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Michel Foucault, Dits et écrits 1984, Des espaces autres
(conférence au Cercle d'études architecturales, 14
mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5,
octobre 1984, pp. 46-49.
M. Foucault n'autorisa la publication de ce texte écrit en
Tunisie en 1967 qu'au printemps 1984
Dits Ecrits Tome IV Texte n°360
Origine : http://foucault.info/documents/heteroTopia/foucault.heteroTopia.fr.html
La grande hantise qui a obsédé le XIX' siècle
a été, on le sait, l'histoire thèmes du développement
et de l'arrêt, thèmes de la crise et du cycle, thèmes
de l'accumulation du passé, grande surcharge des morts, refroidissement
menaçant du monde. C'est dans le second principe de thermodynamique
que le XIXe siècle a trouvé l'essentiel de ses ressources
mythologiques. L'époque actuelle serait peut-être plutôt
l'époque de l'espace. Nous sommes à l'époque
du simultané, nous sommes à l'époque de la
juxtaposition, à l'époque du proche et du ,lointain,
du côte à côte, du dispersé. Nous sommes
à un moment où le monde s'éprouve, je crois,
moins comme une grande vie qui se développerait à
travers le temps que comme un réseau qui relie des points
et qui entrecroise son écheveau. Peut-être pourrait-on
dire que certains des conflits idéologiques qui animent les
polémiques d'aujourd'hui se déroulent entre les pieux
descendants du temps et les habitants acharnés de l'espace.
Le structuralisme, ou du moins ce qu'on groupe sous ce nom un petit
peu général, c'est l'effort pour établir, entre
des éléments qui peuvent avoir été répartis
à travers le temps, un ensemble de relations qui les fait
apparaître comme juxtaposés, opposés, impliqués
l'un par l'autre, bref, qui les fait apparaître comme une
sorte de configuration ; et à vrai dire, il ne s'agit pas
par là de nier le temps ; c'est une certaine manière
de traiter ce qu'on appelle le temps et ce qu'on appelle l'histoire.
Il faut cependant remarquer que l'espace qui apparaît aujourd'hui
à l'horizon de nos soucis, de notre théorie, de nos
systèmes n'est pas une innovation ; l'espace lui-même,
dans l'expérience occidentale, a une histoire, et il n'est
pas possible de méconnaître cet entrecroisement fatal
du temps avec l'espace. On pourrait dire, pour retracer très
grossièrement cette histoire de l'espace, qu'il était
au Moyen Age un ensemble hiérarchisé de lieux : lieux
sacrés et lieux profanes, lieux protégés et
lieux au contraire ouverts et sans défense, lieux urbains
et lieux campagnards (voilà pour la vie réelle des
hommes) ; pour la théorie cosmologique, il y avait les lieux
supra-célestes opposés au lieu céleste ; et
le lieu céleste à son tour s'opposait au lieu terrestre ;
il y avait les lieux où les choses se trouvaient placées
parce qu'elles avaient été déplacées
violemment et puis les lieux, au contraire, où les choses
trouvaient leur emplacement et leur repos naturels. C'était
toute cette hiérarchie, cette opposition, cet entrecroisement
de lieux qui constituait ce qu'on pourrait appeler très grossièrement
l'espace médiéval : espace de localisation.
Cet espace de localisation s'est ouvert avec Galilée, car
le vrai scandale de l'ouvre de Galilée, ce n'est pas tellement
d'avoir découvert, d'avoir redécouvert plutôt
que la Terre tournait autour du soleil, mais d'avoir constitué
un espace infini, et infiniment ouvert ; de telle sorte que le lieu
du Moyen Age s'y trouvait en quelque sorte dissous, le lieu d'une
chose n'était plus qu'un point dans son mouvement, tout comme
le repos d'une chose n'était que son mouvement indéfiniment
ralenti. Autrement dit, à partir de Galilée, à
partir du XVIIe siècle, l'étendue se substitue à
la localisation.
