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«Structuralism and Post-Structuralism» («Structuralisme
et poststructuralisme» ; entretien avec G. Raulet), Telos,
vol. XVI, no 55, printemps 1983, pp. 195-211.
Dits et Ecrits IV, texte 330
- Comment commencer ? Je pensais à deux questions : d'abord,
à cette appellation très globale de poststructuralisme,
quelle en est l'origine ?
Je remarquerai d'abord qu'au fond, en ce qui concerne ce qu'a été
le structuralisme, non seulement - ce qui est normal - aucun des
acteurs de ce mouvement mais aucun de ceux qui, de gré ou
de force, ont reçu l'étiquette de structuraliste ne
savait très exactement de quoi il s'agissait. Il est certain
que ceux qui pratiquaient la méthode structurale dans des
domaines très précis, comme la linguistique, comme
la mythologie comparée, savaient ce qu'était la structuralisme,
mais, dès qu'on débordait ces domaines très
précis, personne ne savait au juste ce que c'était.
Je ne suis pas sûr qu'il serait très intéressant
d'essayer de redéfinir ce qu'on a appelé à
cette époque-là le structuralisme. Ce qui me paraîtrait
en revanche intéressant - et, si j'en ai le loisir, j'aimerais
le faire -, ce serait étudier ce qu'a été la
pensée formelle, ce qu'ont été les différents
types de formalisme qui ont traversé la culture occidentale
pendant tout le XXe siècle. Quand on songe à l'extraordinaire
destin du formalisme en peinture, des recherches formelles en musique,
quand on pense à l'importance qu'a eu le formalisme dans
l'analyse du folklore, des légendes, en architecture, à
son application, à certaines de ses formes dans la pensée
théorique, il est certain que le formalisme en général
a été vraisemblablement l'un des courants à
la fois les plus forts et les plus variés qu'ait connu l'Europe
au XXe siècle. Et, à propos de ce formalisme, je crois
aussi qu'il faut remarquer qu'il a été très
souvent associé à des situations et même à
des mouvements politiques à la fois précis et chaque
fois intéressants. Les rapports entre le formalisme russe
et la Révolution russe seraient certainement à réexaminer
de très près. Le rôle qu'on eu la pensée
et l'art formels au début du XXe siècle, leur valeur
idéologique, leurs liens avec les différents mouvements
politiques, tout cela serait à analyser.
Ce qui me frappe dans ce qu'on a appelé le mouvement structuraliste
en France et en Europe de l'Ouest vers les années soixante,
c'est qu'en fait il était comme un écho de l'effort
fait dans certains pays de l'Est, et en particulier en Tchécoslovaquie,
pour se libérer du dogmatisme marxiste. Et vers les années
cinquante-cinq ou vers les années soixante, tandis que dans
un pays comme la Tchécoslovaquie la vieille tradition du
formalisme européen de l'avant-guerre était en train
de renaître, on a vu apparaître à peu près
à ce moment en Europe de l'Ouest ce qu'on a appelé
le structuralisme, c'est-à-dire, je crois, une nouvelle forme,
une nouvelle modalité de cette pensée, de cette recherche
formaliste. Voilà comment je situerais le phénomène
structuraliste en le replaçant dans ce grand courant de la
pensée formelle.
- En Europe de l'Ouest, l'Allemagne disposait, elle, pour penser
le mouvement étudiant, qui a commencé plus tôt
que chez nous (des 1964-1965 il y avait une agitation universitaire
certaine), de la théorie critique.
- Oui...
- Il est clair qu'il n'y a pas non plus de rapports nécessaires
entre la théorie critique et le mouvement étudiant.
C'est peut-être plutôt le mouvement étudiant
qui a fait de la théorie critique une utilisation instrumentale,
qui y a recouru. De la même façon, il n'y a peut-être
pas non plus de causalité directe entre le structuralisme
et 1968...
- C'est exact.
- Mais est-ce que d'une certaine façon vous vouliez dire
que le structuralisme aurait été comme un préalable
nécessaire ?
- Non, il n'y a rien de nécessaire dans cet ordre d'idées.
Mais, pour dire les choses très, très grossièrement,
la culture, la pensée et l'art formalistes dans le premier
tiers du XXe siècle ont été en général
associés à des mouvements politiques, disons critiques,
de gauche, et même, dans certains cas révolutionnaires,
et le marxisme a recouvert tout cela ; il a fait du formalisme en
art et dans la théorie une critique violente, qui apparaît
clairement à partir des années 1930. Trente ans après,
vous voyez dans certains pays de l'Est et dans un pays comme la
France des gens commencer à secouer le dogmatisme marxiste
à partir de formes d'analyse, de types d'analyse, qui sont
manifestement inspirés par le formalisme. Ce qui s'est passé
en 1968 en France, je pense aussi dans d'autres pays, est à
la fois fort intéressant et fort ambigu ; et ambigu parce
que intéressant : il s'agit, d'une part, de mouvements qui
se sont donné très souvent une forte référence
au marxisme et qui en même temps exerçaient par rapport
au marxisme dogmatique des partis et des institutions une violente
critique. Et le jeu qu'il a pu y avoir en effet entre une certaine
forme de pensée non marxiste et ces références
marxistes a été l'espace dans lequel se sont développés
les mouvements étudiants, qui ont porté parfois au
comble de l'exagération le discours révolutionnaire
marxiste et qui, en même temps, étaient souvent animés
d'une violence antidogmatique contredisant ce type de discours.
- Violence antidogmatique qui se cherchait des références...
- ... qui les cherchait parfois dans un dogmatisme exaspéré.
- Du côté de Freud, ou du côté du structuralisme.
- C'est ça. Alors, encore une fois, j'aimerais bien refaire
autrement cette histoire du formalisme et replacer ce petit épisode
du structuralisme en France - qui a été relativement
bref, avec des formes diffuses - à l'intérieur de
ce grand phénomène du formalisme au XXe siècle,
à mon sens aussi important dans son genre que le romantisme
ou encore le positivisme au XIXe.
- On reviendra peut-être un peu plus tard sur ce terme que
vous venez d'introduire, le terme de positivisme. Je voudrais suivre
auparavant le fil de cette espèce de panorama de l'évolution
française que vous êtes presque en train de retracer
; celui des références, à la fois très
dogmatiques et animées d'une volonté antidogmatique,
à Marx, à Freud, au structuralisme, avec l'espoir,
parfois, de trouver chez des gens comme Lacan celui qui mettrait
fin au syncrétisme et qui réussirait à ficeler
tout ça ; ce qui avait valu d'ailleurs aux étudiants
de Vincennes cette réponse magistrale de Lacan, en substance
: «Vous voulez combiner Freud et Marx. Ce que la psychanalyse
peut vous enseigner, c'est que vous cherchez un maître. Et
ce maître, vous l'aurez *», sorte de désengagement
très violent à l'égard de cette tentative de
combinaison, dont j'ai lu, dans ce livre de Vincent Descombes, que
vous connaissez sans doute, Le Même et l'Autre **...
* Lacan, «Analyticon. Impromptu sur la psychanalyse»,
Centre universitaire de Vincennes, 3 décembre 1969. Repris
in Le Magazine littéraire, no 121, février 1977, pp.
21-25.
** Descombes (V.), Le Même et l'Autre : quarante-cinq ans
de philosophie française, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
- Non. Je sais que ça existe, mais je ne l'ai pas lu.
- ... qu'au fond il avait fallu attendre 1972 pour qu'on sorte
de cette tentative vaine de combinaison du marxisme et du freudisme
et que cette sortie aurait été accomplie par Deleuze
et Guattari, qui venaient de l'école lacanienne. Je me suis
permis quelque part d'écrire que, certes, on était
sorti de cette vaine tentative de combinaison, mais par un moyen
que Hegel aurait réprouvé, c'est-à-dire qu'on
était allé chercher le troisième homme, Nietzsche,
pour le placer au lieu, sur le lieu de la synthèse impossible
; on se référait donc à Nietzsche à
la place de cette combinaison impossible du freudo-marxisme * *
*. Or, il semblerait, en tout cas d'après le livre de Descombes,
qu'il faille dater de
1972 à peu près ce courant de recours à Nietzsche.
Qu'est-ce que vous en pensez ?
*** Raulet (G.), Materialien zur Kritischen Theorie, Francfort,
Suhrkamp Verlag, 1982.
- Non, je ne crois pas que ce soit tout à fait exact. D'abord,
vous savez comme je suis : je suis toujours un peu méfiant
à l'égard de ces formes de synthèse où
l'on présente une pensée française qui aurait
été freudo-marxiste à un moment donné,
puis aurait découvert Nietzsche à un autre. En fait,
dès qu'on y regarde d'un peu près, on est dans un
monde pluriel, où les phénomènes apparaissent
décalés, produisent des rencontres assez imprévues.
Prenons le freudo-marxisme. Depuis 1945, il est vrai que, pour toute
une série de raisons politiques et culturelles, le marxisme
constituait en France une sorte d'horizon que Sartre a considéré
un temps comme indépassable ; à l'époque, c'était
un horizon en effet très fermé, en tout cas très
dominant. Il ne faut pas oublier non plus que, pendant toute la
période de 1945 à 1955, en France, toute l'Université
française - je dirais la jeune Université française,
pour la distinguer de ce qu'a été la tradition de
l'Université - a été très préoccupée,
très occupée même, à bâtir quelque
chose qui était non pas Freud-Marx, mais Husserl-Marx, le
rapport phénoménologie-marxisme. Ce fut l'enjeu de
la discussion et des efforts de toute une série de gens ;
Merleau-Ponty, Sartre, allant de la phénoménologie
au marxisme, étaient bien dans cet horizon-là, Desanti
aussi...
