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«L'oeil du pouvoir» (entretien avec J.-P. Barou et
M. Perrot), in Bentham (J.), Le Panoptique, Paris, Belfond, 1977,
pp. 9-31.
Dits Ecrits Tome III texte n°195
J.-P. Barou : Le Panoptique, de Jeremy Bentham, un ouvrage édité
à la fin du XVIIIe siècle et demeuré inconnu
; pourtant, à son propos, tu as fait état de phrases
aussi étonnantes que celles-ci : «Un événement
dans l'histoire de l'esprit humain», «Une sorte d'oeuf
de Colomb dans l'ordre de la politique». Quant à son
auteur, Jeremy Bentham, un juriste anglais, tu l'as présenté
comme le «Fourier d'une société policière».
Nous sommes en plein mystère. Mais, toi-même, comment
as-tu découvert Le Panoptique ?
M. Foucault : C'est en étudiant les origines de la médecine
clinique ; j'avais pensé faire une étude sur l'architecture
hospitalière dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
à l'époque où s'est développé
le grand mouvement de réforme des institutions médicales.
Je voulais savoir comment le regard médical s'était
institutionnalisé ; comment il s'était effectivement
inscrit dans l'espace social ; comment la nouvelle forme hospitalière
était à la fois l'effet et le support d'un nouveau
type de regard. Et en examinant les différents projets architecturaux
qui ont suivi le second incendie de l'Hôtel-Dieu, en 1772,
je me suis aperçu à quel point le problème
de l'entière visibilité des corps, des individus,
des choses, sous un regard centralisé, avait été
l'un des principes directeurs les plus constants. Dans le cas des
hôpitaux, ce problème présentait une difficulté
supplémentaire : il fallait éviter les contacts, les
contagions, les proximités et les entassements, tout en assurant
l'aération et la circulation de l'air : à la fois
diviser l'espace, et le laisser ouvert, assurer une surveillance
qui soit à la fois globale et individualisante, tout en séparant
soigneusement les individus à surveiller. Longtemps, j'ai
cru qu'il s'agissait de problèmes propres à la médecine
du XVIIIe siècle et à ses croyances.
Par la suite, en étudiant les problèmes de pénalité,
je me suis aperçu que tous les grands projets de réaménagement
des prisons (ils datent d'ailleurs d'un peu plus tard, de la première
moitié du XIXe siècle) reprenaient le même thème,
mais, cette fois, sous le signe presque toujours rappelé
de Bentham. Il n'était guère de textes, de projets
concernant les prisons où ne se retrouvât le «truc»
de Bentham. À savoir le panoptique.
Le principe étant : à la périphérie,
un bâtiment en anneau ; au centre, une tour ; celle-ci est
percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure
de l'anneau. Le bâtiment périphérique est divisé
en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment.
Ces cellules ont deux fenêtres : l'une, ouverte vers l'intérieur,
correspondant aux fenêtres de la tour ; l'autre, donnant sur
l'extérieur, permet à la lumière de traverser
la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant
dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou,
un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier.
Par l'effet du contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant
dans la lumière, les petites silhouettes captives dans les
cellules de la périphérie. En somme, on inverse le
principe du cachot ; la pleine lumière et le regard d'un
surveillant captent mieux que l'ombre, qui finalement protégeait.
Déjà, il est frappant de constater que, bien avant
Bentham, le même souci était présent. Il semble
que l'un des premiers modèles de cette visibilité
isolante ait été mis en oeuvre à l'École
militaire de Paris en 1751, à propos des dortoirs. Chacun
des élèves devait disposer d'une cellule vitrée
où il pouvait être vu toute la nuit sans avoir aucun
contact avec ses condisciples, ni même avec les domestiques.
Il existait en outre un mécanisme très compliqué
à seule fin que le coiffeur puisse peigner chacun des pensionnaires
sans le toucher physiquement : la tête de l'élève
passait hors d'une certaine lucarne, le corps restant de l'autre
côté d'une cloison vitrée qui permettait de
voir tout ce qui se passait. Bentham a raconté que c'est
son frère qui, en visitant l'École militaire, a eu
l'idée du panoptique. Le thème est dans l'air en tout
cas. Les réalisations de Claude-Nicolas Ledoux, notamment
la saline qu'il édifia à Arc-et-Senans, tendent au
même effet de visibilité, mais avec un élément
supplémentaire : qu'il y ait un point central qui soit le
foyer d'exercice du pouvoir et, en même temps, le lieu d'enregistrement
du savoir. Toutefois, si l'idée du panoptique précède
Bentham, c'est Bentham qui l'a vraiment formulée. Et baptisée.
Le mot même de «panoptique» apparaît capital.
Il désigne un principe d'ensemble. Bentham ainsi n'a pas
simplement imaginé une figure architecturale destinée
à résoudre un problème précis, comme
celui de la prison, ou de l'école, ou des hôpitaux.
Il proclame une véritable invention dont il dit que c'est
l' «oeuf de Christophe Colomb». Et, en effet, ce que
les médecins, les pénalistes, les industriels, les
éducateurs cherchaient, Bentham le leur propose : il a trouvé
une technologie de pouvoir propre à résoudre les problèmes
de surveillance. À noter une chose importante : Bentham a
pensé et dit que son procédé optique était
la grande innovation pour exercer bien et facilement le pouvoir.
De fait, elle a été largement utilisée depuis
la fin du XVIIIe siècle. Mais les procédures de pouvoir
mises en oeuvre dans les sociétés modernes sont bien
plus nombreuses et diverses et riches. Il serait faux de dire que
le principe de visibilité commande toute la technologie du
pouvoir depuis le XVIIIe siècle.
M. Perrot : En passant par l'architecture ! Que penser, d'ailleurs,
de l'architecture comme mode d'organisation politique ? Car, finalement,
tout est spatial, non seulement mentalement, mais aussi matériellement
dans cette pensée du XVIIIe siècle.
