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Sur la sellette
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II texte n°152

«Sur la sellette» (entretien avec J.-L. Ezine), Les Nouvelles littéraires, no 2477, 17-23 mars 1975, p. 3.

Dits Ecrits Tome II texte n°152


- Hier, la folie, la maladie. Aujourd'hui, les prisons : par ce patient labeur d'archiviste des alcôves sociales, espérez-vous maintenir la philosophie au-dessus de son impuissance ?

- Vous le savez : ce n'est pas en tant que philosophe que je parle. Lorsque j'ai commencé à m'occuper de ces sujets, qui étaient un peu les bas-fonds de la réalité sociale, un certain nombre de chercheurs comme Barthes, Blanchot et les antipsychiatres britanniques y ont porté intérêt. Mais il faut bien dire que ni la communauté philosophique ni même la communauté politique ne s'y sont le moins du monde intéressées. Aucune de ces revues institutionnellement affectées à enregistrer les moindres soubresauts de l'univers philosophique n'y a prêté attention. Le problème des contrôles sociaux - auquel sont liées toutes les questions relatives à la folie, à la médecine, à la psychiatrie - n'est apparu sur le grand forum qu'après Mai 68. Il s'est trouvé catapulté d'un seul coup au centre des préoccupations communes.

- En dépit, ou en raison, de son aptitude à dépecer le discours social, à démonter le mécanisme des pouvoirs, que peut espérer d'autre la philosophie contemporaine que d'enchérir sur ce discours, sur ces pouvoirs, en les aidant à affiner leur stratégie au fur et à mesure qu'elle la démasque ?

- Votre interrogation glisse un postulat : je serais l'auteur d'un discours philosophique qui, après tout, fonctionnerait comme tout discours philosophique, c'est-à-dire dans le sens même des mécanismes du pouvoir qui le supporte. Nous pourrions en discuter... Quel que soit le type de la démarche, il est absolument vrai qu'elle permet au pouvoir d'affiner sa stratégie, mais je ne crois pas qu'il faille avoir peur de ce phénomène. Il est certain que les groupes politiques ont éprouvé de longue date cette hantise de la récupération. Tout ce qui est dit ne va-t-il pas s'inscrire dans les mécanismes mêmes que l'on essaie de dénoncer ? Eh bien, je pense qu'il est absolument nécessaire que cela se passe ainsi : si le discours est récupérable, ce n'est pas qu'il soit vicié de nature, mais c'est qu'il s'inscrit dans un processus de luttes. Que l'adversaire s'appuie en quelque sorte sur la prise que vous avez sur lui pour essayer de la renverser et de la transformer en prise qu'il aurait sur vous constitue même la meilleure valorisation de l'enjeu et résume toute la stratégie des luttes : à la manière du judo, la meilleure réplique à une manoeuvre adverse n'est jamais de reculer, mais de la reprendre à son compte, de la réutiliser à son propre avantage comme point d'appui de la phase suivante.

Par exemple, en réponse au mouvement qui s'est organisé ces dernières années contre le système pénitentiaire, M. Giscard d'Estaing a créé un secrétariat à la Condition pénitentiaire. Il serait sot de notre part d'y voir une victoire de ce mouvement ; mais il serait tout aussi sot d'y voir la preuve que ce mouvement était récupérable. La contre-manoeuvre du pouvoir permet seulement de mesurer l'importance du combat qui l'a provoquée. À nous maintenant de trouver une nouvelle réplique.

- Vous avez vu un postulat dans ma question, je croyais y avoir mis surtout un sophisme : il faudrait en effet considérer que le pouvoir, exclusivement défini comme le principe de l'oppression sociale, se perfectionne inéluctablement depuis deux siècles, en dépit de l'avènement et des développements de la démocratie... C'est précisément ce que votre livre veut démontrer : je ne suis pas loin d'y voir un certain goût du paradoxe, sinon le relent traditionnel du scepticisme philosophique.

- À partir du moment où l'on a eu besoin d'un pouvoir infiniment moins brutal et moins dispendieux, moins visible et moins pesant que cette grande administration monarchique, on a accordé à une certaine classe sociale, du moins à ses représentants, des latitudes plus grandes dans la participation au pouvoir et à l’élaboration des décisions. Mais, en même temps, et pour compenser cela, on a mis au point tout un système de dressage en direction essentiellement des autres classes sociales, en direction aussi de la nouvelle classe dominante - car la bourgeoisie a, en quelque sorte, travaillé sur elle-même, elle a élaboré son propre type d'individus. Je ne crois pas que les deux phénomènes soient contradictoires : l'un a été le prix de l'autre ; l'un n'était possible que par l'autre. Pour qu'un certain libéralisme bourgeois ait été possible au niveau des institutions, il a fallu, au niveau de ce que j'appelle les micropouvoirs, un investissement beaucoup plus serré des individus, il a fallu organiser le quadrillage des corps et des comportements. La discipline, c'est l'envers de la démocratie.

