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«Il carcere visto da un filosofo francese» («La
prison vue par un philosophe français» ; entretien
avec F. Scianna ; trad. A. Ghizzardi), L'Europeo, no 1515, 3 avril
1975, pp. 63-65.
Dits Ecrits Tome II texte n°153
- Pourquoi la prison, professeur ? - Nous avons honte de nos prisons. Ces énormes édifices
qui séparent deux mondes d'hommes, que l'on a construits
autrefois avec orgueil, au point de les situer souvent dans le centre
des villes, aujourd'hui nous gênent. Les polémiques
qui se déchaînent régulièrement à
leur sujet, et récemment à cause de nombreuses révoltes,
témoignent clairement de ce sentiment. Polémiques,
gêne et absence d'amour, d'ailleurs, qui ont accompagné
les prisons depuis qu'elles se sont affirmées comme peine
universelle, disons autour de 1820. Et pourtant, cette institution
a résisté cent cinquante ans. C'est un fait assez
extraordinaire. Comment, me suis-je demandé, une structure
que l'on a autant blâmée a-t-elle pu résister
aussi longtemps ? - Comment naissent les prisons ? - Au début, je croyais que c'était entièrement
la faute de Beccaria, des réformateurs, des Lumières
en somme. Puis, en y regardant de plus près, je me suis rendu
compte qu'il n'en était rien. Les réformateurs, et
en particulier Beccaria, qui se dressaient contre la torture et
les excès punitifs du despotisme monarchique, ne proposaient
absolument pas comme alternative la prison. Leurs projets, ceux
de Beccaria notamment, reposaient sur une nouvelle économie
pénale qui tendait à ajuster les peines à la
nature de chaque délit : ainsi, la peine de mort pour les
assassinats, la confiscation des biens pour les voleurs, et, bien
sûr, la prison, mais pour les délits contre la liberté.
Ce qui a été mis sur pied, par contre, c'est la prison
comme peine semblable pour tous et universelle, avec seulement une
gradation dans la durée. Si cela s'est produit, ce n'est
donc pas à cause des polémiques des réformateurs
; Beccaria ne voulait pas substituer la prison aux supplices et
aux tortures. - Pourquoi alors ce passage du supplice à la prison ? - Jusqu'au XVIIIe siècle, avec l'absolutisme monarchique,
le supplice ne jouait pas le rôle de réparation morale,
mais avait plutôt le sens d'une cérémonie politique.
Le délit, en tant que tel, était à considérer
comme un défi à la souveraineté du monarque
; il troublait l'ordre de son pouvoir sur les individus et sur les
choses.
Le supplice public, long, terrifiant, avait exactement la finalité
de reconstruire cette souveraineté ; son caractère
spectaculaire servait à faire participer le peuple à
la reconnaissance de cette souveraineté ; son exemplarité
et ses excès, à définir l'extension infinie
de celle-ci. Le pouvoir du prince est excessif par nature. Les réformateurs,
avec leur projet de nouvelle économie pénale, étaient
dans le sillage d'une société en pleine transformation.
La proposition de Beccaria était une sorte de loi du talion,
mais elle n'en était pas moins une loi, valable pour tous,
et donc elle se soustrayait à l'arbitraire de la volonté
du prince. La proportionnalité des peines aux délits
reflétait et reflète encore la nouvelle idéologie
capitaliste de la société : pour un travail, un salaire
proportionnel ; pour des délits, des peines proportionnelles.
Ce principe demeure dans les variations de durée des peines
de détention, mais il est contredit par la privation de la
liberté comme châtiment unique. - Comment se fait-il alors que ce soit la forme punitive qui se
soit imposée ? - Les explications que l'on a données jusqu'à présent
se rapportaient essentiellement aux modifications économiques
de la société. Du temps des princes, dans une société
de type féodal, la valeur marchande de l'individu comme main-d'oeuvre
était minime, la vie elle-même, à cause des
violentes épidémies, de la forte mortalité
infantile, etc., n'avait pas du tout le même prix que dans
les siècles suivants. Quoi qu'il en soit, le but du châtiment
n'était pas la mise à mort ; l'art du supplice, au
contraire, consistait à retarder la mort au maximum dans
une «exquise agonie», comme le dit l'un de ses théoriciens.
En ce sens, le moment du changement qualitatif, dans la philosophie
du châtiment, fut la guillotine. Aujourd'hui, on a l'habitude
d'en parler comme d'un vestige de barbarie médiévale.
Ce n'est pas cela ; à son époque, la guillotine fut
une ingénieuse petite machine qui transforma le supplice
en exécution capitale, laquelle s'effectuait en un éclair,
d'une façon quasi abstraite, véritable degré
zéro de la souffrance. On fait toujours appel au peuple pour
qu'il assiste au rituel théâtral de la peine, mais
seulement afin d'entériner la conclusion, et non pour qu'il
y participe.
