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Structuralisme et poststructuralisme
Michel Foucault
Dits et Ecrits IV, texte 330

«Structuralism and Post-Structuralism» («Structuralisme et poststructuralisme» ; entretien avec G. Raulet), Telos, vol. XVI, no 55, printemps 1983, pp. 195-211.

Dits et Ecrits IV, texte 330


- Comment commencer ? Je pensais à deux questions : d'abord, à cette appellation très globale de poststructuralisme, quelle en est l'origine ?

Je remarquerai d'abord qu'au fond, en ce qui concerne ce qu'a été le structuralisme, non seulement - ce qui est normal - aucun des acteurs de ce mouvement mais aucun de ceux qui, de gré ou de force, ont reçu l'étiquette de structuraliste ne savait très exactement de quoi il s'agissait. Il est certain que ceux qui pratiquaient la méthode structurale dans des domaines très précis, comme la linguistique, comme la mythologie comparée, savaient ce qu'était la structuralisme, mais, dès qu'on débordait ces domaines très précis, personne ne savait au juste ce que c'était. Je ne suis pas sûr qu'il serait très intéressant d'essayer de redéfinir ce qu'on a appelé à cette époque-là le structuralisme. Ce qui me paraîtrait en revanche intéressant - et, si j'en ai le loisir, j'aimerais le faire -, ce serait étudier ce qu'a été la pensée formelle, ce qu'ont été les différents types de formalisme qui ont traversé la culture occidentale pendant tout le XXe siècle. Quand on songe à l'extraordinaire destin du formalisme en peinture, des recherches formelles en musique, quand on pense à l'importance qu'a eu le formalisme dans l'analyse du folklore, des légendes, en architecture, à son application, à certaines de ses formes dans la pensée théorique, il est certain que le formalisme en général a été vraisemblablement l'un des courants à la fois les plus forts et les plus variés qu'ait connu l'Europe au XXe siècle. Et, à propos de ce formalisme, je crois aussi qu'il faut remarquer qu'il a été très souvent associé à des situations et même à des mouvements politiques à la fois précis et chaque fois intéressants. Les rapports entre le formalisme russe et la Révolution russe seraient certainement à réexaminer de très près. Le rôle qu'on eu la pensée et l'art formels au début du XXe siècle, leur valeur idéologique, leurs liens avec les différents mouvements politiques, tout cela serait à analyser.

Ce qui me frappe dans ce qu'on a appelé le mouvement structuraliste en France et en Europe de l'Ouest vers les années soixante, c'est qu'en fait il était comme un écho de l'effort fait dans certains pays de l'Est, et en particulier en Tchécoslovaquie, pour se libérer du dogmatisme marxiste. Et vers les années cinquante-cinq ou vers les années soixante, tandis que dans un pays comme la Tchécoslovaquie la vieille tradition du formalisme européen de l'avant-guerre était en train de renaître, on a vu apparaître à peu près à ce moment en Europe de l'Ouest ce qu'on a appelé le structuralisme, c'est-à-dire, je crois, une nouvelle forme, une nouvelle modalité de cette pensée, de cette recherche formaliste. Voilà comment je situerais le phénomène structuraliste en le replaçant dans ce grand courant de la pensée formelle.

- En Europe de l'Ouest, l'Allemagne disposait, elle, pour penser le mouvement étudiant, qui a commencé plus tôt que chez nous (des 1964-1965 il y avait une agitation universitaire certaine), de la théorie critique.

- Oui...

- Il est clair qu'il n'y a pas non plus de rapports nécessaires entre la théorie critique et le mouvement étudiant. C'est peut-être plutôt le mouvement étudiant qui a fait de la théorie critique une utilisation instrumentale, qui y a recouru. De la même façon, il n'y a peut-être pas non plus de causalité directe entre le structuralisme et 1968...

- C'est exact.

- Mais est-ce que d'une certaine façon vous vouliez dire que le structuralisme aurait été comme un préalable nécessaire ?

- Non, il n'y a rien de nécessaire dans cet ordre d'idées. Mais, pour dire les choses très, très grossièrement, la culture, la pensée et l'art formalistes dans le premier tiers du XXe siècle ont été en général associés à des mouvements politiques, disons critiques, de gauche, et même, dans certains cas révolutionnaires, et le marxisme a recouvert tout cela ; il a fait du formalisme en art et dans la théorie une critique violente, qui apparaît clairement à partir des années 1930. Trente ans après, vous voyez dans certains pays de l'Est et dans un pays comme la France des gens commencer à secouer le dogmatisme marxiste à partir de formes d'analyse, de types d'analyse, qui sont manifestement inspirés par le formalisme. Ce qui s'est passé en 1968 en France, je pense aussi dans d'autres pays, est à la fois fort intéressant et fort ambigu ; et ambigu parce que intéressant : il s'agit, d'une part, de mouvements qui se sont donné très souvent une forte référence au marxisme et qui en même temps exerçaient par rapport au marxisme dogmatique des partis et des institutions une violente critique. Et le jeu qu'il a pu y avoir en effet entre une certaine forme de pensée non marxiste et ces références marxistes a été l'espace dans lequel se sont développés les mouvements étudiants, qui ont porté parfois au comble de l'exagération le discours révolutionnaire marxiste et qui, en même temps, étaient souvent animés d'une violence antidogmatique contredisant ce type de discours.

- Violence antidogmatique qui se cherchait des références...

- ... qui les cherchait parfois dans un dogmatisme exaspéré.

- Du côté de Freud, ou du côté du structuralisme.

- C'est ça. Alors, encore une fois, j'aimerais bien refaire autrement cette histoire du formalisme et replacer ce petit épisode du structuralisme en France - qui a été relativement bref, avec des formes diffuses - à l'intérieur de ce grand phénomène du formalisme au XXe siècle, à mon sens aussi important dans son genre que le romantisme ou encore le positivisme au XIXe.

- On reviendra peut-être un peu plus tard sur ce terme que vous venez d'introduire, le terme de positivisme. Je voudrais suivre auparavant le fil de cette espèce de panorama de l'évolution française que vous êtes presque en train de retracer ; celui des références, à la fois très dogmatiques et animées d'une volonté antidogmatique, à Marx, à Freud, au structuralisme, avec l'espoir, parfois, de trouver chez des gens comme Lacan celui qui mettrait fin au syncrétisme et qui réussirait à ficeler tout ça ; ce qui avait valu d'ailleurs aux étudiants de Vincennes cette réponse magistrale de Lacan, en substance : «Vous voulez combiner Freud et Marx. Ce que la psychanalyse peut vous enseigner, c'est que vous cherchez un maître. Et ce maître, vous l'aurez *», sorte de désengagement très violent à l'égard de cette tentative de combinaison, dont j'ai lu, dans ce livre de Vincent Descombes, que vous connaissez sans doute, Le Même et l'Autre **...

* Lacan, «Analyticon. Impromptu sur la psychanalyse», Centre universitaire de Vincennes, 3 décembre 1969. Repris in Le Magazine littéraire, no 121, février 1977, pp. 21-25.

** Descombes (V.), Le Même et l'Autre : quarante-cinq ans de philosophie française, Paris, Éd. de Minuit, 1979.

- Non. Je sais que ça existe, mais je ne l'ai pas lu.

- ... qu'au fond il avait fallu attendre 1972 pour qu'on sorte de cette tentative vaine de combinaison du marxisme et du freudisme et que cette sortie aurait été accomplie par Deleuze et Guattari, qui venaient de l'école lacanienne. Je me suis permis quelque part d'écrire que, certes, on était sorti de cette vaine tentative de combinaison, mais par un moyen que Hegel aurait réprouvé, c'est-à-dire qu'on était allé chercher le troisième homme, Nietzsche, pour le placer au lieu, sur le lieu de la synthèse impossible ; on se référait donc à Nietzsche à la place de cette combinaison impossible du freudo-marxisme * * *. Or, il semblerait, en tout cas d'après le livre de Descombes, qu'il faille dater de 1972 à peu près ce courant de recours à Nietzsche. Qu'est-ce que vous en pensez ?

*** Raulet (G.), Materialien zur Kritischen Theorie, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1982.

- Non, je ne crois pas que ce soit tout à fait exact. D'abord, vous savez comme je suis : je suis toujours un peu méfiant à l'égard de ces formes de synthèse où l'on présente une pensée française qui aurait été freudo-marxiste à un moment donné, puis aurait découvert Nietzsche à un autre. En fait, dès qu'on y regarde d'un peu près, on est dans un monde pluriel, où les phénomènes apparaissent décalés, produisent des rencontres assez imprévues. Prenons le freudo-marxisme. Depuis 1945, il est vrai que, pour toute une série de raisons politiques et culturelles, le marxisme constituait en France une sorte d'horizon que Sartre a considéré un temps comme indépassable ; à l'époque, c'était un horizon en effet très fermé, en tout cas très dominant. Il ne faut pas oublier non plus que, pendant toute la période de 1945 à 1955, en France, toute l'Université française - je dirais la jeune Université française, pour la distinguer de ce qu'a été la tradition de l'Université - a été très préoccupée, très occupée même, à bâtir quelque chose qui était non pas Freud-Marx, mais Husserl-Marx, le rapport phénoménologie-marxisme. Ce fut l'enjeu de la discussion et des efforts de toute une série de gens ; Merleau-Ponty, Sartre, allant de la phénoménologie au marxisme, étaient bien dans cet horizon-là, Desanti aussi...

