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«Die grosse Einsperrung» («Le grand enfermement»
; entretien avec N. Meienberg ; trad. J. Chavy), Tages Anzeiger
Magazin, no 12, 25 mars 1972, pp. 15, 17, 20 et 37.
Dits Ecrits Tome II texte n°105
- Existe-t-il un rapport entre vos travaux philosophiques structuralistes
et votre engagement dans le G.I.P. ?
- D'abord, je ne suis pas structuraliste, je n'ai jamais dit que
j'étais structuraliste, j'ai même toujours insisté
sur le fait que je ne suis pas structuraliste, et je l'ai rappelé
à plusieurs reprises. Rien, absolument rien dans ce que j'ai
publié, rien, ni dans mes méthodes ni dans aucun de
mes concepts, ne rappelle, ne serait-ce que de loin, le structuralisme.
Il faut s'appeler Piaget pour se figurer que je suis structuraliste.
- D'où vient alors la conviction générale
que vous êtes structuraliste ?
- Je suppose que c'est un produit de la bêtise ou de la naïveté.
- C'est Piaget qui vous a collé l'étiquette de philosophe
structuraliste ?
- Je ne le crois guère, il n'en est pas capable, le pauvre.
Il n'a jamais rien inventé.
- Je dirai alors : le rapport entre votre engagement dans le G.I.P.
et, tout simplement, votre travail de philosophie. Ou bien préféreriez-vous
être qualifié d’historien ?
- Devinez vous-même ! Je n'ai dit ni l'un ni l'autre. J'aimerais
que vous mettiez nettement en évidence ce que j'ai dit du
structuralisme, que je ne suis pas un structuraliste, que je n'en
ai jamais été un et que seuls des idiots et des naïfs
- s'appelleraient-ils Piaget peuvent prétendre que j'en suis
un. Des idiots, des naïfs et des ignorants. D'habitude, cette
étiquette est utilisée par ceux qui ont perdu leur
actualité, c'est ainsi qu'ils jugent les autres. Mais ces
considérations n'ont guère d'intérêt,
parlons plutôt de choses sérieuses.
- Je vous en prie.
-J'aimerais bien que l'on n'établisse aucun rapport entre
mon travail théorique et mon travail au G.I.P. J'y tiens
beaucoup. Mais il y a probablement un rapport. Ce que j'ai étudié
dans l’Histoire de la folie avait quelque chose à voir
avec ce phénomène singulier de la société
occidentale qu'au XVII" siècle on a appelé le
«renfermement». Je crois que l'un des tableaux les plus
bouleversants qui aient jamais été peints en Occident,
c'est Les Régentes, de Frans Hals, une peinture extraordinaire
sur laquelle Claudel a dit de fort belles choses. Elle se rapporte
à une pratique très originale, qui fut, en un certain
sens, une invention géniale de l'époque classique.
Fin XVI", début XVII" siècle. Je crois qu'on
peut dire qu'il y a différents types de civilisations. Les
civilisations qui exilent, à savoir celles qui réagissent
aux délits ou aux crimes, ou encore aux individus insupportables,
en les chassant de la société, en les exilant. Ensuite,
il y a des sociétés qui massacrent, des sociétés
qui torturent, qui répliquent à ces individus par
la torture ou la peine de mort. Et puis il y a des sociétés
qui enferment. Je pense qu'il n'existe pas beaucoup de sociétés
de ce genre. Vous savez qu'au Moyen Âge les prisons n'existaient
pratiquement pas ; à cette époque, les cachots étaient
avant tout une sorte d'antichambre du tribunal, on s'emparait d'une
personne pour avoir un gage, pour pouvoir, par la suite, tuer cette
personne, ou la punir d'une autre manière, ou aussi pour
qu'elle paie rançon afin d'être libérée.
À cette époque, le cachot était un lieu de
passage : passage vers la mort, ou vers la liberté, en achetant
celle-ci avec de l'argent. L'idée que la prison serait en
soi une punition fut totalement étrangère au Moyen
Âge, et les pratiques de ce genre n'existaient pas dans cette
société-là. Et c'est seulement lorsque le capitalisme
à ses débuts se trouva confronté à des
problèmes nouveaux, surtout avec celui de la main-d'oeuvre,
des chômeurs, et lorsque les sociétés du XVII"
siècle connurent de grandes insurrections populaires, en
France, en Allemagne, etc., en Angleterre aussi, c'est à
ce moment seulement qu'on a recouru à l'enfermement. Pourquoi
?