- Dufresne, Lyotard lui-même...
- Ricoeur, qui n'était pas marxiste, certes, mais qui était
un phénoménologue et était loin d'ignorer le
marxisme. Donc, on a essayé d'abord de marier le marxisme
à la phénoménologie, et c'est ensuite, lorsque
précisément toute une certaine forme de pensée
structurale, de méthode structurale a commencé à
se développer qu'on a vu le structuralisme se substituer
à la phénoménologie pour faire couple avec
le marxisme. Le passage s'est fait de la phénoménologie
au structuralisme, et essentiellement autour du problème
du langage ; il y aurait là, je pense, un moment assez important,
le moment où Merleau-Ponty a rencontré le problème
du langage. Et vous savez que les derniers efforts de Merleau-Ponty
ont porté là-dessus ; je me souviens très bien
des cours où Merleau-Ponty a commencé à parler
de Saussure, qui, bien que mort il y avait environ cinquante ans,
était tout à fait ignoré, je ne dis pas des
philologues et des linguistes français, mais du public cultivé.
Alors, le problème du langage s'est fait jour, et il est
apparu que la phénoménologie n'était pas capable
de rendre compte, aussi bien qu'une analyse structurale, des effets
de sens qui pouvaient être produits par une structure de type
linguistique, structure où le sujet au sens de la phénoménologie
n'intervenait pas comme donateur de sens. Et, tout naturellement,
la mariée phénoménologique s'étant trouvée
disqualifiée par son incapacité à parler du
langage, c'est le structuralisme qui est devenu la nouvelle mariée.
Voilà comment je raconterais les choses. Cela étant,
la psychanalyse, et en grande partie sous l'influence de Lacan,
faisait apparaître aussi un problème qui, tout en étant
très différent, n'était pas sans analogie avec
celui-là. Le problème, c'était précisément
l'inconscient, l'inconscient qui ne pouvait pas entrer dans une
analyse de type phénoménologique. La meilleure preuve
qu'il ne pouvait pas entrer dans la phénoménologie,
au moins telle que les Français la concevaient, c'est que
Sartre, ou Merleau-Ponty - je ne parle pas des autres - n'ont pas
cessé d'essayer de réduire ce qui était pour
eux le positivisme, ou le mécanisme, ou le chosisme de Freud
au nom de l'affirmation d'un sujet constituant.
Et lorsque Lacan, à peu près au moment où
les questions du langage commençaient à se poser,
a dit : «Vous aurez beau faire, l'inconscient tel qu'il fonctionne
ne peut pas être réduit aux effets de donation de sens
dont le sujet phénoménologique est susceptible»,
Lacan posait un problème absolument symétrique de
celui que posaient les linguistes. Le sujet phénoménologique
était une seconde fois, par la psychanalyse, disqualifié
comme il l'était par la théorie linguistique. Et on
comprend bien pourquoi Lacan a pu dire à ce moment-là
que l'inconscient était structuré comme le langage
: c'était pour les uns et les autres le même type de
problème. Donc, on a eu un freudo-structuralo-marxisme :
là où la phénoménologie se trouve disqualifiée
pour les raisons que je viens de dire, il n'y a plus que des fiancées,
qui prennent chacune la main de Marx et ça fait une jolie
ronde. Seulement, ça ne va pas très bien. Bien sûr,
je décris cela comme s'il s'agissait d'un mouvement tout
à fait général ; ce que je décris là
s'est assurément produit et a impliqué un certain
nombre de gens, mais il y eut tout de même aussi toute une
série d'individus qui n'ont pas suivi le mouvement. Je pense
à ceux qui s'intéressaient à l'histoire des
sciences, qui, en France, fut une tradition considérable,
sans doute à la suite de Comte. En particulier autour de
Canguilhem, qui a été dans l'Université française,
dans la jeune Université française, extrêmement
influent. Or beaucoup de ses élèves n'étaient
ni marxistes, ni freudiens, ni structuralistes. Et là, je
parle de moi, si vous voulez.
- Donc vous seriez de ces gens-là.
- Je n'ai jamais été freudien, je n'ai jamais été
marxiste et je n'ai jamais été structuraliste.
- D'ailleurs, là aussi, pour la bonne forme et pour que
le lecteur allemand ne s'y trompe pas, il suffit de regarder les
dates, Vous avez commencé...
- Mon premier livre, c'était un livre que j'avais écrit
en finissant ma vie d'étudiant, vers les années 1956
ou 1957 ; c'était l'Histoire de la folie, que j'ai écrite
dans les années 1955-1960 ; et il n'est, ce livre, ni freudien,
ni structuraliste, ni marxiste. Or il s'est trouvé que j'ai
lu Nietzsche en 1953, et, aussi curieux que ce soit, dans cette
perspective d'interrogation sur l'histoire du savoir, l'histoire
de la raison : comment peut-on faire l'histoire d'une rationalité
- ce qui était le problème du XIXe siècle.
- Savoir, raison, rationalité.
- Savoir, raison, rationalité, possibilité de faire
une histoire de la rationalité, et je dirais qu'on retrouve
là encore la phénoménologie, avec quelqu'un
comme Koyré, historien des sciences, de formation germanique,
qui s'installe en France, je crois, vers les années 1930-1935,
et y développe une analyse historique des formes de rationalité
et de savoir sur un horizon phénoménologique. Pour
moi, le problème s'est un peu posé dans des termes
analogues à ceux que j'ai évoqués tout à
l'heure : est-ce qu'un sujet de type phénoménologique,
transhistorique est capable de rendre compte de l'historicité
de la raison ? C'est là où la lecture de Nietzsche
a été pour moi la fracture : il y a une histoire du
sujet tout comme il y a une histoire de la raison, et de celle-ci,
l'histoire de la raison, on ne doit pas demander le déploiement
à un acte fondateur et premier du sujet rationaliste. J'ai
lu Nietzsche un peu par hasard, et j'ai été surpris
de voir que Canguilhem, qui était l'historien des sciences
le plus influent en France à cette époque-là,
était très intéressé aussi par Nietzsche
et a parfaitement bien accueilli ce que j'ai essayé de faire.
- Mais, en revanche, il n'y a pas chez lui de traces notables de
Nietzsche...
- Si. Très nettes. Il y a même des références
explicites, plus explicites dans ses derniers textes que dans ses
premiers. Le rapport à Nietzsche en France, voire le rapport
à Nietzsche de toute la pensée du XXe siècle,
était difficile, pour des raisons qu'on comprend bien. Mais
je suis en train de parler de moi, il faudrait parler aussi de Deleuze.
Deleuze a écrit son livre sur Nietzsche dans les années
soixante *. Je suis à peu près sûr qu'il a dû,
lui qui s'intéressait à
* Deleuze (G.), Nietzsche et la Philosophie, Paris, P.U.F., 1962.
l'empirisme, à Hume *, et justement aussi à cette
même question : est-ce que la théorie du sujet dont
on dispose avec la phénoménologie, est-ce que cette
théorie du sujet est satisfaisante ? - question à
laquelle il échappait par le biais de l'empirisme de Hume
-, je suis persuadé qu'il a rencontré Nietzsche dans
les mêmes conditions.
* Deleuze (G.), Empirisme et Subjectivité, Essai sur la
nature humaine selon Hume, Paris, P.U.F., coll. «Épiméthée»,
1953.
Donc, je dirais que tout ce qui s'est passé autour des années
soixante venait bien de cette insatisfaction devant la théorie
phénoménologique du sujet, avec différentes
échappées, différentes échappatoires,
différentes percées, selon qu'on prend un terme négatif
ou positif, vers la linguistique, vers la psychanalyse, vers Nietzsche.
- En tout cas, Nietzsche a représenté une expérience
déterminante pour couper court à l'acte fondateur
du sujet.
- Voilà. Et c'est là où des écrivains
français comme Blanchot et Bataille, pour nous, ont été
importants. Je disais tout à l'heure que je me demandais
pourquoi j'avais lu Nietzsche. Je sais très bien pourquoi
j'ai lu Nietzsche : j'ai lu Nietzsche à cause de Bataille
et j'ai lu Bataille à cause de Blanchot. Donc, il n'est pas
du tout vrai que Nietzsche apparaît en 1972 ; il apparaît
en 1972 dans le discours de gens qui étaient marxistes vers
les années soixante et qui sont sortis du marxisme par Nietzsche
; mais les premiers qui ont eu recours à Nietzsche ne cherchaient
pas à sortir du marxisme : ils n'étaient pas marxistes.
Ils cherchaient à sortir de la phénoménologie.
- Vous avez parlé successivement des historiens des sciences,
puis d'écrire une histoire du savoir, une histoire de la
rationalité, une histoire de la raison, Peut-on très
sommairement, avant de revenir encore sur Nietzsche, qui intéressera,
je crois, les lecteurs allemands, préciser ces quatre termes
dont on pourrait croire, d'après ce que vous venez de dire,
qu'ils sont quasi synonymes.
- Non, je décrivais un mouvement qui comporte beaucoup de
composantes et beaucoup de problèmes différents. Je
n'identifie pas les problèmes. Je parle de la parenté
des recherches et de la proximité des gens qui les faisaient.