Avec la nouvelle structure économique de la société,
la bourgeoisie a besoin d'organiser son arrivée au pouvoir
à l'aide d'une nouvelle technologie pénale beaucoup
plus efficace que la précédente. - De toute manière, plus douce. - La «douceur» des peines n'a rien à voir avec
l'efficacité du système pénal. Il faut se débarrasser
de l'illusion selon laquelle l'attribution des peines se fait dans
le but de réprimer les délits : les mesures punitives
ne jouent pas seulement le rôle négatif de répression,
mais aussi celui, «positif», de légitimer le
pouvoir qui édicte les règles. On peut même
affirmer que la définition des «infractions à
la loi» sert justement de fondement au mécanisme punitif.
Avec les princes, le supplice légitimait le pouvoir absolu,
son «atrocité» se déployait sur les corps,
parce que le corps était l'unique richesse accessible. La
maison de correction, l'hôpital, la prison, les travaux forcés
naissent avec l'économie mercantile et évoluent avec
elle. L'excès n'est plus nécessaire, bien au contraire.
L'objectif est celui de la plus grande économie du système
pénal. C'est là le sens de son «humanité».
Ce qui est véritablement important, en effet, dans la nouvelle
réalité sociale, ce n'est pas l'exemplarité
de la peine, mais son efficacité. C'est pourquoi le mécanisme
employé consiste moins à punir qu'à surveiller. - Mais la surveillance n'est-elle pas exclue de la tradition pénale
jusqu'au XIXe siècle ? - Oui. On peut aussi affirmer que, malgré la rigueur du système,
sous la monarchie, le contrôle de la société
était beaucoup plus faible, plus larges les mailles à
travers lesquelles passaient les mille et un illégalismes
populaires. Les condamnations restaient souvent sans lendemain,
l'usage les faisait tomber. La contrebande, le pâturage abusif,
le ramassage du bois sur les terres du roi, quoique menacés
de peines terribles, ne donnaient en réalité pratiquement
jamais lieu à des poursuites. D'une certaine façon,
ils entraient dans le jeu du système comme ils continuent
à y entrer dans certaines réalités économiques
et sociales particulièrement arriérées. - Lauro disait que la contrebande à Naples, c'est la Fiat
du Sud. -Exactement. Mais, à la fin du XVIIIe siècle,
la bourgeoisie, avec les nouvelles exigences de la société
industrielle, avec une plus grande subdivision de la propriété,
ne peut plus tolérer les illégalismes populaires ;
elle recherche de nouvelles méthodes de contrainte de l'individu,
de contrôle, d'encadrement et de surveillance. Les réformateurs
des Lumières proposaient une nouvelle économie pénale,
non la nouvelle technologie dont on avait besoin. - Dans quelle tradition s'enfoncent les racines culturelles de la
prison ?
- La forme prison naît bien avant son introduction dans le
système pénal. Nous la trouvons à l'état
embryonnaire dans toute cette science du corps, de sa «correction»,
de son apprentissage qui était acquise dans les usines, dans
les écoles, dans les hôpitaux, dans les casernes. «Mais
ils respirent», commentait avec irritation le grand-duc Michel
lorsqu'il assistait à une parade militaire.
Le nouvel idéal du pouvoir devient la «ville pestiférée»
qui est aussi la ville punitive. Là où il y a la peste,
il y a la quarantaine ; tout le monde est contrôlé,
catalogué, enfermé, soumis à la règle.
Pour défendre la vie et la sécurité de la collectivité,
on accorde le droit de tuer quiconque circule sans autorisation,
sauf quelques groupes d'infime importance, les individus décrits
par Manzoni, ceux à qui on attribue les tâches les
plus ignobles, comme le transport des cadavres des pestiférés.
La structure architecturale de cette exigence technologique est
fournie par Bentham, en 1791, avec son Panopticon *.
* Bentham (J.), Panopticon, Dublin et Londres, 1791 (Le Panoptique.
Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons
d'inspection et nommément des maisons de force, Paris, Imprimerie
nationale, 1791).
- Qu'est-ce que le Panopticon ? - C'est un projet de construction avec une tour centrale qui sur
veille toute une série de cellules disposées circulairement,
à contre-jour, dans lesquelles on enferme les individus.
Du centre, on contrôle toute chose et tout mouvement sans
être vu.
Le pouvoir disparaît, il ne se représente plus, mais
il existe ; il se dilue même dans l'infinie multiplicité
de son unique regard.
Les prisons modernes, et même un grand nombre parmi les plus
récentes que l'on appelle «modèles», reposent
sur ce principe. Mais, avec son Panopticon, Bentham ne pensait pas
de manière spécifique à la prison ; son modèle
pouvait être utilisé - et l'a été pour
n'importe quelle structure de la société nouvelle.
La police, invention française qui fascina aussitôt
tous les gouvernements européens, est la jumelle du Panopticon.
La fiscalité moderne, les asiles psychiatriques, les fichiers,
les circuits de télévision et combien d'autres technologies
qui nous entourent en sont la concrète application. Notre
société est beaucoup plus benthamienne que beccarienne.