- Plus on est en démocratie, plus on est surveillé ?

- D'une manière ou d'une autre, oui : ce quadrillage peut adopter différentes formes, depuis la forme caricaturale - les casernes ou les anciens collèges religieux - jusqu'aux formes modernes : on voit apparaître maintenant des surveillances d'un autre type, obtenues presque sans que les gens s'en aperçoivent, par la pression de la consommation. Au début du XIXe siècle, on a voulu obliger les ouvriers à épargner, en dépit de leurs salaires très bas. L'enjeu de l'opération était plus certainement le maintien de l'ordre politique que celui de l'économie : il s'agissait d'inculquer à la population, à force de consignes, un certain type de comportement, fait d'ordre et de sagesse. Ces matraquages de préceptes moraux ne sont plus nécessaires aujourd'hui : le prestige de la voiture, la politique des équipements ou l'incitation à la consommation permettent d'obtenir des normalisations de comportement tout aussi efficaces.

- Si les rapports de la règle et de l'exception définissaient ces deux termes, ce serait le B.-A.-Ba du structuralisme. Autre chose est de fonder, comme vous le faites, la règle sur l'exception, au point de ne plus définir, de ne plus justifier l'existence et l'exercice de la règle que par ce qui précisément lui échappe. La loi est faite pour créer l'infraction, la prison pour produire la délinquance, etc.

- Vous avez raison de citer le structuralisme. On pourrait reprendre cet exemple majeur, princeps de la méthode structurale, qui consiste dans les règles de prohibition de l'inceste et celles du mariage dans les sociétés primitives, puisque c'est par là, finalement, et grâce au génie de Lévi-Strauss, que l'on a pu appliquer dans le domaine des sciences sociales un certain nombre de modèles formels, empruntés à la linguistique ou éventuellement aux mathématiques. Ce qui m'intéresse, ce n'est pourtant pas cela, et j'ai toujours eu envie de demander aux anthropologues : quel est le fonctionnement réel de la règle de l'inceste ? J'entends la règle, non pas en tant que système formel, mais en tant qu'instrument précis, réel, quotidien, individualisé par conséquent - de coercition. C'est la contrainte qui m'intéresse : comment elle pèse sur les consciences et s'inscrit dans les corps ; comment elle révolte les gens et comment ils la déjouent. C'est précisément à ce point de contact, de frottement, éventuellement de conflit, entre le système des règles et le jeu des irrégularités que je place toujours mon interrogation.

Au moment où le grand système de la rationalité scientifique et philosophique produit le vocabulaire général dans lequel, à partir du XVIIe siècle, on va communiquer, que peut-il bien arriver à ceux que leur comportement exclut de ce langage ? C'est cela qui m'intrigue.

- Vous allez plus loin dans l'analyse du fonctionnement des règles sociales ; par exemple, vous ne dites pas que les prisons sont imparfaites parce qu'impuissantes à réduire la délinquance ; vous dites qu'elles sont parfaites puisqu'elles fabriquent de la délinquance et qu'elles sont faites pour cela.

- J'y venais ; c'est parfaitement ce que j'ai voulu dire, mais je ne fais cette analyse, pour le moment du moins, qu'à propos des lois civiles et pénales ; je ne l'applique pas au plan de la raison. Il m'a semblé, en les examinant, que les lois n'étaient pas destinées à empêcher le désordre, les conduites irrégulières, mais que leur finalité était plus complexe : dès qu'une loi est instaurée, elle interdit ou condamne du même coup un certain nombre de comportements. Aussitôt apparaît ainsi autour d'elle une aura d'illégalismes. Or ces illégalismes ne sont pas traités ni réprimés de la même façon par le système pénal, et par la loi elle-même. Prenez par exemple la catégorie des lois concernant le respect de la propriété : elles ne jouent pas de la même façon selon la nature même de la propriété ; de sorte que l'on peut se demander si la loi n'est pas, sous son apparence de règle générale, une manière de faire apparaître certains illégalismes, différenciés les uns des autres, qui vont permettre par exemple l'enrichissement des uns et l'appauvrissement des autres, qui vont tantôt assurer la tolérance, tantôt autoriser l'intolérance. Le système pénal serait, dans cette mesure-là, une manière de gérer ces illégalismes, de gérer leurs différences, de les maintenir, et finalement de les faire fonctionner.