M. Foucault : C'est que, me semble-t-il, à la fin du XVIIIe
siècle, l'architecture commence à avoir partie liée
avec les problèmes de la population, de la santé,
de l'urbanisme. Auparavant, l'art de construire répondait
surtout au besoin de manifester le pouvoir, la divinité,
la force. Le palais et l'église constituaient les grandes
formes, auxquelles il faut ajouter les places fortes ; on manifestait
sa puissance, on manifestait le souverain, on manifestait Dieu.
L'architecture s'est longtemps développée autour de
ces exigences. Or, à la fin du XVIIIe siècle, de nouveaux
problèmes apparaissent : il s'agit de se servir de l'aménagement
de l'espace à des fins économico-politiques.
Une architecture spécifique prend forme. Philippe Ariès
a écrit des choses qui me paraissent importantes sur le fait
que la maison, jusqu'au XVIIIe siècle, reste un espace indifférencié.
Il y a des pièces : on y dort, on y mange, on y reçoit,
peu importe. Puis, petit à petit, l'espace se spécifie
et devient fonctionnel. Nous en avons l'illustration avec l'édification
des cités ouvrières des années 1830-1870. On
va fixer la famille ouvrière ; on va lui prescrire un type
de moralité en lui assignant un espace de vie avec une pièce
qui tient lieu de cuisine et de salle à manger, une chambre
des parents, qui est l'endroit de la procréation, et la chambre
des enfants. Quelquefois, dans les cas les plus favorables, on a
la chambre des filles et la chambre des garçons. Il y aurait
à écrire toute une histoire des espaces -qui serait
en même temps une histoire des pouvoirs depuis les grandes
stratégies de la géopolitique jusqu'aux petites tactiques
de l'habitat, de l'architecture institutionnelle, de la salle de
classe ou de l'organisation hospitalière, en passant par
les implantations économico-politiques. Il est surprenant
de voir combien le problème des espaces a mis longtemps à
apparaître comme problème historico-politique : ou
bien l'espace était renvoyé à la nature -au
donné, aux déterminations premières, à
la géographie physique, c'est-à-dire à une
sorte de couche préhistorique ; ou bien il était conçu
comme lieu de résidence ou d'expansion d'un peuple, d'une
culture, d'une langue ou d'un État. En somme, on l'analysait
ou bien comme sol, ou bien comme aire ; ce qui importait, c'était
le substrat ou les frontières. Il a fallu Marc Bloch et Fernand
Braudel pour que se développe une histoire des espaces ruraux
ou des espaces maritimes. Il faut la poursuivre, en ne se disant
pas seulement que l'espace prédétermine une histoire
qui en retour le refond, et se sédimente en lui. L'ancrage
spatial est une forme économico-politique qu'il faut étudier
en détail.
Parmi toutes les raisons qui ont induit pendant si longtemps une
certaine négligence à l'égard des espaces,
je n'en citerai qu'une, qui concerne le discours des philosophes.
Au moment où commençait à se développer
une politique réfléchie des espaces (à la fin
du XVIIIe siècle), les nouveaux acquis de la physique théorique
et expérimentale délogeaient la philosophie de son
vieux droit à parler du monde, du cosmos, de l'espace fini,
ou infini. Ce double investissement de l'espace par une technologie
politique et une pratique scientifique a rabattu la philosophie
sur une problématique du temps. Depuis Kant, ce qui pour
le philosophe est à penser, c'est le temps. Hegel, Bergson,
Heidegger. Avec une disqualification corrélative de l'espace
qui apparaît du côté de l'entendement, de l'analytique,
du conceptuel, du mort, du figé, de l'inerte. Je me souviens,
il y a une dizaine d'années, avoir parlé de ces problèmes
d'une politique des espaces, et m'être fait répondre
que c'était bien réactionnaire de tant insister sur
l'espace, que le temps, le projet, c'était la vie et le progrès.
Il faut dire que ce reproche venait d'un psychologue - vérité
et honte de la philosophie du XIXe siècle.
M. Perrot : Au passage, il me semble que la notion de sexualité
est très importante. Vous le notiez à propos de la
surveillance chez les militaires, et là, de nouveau, on a
ce problème avec la famille ouvrière ; c'est sans
doute fondamental.
M. Foucault : Absolument. Dans ces thèmes de surveillance,
et en particulier de surveillance scolaire, il apparaît que
les contrôles de sexualité s'inscrivent dans l'architecture.
Dans le cas de l'École militaire, la lutte contre l'homosexualité
et la masturbation est dite par les murs.
M. Perrot : Toujours à propos de l'architecture, ne vous
semble-t-il pas que des gens comme les médecins, dont la
participation sociale est considérable à la fin du
XVIIIe siècle, ont joué un rôle en quelque sorte
d'aménageurs de l'espace. L'hygiène sociale naît
alors ; au nom de la propreté, de la santé, on contrôle
les emplacements des uns et des autres. Et les médecins,
avec la renaissance de la médecine hippocratique, sont parmi
les plus sensibilisés au problème de l'environnement,
du lieu, de la température, données que nous retrouvons
dans l'enquête de Howard sur les prisons 1.
1. John Howard rend publics les résultats de son enquête
dans son ouvrage The State of the Prisons in England and Wales,
with Preliminary Observations and an Account of Some Foreign Prisons
and Hospitals (1777).
M. Foucault : Les médecins étaient alors pour une
part des spécialistes de l'espace. Ils posaient quatre problèmes
fondamentaux : celui des emplacements (climats régionaux,
nature des sols, humidité et sécheresse : sous le
nom de «constitution», ils étudiaient cette combinaison
des déterminants locaux et des variations saisonnières
qui favorise à un moment donné tel type de maladie)
; celui des coexistences (soit des hommes entre eux : question de
la densité et de la proximité ; soit des hommes et
des choses : question des eaux, des égouts, de l'aération
; soit des hommes et des animaux : question des abattoirs, des étables
; soit des hommes et des morts : question des cimetières)
; celui des résidences (habitat, urbanisme) ; celui des déplacements
(migration des hommes, propagation des maladies). Ils ont été,
avec les militaires, les premiers gestionnaires de l'espace collectif.