- Pourrait-on quand même essayer de préciser leurs
rapports ? Il est vrai que cela se trouve expressément dans
vos ouvrages, notamment dans L'Archéologie du savoir, mais
peut-on néanmoins essayer de préciser ces rapports
entre science, savoir, raison ?
- Ce n'est pas commode dans une interview. Je dirais que l'histoire
des sciences a joué en France un rôle considérable
dans la philosophie. Je dirais que, peut-être, si la philosophie
moderne, celle du XIXe et du XXe siècle, dérive pour
une grande part de la question kantienne«Was ist Aufklärung
?», c'est-à-dire si l'on admet que la philosophie moderne
a eu parmi ses fonctions principales de s'interroger sur ce qu'a
été ce moment historique où la raison a pu
apparaître sous sa forme «majeure» et «sans
tutelle», la fonction de la philosophie du XIXe siècle
consiste alors à se demander ce qu'est ce moment où
la raison accède à l'autonomie, ce qui signifie l'histoire
de la raison et quelle valeur il faut accorder à la domination
de la raison dans le monde moderne à travers les trois grandes
formes de la pensée scientifique, de l'appareillage technique
et de l'organisation politique *. Je crois que c'était là
l'une des grandes fonctions de la philosophie que de s'interroger
sur ces trois domaines, c'est-à-dire, en quelque sorte, de
faire le bilan ou d'insérer une question inquiète
dans le règne de la raison. Continuer, poursuivre la question
kantienne «Was ist Aufklärung ?». Cette reprise,
cette répétition de la question kantienne en France
a pris une forme précise et peut-être insuffisante,
d'ailleurs : «Qu'est-ce que l'histoire de la science ? Qu'est-ce
qui s'est passé, depuis les mathématiques grecques
jusqu'à la physique moderne, lorsqu'on a bâti cet univers
de la science ?» De Comte aux années 1960, je crois
que l'histoire des sciences a eu pour fonction philosophique de
reprendre cette question. Or je crois que, en Allemagne, cette question
de ce qu'a été l'histoire de la raison ou l'histoire
des formes de rationalité en Europe ne s'est pas tellement
manifestée dans l'histoire des sciences, mais plutôt
dans le courant de pensée qui va en gros de Max Weber jusqu'à
la théorie critique.
* Kant (I.), «Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung
?» (septembre 1784), Berlinische Monatsschrift, IV, no 6,
décembre 1784, pp. 491-494 (Réponse à la question
:
Qu'est-ce que les Lumières ?, trad. S. Piobetta, in Kant,
E., La Philosophie de l'histoire [Opuscules], Paris, Aubier, 1947,
pp. 81-92).
- Oui. La réflexion sur les normes, sur les valeurs.
- De Max Weber jusqu'à Habermas. Il me semble que s'y pose
cette même question : qu'en est-il de l'histoire de la raison,
qu'en est-il de la domination de la raison, qu'en est-il des différentes
formes à travers lesquelles s'exerce cette domination de
la raison ?
Or, ce qui est frappant, c'est que la France n'a absolument pas
connu, ou très mal, très indirectement, le courant
de la pensée wéberienne, qu'elle a très mal
connu la théorie critique et pratiquement tout ignoré
de l'école de Francfort. Cela pose d'ailleurs un petit problème
historique qui me passionne et que je ne suis pas du
tout arrivé à résoudre : tout le monde sait
que beaucoup de représentants de l'école de Francfort
sont venus à Paris en 1935 pour y trouver refuge et qu'ils
sont partis très rapidement, écoeurés vraisemblablement
- certains même l'ont dit -, en tout cas tristes, chagrins
de n'avoir pas trouvé plus d'écho. Et puis, 1940 est
arrivé, mais ils étaient déjà partis
pour la Grande-Bretagne et pour l’Amérique, où
ils ont été effectivement beaucoup mieux reçus.
Entre l'école de Francfort et une pensée philosophique
française qui, à travers l'histoire des sciences,
et donc la question de l'histoire de la rationalité, auraient
pu s'entendre, l'entente ne s'est pas faite. Et quand j'ai fait
mes études, je peux vous assurer que je n'ai jamais entendu
prononcer par aucun des professeurs le nom d'école de Francfort.
- C'est effectivement assez étonnant,
- Or il est certain que si j'avais pu connaître l'école
de Francfort, si je l'avais connue à temps, bien du travail
m'aurait été épargné, il y a bien des
bêtises que je n'aurais pas dites et beaucoup de détours
que je n'aurais pas faits en essayant de suivre mon petit bonhomme
de chemin alors que des voies avaient été ouvertes
par l'école de Francfort. Il y a là un problème
curieux de non-pénétration entre deux formes de pensée
qui étaient très proches, et peut-être est-ce
cette proximité même qui explique la non-pénétration.
Rien ne cache plus une communauté de problème que
deux façons assez voisines de l'aborder.
- Ce que vous venez de dire à propos de l'école de
Francfort, disons de la théorie critique, qui vous aurait
le cas échéant évité quelques tâtonnements,
m'intéresse d'autant plus qu'on trouve à plusieurs
reprises, soit chez Habermas, soit chez Negt, des coups de chapeau
à votre démarche. Dans un entretien que j'ai eu avec
lui *, Habermas louait votre ««description magistrale
de la bifurcation de la raison» : la raison aurait bifurqué
à un moment donné. Je me suis quand même demandé
si vous seriez d'accord avec cette bifurcation de la raison telle
que la théorie critique la conçoit, c'est-à-dire
avec la «dialectique de la raison», selon laquelle la
raison se pervertit sous l'effet de sa propre force, se transforme
et se réduit à un type de savoir qui est le savoir
technicien, L'idée qui domine dans la théorie critique
est celle d'une continuité dialectique de la raison, avec
une perversion qui à un moment l'a complètement modifiée
et qu'il s'agirait aujourd'hui de corriger ; tel serait l'enjeu
de la lutte pour l'émancipation, Au fond, à vous
lire, la volonté de savoir n'a pas cessé de bifurquer
à sa façon, elle a bifurqué des tas de fois
dans l'histoire. Le mot bifurquer n'est peut-être même
pas le mot juste... La raison a découpé à plusieurs
reprises le savoir...
* Pour L'Express, où l'entretien ne parut jamais. Il fut
repris dans Allemagnes d'aujourd'hui, no 73, 1980.
- Oui, oui. Je crois que le chantage qu'on a très souvent
exercé à l'égard de toute critique de la raison
ou de toute interrogation critique sur l'histoire de la rationalité
(ou vous acceptez la raison, ou vous tombez dans l'irrationalisme)
fait comme s'il n'était pas possible de faire une critique
rationnelle de la rationalité, comme s'il n'était
pas possible de faire une histoire rationnelle de tous les embranchements
et de toutes les bifurcations, une histoire contingente de la rationalité.
Or je crois que, depuis Max Weber, dans l'école de Francfort
et en tout cas chez beaucoup d'historiens des sciences comme Canguilhem,
il s'agissait bien de dégager la forme de rationalité
qui est présentée comme dominante et à laquelle
on donne le statut de la raison pour la faire apparaître comme
l'une des formes possibles du travail de la rationalité.
Dans cette histoire des sciences française, qui est, je crois,
assez importante, le rôle de Bachelard, dont je n'ai pas parlé
jusqu'à présent, a été aussi capital.
- Ces louanges sont quand même un peu empoisonnées.
Selon Habermas, vous auriez décrit magistralement «le
moment où la raison a bifurqué». Cette bifurcation
serait unique, elle aurait eu lieu une fois, à un moment
où la raison aurait pris un virage qui l'aurait conduite
vers une rationalité technicienne, vers une autoréduction,
une autolimitation. Cette bifurcation, si elle est aussi un partage,
n'aurait eu lieu qu'une seule et unique fois dans l'histoire, séparant
les deux domaines qu'on connaît depuis Kant. Cette analyse
de la bifurcation est kantienne : il y a le savoir de l'entendement,
il y a le savoir de la raison, il y a la raison technique et il
y a la raison morale. Pour juger de cette bifurcation, on se place
évidemment du point de vue de la raison pratique, de la raison
morale-pratique. Donc, une bifurcation unique, un départ
entre technique et pratique qui continue à dominer toute
l'histoire des idées allemandes ; et, vous l'avez dit tout
à l'heure, c'est cette tradition-là qui vient de «Was
ist Aufklärung ?». Or cette louange me semble réduire
l'approche que vous faites, vous, de l'histoire des idées.
- C'est vrai que je ne parlerais pas, moi, d'une bifurcation de
la raison, mais en effet plutôt d'une bifurcation multiple,
incessante, une sorte d'embranchement foisonnant. Je ne parle pas
du moment où la raison est devenue technicienne. Actuellement,
pour donner un exemple, je suis en train d'étudier le problème
des techniques de soi dans l'antiquité hellénistique
et romaine, c'est-à-dire comment l'homme, la vie humaine,
le soi ont été objets d'un certain nombre de tekhnai
qui, dans leur rationalité exigeante, étaient parfaitement
comparables à une technique de production.
- Mais sans englober la société tout entière.
- Sans englober la société tout entière. Et
ce qui a fait se développer une tekhnê du soi, tout
ce qui a permis le développement d'une technologie du soi
est un phénomène historique parfaitement analysable,
je crois, et parfaitement situable, qui ne constitue pas la bifurcation
de la raison. Dans ce foisonnement de branches, d'embranchements,
de coupures, de césures, ce fut un événement,
un épisode important, qui a eu des conséquences considérables,
mais qui n'est pas un phénomène unique.
