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Sexualité et politique
Michel Foucault
Dits et Ecrits tome III texte n°230

«Sei to seiji wo Kataru» («Sexualité et politique» ; entretien avec C. Nemoto et M. Watanabe, le 27 avril 1978, au journal Asahi), Asahi jaanaru, 20e année, no 19, 12 mai 1978, pp. 15-20.

Dits et Ecrits tome III texte n°230


M. Watanabe : Monsieur Foucault, aujourd'hui, le 27 avril, vous avez donné une conférence très intéressante sur «Le philosophe et le pouvoir dans le monde occidental» dans la salle de conférences d'Asahi. Dans les prochains numéros de cette revue, nous allons publier un résumé de votre analyse portant sur le rôle que jouait en Europe la technique du pouvoir de l'Église catholique, ce que vous appelez le «pouvoir morphologique du curé», au cours de la formation de l'individu et dans la fonction du pouvoir dont l'objet était l'individu. Puisque vous partez pour Paris demain, cette interview sera la dernière de votre séjour au Japon, et je voudrais que nous discutions ici de la sexualité et de la politique.

Or on pourrait dire que la sexualité et la politique, ou bien la sexualité et le pouvoir, sont le thème principal, le motif initial de l’Histoire de la sexualité que vous écrivez en ce moment. Le premier tome, La Volonté de savoir, a déjà été publié l'an dernier. J'en ai traduit une partie pour l'insérer dans Umi de Chuoo Koron, et la traduction de la totalité est en cours. Je voudrais vous poser quelques questions concernant certaines propositions et hypothèses que vous y avez présentées.

Un sujet comme la sexualité et le pouvoir évoque tout de suite les problèmes de la censure et ensuite ceux de la liberté sexuelle qui ont des rapports étroits entre eux.

L'une des propositions les plus importantes dans La Volonté de savoir est qu'en discourant tellement de la libération sexuelle et de l'injustice de la censure l'essentiel des phénomènes actuels qui entourent la sexualité nous échappe. C'est-à-dire que l'hypothèse répressive cache le phénomène de la prolifération anormale des discours à propos du sexe. En fait, ce phénomène-là est essentiel pour analyser les rapports entre la sexualité et le pouvoir. Cela ne veut pas dire qu'on sous-estime l'injustice de la censure, mais il faudrait la situer comme une pièce d'un appareil de pouvoir plus important.

Malgré la levée des interdictions relatives à la pornographie par le gouvernement du président Giscard d'Estaing, je suppose qu'en France aussi vous avez des censures diverses et des systèmes d'exclusion dans ce domaine. Au Japon, cela fonctionne d'une manière nettement plus absurde, si bien qu'il est naturel que la perspective de la libération sexuelle soit un objectif pour ceux qui s'opposent au pouvoir.

La norme de la censure est totalement arbitraire, et cela nous paraît évident qu'il s'agit d'une stratégie du pouvoir. Par exemple, vous avez peut-être entendu dire que la censure pour les images est excessive par rapport aux discours ; concernant les images, la censure porte seulement sur les poils du pubis et sur les sexes ; quant aux discours, les textes exhibitionnistes destinés aux revues hebdomadaires sont tolérés, tandis que les oeuvres littéraires sont censurées. Comme vos autres oeuvres, La Volonté de savoir a éclairci des choses que nous n'avons pas précisément examinées ou bien que nous n'avons pas su situer à leurs propres places, bien que nous y pensions et que nous les percevions dans la vie quotidienne. En outre, vous avez replacé ces choses dans leur système. Au Japon, d'un côté, il y a la censure stupide qui empêche d'importer même les revues de mode si on n'efface pas les poils du pubis, d'un autre côté, nous sommes inondés de discours sur le sexe. Je voudrais y revenir plus tard.

C. Nemoto : Pour commencer, nous allons parler de L'Empire des sens (1975), un film de Nagisa Oshima qui a eu du succès en France et qui s'est fait une réputation à cause de la censure au Japon. Avez-vous vu ce film ?

M. Foucault : Bien sûr que oui, je l'ai vu deux fois.

C. Nemoto : Savez-vous ce qui s'est passé quand le film a été importé au Japon ?

W. Watanabe : On voyait l'image séparée en deux au milieu de l'écran, car les parties interdites ont été coupées.

M. Foucault : Je ne suis pas très fort en anatomie et je n'imagine pas bien ce que cela a pu donner, mais c'est scandaleux.