Mais les militaires pensaient surtout l'espace des «campagnes»
(donc des «passages») et celui des forteresses ; les
médecins, eux, ont surtout pensé l'espace des résidences
et celui des villes. Je ne sais plus qui a cherché du côté
de Montesquieu et d'Auguste Comte les grandes étapes de la
pensée sociologique. C'est être bien ignorant. Le savoir
sociologique se forme plutôt dans des pratiques comme celles
des médecins. Guépin, au tout début du XIXe
siècle, a ainsi écrit une merveilleuse analyse de
la ville de Nantes.
En fait, si l'intervention des médecins a été
capitale, à l'époque, c'est qu'elle était appelée
par tout un ensemble de problèmes politiques et économiques
nouveaux : importance des faits de population.
M. Perrot : On est d'ailleurs frappé par la question du
nombre des gens, dans la réflexion de Bentham. À plusieurs
reprises, il dit avoir résolu les problèmes de discipline
posés par une grande quantité de personnes aux mains
d'un petit nombre.
M. Foucault : Comme ses contemporains, il a rencontré le
problème de l'accumulation des hommes. Mais alors que les
économistes posaient le problème en termes de richesse
(population-richesse, parce que main-d'oeuvre, source d'activité
économique, consommation ; et population-pauvreté,
parce qu'excédentaire ou oisive), il pose, lui, la question
en termes de pouvoir : la population comme cible de rapports de
domination. On peut dire, je crois, que
les mécanismes de pouvoir, qui jouaient même dans
une monarchie administrative aussi développée que
la monarchie française, laissaient apparaître des mailles
assez larges : système lacunaire, aléatoire, global,
n'entrant guère dans le détail, s'exerçant
sur des groupes solidaires ou pratiquant la méthode de l'exemple
(comme on le voit bien dans la fiscalité ou dans la justice
criminelle), le pouvoir avait une faible capacité de «résolution»
comme on dirait en termes de photographie ; il n'était pas
capable de pratiquer une analyse individualisante et exhaustive
du corps social. Or les mutations économiques du XVIIIe siècle
ont rendu nécessaire de faire circuler les effets du pouvoir,
par des canaux de plus en plus fins, jusqu'aux individus eux-mêmes,
jusqu'à leur corps, jusqu'à leurs gestes, jusqu'à
chacune de leurs performances quotidiennes. Que le pouvoir, même
avec une multiplicité d'hommes à régir, soit
aussi efficace que s'il s'exerçait sur un seul.
M. Perrot : Les poussées démographiques du XVIIIe
siècle ont certainement contribué au développement
d'un tel pouvoir.
J.-P. Barrou : N'est-il pas alors étonnant d'apprendre que
la Révolution française, en la personne de gens comme
La Fayette, a accueilli favorablement le projet du panoptique ?
On sait que Bentham a été fait par ses soins «citoyen
français» en 1791.
M, Foucault : Je dirai que Bentham est le complémentaire
de Rousseau. Quel est, en effet, le rêve rousseauiste qui
a animé bien des révolutionnaires ? Celui d'une société
transparente, à la fois visible et lisible en chacune de
ses parties ; qu'il n'y ait plus de zones obscures, de zones aménagées
par les privilèges du pouvoir royal ou par les prérogatives
de tel ou tel corps, ou encore par le désordre ; que chacun,
du point qu'il occupe, puisse voir l'ensemble de la société
; que les coeurs communiquent les uns avec les autres, que les regards
ne rencontrent plus d'obstacles, que l'opinion règne, celle
de chacun sur chacun. Starobinski a écrit des pages fort
intéressantes à ce sujet dans La Transparence et l'Obstacle
et dans L'Invention de la liberté.
Bentham, c'est à la fois cela et tout le contraire. Il pose
le problème de la visibilité, mais c'est en pensant
à une visibilité organisée entièrement
autour d'un regard dominateur et surveillant. Il fait fonctionner
le projet d'une universelle visibilité, qui jouerait au profit
d'un pouvoir rigoureux et méticuleux. Ainsi, sur le grand
thème rousseauiste -qui est en quelque sorte le lyrisme de
la Révolution se branche l'idée technique d'exercice
d'un pouvoir «omniregardant», qui est l'obsession de
Bentham ; les deux s'ajoutent et le tout fonctionne : le lyrisme
de Rousseau et l'obsession de Bentham.
M. Perrot : Il y a cette phrase du Panoptique : «Chaque camarade
devient un surveillant.»
M. Foucault : Rousseau aurait dit sans doute l'inverse : que chaque
surveillant soit un camarade. Voyez l'Émile : le précepteur
d'Émile est un surveillant ; il faut aussi qu'il soit un
camarade.
J.-P, Barrou : Non seulement la Révolution française
ne fait pas une lecture voisine de celle que nous faisons aujourd'hui,
mais encore elle trouve au projet de Bentham des visées humanitaires.
M. Foucault : Justement, quand la Révolution s'interroge
sur une nouvelle justice, qu'est-ce qui, pour elle, doit en être
le ressort ? C'est l'opinion. Son problème, de nouveau, n'a
pas été de faire que les gens soient punis, mais qu'ils
ne puissent même pas agir mal tant ils se sentiraient plongés,
immergés dans un champ de visibilité totale où
l'opinion des autres, le regard des autres, le discours des autres
les retiendraient de faire le mal ou le nuisible. C'est constamment
présent dans les textes de la Révolution.
M. Perrot : Le contexte immédiat a joué aussi son
rôle dans l'adoption du panoptique par la Révolution
; à l'époque, le problème des prisons est à
l'ordre du jour. À partir des années 1770, en Angleterre
comme en France, il y a une très grande inquiétude
à ce sujet ; on le voit à travers l'enquête
de Howard sur les prisons, traduite en français en 1788.