- Mais, des lors que l'on considère que le phénomène
d'autoperversion de la raison n'a pas été unique,
n'a pas eu lieu une fois dans l'histoire, à un moment où
la raison aurait perdu quelque chose d'essentiel, de substantiel,
comme il faudrait dire avec Weber, est-ce que vous diriez que votre
travail vise à réhabiliter une raison plus riche,
est-ce que par exemple il y aurait, implicitement, dans votre démarche
une autre idée de la raison, un autre projet de rationalité
que la rationalité à laquelle nous en sommes arrivés
aujourd'hui ?
- Oui, mais - et c'est peut-être là où, encore
une fois, j'essaierai de me détacher de la phénoménologie
qui était mon horizon de départ - je ne pense pas
qu'il y ait une sorte d'acte fondateur par lequel la raison dans
son essence aurait été découverte ou instaurée
et dont tel ou tel événement aurait pu ensuite détourner
; je pense en fait qu'il y a une autocréation de la raison
et c'est pourquoi ce que j'ai essayé d'analyser, ce sont
des formes de rationalité : différentes instaurations,
différentes créations, différentes modifications
par lesquelles des rationalités s'engendrent les unes les
autres, s'opposent les unes aux autres, se chassent les unes les
autres, sans que pour autant on puisse assigner un moment où
la raison aurait perdu son projet fondamental, ni même assigner
un moment où on serait passé de la rationalité
à l'irrationalité, ou encore, pour parler très,
très schématiquement, ce que j'ai voulu faire dans
les années soixante, c'était partir aussi bien du
thème phénoménologique selon lequel il y a
eu une fondation et un projet essentiel de la raison - dont on se
serait écarté par un oubli sur lequel il faut revenir
maintenant - que du thème marxiste ou lukacsien : il y avait
une rationalité qui était la forme par excellence
de la raison elle-même, mais un certain nombre de conditions
sociales (le capitalisme ou plutôt le passage d'une forme
de capitalisme à une autre forme de capitalisme) ont introduit
une crise dans cette rationalité, c'est-à-dire un
oubli de la raison et une chute de l'irrationalisme. Tels sont les
deux gros modèles, présentés d'une façon
très schématique et très injuste, par rapport
auxquels j'ai essayé de me démarquer.
- Selon ces modèles, il y a soit une bifurcation unique,
soit un oubli à un moment donné, après la confiscation
de la raison par une classe.
Donc, le mouvement d'émancipation à travers l'histoire
consisterait non seulement à reprendre ce qui a été
confisqué pour le confisquer à nouveau, mais, au contraire,
à restituer à la raison sa vérité tout
entière, à lui donner un statut de science absolument
universelle. Il est clair qu'il n'y a pas chez vous - vous l'avez
écrit tout à fait clairement -le projet d'une science
nouvelle ou d'une science plus large, - Absolument pas.
- Mais vous montrez qu'à chaque fois qu'un type de rationalité
s'affirme il le fait par découpe, c'est-à-dire en
excluant ou en se démarquant, en marquant une frontière
entre soi et un autre, Est-ce que, dans votre projet, il y a la
volonté de réhabiliter cet autre ? Est-ce que, par
exemple, en vous mettant à l'écoute du silence du
fou, vous pensez qu'il y aurait là un langage qui en dirait
long sur les conditions de la création des oeuvres ?
- Oui. Ce qui m'a intéressé en partant donc de ce
cadre général qu'on a évoqué tout à
l'heure, c'étaient justement les formes de rationalité
que le sujet humain s'appliquait à lui-même. Alors
que les historiens des sciences, en France, s'intéressaient
essentiellement au problème de la constitution d'un objet
scientifique, la question que je me suis posée était
celle-ci : comment se fait-il que le sujet humain se donne à
lui-même comme un objet de savoir possible, à travers
quelles formes de rationalité, à travers quelles conditions
historiques et finalement à quel prix ? Ma question, c'est
celle-ci : à quel prix le sujet peut-il dire la vérité
sur lui-même ? à quel prix est-ce que le sujet peut
dire la vérité sur lui-même en tant que fou
?
Au prix de constituer le fou comme l'autre absolu, et en payant
non seulement ce prix théorique, mais encore un prix institutionnel
et même un prix économique tel que l'organisation de
la psychiatrie permet de le déterminer. Ensemble de choses
complexes, étagées, où vous avez un jeu institutionnel,
des rapports de classes, des conflits professionnels, des modalités
de savoir et finalement toute une histoire et du sujet et de la
raison qui y sont engagés. C'est cela que j'ai essayé
de restituer. C'est un projet peut-être tout à fait
fou, très complexe, dont je n'ai pu faire apercevoir que
quelques moments, quelques points particuliers comme le problème
de ce qu'est le sujet fou : comment peut-on dire la vérité
sur le sujet malade ? Comment peut-on dire la vérité
sur le sujet fou ? C'étaient mes deux premiers livres. Les
Mots et les Choses se demandait : à quel prix est-ce qu'on
peut problématiser et analyser ce qu'est le sujet parlant,
le sujet travaillant, le sujet vivant ? C'est pour cela que j'ai
essayé d'analyser la naissance de la grammaire, de la grammaire
générale, de l'histoire naturelle et de l'économie.
Et puis j'ai posé ce même genre de questions à
propos du criminel et du système punitif : comment dire la
vérité sur soi-même en tant qu'on peut être
un sujet criminel ? Et c'est ce que je vais faire à propos
de la sexualité en remontant beaucoup plus haut : comment
le sujet peut-il dire vrai sur lui-même en tant qu'il est
sujet de plaisir sexuel, et à quel prix ?
- Selon le rapport du sujet à ce qu'il est à travers,
chaque fois, la constitution d'un langage ou la constitution d'un
savoir.
- C'est l'analyse des rapports entre les formes de réflexivité
- rapport de soi à soi -, donc, les relations entre ces formes
de réflexivité et le discours de vérité,
les formes de rationalité, les effets de connaissance.
- Mais il ne s'agit en aucun cas - vous allez voir pourquoi je
pose cette question qui concerne très directement certaines
lectures qui sont faites du courant dit «nietzschéen»»
français en Allemagne - d'exhumer par une archéologie
un archaïque qui serait avant l'histoire.
- Non, absolument pas, absolument pas. Si j'employais ce mot d'archéologie
que je n'emploie plus maintenant, c'est pour dire que le type d'analyse
que je faisais était décalé, non pas dans le
temps, mais par le niveau où il se situe. Mon problème
n'est pas d'étudier l'histoire des idées dans leur
évolution, mais plutôt de voir en dessous des idées
comment ont pu apparaître tels ou tels objets comme objets
possibles de connaissance. Pourquoi, par exemple, la folie est-elle
devenue, à un moment donné, un objet de connaissance
correspondant à un certain type de connaissance. C'est ce
décalage entre les idées sur la folie et la constitution
de la folie comme objet que j'ai voulu marquer en utilisant le mot
«archéologie» plutôt que «histoire».
- J'ai posé cette question, parce que, actuellement, on
a tendance, sous prétexte qu'il existe aussi des recours
à Nietzsche du côté de la nouvelle droite allemande,
à mettre un peu tout dans le même sac et à considérer
que le nietzschéisme français, si nietzschéisme
il y a - il me semble que vous avez confirmé tout à
l'heure que Nietzsche avait joué un rôle déterminant
-, est de la même veine. On associe tout cela afin de recréer,
au fond, les fronts d'une lutte de classes théorique qu'on
a du mal à trouver aujourd'hui.
- Je crois que, en effet, il n 'y a pas un nietzschéisme,
il n'y a pas à dire qu'il y a un nietzschéisme vrai
ou que le nôtre soit plus vrai que les autres ; mais ceux
qui ont trouvé dans Nietzsche, il y a maintenant plus de
vingt-cinq ans, un moyen de se déplacer par rapport à
un horizon philosophique dominé par la phénoménologie
et le marxisme, ceux-là, il me semble, n'ont rien à
voir avec ceux qui utilisent le nietzschéisme maintenant.
En tout cas, si Deleuze a écrit un superbe livre sur Nietzsche,
dans le reste de son oeuvre, la présence de Nietzsche est
certes sensible, mais sans qu'il y ait aucune référence
bruyante ni aucune volonté de lever bien haut le drapeau
nietzschéen pour quelques effets de rhétorique ou
quelques effets politiques. Ce qui est frappant, c'est que quelqu'un
comme Deleuze a simplement pris Nietzsche sérieusement et
il l'a pris au sérieux. Moi aussi, c'est ce que j'ai voulu
faire : quel est l'usage sérieux que l'on peut faire de Nietzsche
? J'ai fait des cours sur Nietzsche mais j'ai écrit très
peu sur Nietzsche. Le seul hommage un peu bruyant que je lui ai
rendu, fut d'intituler le premier volume de l’Histoire de
la sexualité La Volonté de savoir.
- Justement, à propos de cette volonté de savoir,
je crois qu'on a bien vu, à travers de ce que vous venez
de dire, qu'elle était toujours un rapport ou une relation.