- Dufresne, Lyotard lui-même...

- Ricoeur, qui n'était pas marxiste, certes, mais qui était un phénoménologue et était loin d'ignorer le marxisme. Donc, on a essayé d'abord de marier le marxisme à la phénoménologie, et c'est ensuite, lorsque précisément toute une certaine forme de pensée structurale, de méthode structurale a commencé à se développer qu'on a vu le structuralisme se substituer à la phénoménologie pour faire couple avec le marxisme. Le passage s'est fait de la phénoménologie au structuralisme, et essentiellement autour du problème du langage ; il y aurait là, je pense, un moment assez important, le moment où Merleau-Ponty a rencontré le problème du langage. Et vous savez que les derniers efforts de Merleau-Ponty ont porté là-dessus ; je me souviens très bien des cours où Merleau-Ponty a commencé à parler de Saussure, qui, bien que mort il y avait environ cinquante ans, était tout à fait ignoré, je ne dis pas des philologues et des linguistes français, mais du public cultivé. Alors, le problème du langage s'est fait jour, et il est apparu que la phénoménologie n'était pas capable de rendre compte, aussi bien qu'une analyse structurale, des effets de sens qui pouvaient être produits par une structure de type linguistique, structure où le sujet au sens de la phénoménologie n'intervenait pas comme donateur de sens. Et, tout naturellement, la mariée phénoménologique s'étant trouvée disqualifiée par son incapacité à parler du langage, c'est le structuralisme qui est devenu la nouvelle mariée. Voilà comment je raconterais les choses. Cela étant, la psychanalyse, et en grande partie sous l'influence de Lacan, faisait apparaître aussi un problème qui, tout en étant très différent, n'était pas sans analogie avec celui-là. Le problème, c'était précisément l'inconscient, l'inconscient qui ne pouvait pas entrer dans une analyse de type phénoménologique. La meilleure preuve qu'il ne pouvait pas entrer dans la phénoménologie, au moins telle que les Français la concevaient, c'est que Sartre, ou Merleau-Ponty - je ne parle pas des autres - n'ont pas cessé d'essayer de réduire ce qui était pour eux le positivisme, ou le mécanisme, ou le chosisme de Freud au nom de l'affirmation d'un sujet constituant.

Et lorsque Lacan, à peu près au moment où les questions du langage commençaient à se poser, a dit : «Vous aurez beau faire, l'inconscient tel qu'il fonctionne ne peut pas être réduit aux effets de donation de sens dont le sujet phénoménologique est susceptible», Lacan posait un problème absolument symétrique de celui que posaient les linguistes. Le sujet phénoménologique était une seconde fois, par la psychanalyse, disqualifié comme il l'était par la théorie linguistique. Et on comprend bien pourquoi Lacan a pu dire à ce moment-là que l'inconscient était structuré comme le langage : c'était pour les uns et les autres le même type de problème. Donc, on a eu un freudo-structuralo-marxisme : là où la phénoménologie se trouve disqualifiée pour les raisons que je viens de dire, il n'y a plus que des fiancées, qui prennent chacune la main de Marx et ça fait une jolie ronde. Seulement, ça ne va pas très bien. Bien sûr, je décris cela comme s'il s'agissait d'un mouvement tout à fait général ; ce que je décris là s'est assurément produit et a impliqué un certain nombre de gens, mais il y eut tout de même aussi toute une série d'individus qui n'ont pas suivi le mouvement. Je pense à ceux qui s'intéressaient à l'histoire des sciences, qui, en France, fut une tradition considérable, sans doute à la suite de Comte. En particulier autour de Canguilhem, qui a été dans l'Université française, dans la jeune Université française, extrêmement influent. Or beaucoup de ses élèves n'étaient ni marxistes, ni freudiens, ni structuralistes. Et là, je parle de moi, si vous voulez.

- Donc vous seriez de ces gens-là.

- Je n'ai jamais été freudien, je n'ai jamais été marxiste et je n'ai jamais été structuraliste.

- D'ailleurs, là aussi, pour la bonne forme et pour que le lecteur allemand ne s'y trompe pas, il suffit de regarder les dates, Vous avez commencé...

- Mon premier livre, c'était un livre que j'avais écrit en finissant ma vie d'étudiant, vers les années 1956 ou 1957 ; c'était l'Histoire de la folie, que j'ai écrite dans les années 1955-1960 ; et il n'est, ce livre, ni freudien, ni structuraliste, ni marxiste. Or il s'est trouvé que j'ai lu Nietzsche en 1953, et, aussi curieux que ce soit, dans cette perspective d'interrogation sur l'histoire du savoir, l'histoire de la raison : comment peut-on faire l'histoire d'une rationalité - ce qui était le problème du XIXe siècle.

- Savoir, raison, rationalité.

- Savoir, raison, rationalité, possibilité de faire une histoire de la rationalité, et je dirais qu'on retrouve là encore la phénoménologie, avec quelqu'un comme Koyré, historien des sciences, de formation germanique, qui s'installe en France, je crois, vers les années 1930-1935, et y développe une analyse historique des formes de rationalité et de savoir sur un horizon phénoménologique. Pour moi, le problème s'est un peu posé dans des termes analogues à ceux que j'ai évoqués tout à l'heure : est-ce qu'un sujet de type phénoménologique, transhistorique est capable de rendre compte de l'historicité de la raison ? C'est là où la lecture de Nietzsche a été pour moi la fracture : il y a une histoire du sujet tout comme il y a une histoire de la raison, et de celle-ci, l'histoire de la raison, on ne doit pas demander le déploiement à un acte fondateur et premier du sujet rationaliste. J'ai lu Nietzsche un peu par hasard, et j'ai été surpris de voir que Canguilhem, qui était l'historien des sciences le plus influent en France à cette époque-là, était très intéressé aussi par Nietzsche et a parfaitement bien accueilli ce que j'ai essayé de faire.

- Mais, en revanche, il n'y a pas chez lui de traces notables de Nietzsche...

- Si. Très nettes. Il y a même des références explicites, plus explicites dans ses derniers textes que dans ses premiers. Le rapport à Nietzsche en France, voire le rapport à Nietzsche de toute la pensée du XXe siècle, était difficile, pour des raisons qu'on comprend bien. Mais je suis en train de parler de moi, il faudrait parler aussi de Deleuze. Deleuze a écrit son livre sur Nietzsche dans les années soixante *. Je suis à peu près sûr qu'il a dû, lui qui s'intéressait à

* Deleuze (G.), Nietzsche et la Philosophie, Paris, P.U.F., 1962.

l'empirisme, à Hume *, et justement aussi à cette même question : est-ce que la théorie du sujet dont on dispose avec la phénoménologie, est-ce que cette théorie du sujet est satisfaisante ? - question à laquelle il échappait par le biais de l'empirisme de Hume -, je suis persuadé qu'il a rencontré Nietzsche dans les mêmes conditions.

* Deleuze (G.), Empirisme et Subjectivité, Essai sur la nature humaine selon Hume, Paris, P.U.F., coll. «Épiméthée», 1953.

Donc, je dirais que tout ce qui s'est passé autour des années soixante venait bien de cette insatisfaction devant la théorie phénoménologique du sujet, avec différentes échappées, différentes échappatoires, différentes percées, selon qu'on prend un terme négatif ou positif, vers la linguistique, vers la psychanalyse, vers Nietzsche.

- En tout cas, Nietzsche a représenté une expérience déterminante pour couper court à l'acte fondateur du sujet.

- Voilà. Et c'est là où des écrivains français comme Blanchot et Bataille, pour nous, ont été importants. Je disais tout à l'heure que je me demandais pourquoi j'avais lu Nietzsche. Je sais très bien pourquoi j'ai lu Nietzsche : j'ai lu Nietzsche à cause de Bataille et j'ai lu Bataille à cause de Blanchot. Donc, il n'est pas du tout vrai que Nietzsche apparaît en 1972 ; il apparaît en 1972 dans le discours de gens qui étaient marxistes vers les années soixante et qui sont sortis du marxisme par Nietzsche ; mais les premiers qui ont eu recours à Nietzsche ne cherchaient pas à sortir du marxisme : ils n'étaient pas marxistes. Ils cherchaient à sortir de la phénoménologie.

- Vous avez parlé successivement des historiens des sciences, puis d'écrire une histoire du savoir, une histoire de la rationalité, une histoire de la raison, Peut-on très sommairement, avant de revenir encore sur Nietzsche, qui intéressera, je crois, les lecteurs allemands, préciser ces quatre termes dont on pourrait croire, d'après ce que vous venez de dire, qu'ils sont quasi synonymes.