De nos jours, l'emplacement se substitue à l'étendue
qui elle-même remplaçait la localisation. L'emplacement
est défini par les relations de voisinage entre points ou
éléments ; formellement, on peut les décrire
comme des séries, des arbres, des treillis.
D'autre part, on sait l'importance des problèmes d'emplacement
dans la technique contemporaine : stockage de l'information ou des
résultats partiels d'un calcul dans la mémoire d'une
machine, circulation d'éléments discrets, à
sortie aléatoire (comme tout simplement les automobiles ou
après tout les sons sur une ligne téléphonique),
repérage d'éléments, marqués ou codés,
à l'intérieur d'un ensemble qui est soit réparti
au hasard, soit classé dans un classement univoque, soit
classé selon un classement plurivoque, etc.
D'une manière encore plus concrète, le problème
de la place ou de l'emplacement se pose pour les hommes en termes
de démographie ; et ce dernier problème de l'emplacement
humain, ce n'est pas simplement la question de savoir s'il y aura
assez de place pour l'homme dans le monde - problème qui
est après tout bien important -, c'est aussi le problème
de savoir quelles relations de voisinage, quel type de stockage,
de circulation, de repérage, de classement des éléments
humains doivent être retenus de préférence dans
telle ou telle situation pour venir à telle ou telle fin.
Nous sommes à une époque où l'espace se donne
à nous sous la forme de relations d'emplacements.
En tout cas, je crois que l'inquiétude d'aujourd'hui concerne
fondamentalement l'espace, sans doute beaucoup plus que le temps ;
le temps n'apparaît probablement que comme l'un des jeux de
distribution possibles entre les éléments qui se répartissent
dans l'espace.
Or, malgré toutes les techniques qui l'investissent, malgré
tout le réseau de savoir qui permet de le déterminer
ou de lei formaliser, l'espace contemporain n'est peut-être,
pas encore entièrement désacralisé - à
la différence sans doute du temps qui, lui, a été
désacralisé au XIXe siècle. Certes, il y a
bien eu une certaine désacralisation théorique de
l'espace (celle à laquelle l'ouvre de Galilée a donné
le signal), mais nous n'avons peut-être pas encore accédé
à une désacralisation pratique de l'espace. Et peut-être
notre vie est-elle encore commandée par un certain nombre
d'oppositions auxquelles on ne peut pas toucher, auxquelles l'institution
et la pratique n'ont pas encore osé porter atteinte : des
oppositions que nous admettons comme toutes données : par
exemple, entre l'espace privé et l'espace public, entre l'espace
de la famille et l'espace social, entre l'espace culturel et l'espace
utile, entre. l'espace de loisirs et l'espace de travail ; toutes
sont animées encore par une sourde sacralisation.
L'oeuvre - immense - de Bachelard, les descriptions des phénoménologues
nous ont appris que nous ne vivons pas dans un espace homogène
et vide, mais, au contraire, dans un espace qui est tout chargé
de qualités, un espace, qui est peut-être aussi hanté
de fantasme ; l'espace de notre perception première, celui
de nos rêveries, celui de nos passions détiennent en
eux-mêmes des qualités qui sont comme intrinsèques ;
c'est un espace léger, éthéré, transparent,
ou bien c'est un espace obscur, rocailleux, encombré : c'est
un espace d'en haut, c'est un espace des cimes, ou c'est au contraire
un espace d'en bas, un espace de la boue, c'est un espace qui peut
être courant comme l'eau vive, c'est un espace qui peut être
fixé, figé comme la pierre ou comme le cristal.
Cependant, ces analyses, bien que fondamentales pour la réflexion
contemporaine, concernent surtout l'espace du dedans. C'est de l'espace
du dehors que je voudrais parler maintenant.