M. Watanabe : Et quelle impression avez-vous eue de ce film ?

M. Foucault : Je ne peux rien dire personnellement à propos du problème des images interdites et des images tolérées au Japon, et c'est la même chose à propos du fait qu'au Japon ce qu'on a montré dans ce film ait été considéré comme particulièrement scandaleux, car, en France, il y a un système de censure tout à fait différent. En tout cas, le système de la censure existe... Mais je ne pense pas que les images montrées dans ce film soient des images qui n'aient jamais été montrées auparavant. Cela ne signifie pas du tout que c'est un film anodin. Quand je parle d'«images qu'on n'a jamais vues», il ne s'agit pas forcément d'images sexuelles, d'images de sexes. Dans des films récents, on peut voir le corps humain en général, soit la tête, soit le bras, soit la peau, montré sous un angle complètement nouveau, et il s'agit donc de nouveaux points de vue. Dans ce film, on n'a pas vu d'images qui n'ont jamais été montrées.

En revanche, j'ai été très impressionné par la forme des rapports entre l'homme et la femme, plus précisément par les rapports de ces deux personnes à l'égard du sexe de l'homme : cet objet est le lien entre les deux, pour l'homme aussi bien que pour la femme, et il semble appartenir aux deux de manière différente. Cette amputation qui se produit à la fin du film est absolument logique et c'est une chose qui ne se produira jamais dans les films français ou dans la culture française.

Pour les Français, le sexe de l'homme est littéralement l'attribut de l'homme, et les hommes s'assimilent à leur sexe et gardent des rapports absolument privilégiés avec lui. C'est un fait incontestable, ainsi les femmes bénéficient du sexe masculin uniquement au cas où les hommes leur en concèdent le droit ; soit ils le leur prêtent, soit ils le leur imposent ; d'où suit l'idée que la jouissance masculine passe avant et qu'elle est essentielle.

Dans ce film, au contraire, le sexe masculin est un objet qui existe entre les deux personnages et chacun possède à sa manière un droit envers cet objet. C'est un instrument de plaisir pour les deux, et, puisqu'ils tirent de lui des plaisirs, chacun à sa façon, celui qui obtient plus de plaisir finit par posséder plus de droit à l'égard de cet objet. C'est précisément pour cela qu'à la fin la femme possède exclusivement ce sexe, il n'appartient qu'à elle et l'homme s'en laisse déposséder. Ce n'est pas la castration au sens ordinaire. Car l'homme n'était pas à la hauteur des plaisirs que son sexe donnait à la femme et je pense qu'il vaut mieux dire qu'il a été détaché de son sexe, que son sexe a été détaché de lui.

W. Watanabe : Votre interprétation est très intéressante. Si cet événement dépassait largement le cadre des faits divers à sensation et touchait l'imagination des Japonais de l'époque aussi bien que de ceux d'aujourd'hui, c'est peut-être qu'il y a une illusion mythique et collective que les Japonais conservaient sur le sexe masculin depuis l'époque ancienne. En tout cas, je pense que c'est différent de la simple castration.

A propos de l'hypothèse répressive et de la multiplication des discours sexuels, comme vous l'avez expliqué au séminaire sur «Le sexe et le pouvoir» à l'université de Tokyo, le point de départ de l'Histoire de la sexualité était une comparaison entre l'augmentation des hystériques à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe et les approches médicales de la sexualité, apprches qui se sont développées au XIXe siècle. C'est-à-dire que, d'une part, se développe l'hystérie qui est un oubli du sexe et, d'autre part, s'accroissent les efforts pour insérer toutes les manifestations du sexe dans un discours de la sexualité.

Et vous y avez trouvé l'attitude caractéristique du monde occidental depuis le Moyen Âge à l'égard du sexe, qui appréhende celui-ci en tant que savoir que vous appelez la scientia sexualis. Vous supposez, par contre, que, dans la Grèce antique, l'Empire romain et l'Asie, le sexe, vu sous un autre regard, est pratiqué en tant qu’ars erotica pour uniquement renforcer et augmenter les plaisirs des actes sexuels.