Je suppose que vous détesterez ces deux mots, rapport et
relation, parce qu'ils sont marqués d'hégélianisme
; peut-être faudrait-il dire «évaluation»
comme le dit Nietzsche, une façon d'évaluer la vérité
et, en tout cas, une façon qu'a la force, qui n'existe pas
comme archaïque ou comme un fonds originaire ou originel, de
s'actualiser, donc un rapport de forces et peut-être déjà
un rapport de pouvoir dans l'acte de constitution de tout savoir
?
- Non, je ne dirais pas cela, c'est trop compliqué. Mon
problème, c'est le rapport du soi à soi et du dire
vrai. Mon rapport à Nietzsche, ce que je dois à Nietzsche,
je le dois beaucoup plus à ses textes de la période
de 1880, où la question de la vérité et l'histoire
de la vérité et de la volonté de vérité
étaient pour lui centrales. Je ne sais pas si vous savez
que le premier texte écrit par Sartre, quand il était
jeune étudiant, était un texte nietzschéen
: La Légende de la vérité, petit texte qui
fut publié pour la première fois dans une revue de
lycéens vers les années trente *. Il était
parti de ce même problème. Et il est très curieux
que sa démarche soit allée de l'histoire de la vérité
à la phénoménologie, alors que la démarche
de
cette génération suivante à laquelle nous
appartenons fut de partir de la phénoménologie pour
revenir à cette question de l 'histoire de la vérité.
* Sartre (J .-P.), La Légende de la vérité.
Texte écrit en 1929, dont un fragment parut dans le dernier
numéro de Bifur, no 8, juin 1931, pp. 77-96. Repris in Contat
(M.) et Rybalka (M.), Les Écrits de Sartre, Paris, Gallimard,
1970, appendice II, pp. 531-545.
- Je crois qu'on est en train de clarifier ce que vous entendez
par volonté de savoir, cette référence à
Nietzsche. Il me semble que vous admettiez tout à fait une
certaine parenté avec Deleuze, jusqu'à un certain
point. Est-ce que cette parenté irait jusqu'à la conception
du désir deleuzien ?
- Non, justement pas.
- Je vais dire pourquoi je pose cette question et c'est peut-être
déjà anticiper la réponse. Il me semble que
le désir deleuzien, qui est un désir productif, devient
précisément cette espèce de fonds originaire
qui se met à produire des formes,
- Je ne veux ni prendre position ni dire ce qu'a voulu dire Deleuze.
Les gens disent ce qu'ils veulent dire ou ce qu'ils peuvent dire.
À partir du moment où une pensée s'est constituée,
s'est fixée et s'est identifiée à l'intérieur
d'une tradition culturelle, il est tout à fait normal que
cette tradition culturelle la reprenne, en fasse ce qu'elle veut
et lui fasse dire ce qu'elle n'a pas dit en disant qu'elle n'est
qu'une autre forme de ce qu'elle a voulu dire. Cela fait partie
du jeu culturel, mais mon rapport à Deleuze ne peut évidemment
pas être celui-là ; je ne dirai donc pas ce qu'il a
voulu dire. Toutefois, il me semble que son problème a bien
été, en effet, au moins pendant longtemps, de poser
ce problème du désir ; et c'est vraisemblablement
dans la théorie du désir qu'on voit chez lui les effets
de la relation à Nietzsche, alors que mon problème
n'a pas cessé d'être toujours la vérité,
le dire vrai, le wahr-sagen - ce que c'est que dire vrai - et le
rapport entre dire vrai et formes de réflexivité,
réflexivité de soi sur soi.
- Oui. Mais il me semble que Nietzsche ne distingue pas fondamentalement
la volonté de savoir de la volonté de puissance.
- Je crois qu'il y a un déplacement assez sensible dans
les textes de Nietzsche entre ceux qui sont en gros dominés
par la question de la volonté de savoir et ceux qui sont
dominés par la volonté de puissance. Mais je ne veux
pas entrer dans ce débat pour une raison très simple.
C'est qu'il y a des années que je n'ai pas relu Nietzsche.
- Il me paraissait assez important d'essayer de clarifier ce point,
à cause justement de ce fourre-tout qui caractérise
sa réception à l'étranger, comme du reste en
France.
- Je dirais que, de toute façon, mon rapport à Nietzsche
n'a pas
été un rapport historique ; ce n'est pas tant l'histoire
même de la pensée de Nietzsche qui m'intéresse
que cette espèce de défi que j'ai senti le jour, il
y a très longtemps, où j'ai lu Nietzsche pour la première
fois ; quand on ouvre le Gai Savoir ou Aurore alors qu'on est formé
à la grande et vieille tradition universitaire, Descartes,
Kant, Hegel, Husserl, et qu'on tombe sur ces textes un peu drôles,
étranges et désinvoltes, on se dit : eh bien, je ne
vais pas faire comme mes camarades, mes collègues ou mes
professeurs, traiter ça par-dessus la jambe. Quel est le
maximum d'intensité philosophique et quels sont les effets
philosophiques actuels qu'on peut tirer de ces textes ? Voilà
ce qu'était pour moi le défi de Nietzsche.
- Dans la réception actuelle, il me semble qu'il y a un
deuxième fourre-tout, c'est la postmodernité, dont
pas mal de gens se réclament et qui joue en Allemagne aussi
un certain rôle, depuis que Habermas a repris ce terme pour
le critiquer, pour critiquer ce courant sous tous ses aspects...
- Qu'est-ce qu'on appelle la postmodernité ? Je ne suis
pas au courant.
- ... aussi bien la sociologie nord-américaine (D. Bell)
que ce qu'on appelle la postmodernité en art et qui demanderait
une autre définition (un retour peut-être à
un certain formalisme) ; enfin, Habermas attribue ce terme de postmodernité
au courant français, à la tradition, dit-il dans son
texte sur la postmodernité, «qui va de Bataille à
Derrida en passant par Foucault». Sujet important en Allemagne,
parce que la réflexion sur la modernité existe depuis
longtemps, depuis Max Weber. Que serait la postmodernité
pour l'aspect qui nous concerne ici dans ce phénomène
englobant au moins trois choses ? Ce serait notamment l'idée,
qu'on trouve chez Lyotard, selon laquelle la modernité, la
raison, aurait été un «grand récit»
dont on serait enfin libéré par une espèce
de réveil salutaire ; la postmodernité serait un éclatement
de la raison, la schizophrénie deleuzienne ; la postmodernité,
en tout cas, révélerait que la raison n'a été
dans l'histoire qu'un récit parmi d'autres, un grand récit,
certes, mais un récit parmi d'autres, auquel on pourrait
faire succéder aujourd'hui d'autres récits. La raison
aurait été une forme de la volonté de savoir,
dans votre vocabulaire. Admettez-vous qu'il s'agisse là d'un
courant, vous situez-vous dans ce courant et comment ?
- Je dois dire que je suis très embarrassé pour répondre.
D'abord parce que je n'ai jamais très bien compris quel
était le sens que l'on donnait en France au mot modernité
; chez Baudelaire, oui ; mais ensuite, il me semble que le sens
se perd un peu. Je ne sais pas quel est le sens que les Allemands
donnent à modernité. Je sais que les Américains
ont projeté une sorte de séminaire où il y
aurait Habermas et où je serais aussi. Et je sais que Habermas
a proposé comme thème la modernité. Je me sens
embarrassé, parce que je ne vois pas très bien ce
que cela veut dire ni même - peu importe le mot, on peut toujours
utiliser une étiquette arbitraire - quel est le type de problèmes
qui est visé à travers ce mot ou qui serait commun
aux gens que l'on appelle les postmodernes, Autant je vois bien
que derrière ce qu'on a appelé le structuralisme il
y avait un certain problème qui était en gros celui
du sujet et de la refonte du sujet, autant je ne vois pas, chez
ceux qu'on appelle les postmodernes ou poststructuralistes, quel
est le type de problèmes qui leur serait commun.
- Évidemment, la référence ou l'opposition
à la modernité non seulement est ambiguë, mais
étrique la modernité. Elle aussi a au moins trois
définitions : une définition d'historien, la définition
de Weber, la définition d'Adorno et le Baudelaire de Benjamin
auquel vous faisiez allusion *. Il y a donc au moins trois références.
Celle que Habermas semble privilégier, contre Adorno lui-même,
c'est là encore la tradition de la raison, c'est-à-dire
la définition wébérienne de la modernité.
* Benjamin (W.), «Über einige Motive bei Baudelaire»,
Zeitschrift für Sozialforschung, no VIII, 1939, pp. 50-89 («Sur
quelques thèmes baudelairiens», trad. J. Lacoste, in
Charles Baudelaire, Un poète lyrique à l'époque
du capitalisme, Paris, Payot, coll. «Petite Bibliothèque
Payot», no 39, 1979, pp. 147-208).
C'est par rapport à cela qu'il voit dans la postmodernité
l'effondrement de la raison, son éclatement, et qu'il s'autorise
à dire que l'une des formes de la postmodernité, celle
qui serait en relation avec la définition wéberienne
de la modernité, serait ce courant qui considère que
la raison est au fond une forme de la volonté de savoir parmi
d'autres, que la raison est un grand récit, mais un récit
parmi d'autres...