Parce que la vieille méthode de répression des insurrections
ne semblait plus appropriée. Jusque-là, normalement,
on envoyait une armée de métier qui massacrait les
gens et en même temps anéantissait les biens, de sorte
que pareille invasion touchait tout autant les possédants
que les petites gens. C'était un massacre absolu, l'armée
restait pendant des semaines ou des mois dans le pays, dévorant
tout, elle faisait table rase, les grands propriétaires fonciers
ne pouvaient plus faire rentrer les impôts, c'était
une catastrophe économique générale. On a donc
alors inventé la prison afin d'obtenir un résultat
différencié, à savoir que les prisons permettaient
d'éliminer comme dangereuse une certaine partie de la population,
sans que cette élimination ait eu des conséquences
économiques catastrophiques, comme c'était le cas
quand on envahissait les régions insurgées. Une prophylaxie,
en quelque sorte.
- Au Moyen Âge, il y avait déjà des cachots
et des prisons. -Mais on n'y enfermait les gens que jusqu'à
ce qu'on les jugât, jusqu'à ce qu'ils aient payé
rançon ou jusqu'à ce qu'ils soient exécutés.
Les cellules comptaient très peu de détenus qui attendaient
leur destin. Il n'existait pas encore d'enfermement de masse, comme
au XVIIe siècle, à Paris, où plus de 6000 personnes
étaient enfermées en permanence. Chiffre énorme
pour le Paris de l'époque, qui ne comptait que 300000 habitants.
Ce qui entraînait des conséquences démographiques
et économiques, car qui était enfermé ? Les
vagabonds, les gens sans travail ni domicile fixe. Pour échapper
à l'enfermement, il fallait donc exercer un métier,
accepter un travail salarié, si mal payé fût-il.
En conséquence, les salaires les plus bas étaient
stabilisés par la menace de l'incarcération. Évidemment,
les conséquences politiques et sociales ont été
importantes, car on pouvait éliminer ainsi tout ceux que
l'on appelait agitateurs. Donc, une solution extraordinairement
élégante, si toutefois on peut parler d'élégance
en ce domaine, un remède miracle dans la période du
capitalisme naissant.
- Les gens ne passaient pas devant un tribunal, on les incarcérait
directement.
- Directement. Grâce à la police, institution qui
fut perfectionnée à cette époque, et qui remplissait
une fonction quasi judiciaire. Son pouvoir était presque
absolu ; à Paris, le lieutenant de police avait le pouvoir
de faire enfermer les mendiants et les vagabonds sans autre forme
de procès.
- Partant de cet arrière-plan historique que vous avez décrit
dans votre Histoire de la folie, vous êtes-vous heurté
ensuite à la fonction actuelle des prisons ?
- J'aurais été plus tranquille avec un autre sujet
de recherche. Après Mai 68, lorsque le problème de
la répression et des poursuites judiciaires est devenu de
plus en plus aigu, il est probable que cela m'a causé une
sorte de choc et a ravivé un souvenir. Car on avait l'impression,
et ce, d'ailleurs, dès avant Mai 68, qu'on revenait à
cette sorte d'enfermement assez général qui existait
déjà au XVIIe siècle : une police avec des
pouvoirs discrétionnaires étendus. À cette
époque, on enfermait sans discrimination aucune les vieux,
les infirmes, les gens qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas
travailler, les homosexuels, les malades mentaux, les pères
dilapidateurs, les fils prodigues ; on les enfermait tous ensemble
au même endroit. Puis, à la fin du XVIIIe et au début
du XIXe siècle, à l'époque de la Révolution
française, on fit des distinctions : les malades mentaux
à l'asile, les jeunes dans des maisons d'éducation,
les délinquants en prison, à quoi s'ajoute tout un
arsenal de mesures discriminatoires, interdiction de séjour,
etc. Et, aujourd'hui, pour des raisons que je ne comprends pas encore
très bien, on en revient à une sorte d'enfermement
général, indifférencié. Les camps de
concentration nazis ont fait connaître la variante sanglante,
violente, inhumaine de ce nouvel enfermement -juifs, homosexuels,
communistes, vagabonds, tsiganes, agitateurs politiques, ouvriers,
tous dans le même camp. Et, aujourd'hui, on voit la même
chose se dessiner sous une forme plus discrète, plus voilée,
d'une manière apparemment scientifique. Les célèbres
asiles psychiatriques de l'Union soviétique commencent à
fonctionner de cette manière. Toutes ces institutions qui,
en France, paraissent si humanitaires, si médicales, si scientifiques,
les centres prophylactiques, les foyers pour jeunes en danger, les
maisons d'éducation surveillée, dirigés par
des gens qui ont l'air d'assistants sociaux, d'éducateurs,
de médecins, mais qui, finalement, sont des policiers : dans
ce large éventail de professions si différentes en
apparence, on constate une fonction commune qui les enchaîne
ensemble, celle de geôlier. Toutes ces professions ont pour
fonction commune la surveillance, le maintien sous les verrous des
existences marginales qui ne sont ni vraiment criminelles ni vraiment
pathologiques.