Vous dites vous-même que cette division n'est qu'un point de repère. Depuis l'ère Meiji, l'ascétisme confucianiste et un certain ascétisme protestant produisent des tabous qui étaient inconnus des Japonais auparavant. Nous ne vivons pas du tout selon le principe des gravures pornographiques et il y a des choses jugées perverses dans notre société sans interdiction religieuse ou légale, par exemple l'homosexualité. Dans une telle société, on ne peut pas expliquer d'une manière simple l'interdiction et l'incitation sexuelles, car cela est lié à la structure stratifiée du temps historique. Le sexe au Japon, avant la modernisation, donc avant l'européanisation, semble se classer dans le domaine de l’ars erotica et, à présent, il entre en relation curieuse avec la scientia sexualis de l'Europe. Par exemple, si l'on regarde des revues féminines, elles sont inondées de discours, selon le principe de la libération sexuelle de style européen, qui veut que plus de savoir sur le sexe assure plus de jouissance. Commençant par des numéros spéciaux du genre «Tout ce que vous ne savez pas sur le corps masculin» et finissant par «Ce que vous ignorez de l'homosexualité», la mise en discours du sexe se pratique à tout propos. En outre, cette catégorie de discours se limite aux revues destinées aux femmes ; quant aux revues pour les hommes, cela devient vulgaire, du style : «À quel bain turc...» Vous avez dit en manière de plaisanterie que la première catégorie appartient à la scientia sexualis et la deuxième à l’ars erotica ; en tout cas, je vois deux choses : d'une part, la prolifération des discours du type scientia sexualis, c'est-à-dire la surabondance du savoir sur le sexe, engendre à nouveau la frustration ; d'autre part, dans les circonstances présentes, la scientia sexualis et l'ars erotica se distinguent difficilement.

M. Foucault : En effet, ces sortes de fonctions sont difficiles à mesurer. En somme, quand le savoir scientifique ou bien pseudo-scientifique sur le sexe n'est plus dispensé uniquement aux médecins et aux sexologues, mais aussi aux gens ordinaires et que ces derniers peuvent appliquer cette connaissance à leurs actes sexuels, ce savoir se trouve entre l'ars erotica et la scientia sexualis. C'est le cas de Reich et de ses partisans. D'après eux, si vous connaissez véritablement bien votre inconscient et votre désir, vous pouvez arriver à l'orgasme, et cet orgasme est bon et doit vous donner beaucoup de plaisir. Dans ce cas, la scientia sexualis est un élément assez rudimentaire de l'ars erotica, rudimentaire parce que l'orgasme est le seul critère.

M. Watanabe : Ce qu'il faudrait ajouter c'est que, dans votre analyse, la mise en discours du sexe est saisie dans la tradition européenne de l'aveu, qui commence par la confession catholique et qui aboutit à la psychanalyse ; elle est indivisiblement liée à une technique du pouvoir chrétien, à savoir ce que vous avez appelé le «pouvoir morphologique du curé» lors de la conférence d'aujourd'hui. La responsabilité du salut des âmes que le curé-berger assume à l'égard des croyants-troupeau de brebis exige de saisir totalement ce qui se passe à l'intérieur de chaque croyant de sorte que le sujet et la subjectivité se sont établis dans le monde occidental.

Au Japon, qui s'est modernisé suivant le modèle de la société européenne au XIXe siècle, cette question du sujet était la plus importante sur le plan philosophique, éthique et beaucoup de Japonais doivent être embarrassés que la formation du sujet-individu soit saisie du point de vue de la technique du pouvoir comme vous l'avez fait aujourd'hui à la conférence. Mettons à part ce problème, vous avez vous-même indiqué que ni le bouddhisme ni le shintoïsme n'ont saisi l'humanité de cette façon, et je pense que la question est plus complexe.

M. Foucault : Certainement. Ce qui étonne les Européens venus au Japon, c'est que le Japon a parfaitement assimilé la technologie du monde occidental moderne ; par conséquent, il n'y a rien de changé par rapport à la société où ils vivaient, mais pourtant, au niveau humain, la mentalité et les relations humaines sont très différentes. Ici, la manière de penser antérieure à la modernisation et celle du type de l'Europe moderne coexistent, et je compte travailler à l'analyse de ces questions avec des spécialistes japonais.

