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«Des supplices aux cellules» (entretien avec R.-P.
Droit), Le Monde, no 9363, 21 février 1975, p. 16. (À
l'occasion de la parution de Surveiller et punir).
Dits Ecrits Tome II texte n°151
- La prison, dans sa fonction et sous sa forme contemporaines,
peut passer pour une invention soudaine et isolée, survenue
à la fin du XVIIIe siècle. Vous montrez, au contraire,
que sa naissance est à replacer dans un changement plus profond.
Lequel ?
- En lisant les grands historiens de l'époque classique,
on peut voir combien la monarchie administrative, aussi centralisée,
aussi bureaucratisée qu'on l'imagine, était malgré
tout un pouvoir irrégulier et discontinu, laissant aux individus
et aux groupes une certaine latitude pour tourner la loi, s'accommoder
des coutumes, glisser entre les obligations, etc. L'Ancien Régime
traînait avec lui des centaines et des milliers d'ordonnances
jamais appliquées, de droits que personne n'exerçait,
de règles auxquelles des masses de gens échappaient.
Par exemple, la fraude fiscale la plus traditionnelle, mais également
la contrebande la plus manifeste faisaient partie de la vie économique
du royaume. Bref, il y avait entre la légalité et
l'illégalité une perpétuelle transaction qui
était l'une des conditions de fonctionnement du pouvoir à
cette époque-là.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce système
de tolérance change. Les nouvelles exigences économiques,
la peur politique des mouvements populaires, qui va devenir lancinante,
en France, après la Révolution, rendent nécessaire
un autre quadrillage de la société. Il a fallu que
l'exercice du pouvoir devienne plus fin, plus serré, et que
se forme, depuis la décision prise centralement jusqu'à
l'individu, un réseau aussi continu que possible. C'est l'apparition
de la police, de la hiérarchie administrative, la pyramide
bureaucratique de l'État napoléonien.
Bien avant 1789, déjà, les juristes et les «réformateurs»
avaient rêvé d'une société uniformément
punitive, où les châtiments seraient inévitables,
nécessaires, égaux, sans exception ni échappatoire
possibles. Du coup, ces grands rituels du châtiment qu'étaient
les supplices, destinés à provoquer des effets de
terreur et d'exemple, mais auxquels beaucoup de coupables échappaient,
disparaissent devant l'exigence d'une universalité punitive
qui se concrétise dans le système pénitentiaire.
- Mais pourquoi la prison et non pas un autre système ?
Quel est le rôle social de l' enfermement, de la claustration
des «coupables» ?
- D'où vient la prison ? Je répondrai : «D'un
peu partout.» Il y a eu «invention», sans doute
; mais invention de toute une technique de surveillance, de contrôle,
d'identification des individus, de quadrillage de leurs gestes,
de leur activité, de leur efficacité. Et cela, depuis
les XVIe et XVIIe siècles, à l'armée, dans
les collèges, les écoles, les hôpitaux, les
ateliers. Une technologie du pouvoir fin et quotidien, du pouvoir
sur les corps. La prison est la figure dernière de cet âge
des disciplines.
Quant au rôle social de l'internement, il faut le chercher
du côté de ce personnage qui commence à se définir
au XIXe siècle : le délinquant. La constitution du
milieu délinquant est absolument corrélative de l'existence
de la prison. On a cherché à constituer à l’intérieur
même des masses populaires un petit noyau de gens qui seraient,
si l'on peut dire, les titulaires privilégiés et exclusifs
des comportements illégaux. Des gens rejetés, méprisés
et craints par tout le monde.
À l'âge classique, au contraire, la violence, le petit
vol, la petite escroquerie étaient extrêmement courants,
et finalement tolérés par tous. Le malfaiteur arrivait
très bien, semble-t-il, à se fondre dans la société.
Et s'il lui arrivait de se faire prendre, les procédures
pénales étaient expéditives : la mort, les
galères à vie, le bannissement. Le milieu délinquant
n'avait donc pas cette fermeture sur lui-même qui a été
organisée essentiellement par la prison, par cette espèce
de «marinade» à l'intérieur du système
carcéral, où se forme une micro-société,
où les gens nouent une solidarité réelle qui
va leur permettre, une fois sortis, de trouver appui les uns sur
les autres.
La prison, c'est donc un instrument de recrutement pour l'armée
des délinquants. C'est à cela qu'elle sert. On dit
depuis deux siècles : «La prison échoue, puisqu'elle
fabrique des délinquants.» Je dirais plutôt :
«Elle réussit, puisque c'est ce qu'on lui demande.»
- On répète pourtant volontiers que la prison, au
moins idéalement,«soigne» ou«réadapte»
les délinquants. Elle est -ou devrait être, dit-on
-plus«thérapeutique» que punitive...
- La psychologie et la psychiatrie criminelles risquent d'être
le grand alibi derrière lequel on maintiendra, au fond, le
même système. Elles ne sauraient constituer une alternative
sérieuse au régime de la prison, pour la bonne raison
qu'elles sont nées avec lui. La prison que l'on voit s'installer
aussitôt après le Code pénal se donne, dès
le départ, pour une entreprise de correction psychologique.
C'est déjà un lieu médico-judiciaire. On peut
donc mettre tous les incarcérés entre les mains de
psychotérapeutes, ça ne changera rien au système
de pouvoir et de surveillance généralisée mis
en place au début du XIXe siècle.
- Reste à savoir quel«bénéfice»
la classe au pouvoir retire de la constitution de cette armée
de délinquants dont vous parliez...
- Eh bien, cela lui permet de briser la continuité des illégalismes
populaires. Elle isole en effet un petit groupe de gens que l'on
peut contrôler, surveiller, connaître de bout en bout,
et qui sont en butte à l 'hostilité et à la
méfiance des milieux populaires dont ils sont issus. Car
les victimes de la menue délinquance quotidienne, ce sont
encore les gens les plus pauvres.