- À première vue, l'éventail des discriminations
du début du XIXe siècle a entraîné une
humanisation : les malades mentaux et ce qu'on appelle les «enfants
difficiles» ont été séparés des
délinquants proprement dits. Mais, d'un autre côté,
le schéma de la prison a été étendu
aux maisons d'éducation surveillée, aux asiles et
aux casernes.
- Disons que la technique de l'enfermement a connu une application
générale. Également dans les asiles, les casernes,
les lycées... Par exemple, nous faisons à présent,
au Collège de France, un séminaire sur des affaires
médico-légales. En 1835, on voit déjà
des avocats défendre des meurtriers qui sont manifestement
des malades mentaux. Ils disent aux juges : «Le principal,
c'est d'enfermer ce type. Peu importe que ce soit dans une prison
ou un asile, en ce qui concerne mon client personnellement. Si je
vous prie de le mettre de préférence à l'asile,
c'est pour que l'honneur de sa famille ne soit pas entaché.»
On voit bien qu'aux yeux d'un avocat de 1835 il n'y a aucune différence
entre la prison et l'internement dans un asile.
- Si je vous comprends bien, une autre forme de l'enfermement consistait
à contraindre les vagabonds au travail et à les mettre
dans des usines. D'autres étaient envoyés dans des
casernes en vue de la conquête de nouveaux débouchés,
à cette époque des débuts de l'impérialisme.
Avez-vous constaté une corrélation entre le développement
des forces productives, dans le capitalisme de Manchester, et les
différentes techniques d'enfermement ?
- C'est pour moi l'une des énigmes que posent les poursuites
pénales en Occident. Le grand enfermement a été
généralement pratiqué dans la société
capitaliste. C'est quelque chose de très archaïque et
qui ne se justifie pas, ses conséquences sont manifestement
coûteuses. Tout le monde reconnaît qu'il y a actuellement,
en France, 30000 détenus, dont environ de 3000 à 4000
sont des criminels à proprement parler. Le reste, ce sont
des petits voleurs ou des gens qui ont émis des chèques
sans provision, du menu fretin ; pour eux, on n'a vraiment pas besoin
d'utiliser les méthodes coûteuses, archaïques
et lourdes de l'enfermement. Vous le voyez, on a donc une énorme
organisation carcérale dont on peut se demander si elle correspond
finalement à un besoin économique, puisque sur le
plan strictement pénal, son existence n'est pas justifiée.
Si l'on considère qu'à côté de ces 30000
habitants permanents des prisons s'ajoutent par an 100000 qui y
transitent, que ces 100000 Y reviennent régulièrement,
on constate qu'en France, grosso modo, 300000 personnes passent
par les prisons ou y retourneront. Cela ne représente pas
1 % de la population française. On ne voit donc pas, d'un
point de vue économique, ce que cela peut rapporter de soustraire
300000 personnes d'une population de 50 millions d'habitants. Comparé,
par exemple, au nombre des victimes de la route, les détenus
ne font pas le poids. Et, malgré cela, la société
y tient beaucoup. Elle possède cet appareil coûteux
de prisons et de gardiens de prison, et, quand on veut le critiquer,
quand on veut montrer son absurdité, avec quelle vigueur
réagissent les hommes au pouvoir ! La société
tout entière réagit aussi, on déchaîne
des campagnes de presse.