- Cela ne peut pas être mon problème, dans la mesure
où je n'admets absolument pas l'identification de la raison
avec l'ensemble des formes de rationalité qui ont pu, à
un moment donné, à notre époque et tout récemment
encore, être dominantes dans les types de savoir, les formes
de technique et les modalités de gouvernement ou de domination,
domaines où se font les applications majeures de la rationalité
; je mets de côté le problème de l'art, qui
est compliqué. Pour moi, aucune forme donnée de rationalité
n'est la raison. Donc, je ne vois pas pour quelle raison on pourrait
dire que les formes de rationalité qui ont été
dominantes dans les trois secteurs dont je parle sont toutes en
train de s'effondrer et de disparaître ; je ne vois pas de
disparitions comme celles-là. Je vois de
multiples transformations, mais je ne vois pas pourquoi appeler
cette transformation un effondrement de la raison ; d'autres formes
de rationalité se créent, se créent sans cesse
; donc, il n'y a aucun sens sous la proposition selon laquelle la
raison est un long récit qui est maintenant terminé,
avec un autre récit qui commence.
- Disons que le champ est ouvert à des tas de formes de
récit.
- Je crois qu'on touche là à l'une des formes, il
faut peut-être dire des habitudes les plus nocives de la pensée
contemporaine, je dirais peut-être de la pensée moderne,
en tout cas de la pensée posthégélienne : l'analyse
du moment présent comme étant précisément
dans l'histoire celui de la rupture, ou celui du sommet, ou celui
de l'accomplissement, ou celui de l'aurore qui revient. La solennité
avec laquelle toute personne qui tient un discours philosophique
réfléchit son propre moment me paraît un stigmate.
Je le dis d'autant mieux qu'il m'est arrivé de faire cela
; je le dis d'autant mieux que, chez quelqu'un comme Nietzsche,
on trouve cela, sans arrêt, ou du moins de façon assez
insistante. Je crois qu'il faut avoir la modestie de se dire que,
d'une part, le moment où l'on vit n'est pas ce moment unique,
fondamental ou irruptif de l'histoire à partir de quoi tout
s'achève et tout recommence ; il faut avoir la modestie de
se dire en même temps que - même sans cette solennité
- le moment où l'on vit est très intéressant,
et demande à être analysé, et demande à
être décomposé, et qu'en effet nous avons bien
à nous poser la question : qu'est-ce que c'est qu'aujourd'hui
? Je me demande si on ne pourrait pas caractériser l'un des
grands rôles de la pensée philosophique, depuis justement
la question kantienne «Was ist Aufklärung ?», en
disant que la tâche de la philosophie, c'est de dire ce que
c'est qu'aujourd'hui et de dire ce que c'est que «nous aujourd'hui».
Mais en ne se donnant pas la facilité un peu dramatique et
théâtrale d'affirmer que ce moment où nous sommes
est, au creux de la nuit, celui de la perdition la plus grande,
ou, au point du jour, celui où le soleil triomphe, etc. Non,
c'est un jour comme les autres, ou plutôt c'est un jour qui
n'est jamais tout à fait comme les autres.
- Cela pose des tas de questions, en tout cas celles que vous avez
posées vous-même : qu'est-ce que c'est qu’aujourd'hui
? Est-ce que cette époque se laisse caractériser néanmoins
et malgré tout par un morcellement plus grand qu'à
d'autres époques, par une «déterritorialisation»,
une schizophrénie ? - sans que vous ayez à prendre
position sur ces termes.
- Ce que je voudrais aussi dire à propos de cette fonction
du diagnostic sur ce qu'est aujourd'hui, c'est qu'elle ne consiste
pas à caractériser simplement ce que nous sommes,
mais, en suivant les lignes de fragilité d'aujourd'hui, à
parvenir à saisir par où ce qui est et comment ce
qui est pourrait ne plus être ce qui est. Et c'est en ce sens
que la description doit être toujours faite selon cette espèce
de fracture virtuelle, qui ouvre un espace de liberté, entendu
comme espace de liberté concrète, c'est-à-dire
de transformation possible.
- Est-ce là, sur le lieu de ces fissures, que se situe le
travail de l'intellectuel, un travail évidemment pratique
?
- Je crois. Et je dirais que le travail de l'intellectuel, c'est
bien en un sens de dire ce qui est en le faisant apparaître
comme pouvant ne pas être, ou pouvant ne pas être comme
il est. Et c'est pourquoi cette désignation et cette description
du réel n'ont jamais valeur de prescription sous la forme
«puisque ceci est, cela sera» ; c'est pourquoi aussi
il me semble que le recours à l'histoire - l'un des grands
faits dans la pensée philosophique en France au moins depuis
une vingtaine d'années - prend son sens dans la mesure où
l'histoire a pour fonction de montrer que ce qui est n'a pas toujours
été, c'est-à-dire que c'est toujours au confluent
de rencontres, de hasards, au fil d'une histoire fragile, précaire,
que ce sont formées les choses qui nous donnent l'impression
d'être les plus évidentes. Ce que la raison éprouve
comme sa nécessité, ou ce que plutôt les différentes
formes de rationalité donnent comme leur étant nécessaire,
on peut parfaitement en faire l'histoire et retrouver les réseaux
de contingences d'où cela a émergé ; ce qui
ne veut pas dire pourtant que ces formes de rationalité étaient
irrationnelles ; cela veut dire qu'elles reposent sur un socle de
pratique humaine et d'histoire humaine, et puisque ces choses-là
ont été faites, elles peuvent, à condition
qu'on sache comment elles ont été faites, être
défaites.
- Ce travail sur les fractures, à la fois descriptif et
pratique, est un travail sur le terrain.
- Peut-être un travail sur le terrain et peut-être
un travail qui, à partir de questions posées par le
terrain, peut remonter loin dans l'analyse historique.
- Le travail sur le lieu des fractures, le travail sur le terrain
! est-ce cela que vous appelez la microphysique du pouvoir ou l'analytique
du pouvoir ?
- C'est un peu ça. Il m'a semblé que ces formes de
rationalité, qui sont celles qui sont mises en oeuvre dans
le processus de domination, mériteraient d'être analysées
pour elles-mêmes, étant entendu que ces formes de rationalité
ne sont pas étrangères aux autres formes de pouvoir
mises en oeuvre, par exemple, dans la connaissance ou la technique.
Il y a, au contraire, un échange, des transmissions, des
transferts, des interférences, mais je voudrais souligner
qu'il ne me semble pas possible de désigner une seule et
même forme de rationalité dans ces trois domaines,
qu'on retrouve les mêmes types, mais déplacés,
et qu'il y a à la fois interconnection serrée et multiple,
mais pas isomorphisme.
- À toute époque ou spécifiquement ?
- Il n'y a pas de loi générale disant quels sont
les types de rapports entre les rationalités et les procédures
de domination qui sont mises en oeuvre.
- J'ai posé cette question parce qu'un schéma revient
dans un certain nombre de critiques qui vous sont faites, à
savoir que vous parIeriez à un moment précis, et que
vous réfléchiriez (c'est par exemple la critique de
Baudrillard) à un moment où le pouvoir est devenu
«irrepérable par dissémination» * ; ce
serait, au fond, cette dissémination irrepérable,
cette multiplication nécessaire que refléterait l'approche
microphysique. De la même façon, un Allemand du nom
d'Alexander Schubert, d'un autre point de vue, dit que vous parlez
à un moment où le capitalisme a dissolu de telle façon
le sujet qu'il est possible d'admettre que le sujet n'a jamais été
qu'une multiplicité de positions * *.
* Baudrillard (J .), Oublier Foucault, Paris, Galilée, 1977.
** Schubert (A.), Die Decodierung des Menschen, Francfort, Focus
Verlag, 1981.
- J'aimerais revenir tout à l'heure à cette question,
parce que j'avais commencé à dire deux ou trois choses.
La première, c'est que, en étudiant la rationalité
des dominations, j'essaie d'établir des interconnexions qui
ne sont pas des isomorphismes. Deuxièmement, quand je parle
de ces relations de pouvoir, des formes de rationalité qui
peuvent les régler et les régir, ce n'est pas en me
référant à un Pouvoir (avec un grand P) qui
dominerait l'ensemble du corps social et qui lui imposerait sa rationalité.
En fait, ce sont des relations de pouvoir, qui sont multiples et
qui ont différentes formes, qui peuvent jouer dans des relations
de famille, à l'intérieur d'une institution, dans
une administration, entre une classe dominante et une classe dominée,
des relations de pouvoir qui ont des formes spécifiques de
rationalité, des formes qui leur sont communes. C'est un
champ d'analyse, ce n'est pas du tout la référence
à une instance unique. Troisièmement, si j'étudie
ces relations de pouvoir, je ne fais pas du tout la théorie
du pouvoir, mais, dans la mesure où ma question est de savoir
comment sont liés entre eux la réflexivité
du sujet et le discours de vérité, si ma question
est : «Comment le sujet
peut-il dire vrai sur lui-même ?», il me semble que
les relations de pouvoir sont l'un des éléments déterminants
dans ce rapport que j'essaie d'analyser. C'est évident, par
exemple, pour le premier cas que j'ai étudié, celui
de la folie. C'est bien à travers un certain mode de domination
exercée par certains sur certains autres que le sujet a pu
entreprendre de dire vrai sur sa folie présentée sous
les espèces de l'autre. Je ne suis donc aucunement un théoricien
du pouvoir. À la limite, je dirais que le pouvoir ne m'intéresse
pas comme question autonome, et si j'ai été amené
à parler à plusieurs reprises de cette question du
pouvoir, c'est dans la mesure où l'analyse politique qui
était donnée des phénomènes de pouvoir
ne me paraissait pas pouvoir rendre compte de ces phénomènes
plus fins et plus détaillés que je veux évoquer,
quand je pose la question du dire vrai sur soi-même. Si je
dis vrai sur moi-même comme je le fais, c'est que, en partie,
je me constitue comme sujet à travers un certain nombre de
relations de pouvoir qui sont exercées sur moi et que j'exerce
sur les autres. Cela pour situer ce qu'est pour moi la question
du pouvoir.