Et le résultat de cette opération est bien en fin
de compte un gigantesque profit économique et politique.
Un profit économique : les sommes fabuleuses que rapportent
la prostitution, le trafic de la drogue, etc. Un profit politique
: plus il y a de délinquants, plus la population accepte
les contrôles policiers ; sans compter le bénéfice
d'une main-d'oeuvre assurée pour les basses besognes politiques
: colleurs d'affiches, agents électoraux, briseurs de grèves...
Dès le second Empire, les ouvriers savaient très bien
que les «jaunes» qu'on leur imposait, tout comme les
hommes des bataillons antiémeutes de Louis-Napoléon,
sortaient de prison...
- Tout ce qui se trame et s'agite autour des «réformes»,
de l'«humanisation» des prisons serait donc un leurre
?
- Il me semble que le véritable enjeu politique, ce n'est
pas que les détenus aient un bâton de chocolat le jour
de Noël, ou qu'ils puissent sortir pour faire leurs Pâques.
Ce qu'il faut dénoncer, c'est moins le caractère «humain»
de la prison que son fonctionnement social réel, comme élément
de constitution d'un milieu délinquant que les classes au
pouvoir s'efforcent de contrôler. Le vrai problème,
c'est de savoir si la fermeture de ce milieu sur lui-même
pourra prendre fin, s'il demeurera ou non coupé des masses
populaires. En d'autres termes, ce qui doit être l'objet de
la lutte, c'est le fonctionnement du système pénal
et de l'appareil judiciaire dans la société. Car ce
sont eux qui gèrent les illégalismes qui les font
jouer les uns contre les autres.
- Comment définir cette«gestion des illégalismes»
? La formule suppose une conception inhabituelle de la loi, de la
société, de leurs rapports ?
- Seule une fiction peut faire croire que les lois sont faites
pour être respectées, la police et les tribunaux, destinés
à les faire respecter. Seule une fiction théorique
peut faire croire que nous avons souscrit une fois pour toutes aux
lois de la société à laquelle nous appartenons.
Tout le monde sait aussi que les lois sont faites par les uns et
imposées aux autres.
Mais il semble que l'on peut faire un pas de plus. L'illégalisme
n'est pas un accident, une imperfection plus ou moins inévitable.
C'est un élément absolument positif du fonctionnement
social, dont le rôle est prévu dans la stratégie
générale de la société. Tout dispositif
législatif a ménagé des espaces protégés
et profitables où la loi peut être violée, d'autres
où elle peut être ignorée, d'autres, enfin,
où les infractions sont sanctionnées.
À la limite, je dirais volontiers que la loi n'est pas faite
pour empêcher tel ou tel type de comportement, mais pour différencier
les manières de tourner la loi elle-même.
- Par exemple ?
- Les lois sur la drogue. Depuis les accords États-Unis-Turquie
sur les bases militaires (qui sont liés pour une part à
l'autorisation de cultiver l'opium) jusqu'au quadrillage policier
rue Saint-André-des-Arts, le trafic de drogue se déploie
sur une sorte d'échiquier, avec cases contrôlées
et cases libres, cases interdites et cases tolérées,
cases permises aux uns, défendues aux autres. Seuls les petits
pions sont placés et maintenus sur les cases dangereuses.
Pour les gros profits, la voie est libre.
- Surveiller et punir, comme vos ouvrages antérieurs, est
fondé sur le dépouillement d'une quantité considérable
d'archives. Il y a une«méthode» de Michel Foucault
?
- Je crois qu'il y a aujourd'hui un tel prestige des démarches
de type freudien que, très souvent, les analyses de textes
historiques se donnent pour but de chercher le «non-dit»
du discours, le «refoulé», l' «inconscient»
du système. Il est bon d'abandonner cette attitude et d'être
à la fois plus modeste et plus fureteur. Car quand on regarde
les documents, on est frappé de voir avec quel cynisme la
bourgeoisie du XIXe siècle disait très exactement
ce qu'elle faisait, ce qu'elle allait faire, et pourquoi. Pour elle,
détentrice du pouvoir, le cynisme était une forme
d'orgueil. Et la bourgeoisie, sauf aux yeux des naïfs, n'est
ni bête ni lâche. Elle est intelligente, elle est hardie.
Elle a parfaitement dit ce qu'elle voulait.
Retrouver ce discours explicite, cela implique évidemment
de quitter le matériel universitaire et scolaire des «grands
textes». Ce n'est ni chez Hegel ni chez Auguste Comte que
la bourgeoisie parle de façon directe. À côté
de ces textes sacralisés, une stratégie absolument
consciente, organisée, réfléchie se lit en
clair dans une masse de documents inconnus qui constituent le discours
effectif d'une action politique. À la logique de l'inconscient
doit donc se substituer une logique de la stratégie. Au privilège
accordé à présent au signifiant et à
ses chaînes, il faut substituer les tactiques avec leurs dispositifs.
- A quelles luttes peuvent servir vos ouvrages ?
- Mon discours est évidemment un discours d'intellectuel,
et, comme tel, il fonctionne dans les réseaux de pouvoir
en place. Mais un livre est fait pour servir à des usages
non définis par celui qui l'a écrit. Plus il y aura
d'usages nouveaux, possibles, imprévus, plus je serai content.
Tous mes livres, que ce soit l' Histoire de la folie ou celui-là,
sont, si vous voulez, de petites boîtes à outils. Si
les gens veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, telle
idée, telle analyse comme d'un tournevis ou d'un desserre-boulon
pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de
pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes
dont mes livres sont issus... eh bien, c'est tant mieux !
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