- Non, je décrivais un mouvement qui comporte beaucoup de composantes et beaucoup de problèmes différents. Je n'identifie pas les problèmes. Je parle de la parenté des recherches et de la proximité des gens qui les faisaient.

- Pourrait-on quand même essayer de préciser leurs rapports ? Il est vrai que cela se trouve expressément dans vos ouvrages, notamment dans L'Archéologie du savoir, mais peut-on néanmoins essayer de préciser ces rapports entre science, savoir, raison ?

- Ce n'est pas commode dans une interview. Je dirais que l'histoire des sciences a joué en France un rôle considérable dans la philosophie. Je dirais que, peut-être, si la philosophie moderne, celle du XIXe et du XXe siècle, dérive pour une grande part de la question kantienne«Was ist Aufklärung ?», c'est-à-dire si l'on admet que la philosophie moderne a eu parmi ses fonctions principales de s'interroger sur ce qu'a été ce moment historique où la raison a pu apparaître sous sa forme «majeure» et «sans tutelle», la fonction de la philosophie du XIXe siècle consiste alors à se demander ce qu'est ce moment où la raison accède à l'autonomie, ce qui signifie l'histoire de la raison et quelle valeur il faut accorder à la domination de la raison dans le monde moderne à travers les trois grandes formes de la pensée scientifique, de l'appareillage technique et de l'organisation politique *. Je crois que c'était là l'une des grandes fonctions de la philosophie que de s'interroger sur ces trois domaines, c'est-à-dire, en quelque sorte, de faire le bilan ou d'insérer une question inquiète dans le règne de la raison. Continuer, poursuivre la question kantienne «Was ist Aufklärung ?». Cette reprise, cette répétition de la question kantienne en France a pris une forme précise et peut-être insuffisante, d'ailleurs : «Qu'est-ce que l'histoire de la science ? Qu'est-ce qui s'est passé, depuis les mathématiques grecques jusqu'à la physique moderne, lorsqu'on a bâti cet univers de la science ?» De Comte aux années 1960, je crois que l'histoire des sciences a eu pour fonction philosophique de reprendre cette question. Or je crois que, en Allemagne, cette question de ce qu'a été l'histoire de la raison ou l'histoire des formes de rationalité en Europe ne s'est pas tellement manifestée dans l'histoire des sciences, mais plutôt dans le courant de pensée qui va en gros de Max Weber jusqu'à la théorie critique.

* Kant (I.), «Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung ?» (septembre 1784), Berlinische Monatsschrift, IV, no 6, décembre 1784, pp. 491-494 (Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ?, trad. S. Piobetta, in Kant, E., La Philosophie de l'histoire [Opuscules], Paris, Aubier, 1947, pp. 81-92).

- Oui. La réflexion sur les normes, sur les valeurs.

- De Max Weber jusqu'à Habermas. Il me semble que s'y pose cette même question : qu'en est-il de l'histoire de la raison, qu'en est-il de la domination de la raison, qu'en est-il des différentes formes à travers lesquelles s'exerce cette domination de la raison ?

Or, ce qui est frappant, c'est que la France n'a absolument pas connu, ou très mal, très indirectement, le courant de la pensée wéberienne, qu'elle a très mal connu la théorie critique et pratiquement tout ignoré de l'école de Francfort. Cela pose d'ailleurs un petit problème historique qui me passionne et que je ne suis pas du tout arrivé à résoudre : tout le monde sait que beaucoup de représentants de l'école de Francfort sont venus à Paris en 1935 pour y trouver refuge et qu'ils sont partis très rapidement, écoeurés vraisemblablement - certains même l'ont dit -, en tout cas tristes, chagrins de n'avoir pas trouvé plus d'écho. Et puis, 1940 est arrivé, mais ils étaient déjà partis pour la Grande-Bretagne et pour l’Amérique, où ils ont été effectivement beaucoup mieux reçus. Entre l'école de Francfort et une pensée philosophique française qui, à travers l'histoire des sciences, et donc la question de l'histoire de la rationalité, auraient pu s'entendre, l'entente ne s'est pas faite. Et quand j'ai fait mes études, je peux vous assurer que je n'ai jamais entendu prononcer par aucun des professeurs le nom d'école de Francfort.

- C'est effectivement assez étonnant,

- Or il est certain que si j'avais pu connaître l'école de Francfort, si je l'avais connue à temps, bien du travail m'aurait été épargné, il y a bien des bêtises que je n'aurais pas dites et beaucoup de détours que je n'aurais pas faits en essayant de suivre mon petit bonhomme de chemin alors que des voies avaient été ouvertes par l'école de Francfort. Il y a là un problème curieux de non-pénétration entre deux formes de pensée qui étaient très proches, et peut-être est-ce cette proximité même qui explique la non-pénétration. Rien ne cache plus une communauté de problème que deux façons assez voisines de l'aborder.

- Ce que vous venez de dire à propos de l'école de Francfort, disons de la théorie critique, qui vous aurait le cas échéant évité quelques tâtonnements, m'intéresse d'autant plus qu'on trouve à plusieurs reprises, soit chez Habermas, soit chez Negt, des coups de chapeau à votre démarche. Dans un entretien que j'ai eu avec lui *, Habermas louait votre ««description magistrale de la bifurcation de la raison» : la raison aurait bifurqué à un moment donné. Je me suis quand même demandé si vous seriez d'accord avec cette bifurcation de la raison telle que la théorie critique la conçoit, c'est-à-dire avec la «dialectique de la raison», selon laquelle la raison se pervertit sous l'effet de sa propre force, se transforme et se réduit à un type de savoir qui est le savoir technicien, L'idée qui domine dans la théorie critique est celle d'une continuité dialectique de la raison, avec une perversion qui à un moment l'a complètement modifiée et qu'il s'agirait aujourd'hui de corriger ; tel serait l'enjeu de la lutte pour l'émancipation, Au fond, à vous lire, la volonté de savoir n'a pas cessé de bifurquer à sa façon, elle a bifurqué des tas de fois dans l'histoire. Le mot bifurquer n'est peut-être même pas le mot juste... La raison a découpé à plusieurs reprises le savoir...

* Pour L'Express, où l'entretien ne parut jamais. Il fut repris dans Allemagnes d'aujourd'hui, no 73, 1980.

- Oui, oui. Je crois que le chantage qu'on a très souvent exercé à l'égard de toute critique de la raison ou de toute interrogation critique sur l'histoire de la rationalité (ou vous acceptez la raison, ou vous tombez dans l'irrationalisme) fait comme s'il n'était pas possible de faire une critique rationnelle de la rationalité, comme s'il n'était pas possible de faire une histoire rationnelle de tous les embranchements et de toutes les bifurcations, une histoire contingente de la rationalité. Or je crois que, depuis Max Weber, dans l'école de Francfort et en tout cas chez beaucoup d'historiens des sciences comme Canguilhem, il s'agissait bien de dégager la forme de rationalité qui est présentée comme dominante et à laquelle on donne le statut de la raison pour la faire apparaître comme l'une des formes possibles du travail de la rationalité. Dans cette histoire des sciences française, qui est, je crois, assez importante, le rôle de Bachelard, dont je n'ai pas parlé jusqu'à présent, a été aussi capital.

- Ces louanges sont quand même un peu empoisonnées. Selon Habermas, vous auriez décrit magistralement «le moment où la raison a bifurqué». Cette bifurcation serait unique, elle aurait eu lieu une fois, à un moment où la raison aurait pris un virage qui l'aurait conduite vers une rationalité technicienne, vers une autoréduction, une autolimitation. Cette bifurcation, si elle est aussi un partage, n'aurait eu lieu qu'une seule et unique fois dans l'histoire, séparant les deux domaines qu'on connaît depuis Kant. Cette analyse de la bifurcation est kantienne : il y a le savoir de l'entendement, il y a le savoir de la raison, il y a la raison technique et il y a la raison morale. Pour juger de cette bifurcation, on se place évidemment du point de vue de la raison pratique, de la raison morale-pratique. Donc, une bifurcation unique, un départ entre technique et pratique qui continue à dominer toute l'histoire des idées allemandes ; et, vous l'avez dit tout à l'heure, c'est cette tradition-là qui vient de «Was ist Aufklärung ?». Or cette louange me semble réduire l'approche que vous faites, vous, de l'histoire des idées.

- C'est vrai que je ne parlerais pas, moi, d'une bifurcation de la raison, mais en effet plutôt d'une bifurcation multiple, incessante, une sorte d'embranchement foisonnant. Je ne parle pas du moment où la raison est devenue technicienne. Actuellement, pour donner un exemple, je suis en train d'étudier le problème des techniques de soi dans l'antiquité hellénistique et romaine, c'est-à-dire comment l'homme, la vie humaine, le soi ont été objets d'un certain nombre de tekhnai qui, dans leur rationalité exigeante, étaient parfaitement comparables à une technique de production.

- Mais sans englober la société tout entière.