- Si j'ai bien compris : pour le pouvoir, le crime paie.

- Bien sûr. Certains crimes paient. La prison, c'est un curieux système, assez sorcier, de réforme des individus. En fait, on s'est vite aperçu que, loin de les réformer, la prison ne faisait que les constituer en milieu : celui où la délinquance est le seul mode d'existence. On s'est aperçu que cette délinquance, fermée sur elle-même, contrôlée, noyautée, pouvait devenir un instrument économique et politique précieux dans la société : c'est l'une des grandes caractéristiques de l'organisation de la délinquance dans notre société, par l'intermédiaire du système pénal et de la prison. La délinquance est devenue un corps social étranger au corps social ; parfaitement homogène, surveillée et fichée par la police, pénétrée d'indicateurs et de «moutons», on l'a immédiatement utilisée à deux fins. Économique : prélèvement du profit sur le plaisir sexuel, organisation de la prostitution au XIXe siècle, et finalement transformation de la délinquance en agent fiscal de la sexualité. Politique : c'est avec des troupes de choc recrutées parmi les malfaiteurs que Napoléon III a, le premier, organisé les noyautages de mouvements ouvriers.

- Le fait Pénitentiaire est à l'ordre du jour. Dans la masse éditoriale qui lui est consacrée, où situez-vous votre livre ?

- Ce n'est qu'une petite histoire, en marge, à côté des luttes actuelles... Il est d'ailleurs nécessaire que l'analyse historique fasse réellement partie de la lutte politique ; il ne s'agit pas de donner aux luttes un fil conducteur ou un appareil théorique, mais d'en constituer les stratégies possibles. Il est certain que le marxisme - j'entends la scolastique, ce corpus traditionnel de savoir et de textes - ne nous donne aucun instrument pour cela, alors que les luttes se sont multipliées sur tous les fronts : sexualité, psychiatrie, médecine, système pénal... Vous savez ce que faisaient les psychiatres marxistes dans les années soixante ? Leur problème était de savoir comment on pourrait appliquer le pavlovisme à la psychiatrie : ils n'ont pas perçu un instant la question du pouvoir psychiatrique, ni qu'il risquait de reconduire les rôles sexuels et le fonctionnement de la famille. Il est venu un moment où le tout-venant du psychanalyste psychanalysant, le tout-venant de ses clients se mirent à fonctionner comme agents de normalisation et de reconduction des pouvoirs de la famille, du mâle et de l'hétérosexualité. Si les deux grands vaincus de ces quinze dernières années sont le marxisme et la psychanalyse, c'est parce qu'ils avaient beaucoup trop partie liée, non pas à la classe au pouvoir, mais aux mécanismes du pouvoir. C'est précisément sur ces mécanismes qu'ont porté les secousses populaires : faute de s'être départis de ceux-là, ils n'ont eu aucune part à celles-ci.

- Ne vous complaisez-vous pas à un certain négativisme ?

- Oui, et je m'y complais au sens fort : la bourgeoisie n'est pas du tout ce qu'en pensait Baudelaire, un ramassis de ganaches stupides et endormies. La bourgeoisie est intelligente, lucide, calculatrice. Aucune forme de domination n'a jamais été aussi féconde, et par conséquent aussi dangereuse, aussi profondément enracinée, que la sienne. Il ne suffira pas de crier à la vilénie, elle ne disparaîtra pas comme la flamme d'une bougie qu'on souffle : cela justifie une certaine tristesse ; il faut donc apporter au combat autant de gaieté, de lucidité et d'acharnement que possible. La seule chose qui soit vraiment triste, c'est de ne pas se battre... Au fond, je n'aime pas écrire ; c'est une activité très difficile à surmonter. Écrire ne m'intéresse que dans la mesure où cela s'incorpore à la réalité d'un combat, à titre d'instrument, de tactique, d'éclairage. Je voudrais que mes livres soient des sortes de bistouris, de cocktails Molotov ou de galeries de mine, et qu'ils se carbonisent après usage à la manière des feux d'artifice.

- Cette écriture sombre et baroque ne se donne pourtant pas les apparences de l'éphémère ou du service express."

- L'utilisation d'un livre est étroitement liée au plaisir qu'il peut donner, mais je ne conçois pas du tout ce que je fais comme une oeuvre, et je suis choqué qu'on puisse s'appeler un écrivain. Je suis un marchand d'instruments, un faiseur de recettes, un indicateur d'objectifs, un cartographe, un releveur de plans, un armurier...