L'espace dans lequel nous vivons, par lequel nous sommes attirés
hors de nous-mêmes dans lequel, se déroule précisément
l'érosion de notre vie, e notre temps et e notre histoire,
cet espace qui nous ronge et nous ravine est en lui-même aussi
un espace hétérogène. Autrement dit, nous ne
vivons pas dans une sorte de vide, à l'intérieur duquel
on pourrait situer des individus et des choses. Nous ne vivons pas
à l'intérieur d'un vide qui se colorerait de différents
chatoiements, nous vivons à l'intérieur d'un ensemble
de relations qui définissent des emplacements irréductibles
les uns aux autres et absolument non superposables.
Bien sûr, on pourrait sans doute entreprendre la description
de ces différents emplacements, en cherchant quel est l'ensemble
de relations par lequel on peut définir cet emplacement.
Par exemple, décrire l'ensemble des relations qui définissent
les emplacements de passage, les rues, les trains (c'est un extraordinaire
faisceau de relations qu'un train, puisque c'est quelque chose à
travers quoi on passe, c est quelque chose également par
quoi on peut passer d'un oint à un autre et puis c'est quelque
chose également qui passe). On pourrait décrire, par
le faisceau des relations qui permettent de les définir,
ces emplacements de halte provisoire que sont les cafés,
les cinémas, les plages. On pourrait également définir,
par son réseau de relations, l'emplacement de repos, fermé
ou à demi fermé, que constituent la maison, la chambre,
le lit, etc. Mais ce qui m'intéresse, ce sont, parmi tous
ces emplacements, certains d'entre qui ont la curieuse propriété
d'être en rapport avec tous les autres emplacements, mais
sur un mode tel qu'ils suspendent, neutralisent ou inversent l'ensemble
des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés
ou réfléchis. Ces espaces, en quelque sorte, qui sont
en liaison avec tous les autres, qui contredisent pourtant us les
autres emplacements, sont de deux grands types.
HETEROTOPIAS
Il y a d'abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements
sans lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent
avec 1'espace réel de la société un rapport
général d'analogie directe ou inversée. C'est
la société elle-même perfectionnée ou
c'est l'envers de a société, mais, de toute façon,
ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement
irréels.
Il y a également, et ceci probablement dans toute culture,
dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs,
des lieux qui ont dessinés dans l'institution même
de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements,
sortes d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles
les emplacements réels, tous les autres emplacements réels
que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture
sont à la fois représentés, contestés
et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les
lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables.
Ces lieux, parce qu'ils sont absolument autres que tous les emplacements
qu'ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai,
par opposition aux utopies, les hétérotopies ; et
je crois qu'entre les utopies et ces emplacements absolument autres,
ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte
d'expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir,
après tout, c'est une utopie, puisque c'est un lieu sans
lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis
pas, dans un espace irréel qui s'ouvre virtuellement derrière
la surface, je suis là-bas, là où je ne suis
pas, une sorte d'ombre qui me donne à moi-même ma propre
visibilité, qui me permet de me regarder là où
je suis absent - utopie du miroir. Mais c'est également une
hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe
réellement, et où il a, sur la place que j'occupe,
une sorte d'effet en retour ; c'est à partir du miroir que
je me découvre absent à la place où je suis
puisque je me vois là-bas. À partir de ce regard qui
en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel
qui est de l'autre côté de la glace, je reviens vers
moi et je recommence à porter mes yeux vers moi-même
et à me reconstituer là où je suis ; le miroir
fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu'il
rend cette place que j'occupe au moment où je me regarde
dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison
avec tout l'espace qui l'entoure, et absolument irréelle,
puisqu'elle est obligée, pour être perçue, de
passer par ce point virtuel qui est là-bas.
Quant aux hétérotopies proprement dites, comment pourrait-on
les décrire, quel sens ont-elles? On pourrait supposer, je
ne dis pas une science parce que c'est un mot qui est trop galvaudé
maintenant, mais une sorte de description systématique qui
aurait pour objet, dans une société donnée,
l'étude, l'analyse, la description, la " lecture ",
comme on aime à dire maintenant, de ces espaces différents,
ces autres lieux, une espèce de contestation à la
fois mythique et réelle de l'espace où nous vivons ;
cette description pourrait s'appeler l'hétérotopologie.