- Sans englober la société tout entière. Et ce qui a fait se développer une tekhnê du soi, tout ce qui a permis le développement d'une technologie du soi est un phénomène historique parfaitement analysable, je crois, et parfaitement situable, qui ne constitue pas la bifurcation de la raison. Dans ce foisonnement de branches, d'embranchements, de coupures, de césures, ce fut un événement, un épisode important, qui a eu des conséquences considérables, mais qui n'est pas un phénomène unique.

- Mais, des lors que l'on considère que le phénomène d'autoperversion de la raison n'a pas été unique, n'a pas eu lieu une fois dans l'histoire, à un moment où la raison aurait perdu quelque chose d'essentiel, de substantiel, comme il faudrait dire avec Weber, est-ce que vous diriez que votre travail vise à réhabiliter une raison plus riche, est-ce que par exemple il y aurait, implicitement, dans votre démarche une autre idée de la raison, un autre projet de rationalité que la rationalité à laquelle nous en sommes arrivés aujourd'hui ?

- Oui, mais - et c'est peut-être là où, encore une fois, j'essaierai de me détacher de la phénoménologie qui était mon horizon de départ - je ne pense pas qu'il y ait une sorte d'acte fondateur par lequel la raison dans son essence aurait été découverte ou instaurée et dont tel ou tel événement aurait pu ensuite détourner ; je pense en fait qu'il y a une autocréation de la raison et c'est pourquoi ce que j'ai essayé d'analyser, ce sont des formes de rationalité : différentes instaurations, différentes créations, différentes modifications par lesquelles des rationalités s'engendrent les unes les autres, s'opposent les unes aux autres, se chassent les unes les autres, sans que pour autant on puisse assigner un moment où la raison aurait perdu son projet fondamental, ni même assigner un moment où on serait passé de la rationalité à l'irrationalité, ou encore, pour parler très, très schématiquement, ce que j'ai voulu faire dans les années soixante, c'était partir aussi bien du thème phénoménologique selon lequel il y a eu une fondation et un projet essentiel de la raison - dont on se serait écarté par un oubli sur lequel il faut revenir maintenant - que du thème marxiste ou lukacsien : il y avait une rationalité qui était la forme par excellence de la raison elle-même, mais un certain nombre de conditions sociales (le capitalisme ou plutôt le passage d'une forme de capitalisme à une autre forme de capitalisme) ont introduit une crise dans cette rationalité, c'est-à-dire un oubli de la raison et une chute de l'irrationalisme. Tels sont les deux gros modèles, présentés d'une façon très schématique et très injuste, par rapport auxquels j'ai essayé de me démarquer.

- Selon ces modèles, il y a soit une bifurcation unique, soit un oubli à un moment donné, après la confiscation de la raison par une classe.

Donc, le mouvement d'émancipation à travers l'histoire consisterait non seulement à reprendre ce qui a été confisqué pour le confisquer à nouveau, mais, au contraire, à restituer à la raison sa vérité tout entière, à lui donner un statut de science absolument universelle. Il est clair qu'il n'y a pas chez vous - vous l'avez écrit tout à fait clairement -le projet d'une science nouvelle ou d'une science plus large, - Absolument pas.

- Mais vous montrez qu'à chaque fois qu'un type de rationalité s'affirme il le fait par découpe, c'est-à-dire en excluant ou en se démarquant, en marquant une frontière entre soi et un autre, Est-ce que, dans votre projet, il y a la volonté de réhabiliter cet autre ? Est-ce que, par exemple, en vous mettant à l'écoute du silence du fou, vous pensez qu'il y aurait là un langage qui en dirait long sur les conditions de la création des oeuvres ?

- Oui. Ce qui m'a intéressé en partant donc de ce cadre général qu'on a évoqué tout à l'heure, c'étaient justement les formes de rationalité que le sujet humain s'appliquait à lui-même. Alors que les historiens des sciences, en France, s'intéressaient essentiellement au problème de la constitution d'un objet scientifique, la question que je me suis posée était celle-ci : comment se fait-il que le sujet humain se donne à lui-même comme un objet de savoir possible, à travers quelles formes de rationalité, à travers quelles conditions historiques et finalement à quel prix ? Ma question, c'est celle-ci : à quel prix le sujet peut-il dire la vérité sur lui-même ? à quel prix est-ce que le sujet peut dire la vérité sur lui-même en tant que fou ?

Au prix de constituer le fou comme l'autre absolu, et en payant non seulement ce prix théorique, mais encore un prix institutionnel et même un prix économique tel que l'organisation de la psychiatrie permet de le déterminer. Ensemble de choses complexes, étagées, où vous avez un jeu institutionnel, des rapports de classes, des conflits professionnels, des modalités de savoir et finalement toute une histoire et du sujet et de la raison qui y sont engagés. C'est cela que j'ai essayé de restituer. C'est un projet peut-être tout à fait fou, très complexe, dont je n'ai pu faire apercevoir que quelques moments, quelques points particuliers comme le problème de ce qu'est le sujet fou : comment peut-on dire la vérité sur le sujet malade ? Comment peut-on dire la vérité sur le sujet fou ? C'étaient mes deux premiers livres. Les Mots et les Choses se demandait : à quel prix est-ce qu'on peut problématiser et analyser ce qu'est le sujet parlant, le sujet travaillant, le sujet vivant ? C'est pour cela que j'ai essayé d'analyser la naissance de la grammaire, de la grammaire générale, de l'histoire naturelle et de l'économie. Et puis j'ai posé ce même genre de questions à propos du criminel et du système punitif : comment dire la vérité sur soi-même en tant qu'on peut être un sujet criminel ? Et c'est ce que je vais faire à propos de la sexualité en remontant beaucoup plus haut : comment le sujet peut-il dire vrai sur lui-même en tant qu'il est sujet de plaisir sexuel, et à quel prix ?

- Selon le rapport du sujet à ce qu'il est à travers, chaque fois, la constitution d'un langage ou la constitution d'un savoir.

- C'est l'analyse des rapports entre les formes de réflexivité - rapport de soi à soi -, donc, les relations entre ces formes de réflexivité et le discours de vérité, les formes de rationalité, les effets de connaissance.

- Mais il ne s'agit en aucun cas - vous allez voir pourquoi je pose cette question qui concerne très directement certaines lectures qui sont faites du courant dit «nietzschéen»» français en Allemagne - d'exhumer par une archéologie un archaïque qui serait avant l'histoire.

- Non, absolument pas, absolument pas. Si j'employais ce mot d'archéologie que je n'emploie plus maintenant, c'est pour dire que le type d'analyse que je faisais était décalé, non pas dans le temps, mais par le niveau où il se situe. Mon problème n'est pas d'étudier l'histoire des idées dans leur évolution, mais plutôt de voir en dessous des idées comment ont pu apparaître tels ou tels objets comme objets possibles de connaissance. Pourquoi, par exemple, la folie est-elle devenue, à un moment donné, un objet de connaissance correspondant à un certain type de connaissance. C'est ce décalage entre les idées sur la folie et la constitution de la folie comme objet que j'ai voulu marquer en utilisant le mot «archéologie» plutôt que «histoire».

- J'ai posé cette question, parce que, actuellement, on a tendance, sous prétexte qu'il existe aussi des recours à Nietzsche du côté de la nouvelle droite allemande, à mettre un peu tout dans le même sac et à considérer que le nietzschéisme français, si nietzschéisme il y a - il me semble que vous avez confirmé tout à l'heure que Nietzsche avait joué un rôle déterminant -, est de la même veine. On associe tout cela afin de recréer, au fond, les fronts d'une lutte de classes théorique qu'on a du mal à trouver aujourd'hui.

- Je crois que, en effet, il n 'y a pas un nietzschéisme, il n'y a pas à dire qu'il y a un nietzschéisme vrai ou que le nôtre soit plus vrai que les autres ; mais ceux qui ont trouvé dans Nietzsche, il y a maintenant plus de vingt-cinq ans, un moyen de se déplacer par rapport à un horizon philosophique dominé par la phénoménologie et le marxisme, ceux-là, il me semble, n'ont rien à voir avec ceux qui utilisent le nietzschéisme maintenant. En tout cas, si Deleuze a écrit un superbe livre sur Nietzsche, dans le reste de son oeuvre, la présence de Nietzsche est certes sensible, mais sans qu'il y ait aucune référence bruyante ni aucune volonté de lever bien haut le drapeau nietzschéen pour quelques effets de rhétorique ou quelques effets politiques. Ce qui est frappant, c'est que quelqu'un comme Deleuze a simplement pris Nietzsche sérieusement et il l'a pris au sérieux. Moi aussi, c'est ce que j'ai voulu faire : quel est l'usage sérieux que l'on peut faire de Nietzsche ? J'ai fait des cours sur Nietzsche mais j'ai écrit très peu sur Nietzsche. Le seul hommage un peu bruyant que je lui ai rendu, fut d'intituler le premier volume de l’Histoire de la sexualité La Volonté de savoir.

