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«Gendai no Kenryoku wo tou» («La philosophie
analytique de la politique»), Asahi Jaanaru, 2 juin 1978,
pp. 28-35. (Conférence donnée le 27 avril 1978 à
l'Asahi Kodo, centre de conférences de Tokyo, siège
du journal Asahi.)
Dits et Ecrits tome III texte n° 232
* Le second séjour de M. Foucault au Japon, en avril 1978.
avait été pris en charge et organisé par l'ambassade
de France. Le conseiller culturel Thierry de Beaucé avait
aménagé plusieurs entretiens entre M, Foucault et
les représentants de la vie politique et culturelle japonaise.
J'avais proposé, parmi les sujets de conférence possibles,
un entretien sur les prisons, sur le problème particulier
des prisons. J'ai été amené à y renoncer
pour plusieurs raisons : la première est que, depuis trois
semaines que je suis au Japon, je me suis aperçu que le problème
de la pénalité, de la criminalité, de la prison
se posait dans des termes très différents dans votre
société et dans la nôtre. Je me suis également
aperçu, en faisant l'expérience d'une prison quand
je dis que j'ai fait l'expérience d'une prison, ce n'est
pas que j'y ai été enfermé, mais j'ai visité
une prison, deux même, dans la région de Fukuoka -,
que, par rapport à ce que nous connaissons en Europe, elle
représente non seulement un perfectionnement, un progrès,
mais une véritable mutation qui nécessiterait que
l'on puisse réfléchir et discuter avec les spécialistes
japonais de cette question. Je me sentais mal à l'aise pour
vous parler des problèmes tels qu'ils se posent actuellement
en Europe, alors que vous faites des expériences si importantes.
Et puis, finalement, le problème des prisons n'est en somme
qu'une partie, qu'une pièce dans un ensemble de problèmes
plus généraux. Et les entretiens que j'ai pu avoir
avec divers Japonais m'ont convaincu qu'il serait peut-être
plus intéressant d'évoquer le climat général
dans lequel se pose la question de la prison, la question de la
pénalité, mais aussi un certain nombre de questions
d'une actualité tout aussi présente et urgente. Dans
cette mesure, vous me pardonnerez de donner à mon propos
un peu plus de généralité que s'il s'était
limité au problème de la prison. Si vous m'en voulez,
vous m'en ferez la remarque.
Vous savez certainement qu'il existe en France un journal qui s'appelle
Le Monde, qu'on a l'habitude d'appeler, avec beaucoup de solennité,
un «grand journal du soir». Dans ce «grand journal
du soir», un journaliste avait un jour écrit ceci qui
m'a porté à l'étonnement et à ce que
je peux de méditation. «Pourquoi, écrivait-il,
tant de gens aujourd'hui posent-ils la question du pouvoir ? Un
jour, continuait-il, on s'étonnera sans doute que cette question
du pouvoir nous ait si fort inquiétés dans toute cette
fin du XXe siècle.»
Je ne crois pas que nos successeurs, s'ils réfléchissent
un tout petit peu, puissent s'étonner très longtemps
que, dans cette fin du XXe siècle justement, les gens de
notre génération aient posé, avec tant d'insistance,
la question du pouvoir. Parce que, après tout, si la question
du pouvoir se pose, ce n'est pas du tout parce que nous l'avons
posée. Elle s'est posée, elle nous a été
posée. Elle nous a été posée par notre
actualité, c'est certain, mais également par notre
passé, un passé tout récent qui vient à
peine de se terminer. Après tout, le XXe siècle a
connu deux grandes maladies du pouvoir, deux grandes fièvres
qui ont porté très loin les manifestations exaspérées
d'un pouvoir. Ces deux grandes maladies, qui ont dominé le
coeur, le milieu du XXe siècle, sont bien sûr le fascisme
et le stalinisme. Bien sûr, fascisme et stalinisme répondaient
l'un et l'autre à une conjoncture bien précise et
bien spécifique. Sans doute fascisme et stalinisme ont-ils
porté leurs effets à des dimensions inconnues jusque-là
et dont on peut espérer, sinon penser raisonnablement, qu'on
ne les connaîtra plus à nouveau. Phénomènes
singuliers par conséquent, mais il ne faut pas nier que sur
beaucoup de points fascisme et stalinisme n'ont fait que prolonger
toute une série de mécanismes qui existaient déjà
dans les systèmes sociaux et politiques de l'Occident. Après
tout, l'organisation des grands partis, le développement
d'appareils policiers, l'existence de techniques de répression
comme les camps de travail, tout cela est un héritage bel
et bien constitué des sociétés occidentales
libérales que le stalinisme et le fascisme n'ont eu qu'à
recueillir.