Hôpitaux et prisons sont deux grands thèmes de discussion
dans les salons parisiens, dans les cercles éclairés.
Il est devenu scandaleux que les prisons soient ce qu'elles sont
: une école du vice et du crime ; et des lieux si dépourvus
d'hygiène qu'on y meurt. Des médecins commencent à
dire combien le corps s'abîme, se dilapide en de pareils endroits.
La Révolution française survenue, elle entreprend
à son tour une enquête d'envergure européenne.
Un certain Duquesnoy est chargé d'un rapport sur les établissements
dits d'«humanité», vocable qui recouvre les hôpitaux
et les prisons.
M. Foucault : Une peur a hanté la seconde moitié
du XVIIIe siècle : c'est l'espace sombre, l'écran
d'obscurité qui fait obstacle à l'entière visibilité
des choses, des gens, des vérités. Dissoudre les fragments
de nuit qui s'opposent à la lumière, faire qu'il n'y
ait plus d'espace sombre dans la société, démolir
ces chambres noires où se fomentent l'arbitraire politique,
les caprices du monarque, les superstitions religieuses, les complots
des tyrans et des prêtres, les illusions de l'ignorance, les
épidémies. Les châteaux, les hôpitaux,
les charniers, les maisons de force, les couvents, dès avant
la Révolution, ont suscité une méfiance ou
une haine qui n'ont pas été sans une survalorisation
; le nouvel ordre politique et moral ne peut pas s'instaurer sans
leur effacement. Les romans de terreur, à l'époque
de la Révolution, développent tout un fantastique
de la muraille, de l'ombre, de la cache et du cachot, qui abritent,
dans une complicité qui est significative, les brigands et
les aristocrates, les moines et les traîtres : les paysages
d'Ann Radcliffe, ce sont des montagnes, des forêts, des cavernes,
des châteaux en ruine, des couvents dont l'obscurité
et le silence font peur. Or ces espaces imaginaires sont comme la
«contre-figure» des transparences et des visibilités
qu'on essaie d'établir. Ce règne de l'«opinion»
qu'on invoque si souvent, à cette époque, c'est un
mode de fonctionnement où le pouvoir pourra s'exercer du
seul fait que les choses seront sues et que les gens seront vus
par une sorte de regard immédiat, collectif et anonyme. Un
pouvoir dont le ressort principal serait l'opinion ne pourrait pas
tolérer de région d'ombre. Si on s'est intéressé
au projet de Bentham, c'est qu'il donnait, applicable à bien
des domaines différents, la formule d'un «pouvoir par
transparence», d'un assujettissement par «mise en lumière».
Le panoptique, c'est un peu l'utilisation de la forme «château»
(donjon entouré de murailles) pour créer paradoxalement
un espace de lisibilité détaillée.
J.-P. Barrou : C'est tout autant les places sombres dans l'homme
que veut voir disparaître ce siècle des Lumières.
M. Foucault : Absolument.
M. Perrot : On est très frappé en même temps
par les techniques de pouvoir à l'intérieur du panoptique.
C'est le regarde essentiellement ; c'est aussi la parole, car il
y a ces fameux tubes d'acier -extraordinaire invention -qui relient
l'inspecteur principal à chacune des cellules où se
trouvent, nous dit Bentham, non pas un prisonnier, mais des petits
groupes de prisonniers. C'est l'importance finalement de la dissuasion
qui est très marquée dans le texte de Bentham : «Il
faut, dit-il, être incessamment sous les yeux d'un inspecteur
; c'est perdre en effet la puissance de faire le mal et presque
la pensée de le vouloir» ; nous sommes en plein dans
les préoccupations de la Révolution : empêcher
les gens de faire le mal, leur retirer l'envie de le commettre ;
le tout ainsi résumé : ne pas pouvoir et ne pas vouloir.
M. Foucault : Là, nous parlons de deux choses : le regard
et l'intériorisation ; et, au fond, n'est-ce pas le problème
du coût du pouvoir ? Le pouvoir, en effet, ne s'exerce pas
sans qu'il en coûte quelque chose. Il y a évidemment
le coût économique, et Bentham en parle : combien faudra-t-il
de surveillants ? Combien, par conséquent, la machine coûtera-t-elle
? Mais il y a aussi le coût proprement politique. Si on est
très violent, on risque de susciter des révoltes ;
ou bien, si on intervient d'une façon trop discontinue, on
risque de laisser se développer dans les intervalles des
phénomènes de résistance et de désobéissance
d'un coût politique élevé. C'était ainsi
que fonctionnait le pouvoir monarchique. Par exemple, la justice
n'arrêtait qu'une proportion dérisoire de criminels
; elle arguait du fait pour dire : il faut que la punition soit
éclatante pour que les autres aient peur. Donc, pouvoir violent
et qui devait, par la vertu de l'exemple, assurer des fonctions
de continuité. Ce à quoi les nouveaux théoriciens
du XVIIIe siècle rétorquent : c'est un pouvoir trop
coûteux et pour trop peu de résultats. On fait de grandes
dépenses de violence qui finalement n'ont pas valeur d'exemple
; on est même obligé de multiplier les violences et,
par là même, on multiplie les révoltes.
M. Perrot : Ce qui s'est passé avec les émeutes d'échafaud.
M. Foucault : En revanche, on a le regard qui, lui, va demander
très peu de dépenses. Pas besoin d'armes, de violences
physiques, de contraintes matérielles. Mais un regard. Un
regard qui surveille et que chacun, en le sentant peser sur lui,
finira par intérioriser au point de s'observer lui-même
; chacun, ainsi, exercera cette surveillance sur et contre lui-même.
Formule merveilleuse : un pouvoir continu et d'un coût finalement
dérisoire ! Quand Bentham estime l'avoir trouvée,
il pense que c'est l'oeuf de Colomb dans l'ordre de la politique,
une formule exactement inverse de celle du pouvoir monarchique.