M. Watanabe : Dans La Volonté de savoir, vous avez écrit que c'est dans «le corps et le plaisir» qu'on pourrait trouver un appui, peut-être antagonique, à l'égard du sexe incarnant le désir. Mais le corps lui-même est ambigu et on peut le penser comme un dispositif que le pouvoir traverse.

M. Foucault : Il est difficile de répondre à cette question, car, pour moi-même, ce n'est pas encore bien éclairci, mais je pense pouvoir dire ceci : le slogan lancé par les mouvements de libération sexuelle, qui est donc «Libérez le désir», me semble non seulement manquer de force de persuasion mais aussi être un peu dangereux. Car ce désir qu'on exige de libérer n'est en effet qu'un élément constitutif de la sexualité et n'est rien d'autre que ce qui a été différencié du reste sous la forme de désirs charnels par la discipline de l'Église catholique et la technique de l'examen de conscience. Ainsi, depuis le Moyen Âge, dans le monde du christianisme, on a commencé à analyser les éléments du désir et on a pensé que celui-ci constitue précisément le début du péché et que sa fonction se reconnaît non seulement dans les actes sexuels mais aussi dans tous les domaines du comportement humain. Le désir était ainsi un élément constitutif du péché. Et libérer le désir n'est pas autre chose que déchiffrer soi-même son inconscient comme les psychanalystes et, bien avant, la discipline de la confession catholique l'ont mis en pratique. Une chose dont on ne parle pas dans cette perspective, c'est du plaisir.

En ce sens, j'ai écrit que, si on voulait se délivrer de la science du sexe, on devait trouver appui dans le plaisir, dans le maximum du plaisir.

W. Watanabe : Il paraît que vous vous êtes retiré dans un temple bouddhique zen. Était-ce pour vérifier sur place que dans la pratique du zen la signification du corps est différente ?

M. Foucault : Naturellement. L'attitude envers le corps est tout à fait différente dans le zen et dans le christianisme, bien que l'un et l'autre soient également des pratiques religieuses. Dans la pratique chrétienne de la confession, le corps est l'objet de l'examen, et pas autre chose. Bref, on l'examine, pour savoir quelles choses indécentes se préparent et se produisent. En ce sens, dans la discipline de la confession, la façon d'examiner le problème de la masturbation est très intéressante. Il s'agit certainement du corps, mais considéré justement comme le principe de mouvements qui influent sur l'âme en prenant la forme du désir. Le désir est soupçonné, donc, le corps devient le problème.

Or le zen est un exercice religieux totalement différent et le corps y est saisi comme une sorte d'instrument. Dans cette pratique, le corps sert de support, et si le corps est soumis à des règles strictes, c'est pour atteindre quelque chose au travers de celui-ci.

C. Nemoto : Je suis allé en France en mars dernier pour recueillir des informations sur les élections générales. J'ai été frappé par l'échec inattendu de la gauche. En écoutant votre conférence, j'ai eu l'impression que vous accordiez de l'importance plutôt au nouveau type de luttes quotidiennes menées par les citoyens qu'aux campagnes électorales des partis politiques existants, et vous sembliez penser que le résultat des élections n'est pas très important.

M. Foucault : Non, je n'ai nullement parlé ni de ma position ni de mon avis à ce propos. Je n'ai pas dit que le résultat n'était pas important, mais ce qui m'a beaucoup étonné était, premièrement, le parti pris par la majorité aussi bien que par les partis d'opposition qui consistait à dramatiser la situation. Deuxièmement, on n'a jamais observé autant de votes. Mais ce pourcentage de vote très élevé ne signifie pas, par lui-même, que la situation était dramatique dans la conscience des électeurs. Ils ont voté, puisque c'est un devoir de citoyen de voter, mais ils ne semblaient pas passionnés par les élections générales. Dans la campagne électorale, on craignait qu'il n'y eût beaucoup d'abstentionnistes, car la droite ainsi que la gauche ne faisaient que des choses qui méritaient l'indifférence des électeurs. Au cours de cette campagne, il y a eu quelques émissions télévisées et publications qui ont fortement touché les gens. Ce n'était ni le discours de Chirac ni celui de Mitterrand, mais c'étaient ceux qui traitaient du problème de la mort, du problème du pouvoir que les institutions médicales d'aujourd'hui exercent sur notre corps, notre vie et notre mort. Il est évident que tout le monde éprouve une émotion personnelle à l'égard du problème de la mort, mais, dans ce cas, il a été saisi comme un problème social. En somme, c'est un refus à l'égard d'un droit médical qui décide de notre mort sans tenir compte de notre intention. Ce n'est pas la crainte de l'ignorance médicale, c'est au contraire une crainte du savoir médical. On craint qu'il y ait un lien de ce savoir avec l'excès du pouvoir.