- Peut-être est-ce un profond besoin psychologique des «innocents»
auxquels il faut des boucs émissaires, afin de faire ressortir
clairement leur «innocence» par rapport à la
culpabilité des enfermés.
- Je ne sais pas. Il y a sûrement une raison. Pour l'instant,
dans le cadre de mon travail universitaire, je m'occupe du système
pénal du Moyen Âge. Et ces jours-ci -peut-être
suis-je un peu naïf de ne pas l'avoir vu plus tôt -,
j'ai trouvé le hic : il s'agit de la confiscation des biens.
Le système pénal du Moyen Âge a contribué
presque plus que la banque à la circulation des biens. Ce
fut l'un des facteurs déterminants de l'établissement
du pouvoir royal. Car le pouvoir royal, dans la mesure où
il était aussi pouvoir judiciaire, conservait soit la totalité,
soit une part importante des biens confisqués. Et l'extension
du pouvoir royal, c'est-à-dire l'établissement de
la monarchie absolue, la concentration ou, tout au moins, le contrôle
d'une grande partie des richesses nationales par le pouvoir royal,
tout ce processus s'est accompli via le système pénal.
Cela, je peux le comprendre. Mais, de nos jours, il ne s'agit absolument
plus de cela. La part des biens confisquée par l'actuel système
pénal est absolument sans importance. J'en cherche les raisons,
mais je ne les vois pas encore clairement. Le rôle du système
pénal médiéval était presque aussi important
que l'interdiction de l'inceste dans les sociétés
primitives. L'interdiction de l'inceste avait également pour
but de faire circuler les biens, notamment la dot et les biens paraphernaux.
- Pourquoi dites-vous que vous préféreriez vous occuper
d'un travail historique qui ne vous ramènerait pas dans les
parages de la moderne exécution des peines ?
- Devinez !
-C'est pour moi mystérieux. Un travail scientifique qui
conduit organiquement à la praxis du présent est quand
même plus utile que de produire des essais pour les spécialistes
et les snobs.
- Si je m'occupe du G.I.P., c'est justement parce que je préfère
un travail effectif au bavardage universitaire et au griffonnage
de livres. Écrire aujourd'hui une suite de mon Histoire de
la folie qui irait jusqu'à l'époque actuelle est pour
moi dépourvu d'intérêt. En revanche, une action
politique concrète en faveur des prisonniers me paraît
chargée de sens. Une aide à la lutte des détenus
et, finalement, contre le système qui les met en prison.
- Il me paraît intéressant de comparer ce que vous
dites en ce moment avec vos déclarations plus anciennes.
Dans une interview de 1966 ! vous disiez : «Nous avons éprouvé
la génération de Sartre comme une génération
certes courageuse et généreuse, qui avait la passion
de la vie, de la politique, de l'existence... Mais nous, nous nous
sommes découvert autre chose, une autre passion : la passion
du concept et de ce que je nommerai le «système»
*.» À l'époque ! cela retentissait comme une
profession de foi en faveur d'un structuralisme apolitique, non
engagé.
* «Entretien avec Madeleine Chapsal», La Quinzaine
littéraire, no 5, 16 mai 1966, p. 14 (voir supra no 37).
- Depuis lors, beaucoup de choses ont fondamentalement changé.
C'est probablement parce que ma génération s'est rapprochée
de celle de Sartre. Il y a moins d'une semaine, Sartre et moi avons
manifesté devant le ministère de la Justice pour lire
en public un manifeste que les détenus nous avaient envoyé.
Il est évident que j'ai changé, mais Sartre aussi,
sans doute, parce que jusqu'alors il avait cru que ce que j'avais
écrit était un refus, une négation de
l'histoire. Aujourd'hui, il ne semble plus le croire. Parce que
j'ai changé ? Je ne sais pas.
- On vous a chassé du ministère de la Justice. Vouliez-vous
parler à Pleven, le ministre de la Justice ?
- Nous ne parlons pas à ce type. Il a trompé les
détenus, il a promis et n'a pas tenu, il a menti. Il est
absolument inutile de parler à Pleven. La manifestation au
ministère de la Justice avait une valeur symbolique. Il y
avait deux ou trois journalistes, radioreporters, etc. Mais, naturellement,
notre déclaration n'est pas passée à la radio.