- Justement, à propos de cette volonté de savoir, je crois qu'on a bien vu, à travers de ce que vous venez de dire, qu'elle était toujours un rapport ou une relation. Je suppose que vous détesterez ces deux mots, rapport et relation, parce qu'ils sont marqués d'hégélianisme ; peut-être faudrait-il dire «évaluation» comme le dit Nietzsche, une façon d'évaluer la vérité et, en tout cas, une façon qu'a la force, qui n'existe pas comme archaïque ou comme un fonds originaire ou originel, de s'actualiser, donc un rapport de forces et peut-être déjà un rapport de pouvoir dans l'acte de constitution de tout savoir ?

- Non, je ne dirais pas cela, c'est trop compliqué. Mon problème, c'est le rapport du soi à soi et du dire vrai. Mon rapport à Nietzsche, ce que je dois à Nietzsche, je le dois beaucoup plus à ses textes de la période de 1880, où la question de la vérité et l'histoire de la vérité et de la volonté de vérité étaient pour lui centrales. Je ne sais pas si vous savez que le premier texte écrit par Sartre, quand il était jeune étudiant, était un texte nietzschéen : La Légende de la vérité, petit texte qui fut publié pour la première fois dans une revue de lycéens vers les années trente *. Il était parti de ce même problème. Et il est très curieux que sa démarche soit allée de l'histoire de la vérité à la phénoménologie, alors que la démarche de cette génération suivante à laquelle nous appartenons fut de partir de la phénoménologie pour revenir à cette question de l 'histoire de la vérité.

* Sartre (J .-P.), La Légende de la vérité. Texte écrit en 1929, dont un fragment parut dans le dernier numéro de Bifur, no 8, juin 1931, pp. 77-96. Repris in Contat (M.) et Rybalka (M.), Les Écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, appendice II, pp. 531-545.

- Je crois qu'on est en train de clarifier ce que vous entendez par volonté de savoir, cette référence à Nietzsche. Il me semble que vous admettiez tout à fait une certaine parenté avec Deleuze, jusqu'à un certain point. Est-ce que cette parenté irait jusqu'à la conception du désir deleuzien ?

- Non, justement pas.

- Je vais dire pourquoi je pose cette question et c'est peut-être déjà anticiper la réponse. Il me semble que le désir deleuzien, qui est un désir productif, devient précisément cette espèce de fonds originaire qui se met à produire des formes,

- Je ne veux ni prendre position ni dire ce qu'a voulu dire Deleuze. Les gens disent ce qu'ils veulent dire ou ce qu'ils peuvent dire. À partir du moment où une pensée s'est constituée, s'est fixée et s'est identifiée à l'intérieur d'une tradition culturelle, il est tout à fait normal que cette tradition culturelle la reprenne, en fasse ce qu'elle veut et lui fasse dire ce qu'elle n'a pas dit en disant qu'elle n'est qu'une autre forme de ce qu'elle a voulu dire. Cela fait partie du jeu culturel, mais mon rapport à Deleuze ne peut évidemment pas être celui-là ; je ne dirai donc pas ce qu'il a voulu dire. Toutefois, il me semble que son problème a bien été, en effet, au moins pendant longtemps, de poser ce problème du désir ; et c'est vraisemblablement dans la théorie du désir qu'on voit chez lui les effets de la relation à Nietzsche, alors que mon problème n'a pas cessé d'être toujours la vérité, le dire vrai, le wahr-sagen - ce que c'est que dire vrai - et le rapport entre dire vrai et formes de réflexivité, réflexivité de soi sur soi.

- Oui. Mais il me semble que Nietzsche ne distingue pas fondamentalement la volonté de savoir de la volonté de puissance.

- Je crois qu'il y a un déplacement assez sensible dans les textes de Nietzsche entre ceux qui sont en gros dominés par la question de la volonté de savoir et ceux qui sont dominés par la volonté de puissance. Mais je ne veux pas entrer dans ce débat pour une raison très simple. C'est qu'il y a des années que je n'ai pas relu Nietzsche.

- Il me paraissait assez important d'essayer de clarifier ce point, à cause justement de ce fourre-tout qui caractérise sa réception à l'étranger, comme du reste en France.

- Je dirais que, de toute façon, mon rapport à Nietzsche n'a pas

été un rapport historique ; ce n'est pas tant l'histoire même de la pensée de Nietzsche qui m'intéresse que cette espèce de défi que j'ai senti le jour, il y a très longtemps, où j'ai lu Nietzsche pour la première fois ; quand on ouvre le Gai Savoir ou Aurore alors qu'on est formé à la grande et vieille tradition universitaire, Descartes, Kant, Hegel, Husserl, et qu'on tombe sur ces textes un peu drôles, étranges et désinvoltes, on se dit : eh bien, je ne vais pas faire comme mes camarades, mes collègues ou mes professeurs, traiter ça par-dessus la jambe. Quel est le maximum d'intensité philosophique et quels sont les effets philosophiques actuels qu'on peut tirer de ces textes ? Voilà ce qu'était pour moi le défi de Nietzsche.

- Dans la réception actuelle, il me semble qu'il y a un deuxième fourre-tout, c'est la postmodernité, dont pas mal de gens se réclament et qui joue en Allemagne aussi un certain rôle, depuis que Habermas a repris ce terme pour le critiquer, pour critiquer ce courant sous tous ses aspects...

- Qu'est-ce qu'on appelle la postmodernité ? Je ne suis pas au courant.

- ... aussi bien la sociologie nord-américaine (D. Bell) que ce qu'on appelle la postmodernité en art et qui demanderait une autre définition (un retour peut-être à un certain formalisme) ; enfin, Habermas attribue ce terme de postmodernité au courant français, à la tradition, dit-il dans son texte sur la postmodernité, «qui va de Bataille à Derrida en passant par Foucault». Sujet important en Allemagne, parce que la réflexion sur la modernité existe depuis longtemps, depuis Max Weber. Que serait la postmodernité pour l'aspect qui nous concerne ici dans ce phénomène englobant au moins trois choses ? Ce serait notamment l'idée, qu'on trouve chez Lyotard, selon laquelle la modernité, la raison, aurait été un «grand récit» dont on serait enfin libéré par une espèce de réveil salutaire ; la postmodernité serait un éclatement de la raison, la schizophrénie deleuzienne ; la postmodernité, en tout cas, révélerait que la raison n'a été dans l'histoire qu'un récit parmi d'autres, un grand récit, certes, mais un récit parmi d'autres, auquel on pourrait faire succéder aujourd'hui d'autres récits. La raison aurait été une forme de la volonté de savoir, dans votre vocabulaire. Admettez-vous qu'il s'agisse là d'un courant, vous situez-vous dans ce courant et comment ?

- Je dois dire que je suis très embarrassé pour répondre.

D'abord parce que je n'ai jamais très bien compris quel était le sens que l'on donnait en France au mot modernité ; chez Baudelaire, oui ; mais ensuite, il me semble que le sens se perd un peu. Je ne sais pas quel est le sens que les Allemands donnent à modernité. Je sais que les Américains ont projeté une sorte de séminaire où il y aurait Habermas et où je serais aussi. Et je sais que Habermas a proposé comme thème la modernité. Je me sens embarrassé, parce que je ne vois pas très bien ce que cela veut dire ni même - peu importe le mot, on peut toujours utiliser une étiquette arbitraire - quel est le type de problèmes qui est visé à travers ce mot ou qui serait commun aux gens que l'on appelle les postmodernes, Autant je vois bien que derrière ce qu'on a appelé le structuralisme il y avait un certain problème qui était en gros celui du sujet et de la refonte du sujet, autant je ne vois pas, chez ceux qu'on appelle les postmodernes ou poststructuralistes, quel est le type de problèmes qui leur serait commun.

- Évidemment, la référence ou l'opposition à la modernité non seulement est ambiguë, mais étrique la modernité. Elle aussi a au moins trois définitions : une définition d'historien, la définition de Weber, la définition d'Adorno et le Baudelaire de Benjamin auquel vous faisiez allusion *. Il y a donc au moins trois références. Celle que Habermas semble privilégier, contre Adorno lui-même, c'est là encore la tradition de la raison, c'est-à-dire la définition wébérienne de la modernité.

* Benjamin (W.), «Über einige Motive bei Baudelaire», Zeitschrift für Sozialforschung, no VIII, 1939, pp. 50-89 («Sur quelques thèmes baudelairiens», trad. J. Lacoste, in Charles Baudelaire, Un poète lyrique à l'époque du capitalisme, Paris, Payot, coll. «Petite Bibliothèque Payot», no 39, 1979, pp. 147-208).

C'est par rapport à cela qu'il voit dans la postmodernité l'effondrement de la raison, son éclatement, et qu'il s'autorise à dire que l'une des formes de la postmodernité, celle qui serait en relation avec la définition wéberienne de la modernité, serait ce courant qui considère que la raison est au fond une forme de la volonté de savoir parmi d'autres, que la raison est un grand récit, mais un récit parmi d'autres...