Premier principe, c'est qu'il n'y a probablement pas une seule
culture au monde qui ne constitue des hétérotopies.
C'est là une constante de tout groupe humain. Mais les hétérotopies
prennent évidemment des formes qui sont très variées,
et peut-être ne trouverait-on pas une seule forme d'hétérotopie
qui soit absolument universelle. On peut cependant les classer en
deux grands types.
Dans les sociétés dites " primitives " ,
il y a une certaine forme d'hétérotopies que j'appellerais
hétérotopies de crise, c'est-à-dire qu'il y
a des lieux privilégiés, ou sacrés, ou interdits,
réservés aux individus qui se trouvent, par rapport
à la société, et au milieu humain à
l'intérieur duquel ils vivent, en état de crise. Les
adolescents, les femmes à l'époque des règles,
les femmes en couches, les vieillards, etc.
Dans notre société, ces hétérotopies
de crise ne cessent de disparaître, quoi qu'on en trouve encore
quelques restes. Par exemple, le collège, sous sa forme du
XIXe siècle, ou le service militaire pour les garçons
ont joué certainement un tel rôle, les premières
manifestations de la sexualité virile devant avoir lieu précisément
" ailleurs " que dans la famille. Pour les jeunes filles,
il existait, jusqu'au milieu du XX siècle, une tradition
qui s'appelait le " voyage de noces " ; c'était
un thème ancestral. La défloration de la jeune fille
ne pouvait avoir lieu " nulle part " et, à ce moment-là,
le train, l'hôtel du voyage de noces, c'était bien
ce lieu de nulle part, cette hétérotopie sans repères
géographiques.
Mais ces hétérotopies de crise disparaissent aujourd'hui
et sont remplacées, je crois, par des hétérotopies
qu'on pourrait appeler de déviation : celle dans laquelle
on place les individus dont le comportement est déviant par
rapport à la moyenne ou à la norme exigée.
Ce sont les maisons de repos, les cliniques psychiatriques ; ce sont,
bien entendu aussi, les prisons, et il faudrait sans doute y joindre
les maisons de retraite, qui sont en quelque sorte à la limite
de l'hétérotopie de crise et de l'hétérotopie
de déviation, puisque, après tout, la vieillesse,
c'est une crise, mais également une déviation, puisque,
dans notre' société où le loisir est la règle,
l'oisiveté forme une sorte de déviation.
Le deuxième principe de cette description des hétérotopies,
c'est que, au cours de son histoire, une société peut
faire fonctionner d'une façon très différente
une hétérotopie qui existe et qui n'a pas cessé
d'exister ; en effet, chaque hétérotopie a un fonctionnement
précis et déterminé à l'intérieur
de la société, et la même hétérotopie
peut, selon la synchronie de la culture dans laquelle elle se trouve,
avoir un fonctionnement ou un autre.
Je prendrai pour exemple la curieuse hétérotopie
du cimetière. Le cimetière est certainement un lieu
autre par rapport aux espaces culturels ordinaires, c'est un espace
qui est pourtant en liaison avec l'ensemble de tous les emplacements
de la cité ou de la société ou du village,
puisque chaque individu, chaque famille se trouve avoir des parents
au cimetière. Dans la culture occidentale, le cimetière
a pratiquement toujours existé. Mais il a subi des mutations
importantes. jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, le cimetière
était placé au cour même de la cité,
à côté de l'église. Là il existait
toute une hiérarchie de sépultures possibles. Vous
aviez le charnier dans le lequel les cadavres perdaient jusqu'à
la dernière trace d'individualité, il y avait quelques
tombes individuelles, et puis il y avait à l'intérieur
de l'église des tombes. Ces tombes étaient elles-mêmes
de deux espèces. Soit simplement des dalles avec une marque,
soit des mausolées avec statues. Ce cimetière, qui
se logeait dans l'espace sacré de l'église, a pris
dans les civilisations modernes une tout autre allure, et, curieusement,
c'est à l'époque où la civilisation est devenue,
comme on dit très grossièrement, " athée
" que la culture occidentale a inauguré ce qu'on appelle
le culte des morts.