C'est typique du système.
- Comment pouvez-vous lutter efficacement contre le système
pénal actuel si le système d'information étouffe
vos déclarations ?
- C'est un travail pénible. On m'a dit mille fois : «Écrivez
un article sur la prison que vous souhaitez.» Et mille fois,
j'ai répondu : «Merde, ça ne m'intéresse
pas.» Par contre, si on propose aux journaux un texte rédigé
par des détenus, où il est dit : «Nous voulons
cela et cela», les journaux ne le publient pas. La Cause du
peuple elle-même a censuré un texte de prisonniers.
Il ne correspondait pas à leurs idées, ils préféraient
des révoltes sur les toits. Quand les détenus parlent,
cela pose tellement problème. Le texte que j'ai lu avec Sartre
n'a pas été publié par La Cause du peuple.
Car, dès que les détenus parlent, nous sommes au coeur
du débat. Le premier pas à faire est donc de donner
la parole aux détenus.
- Actuellement, les membres du Secours rouge distribuent les tracts
du G.I.P. sur les marchés. Ce faisant, ils se sont aperçus
que les gens modestes qui témoignaient d'assez de compréhension
pour la campagne antiraciste du Secours rouge ne suivaient plus
dans la campagne sur les prisons. On entendait des réactions
du genre : «Faut-il construire des hôtels quatre-étoiles
pour ces fripouilles ?»
- Il est tout à fait clair que le prolétariat lui-même
est victime de la délinquance. Évidemment, les vieux
n'ont aucune tendresse particulière pour un type, un jeune
délinquant qui leur vole leurs dernières économies
parce qu'il veut acheter un Solex. Mais qui est responsable du fait
que ce jeune homme n'a pas assez d'argent pour acheter un Solex
et, deuxièmement, du fait qu'il a tellement envie d'en acheter
un ? Le XIXe siècle avait pratiqué sa manière
spécifique de répression du prolétariat. Divers
droits politiques lui furent accordés, liberté de
réunion, droits syndicaux, mais, inversement, la bourgeoisie
obtint du prolétariat la promesse d'une bonne conduite politique
et la renonciation à la rébellion ouverte. Les masses
populaires ne pouvaient exercer leurs maigres droits qu'en se pliant
aux règles du jeu de la classe dominante. De sorte que le
prolétariat a intériorisé une part de l'idéologie
bourgeoise. Cette part qui concerne l'usage de la violence, l'insurrection,
la délinquance, le sous-prolétariat, les marginaux
de la société. Aujourd'hui, on vit une première
retrouvaille, une réconciliation entre une partie du prolétariat
et la partie non intégrée de la population marginale.
- Au contraire, si l'on considère les réactions du
parti communiste, on a l'impression que la partie du prolétariat
qui a une conscience politique prend nettement ses distances par
rapport au sous-prolétariat, à la population des marginaux.
- C'est exact dans un certain sens. L'idéologie fait de
plus en plus pression sur la classe ouvrière. Cette idéologie
de l'ordre, de la vertu, de l'acceptation des lois, de ce qui est
convenable et de ce qui ne l'est pas. C'est exact, cette idéologie
est de plus en plus intériorisée. Mais pourtant, l'étonnant,
c'est que les couches marginales violentes de la population plébéienne
reprennent leur conscience politique. Par exemple, ces bandes de
jeunes, dans les banlieues, dans certains quartiers de Paris, pour
lesquels leur situation de délinquance et leur existence
marginale prennent une signification politique.
- Le fait que des délinquants se tiennent ouvertement sur
le terrain de la délinquance permet-il de conclure à
une conscience politique ?
- Cette conscience existe. Chez Renault, par exemple, il y a peut-être,
aujourd'hui, plus de mille jeunes ouvriers qui ont un casier judiciaire.
Jusqu'à une date récente, ils le cachaient, ils en
avaient honte, personne ne savait rien de leur passé. Aujourd'hui,
ils commencent à en parler. Et ils expliquent par leur casier
judiciaire la difficulté qu'ils ont à trouver un emploi,
ou leurs difficultés quand ils en ont trouvé un, ou
bien ils expliquent que ceux qui ont déjà été
condamnés sont toujours les premiers à être
licenciés, ou qu'on leur impose les travaux les plus sales.