- Cela ne peut pas être mon problème, dans la mesure où je n'admets absolument pas l'identification de la raison avec l'ensemble des formes de rationalité qui ont pu, à un moment donné, à notre époque et tout récemment encore, être dominantes dans les types de savoir, les formes de technique et les modalités de gouvernement ou de domination, domaines où se font les applications majeures de la rationalité ; je mets de côté le problème de l'art, qui est compliqué. Pour moi, aucune forme donnée de rationalité n'est la raison. Donc, je ne vois pas pour quelle raison on pourrait dire que les formes de rationalité qui ont été dominantes dans les trois secteurs dont je parle sont toutes en train de s'effondrer et de disparaître ; je ne vois pas de disparitions comme celles-là. Je vois de multiples transformations, mais je ne vois pas pourquoi appeler cette transformation un effondrement de la raison ; d'autres formes de rationalité se créent, se créent sans cesse ; donc, il n'y a aucun sens sous la proposition selon laquelle la raison est un long récit qui est maintenant terminé, avec un autre récit qui commence.

- Disons que le champ est ouvert à des tas de formes de récit.

- Je crois qu'on touche là à l'une des formes, il faut peut-être dire des habitudes les plus nocives de la pensée contemporaine, je dirais peut-être de la pensée moderne, en tout cas de la pensée posthégélienne : l'analyse du moment présent comme étant précisément dans l'histoire celui de la rupture, ou celui du sommet, ou celui de l'accomplissement, ou celui de l'aurore qui revient. La solennité avec laquelle toute personne qui tient un discours philosophique réfléchit son propre moment me paraît un stigmate. Je le dis d'autant mieux qu'il m'est arrivé de faire cela ; je le dis d'autant mieux que, chez quelqu'un comme Nietzsche, on trouve cela, sans arrêt, ou du moins de façon assez insistante. Je crois qu'il faut avoir la modestie de se dire que, d'une part, le moment où l'on vit n'est pas ce moment unique, fondamental ou irruptif de l'histoire à partir de quoi tout s'achève et tout recommence ; il faut avoir la modestie de se dire en même temps que - même sans cette solennité - le moment où l'on vit est très intéressant, et demande à être analysé, et demande à être décomposé, et qu'en effet nous avons bien à nous poser la question : qu'est-ce que c'est qu'aujourd'hui ? Je me demande si on ne pourrait pas caractériser l'un des grands rôles de la pensée philosophique, depuis justement la question kantienne «Was ist Aufklärung ?», en disant que la tâche de la philosophie, c'est de dire ce que c'est qu'aujourd'hui et de dire ce que c'est que «nous aujourd'hui». Mais en ne se donnant pas la facilité un peu dramatique et théâtrale d'affirmer que ce moment où nous sommes est, au creux de la nuit, celui de la perdition la plus grande, ou, au point du jour, celui où le soleil triomphe, etc. Non, c'est un jour comme les autres, ou plutôt c'est un jour qui n'est jamais tout à fait comme les autres.

- Cela pose des tas de questions, en tout cas celles que vous avez posées vous-même : qu'est-ce que c'est qu’aujourd'hui ? Est-ce que cette époque se laisse caractériser néanmoins et malgré tout par un morcellement plus grand qu'à d'autres époques, par une «déterritorialisation», une schizophrénie ? - sans que vous ayez à prendre position sur ces termes.

- Ce que je voudrais aussi dire à propos de cette fonction du diagnostic sur ce qu'est aujourd'hui, c'est qu'elle ne consiste pas à caractériser simplement ce que nous sommes, mais, en suivant les lignes de fragilité d'aujourd'hui, à parvenir à saisir par où ce qui est et comment ce qui est pourrait ne plus être ce qui est. Et c'est en ce sens que la description doit être toujours faite selon cette espèce de fracture virtuelle, qui ouvre un espace de liberté, entendu comme espace de liberté concrète, c'est-à-dire de transformation possible.

- Est-ce là, sur le lieu de ces fissures, que se situe le travail de l'intellectuel, un travail évidemment pratique ?

- Je crois. Et je dirais que le travail de l'intellectuel, c'est bien en un sens de dire ce qui est en le faisant apparaître comme pouvant ne pas être, ou pouvant ne pas être comme il est. Et c'est pourquoi cette désignation et cette description du réel n'ont jamais valeur de prescription sous la forme «puisque ceci est, cela sera» ; c'est pourquoi aussi il me semble que le recours à l'histoire - l'un des grands faits dans la pensée philosophique en France au moins depuis une vingtaine d'années - prend son sens dans la mesure où l'histoire a pour fonction de montrer que ce qui est n'a pas toujours été, c'est-à-dire que c'est toujours au confluent de rencontres, de hasards, au fil d'une histoire fragile, précaire, que ce sont formées les choses qui nous donnent l'impression d'être les plus évidentes. Ce que la raison éprouve comme sa nécessité, ou ce que plutôt les différentes formes de rationalité donnent comme leur étant nécessaire, on peut parfaitement en faire l'histoire et retrouver les réseaux de contingences d'où cela a émergé ; ce qui ne veut pas dire pourtant que ces formes de rationalité étaient irrationnelles ; cela veut dire qu'elles reposent sur un socle de pratique humaine et d'histoire humaine, et puisque ces choses-là ont été faites, elles peuvent, à condition qu'on sache comment elles ont été faites, être défaites.

- Ce travail sur les fractures, à la fois descriptif et pratique, est un travail sur le terrain.

- Peut-être un travail sur le terrain et peut-être un travail qui, à partir de questions posées par le terrain, peut remonter loin dans l'analyse historique.

- Le travail sur le lieu des fractures, le travail sur le terrain ! est-ce cela que vous appelez la microphysique du pouvoir ou l'analytique du pouvoir ?

- C'est un peu ça. Il m'a semblé que ces formes de rationalité, qui sont celles qui sont mises en oeuvre dans le processus de domination, mériteraient d'être analysées pour elles-mêmes, étant entendu que ces formes de rationalité ne sont pas étrangères aux autres formes de pouvoir mises en oeuvre, par exemple, dans la connaissance ou la technique. Il y a, au contraire, un échange, des transmissions, des transferts, des interférences, mais je voudrais souligner qu'il ne me semble pas possible de désigner une seule et même forme de rationalité dans ces trois domaines, qu'on retrouve les mêmes types, mais déplacés, et qu'il y a à la fois interconnection serrée et multiple, mais pas isomorphisme.

- À toute époque ou spécifiquement ?

- Il n'y a pas de loi générale disant quels sont les types de rapports entre les rationalités et les procédures de domination qui sont mises en oeuvre.

- J'ai posé cette question parce qu'un schéma revient dans un certain nombre de critiques qui vous sont faites, à savoir que vous parIeriez à un moment précis, et que vous réfléchiriez (c'est par exemple la critique de Baudrillard) à un moment où le pouvoir est devenu «irrepérable par dissémination» * ; ce serait, au fond, cette dissémination irrepérable, cette multiplication nécessaire que refléterait l'approche microphysique. De la même façon, un Allemand du nom d'Alexander Schubert, d'un autre point de vue, dit que vous parlez à un moment où le capitalisme a dissolu de telle façon le sujet qu'il est possible d'admettre que le sujet n'a jamais été qu'une multiplicité de positions * *.

* Baudrillard (J .), Oublier Foucault, Paris, Galilée, 1977.

** Schubert (A.), Die Decodierung des Menschen, Francfort, Focus Verlag, 1981.

- J'aimerais revenir tout à l'heure à cette question, parce que j'avais commencé à dire deux ou trois choses. La première, c'est que, en étudiant la rationalité des dominations, j'essaie d'établir des interconnexions qui ne sont pas des isomorphismes. Deuxièmement, quand je parle de ces relations de pouvoir, des formes de rationalité qui peuvent les régler et les régir, ce n'est pas en me référant à un Pouvoir (avec un grand P) qui dominerait l'ensemble du corps social et qui lui imposerait sa rationalité. En fait, ce sont des relations de pouvoir, qui sont multiples et qui ont différentes formes, qui peuvent jouer dans des relations de famille, à l'intérieur d'une institution, dans une administration, entre une classe dominante et une classe dominée, des relations de pouvoir qui ont des formes spécifiques de rationalité, des formes qui leur sont communes. C'est un champ d'analyse, ce n'est pas du tout la référence à une instance unique. Troisièmement, si j'étudie ces relations de pouvoir, je ne fais pas du tout la théorie du pouvoir, mais, dans la mesure où ma question est de savoir comment sont liés entre eux la réflexivité du sujet et le discours de vérité, si ma question est : «Comment le sujet peut-il dire vrai sur lui-même ?», il me semble que les relations de pouvoir sont l'un des éléments déterminants dans ce rapport que j'essaie d'analyser. C'est évident, par exemple, pour le premier cas que j'ai étudié, celui de la folie. C'est bien à travers un certain mode de domination exercée par certains sur certains autres que le sujet a pu entreprendre de dire vrai sur sa folie présentée sous les espèces de l'autre. Je ne suis donc aucunement un théoricien du pouvoir. À la limite, je dirais que le pouvoir ne m'intéresse pas comme question autonome, et si j'ai été amené à parler à plusieurs reprises de cette question du pouvoir, c'est dans la mesure où l'analyse politique qui était donnée des phénomènes de pouvoir ne me paraissait pas pouvoir rendre compte de ces phénomènes plus fins et plus détaillés que je veux évoquer, quand je pose la question du dire vrai sur soi-même. Si je dis vrai sur moi-même comme je le fais, c'est que, en partie, je me constitue comme sujet à travers un certain nombre de relations de pouvoir qui sont exercées sur moi et que j'exerce sur les autres. Cela pour situer ce qu'est pour moi la question du pouvoir.