Pour en revenir à la question que vous avez évoquée
tout à l'heure, j'avoue que je ne vois pas très bien
où est l'objection. Je ne fais pas une théorie du
pouvoir. Je fais l'histoire, à un moment donné, de
la manière dont se sont établis la réflexivité
de soi sur soi et le discours de vérité qui lui est
lié. Quand je parle des institutions d'enfermement au XVIIIe
siècle, je parle des relations de pouvoir telles qu'elles
existent à ce moment-là. Je ne saisis donc pas du
tout l'objection, sauf si l'on me prête à un projet
qui est entièrement différent du mien et qui serait
soit de faire une théorie générale du pouvoir,
soit encore de faire l'analyse du pouvoir tel qu'il est maintenant.
Pas du tout ! Je prends la psychiatrie, en effet, telle qu'elle
est maintenant.
J'y vois apparaître un certain nombre de problèmes,
dans le fonctionnement même de l'institution, qui me paraissent
renvoyer à une histoire, à une histoire relativement
lointaine ; elle date déjà de plusieurs siècles.
J'essaie de faire l'histoire ou l'archéologie ; si vous voulez,
de la manière dont on a entrepris de dire vrai sur la folie
au XVIIe et au XVIIIe siècle, et j'aimerais la faire voir
telle qu'elle existait à cette époque-là. À
propos des criminels, par exemple, et du système de punitions
qui caractérise notre système pénal et qu'on
a établi au XVIIIe siècle, j'ai décrit non
pas tous les pouvoirs tels qu'ils s'exerçaient au XVIIIe
siècle, mais j'ai cherché, dans un certain nombre
d'institutions qui existaient au XVIIIe siècle et qui ont
pu servir de modèle, quelles étaient les formes de
pouvoir qui s'exerçaient et comment elles ont pu jouer. Alors
je ne trouve aucune pertinence au fait de dire que le pouvoir n'est
plus tel maintenant.
- Deux questions un peu décousues encore, mais qui me paraissent
quand même importantes. Peut-être peut-on commencer
par le statut de l'intellectuel. On a défini en gros comment
vous conceviez son travail, voire sa pratique, s'il doit en avoir
une. Est-ce que vous seriez disposé à parler ici de
la situation philosophique en France, très globalement, par
exemple à partir du thème suivant : l'intellectuel
n'a plus pour fonction ni d'opposer à l'État une raison
universelle ni de lui fournir sa légitimation, Est-ce qu'il
y aurait un rapport avec la situation assez étrange, et préoccupante,
à laquelle on assiste aujourd'hui : une espèce de
consensus, mais très tacite, des intellectuels à l'égard
de la gauche, et en même temps un silence complet de la pensée
de gauche, dont on serait tenté de dire qu'il contraint un
pouvoir de gauche à recourir à des thèmes de
légitimation très archaïques : qu'on pense au
congrès de Valence du P.S. * avec ses débordements
verbaux, la lutte des classes...
* En 1981.
- ... le propos du président de l'Assemblée nationale,
l'autre jour, disant qu'il fallait substituer à un modèle
culturel bourgeois, égoïste et individualiste un nouveau
modèle culturel de solidarité et de sacrifice. Je
n'étais pas très vieux au moment où le maréchal
Pétain a pris le pouvoir en France, mais j'ai reconnu cette
année dans la bouche de ce socialiste ce qui avait bercé
mon enfance.
- Oui. On assiste au fond à ce spectacle assez étonnant
d'un pouvoir qui, privé de sa logistique intellectuelle,
recourt à des thèmes de légitimation assez
désuets. Quant à cette logistique intellectuelle,
au moment où la gauche arrive au pouvoir, il semble que plus
rien ne soit à dire à gauche.
- C'est une très bonne question. Premièrement, je
rappellerais ceci : si la gauche existe en France - et je dis «la
gauche» en un sens très général, c'est-à-dire
s'il y a des gens qui se sentent à gauche, s'il y a des gens
qui votent à gauche, si donc il peut y avoir un grand parti
de gauche - ce qu'est devenu le Parti socialiste - je crois que
c'est en grande partie à cause de l'existence d'une pensée
de gauche, d'une réflexion de gauche, d'une analyse, d'une
multiplicité d'analyses qui ont été faites
à gauche, de choix politiques qui ont été faits
à gauche depuis 1960 au moins, et qui ont été
faits en dehors des partis. Ce n'est tout de même pas grâce
au P.C., grâce à la vieille S.F.I.O. -, qui n'est pas
morte avant 1972, elle a mis longtemps à mourir - qu'il existe
une gauche vivante en France ;
c'est parce qu'à travers la guerre d'Algérie, par
exemple, dans tout un secteur de la vie intellectuelle aussi, dans
des secteurs qui recouvraient les problèmes de la vie quotidienne,
dans des secteurs
comme ceux de l'analyse économique et sociale, il y a eu
une pensée de gauche extraordinairement vivante et qui n'est
pas morte, au contraire, au moment même où les partis
de gauche se disqualifiaient pour différentes raisons.
- Non, à ce moment-là, non.
- Et on peut dire que si, pendant quinze ans - les quinze premières
années du gaullisme et du régime que nous avons connu
ensuite -, la gauche a subsisté, c'était grâce
à tout ce travail.
Deuxièmement, il faut noter que le Parti socialiste a rencontré
l'écho qu'il a eu en grande partie parce qu'il a été
assez perméable à ces nouvelles attitudes, à
ces nouveaux problèmes, à ces nouvelles questions.
Il a été perméable à des questions posées
concernant la vie quotidienne, concernant la vie sexuelle, la vie
des couples, la situation des femmes, il a été sensible
à des problèmes concernant l'autogestion, par exemple,
tous thèmes de la pensée de gauche, d'une pensée
de gauche non incrustée dans les partis et non traditionnelle
par rapport au marxisme. Nouveaux problèmes, nouvelle pensée,
cela a été capital. Je crois qu'un jour, quand on
regardera cet épisode-là de l'histoire de France,
on y verra le jaillissement d'une nouvelle pensée de gauche,
qui, sous des formes multiples et sans unité - peut-être
l'un de ses aspects positifs -, a complètement changé
l'horizon sur lequel se situent les mouvements de gauche actuels.
On pouvait penser que cette forme-là de culture de gauche
serait tout à fait allergique à l'organisation d'un
parti et ne pourrait trouver sa véritable expression que
dans des groupuscules ou dans des individualités. Et il s'est
avéré que non ; finalement, il y a eu je le disais
tout à l'heure - une espèce de symbiose qui a fait
que le nouveau Parti socialiste a été assez imprégné
par ces idées. Il y a eu en tout cas - chose suffisamment
intéressante et attrayante pour qu'on la note - un certain
nombre d'intellectuels, pas très nombreux d'ailleurs, qui
ont voisiné avec le Parti socialiste. Ce fut bien sûr
grâce à des tactiques politiques, à des stratégies
politiques très habiles - et je le dis sans péjoration
- que le Parti socialiste a été porté au pouvoir
; mais, encore une fois, c'est en ayant absorbé un certain
nombre de formes de cette culture de gauche qu'il a conquis le pouvoir,
et il est certain que, depuis le congrès de Metz * déjà,
puis a fortiori au congrès de Valence - où on a pu
entendre des choses comme celles qu'on a rapportées tout
à l'heure -, il est certain que cette pensée de gauche
s'interroge un peu.
* En 1979.
- Existe-t-elle elle-même encore ?
- Je ne sais pas. Il faut tenir compte de choses très complexes.
Il faut bien voir, par exemple, que, au Parti socialiste, l'un des
foyers où cette nouvelle pensée de gauche a été
la plus active, c'était autour de quelqu'un comme Rocard.
La mise sous le boisseau de Rocard, de son groupe et de son courant
au P.S., a fait beaucoup. La situation est très complexe.
Mais je crois que les discours un peu de bois qui sont actuellement
tenus par beaucoup de leaders du P.S. trahissent ce qui a été
l'espoir d'une grande partie de cette pensée de gauche, ils
trahissent l'histoire récente du P.S., qui a bénéficié
de cette pensée de gauche, et ils font taire, d'une façon
assez autoritaire, des courants qui existent même à
l'intérieur du P.S. Il est certain que, devant ce phénomène,
les intellectuels se taisent un peu. Je dis un peu, parce que c'est
une erreur de journaliste de dire que les intellectuels se taisent.
Moi, j'en connais plus d'un qui a réagi, a donné son
opinion à propos de telle ou telle mesure, de telle ou telle
décision, de tel ou tel problème. Et je crois que,
si on faisait le bilan exact des interventions des intellectuels
au cours de ces derniers mois, elles ne seraient sans doute pas
moins nombreuses qu'autrefois. En tout cas, personnellement, je
n'avais jamais écrit tant d'articles dans les journaux que
depuis qu'on dit que je me tais. Enfin, peu importe ma personne.