C'est un phénomène entièrement nouveau, qui
est lié à l'apparition des nouveaux plébéiens.
Ou encore, prenez les anciens détenus qui ont pris la parole
dans une réunion publique, à Nancy, pour parler de
leur détention. Il y a eu des meetings publics à Nancy,
à Toul, à Lille, à Poitiers, et les détenus
y ont souvent pris la parole. Ils montaient à la tribune
pour dire : «J'ai été deux ans dans telle prison,
ou cinq ans dans telle autre.»
- Prenons, par exemple, le meeting qui a eu lieu mercredi dernier
à la Mutualité. Le public était composé
de sympathisants bruyants, un milieu tres fermé de jeunes
gauchistes.
- Ce meeting fut à la fois intéressant et décevant.
Car, pour la première fois à Paris, on a présenté,
en donnant leur nom, dix ou douze anciens détenus qui ont
parlé en public pour dire ce qu'ils pensaient de leur détention.
Sur ce point, c'était singulièrement intéressant.
Par ailleurs, c'était décevant, parce que, à
présent, il existe une espèce de tradition vieille
de quatre ans : on va à la Mutualité, ou, comme on
dit, à la Mutu, il y a toujours le même public de gauchistes
qui, en outre, ce soir-là s'est comporté encore plus
mal que d'habitude. Naturellement, ils étaient un peu impressionnés.
Un quart d'entre eux bavardait continuellement, allait et venait,
la pagaille normale à la Mutu. Ce qui se passait devant eux
leur était complètement égal, le principal,
c'était d'être à la Mutu. La réunion
n'avait pas été organisée par le G.I.P. Nous
avons organisé quelque chose en novembre, le public était
un peu différent. Les discussions locales dans les maisons
des jeunes et de la culture, dans les villages, dans des cercles
restreints, sur les marchés nous paraissent aussi plus intéressantes.
C'est plus fécond. Le rituel gauchiste est stérile.
Cette sorte de réunions de masse n'est pas plus le baromètre
de la mobilisation révolutionnaire que la messe de 11 heures,
dans un village, n'est celui de l'intensité de la foi.
- Vous avez également dit, dans une interview de 1966 :
«...on en revient au point de vue du XVIIe siècle,
avec cette différence : non pas mettre l'homme à la
place de Dieu, mais une pensée anonyme, du savoir sans sujet,
du théorique sans identité !». À partir
de cette théorie, peut-on encore être actif dans le
domaine politique, quand le sujet est aboli ? 11 me semble que sa
conséquence logique serait un sentiment de léthargie
et d'impuissance, de s'en tenir à la connaissance, de renoncer
à l'action, bref : la contemplation structuraliste.
- Au contraire, cela signifie seulement le renoncement à
la personnalisation, mais cela ne veut pas dire immobilité.
Au G.I.P., cela signifie : aucune organisation, aucun chef, on fait
vraiment tout pour qu'il reste un mouvement anonyme qui n'existe
que par les trois lettres de son nom. Tout le monde peut parler.
Quel que soit celui qui parle, il ne parle pas parce qu'il a un
titre ou un nom, mais parce qu'il a quelque chose à dire.
L'unique mot d'ordre du G.I.P., c'est : «La parole aux détenus
!»
- Vous avez dit en 1966 : «La tâche de la philosophie
actuelle [...], c'est remettre au jour cette pensée d'avant
la pensée, ce système d'avant tout système.»
- Ne revenez donc pas sans cesse à des choses que j'ai dites
autrefois ! Quand je les prononce, elles sont déjà
oubliées. Je pense pour oublier. Tout ce que j'ai dit dans
le passé est absolument sans importance. On écrit
quelque chose quand on l'a déjà fortement usé
dans sa tête ; la pensée exsangue, on l'écrit,
voilà. Ce que j'ai écrit ne m'intéresse pas.
Ce qui m'intéresse, c'est ce que je pourrais écrire
et ce que je pourrais faire.
- Cependant, vous ne pouvez pas empêcher vos lecteurs de
réfléchir sur vos idées d'autrefois, réfléchir
à leur suite. À partir de quel point de leur développement
doit-on considérer vos idées inintéressantes
et sans importance pour le Foucault qui a continué de se
développer ?
