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«Sur la sellette» (entretien avec J.-L. Ezine), Les
Nouvelles littéraires, no 2477, 17-23 mars 1975, p. 3.
Dits Ecrits Tome II texte n°152
- Hier, la folie, la maladie. Aujourd'hui, les prisons : par ce
patient labeur d'archiviste des alcôves sociales, espérez-vous
maintenir la philosophie au-dessus de son impuissance ?
- Vous le savez : ce n'est pas en tant que philosophe que je parle.
Lorsque j'ai commencé à m'occuper de ces sujets, qui
étaient un peu les bas-fonds de la réalité
sociale, un certain nombre de chercheurs comme Barthes, Blanchot
et les antipsychiatres britanniques y ont porté intérêt.
Mais il faut bien dire que ni la communauté philosophique
ni même la communauté politique ne s'y sont le moins
du monde intéressées. Aucune de ces revues institutionnellement
affectées à enregistrer les moindres soubresauts de
l'univers philosophique n'y a prêté attention. Le problème
des contrôles sociaux - auquel sont liées toutes les
questions relatives à la folie, à la médecine,
à la psychiatrie - n'est apparu sur le grand forum qu'après
Mai 68. Il s'est trouvé catapulté d'un seul coup au
centre des préoccupations communes.
- En dépit, ou en raison, de son aptitude à dépecer
le discours social, à démonter le mécanisme
des pouvoirs, que peut espérer d'autre la philosophie contemporaine
que d'enchérir sur ce discours, sur ces pouvoirs, en les
aidant à affiner leur stratégie au fur et à
mesure qu'elle la démasque ?
- Votre interrogation glisse un postulat : je serais l'auteur d'un
discours philosophique qui, après tout, fonctionnerait comme
tout discours philosophique, c'est-à-dire dans le sens même
des mécanismes du pouvoir qui le supporte. Nous pourrions
en discuter... Quel que soit le type de la démarche, il est
absolument vrai qu'elle permet au pouvoir d'affiner sa stratégie,
mais je ne crois pas qu'il faille avoir peur de ce phénomène.
Il est certain que les groupes politiques ont éprouvé
de longue date cette hantise de la récupération. Tout
ce qui est dit ne va-t-il pas s'inscrire dans les mécanismes
mêmes que l'on essaie de dénoncer ? Eh bien, je pense
qu'il est absolument nécessaire que cela se passe ainsi :
si le discours est récupérable, ce n'est pas qu'il
soit vicié de nature, mais c'est qu'il s'inscrit dans un
processus de luttes. Que l'adversaire s'appuie en quelque sorte
sur la prise que vous avez sur lui pour essayer de la renverser
et de la transformer en prise qu'il aurait sur vous constitue même
la meilleure valorisation de l'enjeu et résume toute la stratégie
des luttes : à la manière du judo, la meilleure réplique
à une manoeuvre adverse n'est jamais de reculer, mais de
la reprendre à son compte, de la réutiliser à
son propre avantage comme point d'appui de la phase suivante.
Par exemple, en réponse au mouvement qui s'est organisé
ces dernières années contre le système pénitentiaire,
M. Giscard d'Estaing a créé un secrétariat
à la Condition pénitentiaire. Il serait sot de notre
part d'y voir une victoire de ce mouvement ; mais il serait tout
aussi sot d'y voir la preuve que ce mouvement était récupérable.
La contre-manoeuvre du pouvoir permet seulement de mesurer l'importance
du combat qui l'a provoquée. À nous maintenant de
trouver une nouvelle réplique.
- Vous avez vu un postulat dans ma question, je croyais y avoir
mis surtout un sophisme : il faudrait en effet considérer
que le pouvoir, exclusivement défini comme le principe de
l'oppression sociale, se perfectionne inéluctablement depuis
deux siècles, en dépit de l'avènement et des
développements de la démocratie... C'est précisément
ce que votre livre veut démontrer : je ne suis pas loin d'y
voir un certain goût du paradoxe, sinon le relent traditionnel
du scepticisme philosophique.
- À partir du moment où l'on a eu besoin d'un pouvoir
infiniment moins brutal et moins dispendieux, moins visible et moins
pesant que cette grande administration monarchique, on a accordé
à une certaine classe sociale, du moins à ses représentants,
des latitudes plus grandes dans la participation au pouvoir et à
l’élaboration des décisions. Mais, en même
temps, et pour compenser cela, on a mis au point tout un système
de dressage en direction essentiellement des autres classes sociales,
en direction aussi de la nouvelle classe dominante - car la bourgeoisie
a, en quelque sorte, travaillé sur elle-même, elle
a élaboré son propre type d'individus. Je ne crois
pas que les deux phénomènes soient contradictoires
: l'un a été le prix de l'autre ; l'un n'était
possible que par l'autre. Pour qu'un certain libéralisme
bourgeois ait été possible au niveau des institutions,
il a fallu, au niveau de ce que j'appelle les micropouvoirs, un
investissement beaucoup plus serré des individus, il a fallu
organiser le quadrillage des corps et des comportements. La discipline,
c'est l'envers de la démocratie.