C'est cette expérience qui nous a obligés à
poser la question du pouvoir. Car on ne peut pas ne pas s'interroger
et se demander : le fascisme, le stalinisme n'étaient-ils,
et ne sont-ils encore là où ils subsistent, que la
réponse à des conjonctures ou à des situations
particulières ? Ou bien, au contraire, faut-il considérer
que, dans nos sociétés, il existe en permanence des
virtualités, en quelque sorte structurales, intrinsèques
à nos systèmes, qui peuvent se révéler
à la moindre occasion, rendant perpétuellement possibles
ces sortes de grandes excroissances du pouvoir, ces excroissances
du pouvoir dont les systèmes mussolinien, hitlérien,
stalinien, dont le système actuel du Chili, le système
actuel du Cambodge sont des exemples, et des exemples incontournables.
Le grand problème, je crois, du XIXe siècle, au moins
en Europe, a été celui de la pauvreté et de
la misère. Le grand problème qui s'est posé
à la plupart des penseurs et des philosophes du début
du XIXe siècle était : comment peut-il se faire que
cette production de richesses dont les effets spectaculaires commençaient
à être reconnus dans tout l'Occident, comment cette
production de richesses peut-elle s'accompagner de l'appauvrissement
absolu ou relatif (cela est une autre question), de l'appauvrissement
de ceux-là mêmes qui la produisent ? Ce problème
de l'appauvrissement de ceux qui produisent la richesse, de la production
simultanée de la richesse et de la pauvreté, je ne
dis pas qu'il a été totalement résolu en Occident
en cette fin de XXe siècle, mais il ne se pose plus avec
la même urgence. Il se trouve comme doublé par un autre
problème qui n'est plus celui du trop peu de richesses, mais
celui du trop de pouvoir. Les sociétés occidentales,
d'une façon générale les sociétés
industrielles et développées de la fin de ce siècle,
sont des sociétés qui sont traversées par cette
sourde inquiétude, ou même par des mouvements de révolte
tout à fait explicites qui mettent en question cette espèce
de surproduction de pouvoir que le stalinisme et le fascisme ont
sans doute manifestée à l'état nu et monstrueux.
De sorte que, tout comme le XIXe siècle a eu besoin d'une
économie qui avait pour objet spécifique la production
et la distribution des richesses, on pourrait dire que nous avons
besoin d'une économie qui ne porterait pas sur production
et distribution des richesses, mais d'une économie qui porterait
sur les relations de pouvoir.
L'une des plus vieilles fonctions du philosophe en Occident -philosophe,
je devrais dire aussi bien sage et peut-être, pour employer
ce vilain mot contemporain, intellectuel -, l'un des principaux
rôles du philosophe en Occident a été de poser
une limite, de poser une limite à ce trop de pouvoir, à
cette surproduction du pouvoir chaque fois et dans tous les cas
où elle risquait de devenir menaçante. Le philosophe,
en Occident, a toujours plus ou moins le profil de l'anti-despote.
Et cela sous plusieurs formes possibles que l'on voit se dessiner
dès le début de la philosophie grecque :
- le philosophe a été anti-despote soit en définissant
lui-même le système des lois selon lesquelles, dans
une cité, le pouvoir devrait s'exercer, en définissant
les limites légales à l'intérieur desquelles
il pouvait s'exercer sans danger : c'est le rôle du philosophe
législateur. Cela a été le rôle de Solon.
Après tout, le moment où la philosophie grecque a
commencé à se séparer de la poésie,
le moment où la prose grecque a commencé à
se dessiner a bien été le jour où Solon a,
dans un vocabulaire encore poétique, formulé des lois
qui allaient devenir la prose même de l'histoire grecque,
de l'histoire hellénique ;
- deuxièmement, deuxième possibilité : le philosophe
peut être anti-despote en se faisant le conseiller du prince,
en lui enseignant cette sagesse, cette vertu, cette vérité
qui seront capables, lorsqu'il aura à gouverner, de l'empêcher
d'abuser de son pouvoir. C'est le philosophe pédagogue ;
c'est Platon allant faire son pèlerinage chez Denys le Tyran
; -enfin, troisième possibilité : le philosophe peut
être l'anti-despote en disant qu'après tout, quels
que soient les abus que le pouvoir peut exercer sur lui ou sur les
autres, lui, philosophe, en tant que philosophe, et dans sa pratique
philosophique et dans sa pensée philosophique, il restera,
par rapport au pouvoir, indépendant ; il rira du pouvoir.