De fait, dans les techniques de pouvoir développées
à l'époque moderne, le regard a eu une grande importance,
mais, comme je l'ai dit, il est loin d'être la seule ni même
la principale instrumentation mise en oeuvre.
M. Perrot : Il semble, à ce propos, que Bentham se pose
le problème du pouvoir pour des petits groupes. pourquoi
? Est-ce en se disant : la partie, c'est déjà le tout
; si on réussit au niveau du groupe, on pourra l'étendre
à l'ensemble social ? Ou bien est-ce que l'ensemble social,
le pouvoir au niveau de l'ensemble social sont des données
qui ne se conçoivent pas alors vraiment ? pourquoi ?
M. Foucault : C'est tout le problème d'éviter ces
butées, ces interruptions ; comme, d'ailleurs, les obstacles
que, dans l'Ancien Régime, offraient aux décisions
du pouvoir les corps constitués, les privilèges de
certaines catégories, du clergé aux corporations en
passant par le corps des magistrats. La bourgeoisie comprend parfaitement
qu'une nouvelle législation ou une nouvelle Constitution
ne lui suffiront pas pour garantir son hégémonie ;
elle comprend qu'elle doit inventer une nouvelle technologie qui
assurera l'irrigation dans le corps social tout entier, et jusqu'à
ses grains les plus fins, des effets du pouvoir. Et c'est là
que la bourgeoisie a fait non seulement une révolution politique,
mais aussi qu'elle a su instaurer une hégémonie sociale
sur laquelle elle n'est jamais revenue depuis. Et c'est pourquoi
toutes ces inventions ont été si importantes, et Bentham,
sans doute, l'un des plus exemplaires de tous ces inventeurs de
technologie de pouvoir.
J.-P. Barrou : Néanmoins, on ne perçoit pas si l'espace
organisé ainsi que le préconise Bentham est susceptible
de profiter à quiconque ; ne serait-ce qu'à ceux qui
logent dans la tour centrale ou qui viennent la visiter. On a le
sentiment d'être en présence d'un monde infernal auquel
personne ne peut échapper, aussi bien ceux qui sont regardés
que ceux qui regardent.
M. Foucault : C'est sans doute ce qu'il y a de diabolique dans
cette idée comme dans toutes les applications auxquelles
elle a donné lieu. On n'a pas là une puissance qui
serait donnée entièrement à quelqu'un et que
ce quelqu'un exercerait isolément, totalement sur les autres
; c'est une machine où tout le monde est pris, aussi bien
ceux qui exercent le pouvoir que ceux sur qui ce pouvoir s'exerce.
Cela me semble être le propre des sociétés qui
s'instaurent au XIXe siècle. Le pouvoir n'est plus substantiellement
identifié à un individu qui le posséderait
ou qui l'exercerait de par sa naissance ; il devient une machinerie
dont nul n'est titulaire. Certes, dans cette machine, personne n'occupe
la même place ; certaines des places sont prépondérantes
et permettent de produire des effets de suprématie. De sorte
qu'elles peuvent assurer une domination de classe dans la mesure
même où elles dissocient le pouvoir de la puissance
individuelle.
M. Perrot : Le fonctionnement du panoptique est, de ce point de
vue, quelque peu contradictoire. On a l'inspecteur principal qui,
depuis la tour centrale, surveille les prisonniers. Mais il surveille
aussi beaucoup ses subalternes, c'est-à-dire le personnel
d'encadrement ; il n'a aucune confiance, cet inspecteur principal,
dans les surveillants. Il a même des mots relativement méprisants
pour eux, qui, pourtant, sont censés lui être proches.
Pensée, ici, aristocratique !
Mais, en même temps, je ferai cette remarque au sujet du
personnel d'encadrement : c'est qu'il a été un problème
pour la société industrielle. Trouver les contremaîtres,
les ingénieurs capables d'enrégimenter et de surveiller
les usines n'a pas été commode pour le patronat.
M. Foucault : C'est un problème considérable qui
se pose au XVIIIe siècle. On le voit clairement avec l'armée,
quand il a fallu constituer des «bas officiers» ayant
suffisamment de connaissances authentiques pour encadrer efficacement
les troupes au moment des manoeuvres tactiques, souvent difficiles,
d'autant plus difficiles que le fusil venait d'être perfectionné.
Les mouvements, les déplacements, les lignes, les marches
exigeaient ce personnel disciplinaire. Puis les ateliers ont posé
à leur manière le même problème ; l'école
aussi avec ses maîtres, ses instituteurs, ses surveillants.
L'Église était alors l'un des rares corps sociaux
où les petits cadres compétents existaient. Le religieux
ni très alphabétisé ni tout à fait ignorant,
le curé, le vicaire sont entrés en lice quand il a
fallu scolariser des centaines de milliers d'enfants. L'État
ne s'est donné des petits cadres similaires que bien plus
tard. Comme pour les hôpitaux. Il n'y a pas si longtemps que
le personnel d'encadrement hospitalier était encore constitué
dans une majorité importante par des religieuses.
M. Perrot : Ces mêmes religieuses ont joué un rôle
considérable dans la mise au travail des femmes : ce sont
les fameux internats du XIXe siècle où logeait et
travaillait un personnel féminin sous le contrôle de
religieuses spécialement formées en vue d'exercer
la discipline usinière.
Le panoptique est loin d'être exempt de telles préoccupations
quand on constate qu'il y a donc cette surveillance de l'inspecteur
principal sur le personnel d'encadrement et, par les fenêtres
de la tour, la surveillance sur tous, succession ininterrompue de
regards qui fait penser au «chaque camarade devient un surveillant»,
au point que, en effet, on a le sentiment un peu vertigineux d'être
en présence d'une invention dont le créateur n'aurait
pas la maîtrise. Et c'est Bentham qui, au départ, veut
faire confiance à un pouvoir unique : le pouvoir central.