- Plus on est en démocratie, plus on est surveillé
?
- D'une manière ou d'une autre, oui : ce quadrillage peut
adopter différentes formes, depuis la forme caricaturale
- les casernes ou les anciens collèges religieux - jusqu'aux
formes modernes : on voit apparaître maintenant des surveillances
d'un autre type, obtenues presque sans que les gens s'en aperçoivent,
par la pression de la consommation. Au début du XIXe siècle,
on a voulu obliger les ouvriers à épargner, en dépit
de leurs salaires très bas. L'enjeu de l'opération
était plus certainement le maintien de l'ordre politique
que celui de l'économie : il s'agissait d'inculquer à
la population, à force de consignes, un certain type de comportement,
fait d'ordre et de sagesse. Ces matraquages de préceptes
moraux ne sont plus nécessaires aujourd'hui : le prestige
de la voiture, la politique des équipements ou l'incitation
à la consommation permettent d'obtenir des normalisations
de comportement tout aussi efficaces.
- Si les rapports de la règle et de l'exception définissaient
ces deux termes, ce serait le B.-A.-Ba du structuralisme. Autre
chose est de fonder, comme vous le faites, la règle sur l'exception,
au point de ne plus définir, de ne plus justifier l'existence
et l'exercice de la règle que par ce qui précisément
lui échappe. La loi est faite pour créer l'infraction,
la prison pour produire la délinquance, etc.
- Vous avez raison de citer le structuralisme. On pourrait reprendre
cet exemple majeur, princeps de la méthode structurale, qui
consiste dans les règles de prohibition de l'inceste et celles
du mariage dans les sociétés primitives, puisque c'est
par là, finalement, et grâce au génie de Lévi-Strauss,
que l'on a pu appliquer dans le domaine des sciences sociales un
certain nombre de modèles formels, empruntés à
la linguistique ou éventuellement aux mathématiques.
Ce qui m'intéresse, ce n'est pourtant pas cela, et j'ai toujours
eu envie de demander aux anthropologues : quel est le fonctionnement
réel de la règle de l'inceste ? J'entends la règle,
non pas en tant que système formel, mais en tant qu'instrument
précis, réel, quotidien, individualisé par
conséquent - de coercition. C'est la contrainte qui m'intéresse
: comment elle pèse sur les consciences et s'inscrit dans
les corps ; comment elle révolte les gens et comment ils
la déjouent. C'est précisément à ce
point de contact, de frottement, éventuellement de conflit,
entre le système des règles et le jeu des irrégularités
que je place toujours mon interrogation.
Au moment où le grand système de la rationalité
scientifique et philosophique produit le vocabulaire général
dans lequel, à partir du XVIIe siècle, on va communiquer,
que peut-il bien arriver à ceux que leur comportement exclut
de ce langage ? C'est cela qui m'intrigue.
- Vous allez plus loin dans l'analyse du fonctionnement des règles
sociales ; par exemple, vous ne dites pas que les prisons sont imparfaites
parce qu'impuissantes à réduire la délinquance
; vous dites qu'elles sont parfaites puisqu'elles fabriquent de
la délinquance et qu'elles sont faites pour cela.
- J'y venais ; c'est parfaitement ce que j'ai voulu dire, mais
je ne fais cette analyse, pour le moment du moins, qu'à propos
des lois civiles et pénales ; je ne l'applique pas au plan
de la raison. Il m'a semblé, en les examinant, que les lois
n'étaient pas destinées à empêcher le
désordre, les conduites irrégulières, mais
que leur finalité était plus complexe : dès
qu'une loi est instaurée, elle interdit ou condamne du même
coup un certain nombre de comportements. Aussitôt apparaît
ainsi autour d'elle une aura d'illégalismes. Or ces illégalismes
ne sont pas traités ni réprimés de la même
façon par le système pénal, et par la loi elle-même.
Prenez par exemple la catégorie des lois concernant le respect
de la propriété : elles ne jouent pas de la même
façon selon la nature même de la propriété
; de sorte que l'on peut se demander si la loi n'est pas, sous son
apparence de règle générale, une manière
de faire apparaître certains illégalismes, différenciés
les uns des autres, qui vont permettre par exemple l'enrichissement
des uns et l'appauvrissement des autres, qui vont tantôt assurer
la tolérance, tantôt autoriser l'intolérance.