Pour en revenir à la question que vous avez évoquée tout à l'heure, j'avoue que je ne vois pas très bien où est l'objection. Je ne fais pas une théorie du pouvoir. Je fais l'histoire, à un moment donné, de la manière dont se sont établis la réflexivité de soi sur soi et le discours de vérité qui lui est lié. Quand je parle des institutions d'enfermement au XVIIIe siècle, je parle des relations de pouvoir telles qu'elles existent à ce moment-là. Je ne saisis donc pas du tout l'objection, sauf si l'on me prête à un projet qui est entièrement différent du mien et qui serait soit de faire une théorie générale du pouvoir, soit encore de faire l'analyse du pouvoir tel qu'il est maintenant. Pas du tout ! Je prends la psychiatrie, en effet, telle qu'elle est maintenant.

J'y vois apparaître un certain nombre de problèmes, dans le fonctionnement même de l'institution, qui me paraissent renvoyer à une histoire, à une histoire relativement lointaine ; elle date déjà de plusieurs siècles. J'essaie de faire l'histoire ou l'archéologie ; si vous voulez, de la manière dont on a entrepris de dire vrai sur la folie au XVIIe et au XVIIIe siècle, et j'aimerais la faire voir telle qu'elle existait à cette époque-là. À propos des criminels, par exemple, et du système de punitions qui caractérise notre système pénal et qu'on a établi au XVIIIe siècle, j'ai décrit non pas tous les pouvoirs tels qu'ils s'exerçaient au XVIIIe siècle, mais j'ai cherché, dans un certain nombre d'institutions qui existaient au XVIIIe siècle et qui ont pu servir de modèle, quelles étaient les formes de pouvoir qui s'exerçaient et comment elles ont pu jouer. Alors je ne trouve aucune pertinence au fait de dire que le pouvoir n'est plus tel maintenant.

- Deux questions un peu décousues encore, mais qui me paraissent quand même importantes. Peut-être peut-on commencer par le statut de l'intellectuel. On a défini en gros comment vous conceviez son travail, voire sa pratique, s'il doit en avoir une. Est-ce que vous seriez disposé à parler ici de la situation philosophique en France, très globalement, par exemple à partir du thème suivant : l'intellectuel n'a plus pour fonction ni d'opposer à l'État une raison universelle ni de lui fournir sa légitimation, Est-ce qu'il y aurait un rapport avec la situation assez étrange, et préoccupante, à laquelle on assiste aujourd'hui : une espèce de consensus, mais très tacite, des intellectuels à l'égard de la gauche, et en même temps un silence complet de la pensée de gauche, dont on serait tenté de dire qu'il contraint un pouvoir de gauche à recourir à des thèmes de légitimation très archaïques : qu'on pense au congrès de Valence du P.S. * avec ses débordements verbaux, la lutte des classes...

* En 1981.

- ... le propos du président de l'Assemblée nationale, l'autre jour, disant qu'il fallait substituer à un modèle culturel bourgeois, égoïste et individualiste un nouveau modèle culturel de solidarité et de sacrifice. Je n'étais pas très vieux au moment où le maréchal Pétain a pris le pouvoir en France, mais j'ai reconnu cette année dans la bouche de ce socialiste ce qui avait bercé mon enfance.

- Oui. On assiste au fond à ce spectacle assez étonnant d'un pouvoir qui, privé de sa logistique intellectuelle, recourt à des thèmes de légitimation assez désuets. Quant à cette logistique intellectuelle, au moment où la gauche arrive au pouvoir, il semble que plus rien ne soit à dire à gauche.

- C'est une très bonne question. Premièrement, je rappellerais ceci : si la gauche existe en France - et je dis «la gauche» en un sens très général, c'est-à-dire s'il y a des gens qui se sentent à gauche, s'il y a des gens qui votent à gauche, si donc il peut y avoir un grand parti de gauche - ce qu'est devenu le Parti socialiste - je crois que c'est en grande partie à cause de l'existence d'une pensée de gauche, d'une réflexion de gauche, d'une analyse, d'une multiplicité d'analyses qui ont été faites à gauche, de choix politiques qui ont été faits à gauche depuis 1960 au moins, et qui ont été faits en dehors des partis. Ce n'est tout de même pas grâce au P.C., grâce à la vieille S.F.I.O. -, qui n'est pas morte avant 1972, elle a mis longtemps à mourir - qu'il existe une gauche vivante en France ;

c'est parce qu'à travers la guerre d'Algérie, par exemple, dans tout un secteur de la vie intellectuelle aussi, dans des secteurs qui recouvraient les problèmes de la vie quotidienne, dans des secteurs comme ceux de l'analyse économique et sociale, il y a eu une pensée de gauche extraordinairement vivante et qui n'est pas morte, au contraire, au moment même où les partis de gauche se disqualifiaient pour différentes raisons.

- Non, à ce moment-là, non.

- Et on peut dire que si, pendant quinze ans - les quinze premières années du gaullisme et du régime que nous avons connu ensuite -, la gauche a subsisté, c'était grâce à tout ce travail.

Deuxièmement, il faut noter que le Parti socialiste a rencontré l'écho qu'il a eu en grande partie parce qu'il a été assez perméable à ces nouvelles attitudes, à ces nouveaux problèmes, à ces nouvelles questions. Il a été perméable à des questions posées concernant la vie quotidienne, concernant la vie sexuelle, la vie des couples, la situation des femmes, il a été sensible à des problèmes concernant l'autogestion, par exemple, tous thèmes de la pensée de gauche, d'une pensée de gauche non incrustée dans les partis et non traditionnelle par rapport au marxisme. Nouveaux problèmes, nouvelle pensée, cela a été capital. Je crois qu'un jour, quand on regardera cet épisode-là de l'histoire de France, on y verra le jaillissement d'une nouvelle pensée de gauche, qui, sous des formes multiples et sans unité - peut-être l'un de ses aspects positifs -, a complètement changé l'horizon sur lequel se situent les mouvements de gauche actuels. On pouvait penser que cette forme-là de culture de gauche serait tout à fait allergique à l'organisation d'un parti et ne pourrait trouver sa véritable expression que dans des groupuscules ou dans des individualités. Et il s'est avéré que non ; finalement, il y a eu je le disais tout à l'heure - une espèce de symbiose qui a fait que le nouveau Parti socialiste a été assez imprégné par ces idées. Il y a eu en tout cas - chose suffisamment intéressante et attrayante pour qu'on la note - un certain nombre d'intellectuels, pas très nombreux d'ailleurs, qui ont voisiné avec le Parti socialiste. Ce fut bien sûr grâce à des tactiques politiques, à des stratégies politiques très habiles - et je le dis sans péjoration - que le Parti socialiste a été porté au pouvoir ; mais, encore une fois, c'est en ayant absorbé un certain nombre de formes de cette culture de gauche qu'il a conquis le pouvoir, et il est certain que, depuis le congrès de Metz * déjà, puis a fortiori au congrès de Valence - où on a pu entendre des choses comme celles qu'on a rapportées tout à l'heure -, il est certain que cette pensée de gauche s'interroge un peu.

* En 1979.

- Existe-t-elle elle-même encore ?

- Je ne sais pas. Il faut tenir compte de choses très complexes. Il faut bien voir, par exemple, que, au Parti socialiste, l'un des foyers où cette nouvelle pensée de gauche a été la plus active, c'était autour de quelqu'un comme Rocard. La mise sous le boisseau de Rocard, de son groupe et de son courant au P.S., a fait beaucoup. La situation est très complexe. Mais je crois que les discours un peu de bois qui sont actuellement tenus par beaucoup de leaders du P.S. trahissent ce qui a été l'espoir d'une grande partie de cette pensée de gauche, ils trahissent l'histoire récente du P.S., qui a bénéficié de cette pensée de gauche, et ils font taire, d'une façon assez autoritaire, des courants qui existent même à l'intérieur du P.S. Il est certain que, devant ce phénomène, les intellectuels se taisent un peu. Je dis un peu, parce que c'est une erreur de journaliste de dire que les intellectuels se taisent. Moi, j'en connais plus d'un qui a réagi, a donné son opinion à propos de telle ou telle mesure, de telle ou telle décision, de tel ou tel problème. Et je crois que, si on faisait le bilan exact des interventions des intellectuels au cours de ces derniers mois, elles ne seraient sans doute pas moins nombreuses qu'autrefois. En tout cas, personnellement, je n'avais jamais écrit tant d'articles dans les journaux que depuis qu'on dit que je me tais. Enfin, peu importe ma personne. Il est vrai que ces réactions sont des réactions qui ne sont pas de l'ordre du choix fondamentalement affirmé ; ce sont des interventions nuancées, hésitantes, un peu dubitatives, un peu encourageantes, mais qui correspondent à l'état actuel de la situation, et, plutôt que de se plaindre du silence des intellectuels, il faut beaucoup plus reconnaître leur réserve réfléchie devant un événement récent et un processus dont on ne sait pas encore très bien comment il va tourner.