Au fond, il était bien naturel qu'à l'époque
où l'on croyait effectivement à la résurrection
des corps et à l'immortalité de l'âme on n'ait
pas prêté à la dépouille mortelle une
importance capitale. Au contraire, à partir du moment où
l'on n'est plus très sûr d'avoir une âme, que
le corps ressuscitera, il faut peut-être porter beaucoup plus
d'attention à cette dépouille mortelle, qui est finalement
la seule trace de notre existence parmi le monde et parmi les mots.
En tout cas, c'est à partir du XIXe siècle que chacun
a eu droit à sa petite boîte pour sa petite décomposition
personnelle ; mais, d'autre part, c'est à partir du XIXe siècle
seulement que l'on a commencé à mettre les cimetières
à la limite extérieure des villes. Corrélativement
à cette individualisation de la mort et à l'appropriation
bourgeoise du cimetière est née une hantise de la
mort comme " maladie " . Ce sont les morts, suppose-t-on,
qui apportent les maladies aux vivants, et c'est la présence
et la proximité des morts tout à côté
des maisons, tout à côté de l'église,
presque au milieu de la rue, c'est cette proximité-là
qui propage la mort elle-même. Ce grand thème de la
maladie répandue par la contagion des cimetières a
persisté à la fin du XVIIIe siècle ; et c'est
simplement au cours du XIXe siècle qu'on a commencé
à procéder aux déplacements des cimetières
vers les faubourgs. Les cimetières constituent alors non
plus le vent sacré et immortel de la cité, mais l'
" autre ville " , où chaque famille possède
sa noire demeure.
Troisième principe. L'hétérotopie a le pouvoir
de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs
emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. C'est ainsi
que le théâtre fait succéder sur le rectangle
de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers
les uns aux autres ; c'est ainsi que le cinéma est une très
curieuse salle rectangulaire, au fond de laquelle, sur un écran
à deux dimensions, on voit se projeter un espace à
trois dimensions ; mais peut-être est-ce que l'exemple le plus
ancien de ces hétérotopies, en forme d'emplacements
contradictoires, l'exemple le plus ancien, c'est peut-être
le jardin. Il ne faut oublier que le jardin, étonnante création
maintenant millénaire, avait en Orient des significations
très profondes et comme superposées. Le jardin traditionnel
des persans était un espace sacré qui devait réunir
à l'intérieur de son rectangle quatre parties représentant
les quatre parties du monde, avec un espace plus sacré encore
que les autres qui était comme l'ombilic, le nombril du monde
en son milieu, (c'est là qu'étaient la vasque et le
jet d'eau) ; et toute la végétation du jardin devait
se répartir dans cet espace, dans cette sorte de microcosme.
Quant aux tapis, ils étaient, à l'origine, des reproductions
de jardins. Le jardin, c'est un tapis où le monde tout entier
vient accomplir sa perfection symbolique, et le tapis, c'est une
sorte de jardin mobile à travers l'espace. Le jardin, c'est
la plus petite parcelle du monde et puis c'est la totalité
du monde. Le jardin, c'est, depuis le fond de l'Antiquité,
une sorte d'hétérotopie heureuse et universalisante
(de là nos jardins zoologiques).
Quatrième principe. Les hétérotopies sont
liées, le plus souvent, à des découpages du
temps, c'est-à-dire qu'elles ouvrent sur ce qu'on pourrait
appeler, par pure symétrie, des hétérochronies
; l'hétérotopie se met à fonctionner à
plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue
avec leur temps traditionnel ; on voit par là que le cimetière
est bien un lieu hautement hétérotopique, puisque
le cimetière commence avec cette étrange hétérochronie
qu'est, pour un individu, la perte de la vie, et cette quasi éternité
où il ne cesse pas de se dissoudre et de s'effacer.