Mais, à le lire, on se demande : qui Bentham met-il dans
la tour ? Est-ce l'oeil de Dieu ? Mais Dieu est peu présent
dans son texte ; la religion ne joue qu'un rôle d'utilité.
Alors qui ? À la fin des fins, force est de se dire que Bentham
lui-même ne voit plus très bien à qui confier
le pouvoir.
M. Foucault : Il ne peut faire confiance à personne dans
la mesure où personne ne peut ni ne doit être ce que
le roi était dans l'ancien système, c'est-à-dire
source de pouvoir et de justice. La théorie de la monarchie
l'impliquait. Au roi, il fallait faire confiance. Par son existence
propre, voulue par Dieu, il était source de justice, de loi,
de pouvoir. Le pouvoir en sa personne ne pouvait être que
bon ; un mauvais roi équivalait à un accident de l'histoire
ou à un châtiment du souverain absolument bon, Dieu.
Tandis qu'on peut ne faire confiance à personne si le pouvoir
est aménagé comme une machine fonctionnant selon des
rouages complexes, où c'est la place de chacun qui est déterminante,
non sa nature. Si la machine était telle que quelqu'un soit
hors d'elle ou ait à lui seul la responsabilité de
sa gestion, le pouvoir s'identifierait à un homme et on en
reviendrait à un pouvoir de type monarchique. Dans le panoptique,
chacun, selon sa place, est surveillé par tous les autres
ou par certains autres ; on a affaire à un appareil de méfiance
totale et circulante, parce qu'il n'y a pas de point absolu. La
perfection de la surveillance, c'est une somme de malveillance.
J.-P. Barrou : Une machinerie diabolique, as-tu dit, qui n'épargne
personne. C'est l'image, peut-être, du pouvoir aujourd'hui.
Mais, selon toi, comment a-t-on pu en arriver là ? Par quelle
volonté ? Et de qui ?
M. Foucault : On appauvrit la question du pouvoir quand on la pose
uniquement en termes de législation, ou de Constitution,
ou dans les seuls termes d'État ou d'appareil d'État.
Le pouvoir, c'est autrement plus compliqué, autrement plus
épais et diffus qu'un ensemble de lois ou un appareil d'État.
Tu ne peux pas te donner le développement des forces productives
propres au capitalisme, ni imaginer leur développement technologique,
si tu n'as pas, en même temps, les appareils de pouvoir. Dans
le cas, par exemple, de la division du travail dans les grands ateliers
du XVIIIe siècle, comment serait-on parvenu à cette
répartition des tâches s'il n'y avait pas eu une nouvelle
distribution de pouvoir au niveau même de l'aménagement
des forces productives ? De même pour l'année moderne
: il n'a pas suffi d'avoir un autre type d'armement et une autre
forme de recrutement ; il a fallu en même temps se donner
cette nouvelle distribution de pouvoir qui s'appelle la discipline,
avec ses hiérarchies, ses encadrements, ses inspections,
ses exercices, ses conditionnements et dressages. Sans quoi l'armée
telle qu'elle a fonctionné depuis le XVIIIe siècle
n'aurait pas existé.
J.-P. Barrou : Cependant, quelqu'un ou quelques-uns impulsent-ils
ou non le tout ?
M, Foucault : Il faut faire une distinction. Il est bien évident
que dans un dispositif comme une armée ou un atelier, ou
tel autre type d'institution, le réseau du pouvoir suit une
forme pyramidale. Il y a donc un sommet ; cependant, même
dans un cas aussi simple, ce «sommet» n'est pas la «source»
ou le «principe» d'où tout le pouvoir dériverait
comme d'un foyer lumineux (c'est là l'image sous laquelle
se représente la monarchie). Le sommet et les éléments
inférieurs de la hiérarchie sont dans un rapport d'appui
et de conditionnement réciproques ; ils se«tiennent»
(le pouvoir, «chantage»mutuel et indéfini). Mais
si tu me demandes : cette nouvelle technologie de pouvoir a-t-elle
historiquement son origine dans un individu ou dans un groupe déterminé
d'individus qui auraient décidé de l'appliquer pour
servir leurs intérêts et rendre le corps social utilisable
par eux, je répondrai : non. Ces tactiques ont été
inventées, organisées à partir de conditions
locales et d'urgences particulières. Elles se sont dessinées
morceau par morceau avant qu'une stratégie de classe les
solidifie en vastes ensembles cohérents. Il faut noter d'ailleurs
que ces ensembles ne consistent pas en une homogénéisation
mais bien plutôt en un jeu complexe d'appuis que prennent,
les uns sur les autres, les différents mécanismes
de pouvoir, qui restent bien spécifiques. Ainsi, actuellement,
le jeu entre famille, médecine, psychiatrie, psychanalyse,
école, justice, à propos des enfants, n'homogénéise
pas ces différentes instances, mais établit entre
elles des connexions, des renvois, des complémentarités,
des délimitations, qui supposent que chacune garde jusqu'à
un certain point ses modalités propres.
M. Perrot : Vous vous élevez contre l'idée d'un pouvoir
qui serait une superstructure, mais non pas contre l'idée
que ce pouvoir est en quelque sorte consubstantiel au développement
des forces productives ; il en fait partie.
M. Foucault : Absolument. Et il se transforme continuellement avec
elles. Le panoptique était une utopie programme. Mais déjà,
à l'époque de Bentham, le thème d'un pouvoir
spatialisant, regardant, immobilisant, en un mot disciplinaire,
était débordé de fait par des mécanismes
beaucoup plus subtils permettant la régulation des phénomènes
de population, le contrôle de leurs oscillations, la compensation
de leurs irrégularités. Bentham est «archaïsant»
par l'importance qu'il donne au regard ; il est fort moderne par
l'importance qu'il donne en général aux techniques
de pouvoir.
M, Perrot : Il n'y a pas d'État global ; il Y a des micro-sociétés,
des microcosmes qui s'installent.