Il est vrai que ces réactions sont des réactions qui
ne sont pas de l'ordre du choix fondamentalement affirmé
; ce sont des interventions nuancées, hésitantes,
un peu dubitatives, un peu encourageantes, mais qui correspondent
à l'état actuel de la situation, et, plutôt
que de se plaindre du silence des intellectuels, il faut beaucoup
plus reconnaître leur réserve réfléchie
devant un événement récent et un processus
dont on ne sait pas encore très bien comment il va tourner.
- Donc, pas de rapport nécessaire entre cette situation
politique, ce type de discours qui est tenu et la thèse qui
s'est tout de même largement répandue : la raison,
c'est le pouvoir, donc, désinvestissons à la fois
de la raison et du pouvoir ?
- Non, non. Comprenez bien que cela fait partie du destin de tous
les problèmes posés que de s'avilir en slogans. Personne
n'a dit : «La raison, c'est le pouvoir», je crois que
personne n'a dit que le savoir, c'était un pouvoir.
- On l'a dit.
- On l'a dit, mais, vous comprenez, quand moi je lis - et je sais
bien qu'on me l'attribue - la thèse «le savoir, c'est
le pouvoir» ou «le pouvoir, c'est le savoir»,
peu importe, j'éclate de rire, puisque précisément
mon problème est d'étudier leurs rapports ; si c'étaient
deux choses identiques, je n'aurais pas à étudier
leurs rapports et je me fatiguerais beaucoup moins. Le seul fait
que je pose la question de leurs rapports prouve bien que je ne
les identifie pas.
- Dernière question, Le marxisme se porterait assez mal
aujourd'hui, parce qu'il aurait puisé aux sources des Lumières
: c'est tout de même un thème qui a dominé la
pensée, qu'on le veuille ou non, pendant les années
soixante-dix, ne serait-ce que parce qu'un certain nombre d'individus,
d'intellectuels qui se sont appelés les nouveaux philosophes
ont vulgarisé ce thème. Donc, le marxisme se porterait
assez mal,
- Je ne sais pas s'il se porte mal ou bien. Je m'arrête,
si vous voulez, à la formule : c'est une idée qui
a dominé la pensée ou la philosophie. Je crois que
vous avez tout à fait raison de poser la question, de la
poser comme cela. Moi je dirais, je serais tenté de dire
- et j'ai failli vous arrêter à ce moment-là
- que cela n'a pas dominé la pensée mais les bas-fonds
de la pensée. Mais ce serait facile, inutilement polémique,
et ce n'est vraiment pas juste. Je crois qu'il faut tenir compte,
en France, d'une situation qui est celle-ci : il existait en France,
jusque vers les années cinquante, deux circuits de pensée,
qui étaient pratiquement, sinon étrangers l'un à
l'autre, du moins indépendants l'un de l'autre : d'un côté,
ce que j'appellerais un circuit universitaire ou circuit académique,
un circuit de la pensée savante, et puis, d'un autre côté,
le circuit de la pensée ouverte ou de la pensée courante
; quand je dis «courante», je ne veux pas dire du tout
forcément de basse qualité. Mais un livre universitaire,
une thèse, un cours étaient des choses qui restaient
dans des maisons d'édition universitaires, à la disposition
des lecteurs universitaires et n'ayant guère d'influence
que sur les universités. Il y a eu le cas particulier de
Bergson, c'était une exception. À partir de l'après-guerre
- et là, sans doute, l'existentialisme a joué un rôle
-, on a vu des pensées qui étaient d'origine, d'enracinement
profondément universitaire - car, après tout, l'enracinement
de Sartre, c'est Husserl et c'est Heidegger, qui n'étaient
pas des danseuses publiques - s'adresser à beaucoup plus
que le public universitaire. Or ce phénomène, même
s'il n'y a plus en France quelqu'un de la dimension de Sartre pour
le porter, ce phénomène s'est démocratisé.
Sartre seul, ou peut-être Sartre et Merleau-Ponty pouvaient
le faire, et puis c'est devenu un peu à la portée
de tout le monde, pour un certain nombre de raisons, parmi lesquelles
il y a eu premièrement la dislocation de l'Université,
la multiplication du nombre des étudiants, des professeurs,
qui constituaient finalement une sorte de masse sociale, la dislocation
des structures internes et un élargissement du public universitaire,
la diffusion aussi - qui est loin d'être un phénomène
négatif - de la culture. Le niveau culturel moyen de la population
s'est tout de même considérablement élevé
et, quoi qu'on dise, la télévision joue un grand rôle
: les gens apprennent qu'il y a une nouvelle histoire, etc. Ajoutons
à cela tous les phénomènes politiques, des
groupes, des mouvements qui étaient à cheval, à
l'intérieur et à l'extérieur de l'université.
Tout cela à donné au travail universitaire un écho
qui débordait très largement l'institution universitaire
ou même le groupe d'intellectuels spécialisés,
professionnels. On constate un phénomène caractéristique
en France actuellement : nous n'avons presque plus de revues spécialisées
en philosophie, ou elles sont à peu près égales
à zéro. Quand on veut écrire quelque chose,
où écrit-on, peut-on l'écrire ? Finalement,
il n'y a que dans les hebdomadaires à grande diffusion ou
des revues d'intérêt général qu'on peut
arriver à glisser quelque chose. C'est un phénomène
très important. Alors il se produit, ce qui est fatal dans
des situations comme celle-là, qu'un discours un peu élaboré,
au lieu d'être relayé par un travail supplémentaire,
qui, en écho en en critique, le perfectionne, le rend plus
difficile, l'affine, voit au contraire l'écho se faire par
en bas ; et, petit à petit, de bouquin en article, d'article
en papier pour les journaux, et de journaux en télévision,
on en arrive à résumer un livre, un travail, un problème
par des slogans. Ce passage de la question philosophique en slogan,
cette transformation de la question du marxisme devenant «le
marxisme, c'est fini», il ne faut pas en attribuer la responsabilité
à tel ou à tel, mais on perçoit le toboggan
sur lequel la pensée philosophique, ou la question philosophique,
se transforme ainsi en matière de consommation courante ;
alors qu'il y avait autrefois deux circuits différents, et
que le circuit institutionnel, qui avait ses inconvénients
- sa fermeture, son dogmatisme, son académisme -, s'il n'évitait
pas toutes les perditions, subissait une déperdition moins
grande ; la tendance à l'entropie était moindre, alors
que, maintenant, l'entropie s'accomplit avec une rapidité
étonnante. Je pourrais donner des exemples personnels : il
a fallu quinze ans pour qu'on transforme mon livre sur la folie
en un slogan : «Tous les fous étaient enfermés
au XVIIIe siècle», mais il n'a même pas fallu
quinze mois, il a fallu trois semaines, pour transformer mon livre
sur la volonté de savoir en ce slogan : «La sexualité
n'a jamais été réprimée.» J'ai
vu, dans ma propre expérience, l'accélération
de ce phénomène d'entropie, en un sens détestable
pour la pensée philosophique, mais il faut bien se dire aussi
que cela responsabilise encore plus ceux qui écrivent.
- J'étais tenté un moment de dire, pour conclure,
mais sous forme de question et sans vouloir substituer un slogan
à un autre : le marxisme ça ne serait pas fini, alors
? Au sens où vous dites, dans L'Archéologie du savoir,
qu'un «Marx non falsifié aiderait à formuler
une théorie générale de la discontinuité,
des séries, des limites, des unités, des ordres spécifiques,
des autonomies et des dépendances différenciées».
- Oui. Je ne veux pas préjuger ce que sera la forme de culture
qui viendra. Comprenez bien que tout est présent au moins
comme objet virtuel à l'intérieur d'une culture donnée
; au moins, tout ce qui a déjà figuré une fois.
Le problème des objets qui n'ont jamais figuré dans
la culture est un autre problème. Mais il fait partie du
fonctionnement de la mémoire et de la culture que de pouvoir
réactualiser n'importe lequel des objets qui y ont figuré
une fois ; la répétition est toujours possible, la
répétition avec application, transformation. Dieu
sait si Nietzsche pouvait en 1945 apparaître comme définitivement
disqualifié... Il est certain que Marx, même si on
admet que Marx va disparaître maintenant, réapparaîtra
un jour. Ce que je souhaite - et c'est en cela que j'ai changé
ma formulation par rapport à celle que vous citiez -, ce
n'est pas tellement la défalsification, la restitution d'un
vrai Marx, mais, à coup sûr, l'allègement, la
libération de Marx par rapport à la dogmatique de
parti qui l'a à la fois enfermé, véhiculé
et brandi pendant si longtemps. La phrase «Marx est mort»,
on peut lui donner un sens conjonctuel, dire que c'est vrai relativement,
mais dire que Marx va disparaître comme ça...
- Mais est-ce que cette référence dans L'Archéologie
du savoir voulait dire que d'une certaine façon Marx opérait
dans votre méthodologie ?
- Oui, absolument. Vous savez, étant donné qu'à
l'époque où j'écrivais ces livres-là
il était de bon ton, pour être bien vu dans la gauche
institutionnelle, de citer Marx en bas de page, je m'en suis bien
gardé. Mais je pourrais retrouver - ce qui n'a aucun intérêt
bien des passages que j'ai écrits en me référant
à Marx, et Marx n'aurait pas été cet auteur-là,
fonctionnant ainsi dans la culture française et avec une
telle surcharge politique, je l'aurais cité en bas de page.
Je ne l'ai pas fait, pour m'amuser et pour piéger ceux qui,
parmi les marxistes, m'ont épinglé précisément
sur ces phrases-là.
Ça faisait partie du jeu.
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