C. Nemoto : La nouvelle forme de lutte que vous avez mentionnée dans votre conférence, c'est-à-dire la lutte directe contre le pouvoir au quotidien, n'envisage pas les pouvoirs politiques sur le plan national ou les mécanismes économiques ; elle correspond à l’autogestion, à l'écologie ou bien aux mouvements féministes. Il me semble que ces mouvements ont été finalement écrasés aux élections générales.

M. Foucault : Sur ce point, voilà une chose très intéressante. Naguère, les partis politiques s'intéressaient énormément au pourcentage de vote que les écologistes obtiendraient, parce qu'aux élections cantonales de l'an dernier ils ont atteint 10 % des voix dans certaines régions. Ce qui était étonnant, c'est qu'aux élections de cette fois-ci le score obtenu par les écologistes était aussi bas que celui du parti féministe. Je pense que ce phénomène n'est pas un recul, parce que les gens savaient très bien que la méthode ainsi que le but des luttes contre le pouvoir au quotidien sont différents de ce dont il s'agissait lors d'élections générales, à savoir des élections concernant le pouvoir central. Je ne pense pas que les mouvements écologistes seront affaiblis à cause de leur échec aux dernières élections ; bien entendu, c'est une hypothèse.

C. Nemoto : Il s'agit donc de luttes qui n'ont pas pour objectif final d'obtenir le pouvoir au niveau national ?

M, Foucault : Non, étant donné que la lutte contre le pouvoir au quotidien ne tend pas à prendre le pouvoir - elle le refuse plutôt ; le simple pouvoir au niveau national n'est pas son objet.

C. Nemoto : Les luttes de cette forme ne sont-elles pas cependant utilisées et finalement récupérées par les partis ou les mouvements politiques et ne perdent-elles pas leur mordant ?

M, Foucault : Si les partis et les mouvements politiques s'intéressent à ces luttes, c'est une preuve qu'elles sont importantes. Simplement, c'est un fait qu'il y a toujours un risque d'être récupéré par le système existant.

Or que signifie être récupéré ? Il est naturel qu'on se méfie d'être repris dans le système établi de gestion et de contrôle. Je ne sais pas ce qu'il en est au Japon, mais, en Europe, les prétendus partis d'extrême gauche présentent ce qu'on peut appeler une « propension à l'échec ».

C. Nemoto : C'est pareil au Japon.

M. Foucault : Dès que quelque chose réussit et se réalise, ils s'écrient que c'est récupéré par le régime établi! Bref, ils se mettent dans la position de ne jamais être récupérés, autrement dit, il est toujours nécessaire qu'ils subissent un échec. Par exemple, en France, entre 1972 et 1974, il y avait des mouvements concernant la prison. Quand Giscard d'Estaing a été élu président et a formé son premier gouvernement, il a réalisé de nombreuses réformes originales, et notamment, il a créé un poste de sous-secrétaire d'État auprès du ministère de la Justice consacré exclusivement aux problèmes de la prison, et il y a nommé une femme.

Alors, tout de suite, les gauchistes purs et durs ont critiqué : « Regardez! C'est récupéré par le système ! » Mais je ne le pense pas.

Cela prouve que ce problème a été reconnu important à un certain niveau de l'imaginaire du gouvernement.

Une différence entre les mouvements révolutionnaires et les luttes contre le pouvoir quotidien, c'est précisément que les premiers ne veulent pas réussir. Que signifie réussir? Cela signifie qu'une demande, n'importe quelle demande, une grève par exemple, est acceptée. Or, si la demande est acceptée, cela prouve que les adversaires capitalistes sont encore très souples, ont plusieurs stratégies et sont capables de survivre. Les mouvements révolutionnaires ne le veulent pas. Deuxièmement, conformément à une vision tactique déjà présente chez Marx lui-même, on a l'idée que la force révolutionnaire est d'autant plus importante que le nombre de mécontents augmente. Si la demande est acceptée, c'est-à-dire si l'on réussit, cela implique que la potentialité révolutionnaire diminue. Tous les mouvements de l'extrême gauche, des années 1967 à 1972 en France, suivaient ce schéma.