J.-P. Barrou : Faut-il, dès lors, face au déploiement
du panoptique, mettre en cause la société industrielle
? Ou faut-il en rendre responsable la société capitaliste
?
M. Foucault : Société industrielle ou société
capitaliste ? Je ne saurais répondre, si ce n'est pour dire
que ces formes de pouvoir se sont retrouvées dans les sociétés
socialistes ; le transfert a été immédiat.
Mais, sur ce point, j'aimerais mieux que l'historienne intervienne
à ma place.
M. Perrot : Il est vrai que l'accumulation du capital s'est faite
par une technologie industrielle et par la mise en place de tout
un appareil de pouvoir. Mais il n'est pas moins vrai qu'un processus
semblable se retrouve dans la société socialiste soviétique.
Le stalinisme, à certains égards, correspond lui aussi
à une période d'accumulation du capital et d'instauration
d'un pouvoir fort.
J.-P. Barrou : On retrouve en passant la notion de profit ; comme
quoi la machine inhumaine de Bentham s'avère être précieuse,
du moins pour certains.
M. Foucault : Évidemment ! Il faut avoir l'optimisme un
peu naïf des dandys du XIXe siècle pour s'imaginer que
la bourgeoisie est bête. Au contraire, il faut compter avec
ses coups de génie ; et, parmi ceux-là, justement,
il y a le fait qu'elle est arrivée à construire des
machines de pouvoir qui permettent des circuits de profit, lesquels
en retour renforcent et modifient les dispositifs de pouvoir, et
cela de manière mouvante et circulaire. Le pouvoir féodal,
fonctionnant surtout au prélèvement et à la
dépense, se sapait lui-même. Celui de la bourgeoisie
se reconduit, non par conservation, mais par transformations successives.
De là le fait que sa disposition ne s'inscrit pas dans l'histoire
comme celle de la féodalité. De là à
la fois sa précarité et sa souplesse inventive. De
là que la possibilité de sa chute et de la Révolution
ait presque dès le début pris corps avec son histoire.
M. Perrot : On peut remarquer que Bentham accorde une grande place
au travail ; il y revient sans cesse.
M. Foucault : Cela tient au fait que les techniques de pouvoir
ont été inventées pour répondre aux
exigences de la production. Je veux dire production au sens large
(il peut s'agir de «produire» une destruction, comme
dans le cas de l'armée).
J.-P. Barrou : Quand, soit dit en passant, tu emploies le mot «travail»
dans tes livres, c'est rarement par rapport au travail productif.
M. Foucault : Parce qu'il s'est trouvé que je me suis occupé
de gens qui étaient placés hors des circuits du travail
productif : les fous, les malades, les prisonniers, et aujourd'hui
les enfants. Le travail pour eux, tel qu'ils doivent l'effectuer,
a une valeur surtout disciplinaire.
J.-P. Barrou : Le travail comme forme de dressage : n'est-ce pas
toujours vrai ?
M. Foucault : Bien sûr ! on a toujours présente la
triple fonction du travail : fonction productive, fonction symbolique
et fonction de dressage, ou fonction disciplinaire. La fonction
productive est sensiblement égale à zéro pour
les catégories dont je m'occupe, alors que les fonctions
symbolique et disciplinaire sont très importantes. Mais,
le plus souvent, les trois composantes cohabitent.
M. Perrot : Bentham, en tout cas, me paraît très sûr
de lui, très confiant dans la puissance pénétrante
du regard. On a même le sentiment qu'il mesure très
malle degré d'opacité et de résistance du matériau
à corriger, à réintégrer dans la société
- les fameux prisonniers. Aussi, en même temps, n'est-ce pas
un peu l'illusion du pouvoir que le panoptique de Bentham ?
M. Foucault : C'est l'illusion de presque tous les réformateurs
du XVIIIe siècle qui ont prêté à l'opinion
une puissance considérable. L'opinion ne pouvant être
que bonne puisqu'elle était la conscience immédiate
du corps social tout entier, ils ont cru que les gens allaient devenir
vertueux du fait qu'ils seraient regardés. L'opinion était
pour eux comme la réactualisation spontanée du contrat.
Ils méconnaissaient les conditions réelles de l'opinion,
les médias, une matérialité qui est prise dans
les mécanismes de l'économie et du pouvoir sous les
formes de la presse, de l'édition, puis du cinéma
et de la télévision.
M. Perrot : Quand vous dites : ils ont méconnu les médias,
vous voulez dire : ils ont méconnu qu'il leur faudrait passer
par les médias.
M, Foucault : Et que ces médias seraient nécessairement
commandés par des intérêts économico-politiques.
Ils n'ont pas perçu les composantes matérielles et
économiques de l'opinion. Ils ont cru que l'opinion serait
juste par nature, qu'elle allait se répandre de soi, et qu'elle
serait une sorte de surveillance démocratique. Au fond, c'est
le journalisme -innovation capitale du XIXe siècle -qui a
manifesté le caractère utopique de toute cette politique
du regard.
M. Perrot : D'une façon générale, les penseurs
méconnaissent les difficultés qu'ils rencontreront
pour faire «prendre» leur système ; ils ignorent
qu'il y aura toujours des échappatoires aux mailles du filet
et que les résistances joueront leur rôle. Dans le
domaine des prisons, les détenus n'ont pas été
des gens passifs ; c'est Bentham qui nous laisse supposer le contraire.
Le discours pénitentiaire lui-même se déploie
comme s'il n'y avait personne en face de lui, sinon une table rase,
sinon des gens à réformer et à rejeter ensuite
dans le circuit de la production. En réalité, il y
a un matériau -les détenus -qui résiste formidablement.
On pourrait le dire tout autant du taylorisme. Ce système
est une extraordinaire invention d'un ingénieur qui veut
lutter contre la flânerie, contre tout ce qui ralentit la
production. Mais, finalement, on peut se poser la question : le
taylorisme a-t-il jamais vraiment fonctionné ?