- Donc, pas de rapport nécessaire entre cette situation politique, ce type de discours qui est tenu et la thèse qui s'est tout de même largement répandue : la raison, c'est le pouvoir, donc, désinvestissons à la fois de la raison et du pouvoir ?

- Non, non. Comprenez bien que cela fait partie du destin de tous les problèmes posés que de s'avilir en slogans. Personne n'a dit : «La raison, c'est le pouvoir», je crois que personne n'a dit que le savoir, c'était un pouvoir.

- On l'a dit.

- On l'a dit, mais, vous comprenez, quand moi je lis - et je sais bien qu'on me l'attribue - la thèse «le savoir, c'est le pouvoir» ou «le pouvoir, c'est le savoir», peu importe, j'éclate de rire, puisque précisément mon problème est d'étudier leurs rapports ; si c'étaient deux choses identiques, je n'aurais pas à étudier leurs rapports et je me fatiguerais beaucoup moins. Le seul fait que je pose la question de leurs rapports prouve bien que je ne les identifie pas.

- Dernière question, Le marxisme se porterait assez mal aujourd'hui, parce qu'il aurait puisé aux sources des Lumières : c'est tout de même un thème qui a dominé la pensée, qu'on le veuille ou non, pendant les années soixante-dix, ne serait-ce que parce qu'un certain nombre d'individus, d'intellectuels qui se sont appelés les nouveaux philosophes ont vulgarisé ce thème. Donc, le marxisme se porterait assez mal,

- Je ne sais pas s'il se porte mal ou bien. Je m'arrête, si vous voulez, à la formule : c'est une idée qui a dominé la pensée ou la philosophie. Je crois que vous avez tout à fait raison de poser la question, de la poser comme cela. Moi je dirais, je serais tenté de dire - et j'ai failli vous arrêter à ce moment-là - que cela n'a pas dominé la pensée mais les bas-fonds de la pensée. Mais ce serait facile, inutilement polémique, et ce n'est vraiment pas juste. Je crois qu'il faut tenir compte, en France, d'une situation qui est celle-ci : il existait en France, jusque vers les années cinquante, deux circuits de pensée, qui étaient pratiquement, sinon étrangers l'un à l'autre, du moins indépendants l'un de l'autre : d'un côté, ce que j'appellerais un circuit universitaire ou circuit académique, un circuit de la pensée savante, et puis, d'un autre côté, le circuit de la pensée ouverte ou de la pensée courante ; quand je dis «courante», je ne veux pas dire du tout forcément de basse qualité. Mais un livre universitaire, une thèse, un cours étaient des choses qui restaient dans des maisons d'édition universitaires, à la disposition des lecteurs universitaires et n'ayant guère d'influence que sur les universités. Il y a eu le cas particulier de Bergson, c'était une exception. À partir de l'après-guerre - et là, sans doute, l'existentialisme a joué un rôle -, on a vu des pensées qui étaient d'origine, d'enracinement profondément universitaire - car, après tout, l'enracinement de Sartre, c'est Husserl et c'est Heidegger, qui n'étaient pas des danseuses publiques - s'adresser à beaucoup plus que le public universitaire. Or ce phénomène, même s'il n'y a plus en France quelqu'un de la dimension de Sartre pour le porter, ce phénomène s'est démocratisé. Sartre seul, ou peut-être Sartre et Merleau-Ponty pouvaient le faire, et puis c'est devenu un peu à la portée de tout le monde, pour un certain nombre de raisons, parmi lesquelles il y a eu premièrement la dislocation de l'Université, la multiplication du nombre des étudiants, des professeurs, qui constituaient finalement une sorte de masse sociale, la dislocation des structures internes et un élargissement du public universitaire, la diffusion aussi - qui est loin d'être un phénomène négatif - de la culture. Le niveau culturel moyen de la population s'est tout de même considérablement élevé et, quoi qu'on dise, la télévision joue un grand rôle : les gens apprennent qu'il y a une nouvelle histoire, etc. Ajoutons à cela tous les phénomènes politiques, des groupes, des mouvements qui étaient à cheval, à l'intérieur et à l'extérieur de l'université. Tout cela à donné au travail universitaire un écho qui débordait très largement l'institution universitaire ou même le groupe d'intellectuels spécialisés, professionnels. On constate un phénomène caractéristique en France actuellement : nous n'avons presque plus de revues spécialisées en philosophie, ou elles sont à peu près égales à zéro. Quand on veut écrire quelque chose, où écrit-on, peut-on l'écrire ? Finalement, il n'y a que dans les hebdomadaires à grande diffusion ou des revues d'intérêt général qu'on peut arriver à glisser quelque chose. C'est un phénomène très important. Alors il se produit, ce qui est fatal dans des situations comme celle-là, qu'un discours un peu élaboré, au lieu d'être relayé par un travail supplémentaire, qui, en écho en en critique, le perfectionne, le rend plus difficile, l'affine, voit au contraire l'écho se faire par en bas ; et, petit à petit, de bouquin en article, d'article en papier pour les journaux, et de journaux en télévision, on en arrive à résumer un livre, un travail, un problème par des slogans. Ce passage de la question philosophique en slogan, cette transformation de la question du marxisme devenant «le marxisme, c'est fini», il ne faut pas en attribuer la responsabilité à tel ou à tel, mais on perçoit le toboggan sur lequel la pensée philosophique, ou la question philosophique, se transforme ainsi en matière de consommation courante ; alors qu'il y avait autrefois deux circuits différents, et que le circuit institutionnel, qui avait ses inconvénients - sa fermeture, son dogmatisme, son académisme -, s'il n'évitait pas toutes les perditions, subissait une déperdition moins grande ; la tendance à l'entropie était moindre, alors que, maintenant, l'entropie s'accomplit avec une rapidité étonnante. Je pourrais donner des exemples personnels : il a fallu quinze ans pour qu'on transforme mon livre sur la folie en un slogan : «Tous les fous étaient enfermés au XVIIIe siècle», mais il n'a même pas fallu quinze mois, il a fallu trois semaines, pour transformer mon livre sur la volonté de savoir en ce slogan : «La sexualité n'a jamais été réprimée.» J'ai vu, dans ma propre expérience, l'accélération de ce phénomène d'entropie, en un sens détestable pour la pensée philosophique, mais il faut bien se dire aussi que cela responsabilise encore plus ceux qui écrivent.

- J'étais tenté un moment de dire, pour conclure, mais sous forme de question et sans vouloir substituer un slogan à un autre : le marxisme ça ne serait pas fini, alors ? Au sens où vous dites, dans L'Archéologie du savoir, qu'un «Marx non falsifié aiderait à formuler une théorie générale de la discontinuité, des séries, des limites, des unités, des ordres spécifiques, des autonomies et des dépendances différenciées».

- Oui. Je ne veux pas préjuger ce que sera la forme de culture qui viendra. Comprenez bien que tout est présent au moins comme objet virtuel à l'intérieur d'une culture donnée ; au moins, tout ce qui a déjà figuré une fois. Le problème des objets qui n'ont jamais figuré dans la culture est un autre problème. Mais il fait partie du fonctionnement de la mémoire et de la culture que de pouvoir réactualiser n'importe lequel des objets qui y ont figuré une fois ; la répétition est toujours possible, la répétition avec application, transformation. Dieu sait si Nietzsche pouvait en 1945 apparaître comme définitivement disqualifié... Il est certain que Marx, même si on admet que Marx va disparaître maintenant, réapparaîtra un jour. Ce que je souhaite - et c'est en cela que j'ai changé ma formulation par rapport à celle que vous citiez -, ce n'est pas tellement la défalsification, la restitution d'un vrai Marx, mais, à coup sûr, l'allègement, la libération de Marx par rapport à la dogmatique de parti qui l'a à la fois enfermé, véhiculé et brandi pendant si longtemps. La phrase «Marx est mort», on peut lui donner un sens conjonctuel, dire que c'est vrai relativement, mais dire que Marx va disparaître comme ça...

- Mais est-ce que cette référence dans L'Archéologie du savoir voulait dire que d'une certaine façon Marx opérait dans votre méthodologie ?

- Oui, absolument. Vous savez, étant donné qu'à l'époque où j'écrivais ces livres-là il était de bon ton, pour être bien vu dans la gauche institutionnelle, de citer Marx en bas de page, je m'en suis bien gardé. Mais je pourrais retrouver - ce qui n'a aucun intérêt bien des passages que j'ai écrits en me référant à Marx, et Marx n'aurait pas été cet auteur-là, fonctionnant ainsi dans la culture française et avec une telle surcharge politique, je l'aurais cité en bas de page. Je ne l'ai pas fait, pour m'amuser et pour piéger ceux qui, parmi les marxistes, m'ont épinglé précisément sur ces phrases-là.

Ça faisait partie du jeu.