D'une façon générale, dans une société
comme la nôtre, hétérotopie et hétérochronie
s'organisent et s'arrangent d'une façon relativement complexe.
Il y a d'abord les hétérotopies du temps qui s'accumule
à l'infini, par exemple les musées, les bibliothèques ;
musées et bibliothèques sont des hétérotopies
dans lesquelles le temps ne cesse de s'amonceler et de se jucher
au sommet de lui-même, alors qu'au XVIIe, jusqu'à la
fin du XVIIe siècle encore, les musées et les bibliothèques
étaient l'expression d'un choix individuel. En revanche,
l'idée de tout accumuler, l'idée de constituer une
sorte d'archive générale, la volonté d'enfermer
dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les
formes, tous les goûts, l'idée de constituer un lieu
de tous les temps qui soit lui-même hors du temps, et inaccessible
à sa morsure, le projet d'organiser ainsi une sorte d'accumulation
perpétuelle et indéfinie du temps dans un lieu qui
ne bougerait pas, eh bien, tout cela appartient à notre modernité.
Le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies
qui sont propres à la culture occidentale du XIX' siècle.
En face de ces hétérotopies, qui sont liées
à l'accumulation du temps, il y a des hétérotopies
qui sont liées, au contraire, au temps dans ce qu'il a de
plus futile, de plus passager, de plus précaire, et cela
sur le mode de la fête. Ce sont des hétérotopies
non plus éternitaires, mais absolument chroniques. Telles
sont les foires, ces merveilleux emplacements vides au bord des
villes, qui se peuplent, une ou deux fois par an, de baraques, d'étalages,
d'objets hétéroclites, de lutteurs, de femmes-serpent,
de diseuses de bonne aventure. Tout récemment aussi, on a
inventé une nouvelle hétérotopie chronique,
ce sont les villages de vacances ; ces villages polynésiens
qui offrent trois petites semaines d'une nudité primitive
et éternelle aux habitants des villes ; et vous voyez d'ailleurs
que, par les deux formes d'hétérotopies, se rejoignent
celle de la fête et celle de l'éternité du temps
qui s'accumule, les paillotes de Djerba sont en un sens parentes
des bibliothèques et des musées, car, en retrouvant
la vie polynésienne, on abolit le temps, mais c'est tout
aussi bien le temps qui se retrouve, c'est toute l'histoire de l'humanité
qui remonte jusqu'à sa source comme dans une sorte de grand
savoir immédiat.
Cinquième principe. Les hétérotopies supposent
toujours un système d'ouverture et de fermeture qui, à
la fois, les isole et les rend pénétrables. En général,
on n'accède pas à un emplacement hétérotopique
comme dans un moulin. Ou bien on y est contraint, c'est le cas de
la caserne, le cas de la prison, ou bien il faut se soumettre à
des rites et à des purifications. On ne peut y entrer qu'avec
une certaine permission et une fois qu'on a accompli un certain
nombre de gestes. Il y a même d'ailleurs des hétérotopies
qui sont entièrement consacrées à ces activités
de purification, purification mi-religieuse, mi-hygiénique
comme dans les hammams des musulmans, ou bien purification en apparence
purement hygiénique comme dans les saunas scandinaves.
Il y en a d'autres, au contraire, qui ont l'air de pures et simples
ouvertures, mais qui, en général, cachent de curieuses
exclusions ; tout le monde peut entrer dans ces emplacements hétérotopiques,
mais, à vrai dire, ce n'est qu'une illusion : on croit pénétrer
et on est, par le fait même qu'on entre, exclu. je songe,
par exemple, à ces fameuses chambres qui existaient dans
les grandes fermes du Brésil et, en général,
de l'Amérique du Sud. La porte pour y accéder ne donnait
pas sur la pièce centrale où vivait la famille, et
tout individu qui passait, tout voyageur avait le droit de pousser
cette Porte, d'entrer dans la chambre et puis d'y dormir une nuit.