Le système pénal serait, dans cette mesure-là,
une manière de gérer ces illégalismes, de gérer
leurs différences, de les maintenir, et finalement de les
faire fonctionner.
- Si j'ai bien compris : pour le pouvoir, le crime paie.
- Bien sûr. Certains crimes paient. La prison, c'est un curieux
système, assez sorcier, de réforme des individus.
En fait, on s'est vite aperçu que, loin de les réformer,
la prison ne faisait que les constituer en milieu : celui où
la délinquance est le seul mode d'existence. On s'est aperçu
que cette délinquance, fermée sur elle-même,
contrôlée, noyautée, pouvait devenir un instrument
économique et politique précieux dans la société
: c'est l'une des grandes caractéristiques de l'organisation
de la délinquance dans notre société, par l'intermédiaire
du système pénal et de la prison. La délinquance
est devenue un corps social étranger au corps social ; parfaitement
homogène, surveillée et fichée par la police,
pénétrée d'indicateurs et de «moutons»,
on l'a immédiatement utilisée à deux fins.
Économique : prélèvement du profit sur le plaisir
sexuel, organisation de la prostitution au XIXe siècle, et
finalement transformation de la délinquance en agent fiscal
de la sexualité. Politique : c'est avec des troupes de choc
recrutées parmi les malfaiteurs que Napoléon III a,
le premier, organisé les noyautages de mouvements ouvriers.
- Le fait Pénitentiaire est à l'ordre du jour. Dans
la masse éditoriale qui lui est consacrée, où
situez-vous votre livre ?
- Ce n'est qu'une petite histoire, en marge, à côté
des luttes actuelles... Il est d'ailleurs nécessaire que
l'analyse historique fasse réellement partie de la lutte
politique ; il ne s'agit pas de donner aux luttes un fil conducteur
ou un appareil théorique, mais d'en constituer les stratégies
possibles. Il est certain que le marxisme - j'entends la scolastique,
ce corpus traditionnel de savoir et de textes - ne nous donne aucun
instrument pour cela, alors que les luttes se sont multipliées
sur tous les fronts : sexualité, psychiatrie, médecine,
système pénal... Vous savez ce que faisaient les psychiatres
marxistes dans les années soixante ? Leur problème
était de savoir comment on pourrait appliquer le pavlovisme
à la psychiatrie : ils n'ont pas perçu un instant
la question du pouvoir psychiatrique, ni qu'il risquait de reconduire
les rôles sexuels et le fonctionnement de la famille. Il est
venu un moment où le tout-venant du psychanalyste psychanalysant,
le tout-venant de ses clients se mirent à fonctionner comme
agents de normalisation et de reconduction des pouvoirs de la famille,
du mâle et de l'hétérosexualité. Si les
deux grands vaincus de ces quinze dernières années
sont le marxisme et la psychanalyse, c'est parce qu'ils avaient
beaucoup trop partie liée, non pas à la classe au
pouvoir, mais aux mécanismes du pouvoir. C'est précisément
sur ces mécanismes qu'ont porté les secousses populaires
: faute de s'être départis de ceux-là, ils n'ont
eu aucune part à celles-ci.
- Ne vous complaisez-vous pas à un certain négativisme
?
- Oui, et je m'y complais au sens fort : la bourgeoisie n'est pas
du tout ce qu'en pensait Baudelaire, un ramassis de ganaches stupides
et endormies. La bourgeoisie est intelligente, lucide, calculatrice.
Aucune forme de domination n'a jamais été aussi féconde,
et par conséquent aussi dangereuse, aussi profondément
enracinée, que la sienne. Il ne suffira pas de crier à
la vilénie, elle ne disparaîtra pas comme la flamme
d'une bougie qu'on souffle : cela justifie une certaine tristesse
; il faut donc apporter au combat autant de gaieté, de lucidité
et d'acharnement que possible. La seule chose qui soit vraiment
triste, c'est de ne pas se battre... Au fond, je n'aime pas écrire
; c'est une activité très difficile à surmonter.
Écrire ne m'intéresse que dans la mesure où
cela s'incorpore à la réalité d'un combat,
à titre d'instrument, de tactique, d'éclairage. Je
voudrais que mes livres soient des sortes de bistouris, de cocktails
Molotov ou de galeries de mine, et qu'ils se carbonisent après
usage à la manière des feux d'artifice.
- Cette écriture sombre et baroque ne se donne pourtant
pas les apparences de l'éphémère ou du service
express."
- L'utilisation d'un livre est étroitement liée au
plaisir qu'il peut donner, mais je ne conçois pas du tout
ce que je fais comme une oeuvre, et je suis choqué qu'on
puisse s'appeler un écrivain. Je suis un marchand d'instruments,
un faiseur de recettes, un indicateur d'objectifs, un cartographe,
un releveur de plans, un armurier...
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