M. Foucault : En effet, c'est un autre élément qui
renvoie également Bentham dans l'irréel : la résistance
effective des gens. Des choses que vous, Michelle Perrot, vous avez
étudiées. Comment les gens dans les ateliers, dans
les cités ont-ils résisté au système
de surveillance et d'enregistrement continus ? Avaient-ils conscience
du caractère astreignant, assujettissant, insupportable de
cette surveillance ? Ou l'acceptaient-ils comme allant de soi ?
En somme, y a-t-il eu des révoltes contre le regard ?
M. Perrot : Il y a eu des révoltes contre le regard. La
répugnance mise par les travailleurs à habiter les
cités ouvrières est un fait patent. Les cités
ouvrières, pendant très longtemps, ont été
des échecs. De même pour la répartition du temps,
si présente dans le panoptique. L'usine et ses horaires ont
longtemps suscité une résistance passive qui s'est
traduite par le fait que, tout simplement, on ne venait pas. C'est
l'histoire prodigieuse de la Saint-Lundi au XIXe siècle,
ce jour que les ouvriers avaient inventé pour se donner de
l'air chaque semaine. Il y a eu de multiples formes de résistance
au système industriel, si bien que, dans un premier temps,
le patronat a dû reculer. Autre exemple : les systèmes
de micro-pouvoirs ne se sont pas instaurés immédiatement.
Ce type de surveillance et d'encadrement s'est d'abord développé
dans les secteurs mécanisés comptant majoritairement
des femmes ou des enfants, donc auprès de gens habitUés
à obéir : la femme à son mari, l'enfant à
sa famille. Mais, dans les secteurs disons virils comme la métallurgie,
on découvre une sitUation tout à fait différente.
Le patronat ne parvient pas à installer tout de suite son
système de surveillance, aussi doit-il, pendant la première
moitié du XIXe siècle, déléguer ses
pouvoirs. Il passe contrat avec l'équipe des ouvriers en
la personne de leur chef, qui est souvent l'ouvrier le plus ancien
ou le plus qualifié. On voit s'exercer un véritable
contre-pouvoir des ouvriers professionnels, contre-pouvoir qui comporte
quelquefois deux facettes : l'une contre le patronat, en défense
de la communauté ouvrière, l'autre, parfois, contre
les ouvriers eux-mêmes, car le petit chef opprime ses apprentis
ou ses camarades. En fait, ces formes de contre-pouvoir ouvrier
ont existé jusqu'au jour où le patronat a su mécaniser
les fonctions qui lui échappaient ; il a pu abolir ainsi
le pouvoir de l'ouvrier professionnel. Il y a d'innombrables exemples
: aux laminoirs, le chef d'atelier a eu les moyens de résister
au patron jusqu'au jour où des machines quasi automatisées
ont été mises en place. Au coup d'oeil de l'ouvrier
lamineur, qui jugeait -au regard là aussi -si la matière
était à point, est venu se substituer le contrôle
thermique ; la lecture d'un thermomètre a suffi.
M. Foucault : Il faut, cela étant, analyser l'ensemble des
résistances au panoptique en termes de tactique et de stratégie,
en se disant que chaque offensive d'un côté sert de
point d'appui à une contre-offensive de l'autre côté.
L'analyse des mécanismes de pouvoir ne tend pas à
montrer que le pouvoir est à la fois anonyme et toujours
gagnant. Il s'agit au contraire de repérer les positions
et les modes d'action de chacun, les possibilités de résistance
et de contre-attaque des uns et des autres.
J.-P. Barrou : Batailles, actions et réactions, offensives
et contre-offensive : tu parles comme un stratège. Les résistances
au pouvoir auraient-elles des caractéristiques essentiellement
physiques ? Que deviennent le contenu des luttes et les aspirations
qui s'y manifestent ?
M. Foucault : C'est là en effet une question de théorie
et de méthode qui est importante. Une chose me frappe : on
utilise beaucoup dans certains discours politiques, le vocabulaire
des rapports de forces ; le mot «lutte» est l'un de
ceux qui reviennent le plus souvent. Or il me semble qu'on hésite
parfois à en tirer les conséquences, ou même
à poser le problème qui est sous-entendu par ce vocabulaire
: à savoir faut-il oui ou non analyser ces «luttes»
comme les péripéties d'une guerre, faut-il les déchiffrer
selon une grille qui serait celle de la stratégie et de la
tactique ? Le rapport de forces dans l'ordre de la politique est-il
une relation de guerre ? Personnellement, je ne me sens pas prêt
pour l'instant à répondre d'une façon définitive
par oui ou non. Il me semble seulement que la pure et simple affirmation
d'une «lutte» ne peut servir d'explication première
et dernière pour l'analyse des rapports de pouvoir. Ce thème
de la lutte ne devient opératoire que si on établit
concrètement, et à propos de chaque cas, qui est en
lutte, à propos de quoi, comment se déroule la lutte,
en quel lieu, avec quels instruments et selon quelle rationalité.
En d'autres termes, si on veut prendre au sérieux l'affirmation
que la lutte est au coeur des rapports de pouvoir, il faut se rendre
compte que la brave et vieille «logique» de la contradiction
ne suffit pas, loin de là, à en débrouiller
les processus réels.
M. Perrot : Autrement dit, et pour en revenir au panoptique, Bentham
ne projette pas seulement une société utopique, il
décrit aussi une société existante.
M. Foucault : Il décrit dans l'utopie d'un système
général des mécanismes particuliers qui existent
réellement.
M. Perrot : Et, pour les prisonniers, s'emparer de la tour centrale
n'a pas de sens ?
M, Foucault : Si. À condition que ce ne soit pas le sens
final de l'opération. Les prisonniers faisant fonctionner
le dispositif panoptique et siégeant dans la tour, croyez-vous
donc que ça serait beaucoup mieux qu'avec les surveillants
?
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