Or ces chambres étaient telles que l'individu qui y passait
n'accédait jamais au cour même de la famille, il était
absolument l'hôte de passage, il n'était pas véritablement
l'invité. Ce type d'hétérotopie, qui a pratiquement
disparu maintenant dans nos civilisations, on pourrait peut-être
le retrouver dans les fameuses chambres de motels américains
où on entre avec sa voiture et avec sa maîtresse et
où la sexualité illégale se trouve à
la fois absolument abritée et absolument cachée, tenue
à l'écart, sans être cependant laissée
à l'air libre.
Sixième principe. Le dernier trait des hétérotopies,
c'est qu'elles ont, par rapport à l'espace restant, une fonction.
Celle-ci se déploie entre deux pôles extrêmes.
Ou bien elles ont pour rôle de créer un espace d'illusion
qui dénonce comme plus illusoire encore tout l'espace réel,
tous les emplacements à l'intérieur desquels la vie
humaine est cloisonnée. Peut-être est-ce ce rôle
qu'ont joué pendant longtemps ces fameuses maisons closes
dont on se trouve maintenant privé. Ou bien, au contraire,
créant un autre espace, un autre espace réel, aussi
parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que
le nôtre est désordonné, mal agencé et
brouillon. Ça serait l'hétérotopie non pas
d'illusion mais de compensation, et je me demande si ce n'est pas
un petit peu de cette manière-là qu'ont fonctionné
certaines colonies.
Dans certains cas, elles ont joué, au niveau de l'organisation
générale de l'espace terrestre, le rôle d'hétérotopie.
je pense par exemple, au moment de la première vague de colonisation,
au XVIIe siècle, à ces sociétés puritaines
que les Anglais avaient fondées en Amérique et qui
étaient des autres lieux absolument parfaits.
Je pense aussi à ces extraordinaires colonies de jésuites
qui ont été fondées en Amérique du Sud
: colonies merveilleuses, absolument réglées, dans
lesquelles la perfection humaine était effectivement accomplie.
Les jésuites du Paraguay avaient établi des colonies
dans lesquelles l'existence était réglée en
chacun de ses points. Le village était réparti selon
une disposition rigoureuse autour d'une place rectangulaire au fond
de laquelle il y avait l'église ; sur un côté,
le collège, de l'autre, le cimetière, et puis, en
face de l'église, s'ouvrait une avenue qu'une autre venait
croiser à angle droit ; les familles avaient chacune leur
petite cabane le long de ces deux axes, et ainsi se retrouvait exactement
reproduit le signe du Christ. La chrétienté marquait
ainsi de son signe fondamental l'espace et la géographie
du monde américain.
La vie quotidienne des individus était réglée
non pas au sifflet, mais à la cloche. Le réveil était
fixé pour tout le monde à la même heure, le
travail commençait pour tout le monde à la même
heure ; les repas à midi et à cinq heures ; puis on
se couchait, et à minuit il y avait ce qu'on appelait le
réveil conjugal, c'est-à-dire que, la cloche du couvent
sonnant, chacun accomplissait son devoir.
Maisons closes et colonies, ce sont deux types extrêmes de
l'hétérotopie, et si l'on songe, après tout,
que le bateau, c'est un morceau flottant d'espace, un lieu sans
lieu, qui vit par lui-même, qui- est fermé sur soi
et qui est livré en même temps à l'infini de
la mer et qui, de port en port, de bordée en bordée,
de maison close en maison close, va jusqu'aux colonies chercher
ce qu'elles recèlent de plus précieux en leurs jardins,
vous comprenez pourquoi le bateau a été pour notre
civilisation, depuis le XVIe siècle jusqu'à nos jours,
à la fois non seulement, bien sûr, le plus grand instrument
de développement économique (ce n'est pas de cela
que je parle aujourd'hui), mais la plus grande réserve d'imagination.
Le navire, c'est l'hétérotopie par excellence. Dans
les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent, l'espionnage
y remplace l'aventure, et la police, les corsaires.
Read more, dossier heterotopia :
http://www.foucault.info/documents/heteroTopia/
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