- Je m'en moque complètement. Ce qui m'inquiète,
et c'est pourquoi votre question m'a un peu gêné, c'est
qu'on puisse me dire : «Vous avez déjà dit ça»,
«Ce que vous dites là, c'est le développement
naturel de cette autre pensée». Cela me gêne
si vous me dites qu'il n'y a aucun rapport entre mon Histoire de
la folie et mon travail au G.I.P. Vous pourriez aussi m'énumérer
toutes les phrases possibles et imaginables que j'aurais pu écrire
ou dire, qui seraient en contradiction avec ce que je fais aujourd'hui,
je vous répondrais simplement : premièrement, je m'en
fous et, deuxièmement, ça me fait plaisir. Je veux
dire par là que je ne me sens ni attaqué, ni critiqué,
ni embarrassé par le fait que je ne dis plus les mêmes
choses qu'avant. Et cela me fait plaisir, car cela prouve que je
n'ai pas un rapport narcissique à mon discours.
- Il ne s'agit pas de vous enfermer dans des contradictions, ce
qui m'intéresse, en fait, c'est l'idée que vous vous
faites aujourd'hui du travail d'un philosophe.
- Mon idée du travail d'un philosophe ? C'est que les philosophes
ne travaillent pas ! Ce qui caractérise le philosophe, c'est
qu'il s'éloigne de la réalité. Il ne peut pas
s'en approcher.
- Il serait grand temps d'abolir la philosophie, et peut-être
aussi les philosophes !
- La philosophie est déjà abolie. Elle n'est plus
qu'une vague petite discipline universitaire, dans laquelle des
gens parlent de la totalité de l'entité, de l' «écriture»,
de la «matérialité du signifiant», et
d'autres choses semblables.
-II y a encore une paire de philosophes sérieux qui existent
en dehors de l'Université, et qui «totalisent»,
comme dirait Sartre.
- Oui. (Long silence.) Partout où Sartre totalise, il s'éloigne
de la réalité. Et chaque fois qu'il se saisit d'un
problème déterminé, qu'il a une stratégie
déterminée, qu'il lutte, il se rapproche de la réalité.
- Le combat du G.I.P. que vous menez avec Sartre et d'autres militants
ne vise pas le centre de la société, les rapports
de production et d'appropriation, mais la périphérie.
La situation des prisonniers peut-elle changer si, en France, la
même classe reste au pouvoir ?
- Non. Pourquoi devrait-on vouloir changer les conditions de détention
quand on est au pouvoir ? Pendant la révolte qui s'est produite
à la prison de Toul, nous avons reçu des messages
de soutien en provenance de l'étranger. L'encouragement le
plus vigoureux est venu de la prison d'Uppsala, en Suède.
Ce qui veut dire que ce que les révoltes dans les prisons
mettent en question, ce ne sont pas des détails, avoir ou
non la télévision, ou l'autorisation de jouer au football,
mais, au contraire, le statut du plébéien marginal
dans la société capitaliste. Le statut des paumés.
De nos jours, il existe un grand nombre de jeunes qui veulent s'engager
pour le G.I.P. et les autres problèmes de la population marginale.
Mais ce qui leur manque, ce sont les analyses. Car le P.C., ou la
tradition marxiste française en général, n'a
guère aidé à ce qu'on puisse se tourner vers
les marginaux, à ce qu'on comprenne leurs problèmes
et à ce qu'on présente leurs revendications. Les gauchistes
eux-mêmes ont la plus grande répugnance à faire
ce travail. Nous avons besoin d'analyses afin de pouvoir donner
un sens à cette lutte politique qui commence.
- Connaissez-vous une prison modèle ?
- Non. Mais il existe de meilleures prisons qu'en France. En Suède,
il y a quinze ans, sur la route qui va d'Uppsala à Stockholm,
j'ai vu un établissement qui correspondait à un bâtiment
scolaire français très confortable. Le problème
n'est pas prison modèle ou abolition des prisons. Actuellement,
dans notre système, la marginalisation est réalisée
par la prison. Cette marginalisation ne disparaîtra pas automatiquement
en abolissant la prison. La société instaurerait tout
simplement un autre moyen. Le problème est le suivant : offrir
une critique du système qui explique le processus par lequel
la société actuelle pousse en marge une partie de
la population. Voilà.
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