Les lieux dans lesquels on a trouvé la tradition de connaissances
qui ont amené à la prison montrent pourquoi celle-ci
ressemble aux casernes, aux hôpitaux, aux écoles et
pourquoi ceux-ci ressemblent aux prisons. - Mais la prison fut critiquée depuis le début. Elle
fut définie comme un échec pénal, une usine
de délinquants. - Cela, cependant, n'a pas servi à la détruire. Après
un siècle et demi, elle tient toujours debout. Mais, d'ailleurs,
est-elle vraiment un échec ? Ou n'est-elle pas plutôt
une réussite et justement pour les mêmes raisons pour
lesquelles on l'accuse d'échouer ? En fait, la prison est
un succès. - Quel succès ? - La prison crée et maintient une société de
délinquants, le milieu, avec ses règles, sa solidarité,
sa marque morale d'infamie. L'existence de cette minorité
délinquante, loin d'être la mesure éclatante
d'un échec, est très importante pour la structure
du pouvoir de la classe dominante.
Sa première fonction est celle de disqualifier tous les
actes illégaux qui sont regroupés sous une commune
infamie morale. Il n'en
allait pas ainsi auparavant : bon nombre des actes illégaux
commis par le peuple étaient en réalité tolérés.
Maintenant, ce n'est plus possible, le délinquant, fruit
de la structure pénale, est d'abord un criminel comme quiconque
enfreint la loi, pour quelque raison que ce soit. Ensuite on crée
une structure intermédiaire dont se sert la classe dominante
pour ses illégalismes : ce sont les délinquants, justement,
qui la constituent. L'exemple le plus criant est celui de l'exploitation
du sexe. D'une part, on instaure des interdictions, des scandales
et des répressions autour de la vie sexuelle ; cela permet
de transformer le besoin en «marchandise» sexuelle difficile
et chère, puis on l'exploite. Aucune grande industrie de
n'importe quel grand pays industrialisé ne peut rivaliser
avec l'énorme rentabilité du marché de la prostitution.
Cela est valable pour l'alcool à l'époque de la prohibition
; aujourd'hui, pour la drogue (cf. l'accord turc-américain
pour la culture du pavot), pour la contrebande du tabac, des armes...
- Comment est maintenue la liaison avec le pouvoir ? - Ces énormes masses d'argent remontent, remontent jusqu'au
moment où elles arrivent aux grandes entreprises financières
et politiques de la bourgeoisie. En somme, on maintient un échiquier
où il y a des cases dangereuses, et d'autres, sûres.
Sur les dangereuses se trouvent toujours les délinquants.
C'est là la liaison. Et nous en arrivons à l'autre
rôle de la délinquance : la complicité avec
les structures policières dans le contrôle de la société.
Un système de chantages et d'échanges dans lequel
les rôles sont confondus, comme dans un cercle. Un indic est-il
autre chose qu'un policier-délinquant ou un délinquant-policier
? En France, l'éclatante figure symbole de cette réalité
est Vidocq, le fameux bandit qui devient à un certain moment
chef de la police.
Les délinquants ont encore une autre excellente fonction
dans le mécanisme du pouvoir : la classe au pouvoir se sert
de la menace de la criminalité comme d'un alibi continuel
pour durcir le contrôle de la société. La délinquance
fait peur, et on cultive cette peur. Ce n'est pas pour rien si,
à chaque moment de crise sociale et économique, on
assiste à une «recrudescence de la criminalité»
et à l'appel consécutif à un gouvernement policier.
Pour l'ordre public, dit-on ; en réalité, pour brider
surtout l'illégalité populaire et ouvrière.
En somme, la criminalité joue comme une sorte de nationalisme
interne. De même que la peur de l'ennemi fait «aimer»
l'armée, de même la peur des délinquants fait
«aimer» le pouvoir policier. - Mais pas la prison. La prison, on ne réussit pas à
la faire aimer. - Parce qu'il y a un fond de supplice dans les mécanismes
modernes de la justice criminelle qui n'a pas été
complètement exorcisé, même si aujourd'hui il
est de plus en plus inclus dans la nouvelle pénalité
de l'incorporel. La nouvelle pénalité, en effet, plutôt
que de punir, corrige et soigne. Le juge devient un médecin
et vice versa. La société de surveillance veut fonder
son droit sur la science ; cela rend possible la «douceur»
des peines, ou plutôt des «soins», des «corrections»,
mais cela étend son pouvoir de contrôle, d'imposition
de la «norme». On poursuit le «différent».
Le délinquant n'est pas hors la loi, mais il se situe depuis
le début au centre même de ces mécanismes dans
lesquels on passe insensiblement de la discipline à la loi,
de la déviation au délit, dans une continuité
des institutions qui se renvoient les unes aux autres : de l'orphelinat
à la maison de redressement, au pénitencier, de la
cité ouvrière à l 'hôpital, à
la prison.
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