Ce furent les cyniques.
Solon législateur, Platon pédagogue, et les cyniques.
Le philosophe modérateur du pouvoir, le philosophe masque
grimaçant devant le pouvoir. Si nous pouvions jeter un regard
ethnologique sur l'Occident depuis la Grèce, on verrait ces
trois figures du philosophe tourner, se remplacer les unes les autres
; on verrait se dessiner une opposition significative entre le philosophe
et le prince, entre la réflexion philosophique et l'exercice
du pouvoir. Et je me demande si cette opposition entre réflexion
philosophique et exercice du pouvoir ne caractériserait pas
mieux la philosophie que son rapport à la science, car, après
tout, il y a longtemps que la philosophie ne peut plus jouer par
rapport à la science le rôle de fondement. En revanche,
le rôle de modération par rapport au pouvoir mérite
peut-être encore d'être joué.
Quand on regarde la manière dont, historiquement, le philosophe
a joué ou voulu jouer son rôle de modérateur
du pouvoir, on est amené à une conclusion un peu amère.
L'Antiquité a connu des philosophes législateurs ;
elle a connu des philosophes conseillers du prince ; pourtant, il
n'y a jamais eu, par exemple, de cité platonicienne. Alexandre
a eu beau être le disciple d'Aristote, l'empire d'Alexandre
n'était pas aristotélicien. Et s'il est vrai que le
stoïcisme, dans l'Empire romain, a imprégné la
pensée du monde entier, du moins son élite, il n'en
est pas moins vrai que l'Empire romain n'était pas stoïcien.
Le stoïcisme était pour Marc-Aurèle une manière
d'être empereur ; ce n'était ni un art ni une technique
pour gouverner l'empire.
Autrement dit, et c'est là je pense un point important,
à la différence de ce qui s'est passé en Orient,
et particulièrement en Chine et au Japon, il n'y pas eu en
Occident, du moins pendant très longtemps, de philosophie
qui ait été capable de faire corps avec une pratique
politique, une pratique morale de toute une société.
L'Occident n'a jamais connu l'équivalent du confucianisme,
c'est-à-dire d'une forme de pensée qui, en réfléchissant
l'ordre du monde, ou en l'établissant, prescrivait en même
temps la structure de l'État, la forme des relations sociales,
les conduites individuelles, et les prescrivait effectivement dans
la réalité même de l'histoire. Quelle qu'ait
été l'importance de la pensée aristotélicienne,
aussi porté que l'aristotélisme ait été
par le dogmatisme du Moyen Âge, jamais Aristote n'a joué
un rôle semblable à celui qu'a joué en Orient
Confucius. Il n'y a pas eu en Occident d'État philosophique.
Mais les choses, et je crois que c'est là un événement
important, ont changé à partir de la Révolution
française, à partir de la fin du XVIIIe siècle
et du début du XIXe siècle. On voit alors se constituer
des régimes politiques qui ont des liens non pas simplement
idéologiques, mais organiques, j'allais dire organisationnels,
avec des philosophies. La Révolution française, on
peut même dire l'empire napoléonien avaient avec Rousseau,
mais d'une façon plus générale avec la philosophie
du XVIIIe siècle, des liens organiques. Lien organique entre
l'État prussien et Hegel ; lien organique, aussi paradoxal
que ce soit, mais c'est une autre affaire, entre État hitlérien
et Wagner et Nietzsche. Liens bien sûr entre léninisme,
l'État soviétique et Marx. Le XIXe siècle a
vu apparaître en Europe quelque chose qui n'avait jusque-là
jamais existé : des États philosophiques, j'allais
dire des États-philosophies, des philosophies qui sont en
même temps des États, et des États qui se pensent,
se réfléchissent, s'organisent et définissent
leurs choix fondamentaux à partir de philosophiques, à
l'intérieur de systèmes philosophiques, et comme la
vérité philosophique de l'histoire. On a là
un phénomène qui est évidemment très
étonnant et qui devient plus que troublant lorsqu'on réfléchit
que ces philosophies, toutes ces philosophies qui sont devenues
États étaient sans exception des philosophies de la
liberté, philosophies de la liberté que celles du
XVIIIe, bien sûr, mais philosophies de la liberté aussi
chez Hegel, chez Nietzsche, chez Marx. Or ces philosophies de la
liberté ont donné chaque fois lieu à des formes
de pouvoir qui, soit sous la forme de la terreur, soit sous la forme
de la bureaucratie, soit encore sous la forme de la terreur bureaucratique,
étaient le contraire même du régime de la liberté,
le contraire même de la liberté devenue histoire.
