir le droit de s'associer.
Et ils l'ont obtenu. Mais les victoires ne sont jamais définitives.
Très vite, il s'est établi une bureaucratie syndicale.
Elle a posé comme principe que les travailleurs ne pensaient
pas et que c'était à elle de décider, de penser.
Elle a donc confisqué le droit de réflexion, de calcul,
de décision. Du même coup, elle s'est condamnée
à être un frein à l'action ouvrière qui
peut être à la fois spontanée et réfléchie.
Et, à partir du moment où l'on casse en deux cette
expérience, on joue un jeu qui, finalement, est favorable
au patronat.
Libération : La pensée ouvrière n'est pas
seulement un savoir au sens strict. Elle a aussi ses valeurs. Si
l'on compare, tu vois que des valeurs égoïstes nourrissent
la pensée bourgeoise. Par contre, dans la pratique quotidienne,
dans les luttes, tu découvres des formes d'entraide, de la
fraternité. Des ouvriers disent parfois que l'usine est pour
eux comme une deuxième famille.
M. Foucault : Mais comme les moyens d'information sont entre les
mains de la bourgeoisie, ces valeurs dont tu parles, cette pensée
autonome ne peuvent pas s'exprimer. D'où tout un tas d'équivoques.
Les intellectuels se font souvent de la classe ouvrière une
image qui a les mêmes valeurs humanistes que la bourgeoisie.
Or ce n'est pas vrai. Si tu regardes bien la classe ouvrière,
finalement, elle est illégaliste. Elle est contre la loi,
puisque la loi a toujours été faite contre elle.
José : Quand tu dis : «Ils sont tout à fait
illégalistes», dans un sens, je suis d'accord avec
toi. Mais, en même temps, les ouvriers ont le sens de la discipline.
On se révolte contre les cadences, contre le travail, mais
si un gars arrive trop souvent en retard à son boulot, il
n'est pas bien vu par les autres. Quand un gars commet certaines
fautes vis-à-vis du patron, il arrive qu'elles soient aussi
considérées comme des fautes par les ouvriers.
M. Foucault : Mais cette discipline, comment faut-il la comprendre
? Est-elle le résultat d'une pression qui s'est exercée
depuis des dizaines d'années sur la classe ouvrière
et qui fait qu'elle accepte la discipline patronale? Est-ce une
acceptation ou est-ce un moyen juste de lutte que d'accepter, voire
d'imposer, aux ouvriers cette discipline? Elle prend là un
caractère de solidarité collective. Tout le monde
travaille en même temps, ce qui est indispensable pour que
les luttes ne se dispersent pas.
José : Je me pose la question : quelle est la part de la
pression qu'on nous impose ?
M. Foucault : La question est en effet absolument ouverte. Lorsqu'un
ouvrier se bagarre avec un autre, quand il se soûle, s'il
prend la femme de son copain, il a des réactions. Certaines
viennent de l'extérieur, lui ont été imposées.
D'autres sont spécifiques à la conscience ouvrière
et sont des instruments de lutte.
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