En somme, tout est fait pour ne jamais réussir. La théorie est que, si une personne est arrêtée, il y aurait dix manifestants, si cinq personnes sont arrêtées, on aurait trois cents manifestants et ainsi on arriverait à mobiliser cinq cent mille personnes. Mais tout le monde sait comment cela a entraîné un résultat catastrophique.

Par contre, la lutte contre le pouvoir quotidien a pour but de réussir. Ils croient vraiment gagner. S'ils pensent que la construction d'un aérodrome ou d'une centrale électrique à tel ou tel endroit est gênante, ils l'empêchent jusqu'au bout. Ils ne se contentent pas d'un succès comme les extrêmes gauches des mouvements révolutionnaires qui se disent : «Nos mouvements ont avancé de deux pas, mais la révolution a reculé d'un pas.» Réussir, c'est réussir.

M, Watanabe : Monsieur Foucault, vous-même avez participé aux mouvements du Groupe d'information sur les prisons ; quel sera le rôle des intellectuels dans cette perspective?

M. Foucault : De nos jours, on peut penser que la plupart des fonctions du pouvoir -contre lesquelles l'individu résiste-se diffusent par les voies du savoir. Le savoir dont il s'agit ici ne se limite pas au savoir de la science, c'est le savoir au sens large qui comprend tous les savoirs spéciaux tels que ceux de la technologie, de la technocratie. Par exemple, à l'époque de la monarchie absolue, il existait des fermiers généraux assurant une fonction publique qui finançait le roi, en se permettant en contrepartie de percevoir le maximum d'impôts sur le peuple. Les gens n'ont pas pu le supporter et se sont révoltés contre cette manière de faire semblable à celle du gangster d'aujourd'hui.

Le mécanisme du pouvoir de nos jours n'obéit plus à cet exemple du gangster. Il nécessite un immense réseau de savoir non seulement pour fonctionner, mais aussi pour se cacher. Prenons l'exemple de l'hôpital : les traitements médicaux eux-mêmes s'améliorent certainement, mais, en même temps, le pouvoir médical se renforce et son caractère arbitraire augmente. Donc, la résistance des intellectuels contre ce genre de pouvoir ne peut pas négliger la médecine ou la connaissance du traitement médical lui-même. Au contraire, dans chaque discipline, soit médicale, soit juridique, dans la mesure où les intellectuels sont liés au réseau de savoir et de pouvoir, ils peuvent jouer le rôle important qui consiste à donner et à diffuser les informations qui sont restées jusqu'ici confidentielles en tant que savoir des spécialistes. Et de dévoiler ces secrets permettra de contrôler la fonction du pouvoir.

Ce changement s'est produit entre les années cinquante et soixante ; auparavant, le rôle que les intellectuels avaient joué était d'être une conscience universelle.

C. Nemoto : N'est-ce pas le cas de Sartre ?

M. Foucault : Je n'ai pas l'intention de critiquer Sartre. C'est plutôt Zola qui est le cas typique. Il n'a pas écrit Germinal * en tant que mineur.

*Zola (É.), Germinal, Paris, G. Charpentier, 1885.

Au total, en ce qui concerne la lutte actuelle contre le pouvoir quotidien, les possibilités pour les intellectuels de pouvoir jouer un rôle et de se rendre utiles existent dans leur spécialisation, mais pas dans leur conscience universelle.

Or, ce qui est important et intéressant ici, c'est que, si on pense ainsi, le cadre lui-même de l'intellectuel s'élargit brusquement. Il n'est plus nécessaire d'être un philosophe universel et écrivant comme dans le cas précédent de l'intellectuel universel. Qu'il soit avocat ou psychiatre, tout le monde peut résister à l'utilisation du pouvoir lié étroitement au savoir dont on a parlé et contribuer à empêcher de l'exercer.

M. Watanabe : Tel est le rôle de l'intellectuel que vous appelez l'intellectuel de la spécificité.