Il y a un comique amer propre à ces philosophes occidentaux
modernes : ils ont pensé, ils se sont eux-mêmes pensés,
selon un rapport d'opposition essentiel au pouvoir et à son
exercice illimité, mais le destin de leur pensée a
fait que plus on les écoute, plus le pouvoir, plus les institutions
politiques se pénètrent de leur pensée, plus
ils servent à autoriser des formes excessives de pouvoir.
Cela a été, après tout, le comique triste de
Hegel transformé dans le régime bismarckien ; cela
a été le comique triste de Nietzsche, dont les oeuvres
complètes ont été données par Hitler
à Mussolini lors de ce voyage à Venise qui devait
sanctionner l'Anschluss. Plus encore que l'appui dogmatique des
religions, la philosophie authentifie des pouvoirs sans frein. Ce
paradoxe est devenu crise aiguë avec le stalinisme, le stalinisme
qui s'est présenté, plus que n'importe quel autre,
comme un État qui était en même temps une philosophie,
une philosophie qui avait justement annoncé et prédit
le dépérissement de l'État et qui, transformé
en État, est devenue un État véritablement
privé, coupé de toute réflexion philosophique
et de toute possibilité de réflexion que ce soit.
C'est l'État philosophique devenu littéralement inconscient
sous la forme de l'État pur.
Devant cette situation qui nous est très précisément
contemporaine, et contemporaine d'une façon pressante, il
y a plusieurs attitudes possibles. On peut, c'est parfaitement légitime,
je dirais même que c'est recommandable, s'interroger historiquement
sur ces liens étranges que l'Occident a noués ou a
laissé nouer entre ces philosophes et le pouvoir : comment
ces liens entre la philosophie et le pouvoir ont-ils pu se former
au moment même où la philosophie se donnait comme principe,
sinon de contre-pouvoir, du moins de modération de pouvoir,
au moment où la philosophie devait dire au pouvoir : là
tu t'arrêteras, et tu n'iras pas plus loin ? Est-ce qu'il
s'agit d'une trahison de la philosophie ? Ou est-ce que c'est parce
que la philosophie a été toujours secrètement,
quoi qu'elle ait dit, une certaine philosophie du pouvoir ? Est-ce
que, après tout, dire au pouvoir : arrête-toi là,
ce n'est pas prendre précisément, virtuellement, secrètement
aussi, la place du pouvoir, se faire la loi de la loi, et par conséquent
se réaliser comme loi ?
On peut poser toutes ces questions. On peut, à l'opposé,
se dire que, après tout, la philosophie n'a rien à
voir avec le pouvoir, que la vocation profonde, essentielle, de
la philosophie, c'est d'avoir affaire à la vérité,
ou d'interroger l'être ; et qu'à s'égarer dans
ces domaines empiriques que sont la question de la politique et
du pouvoir la philosophie ne peut que se compromettre. Si on l'a
si facilement trahie, c'est qu'elle s'est elle-même trahie.
Elle s'est trahie en allant là où elle n'aurait pas
dû aller, et en posant les questions qui n'étaient
pas les siennes.
Mais peut-être y aurait-il encore un autre chemin. C'est
de celui-là dont je voudrais vous parler. Peut-être
pourrait-on concevoir qu'il y a encore pour la philosophie une certaine
possibilité de jouer un rôle par rapport au pouvoir,
qui ne serait pas un rôle de fondation ou de reconduction
du pouvoir. Peut-être la philosophie peut-elle jouer encore
un rôle du côté du contre-pouvoir, à condition
que ce rôle ne consiste plus à faire valoir, en face
du pouvoir, la loi même de la philosophie, à condition
que la philosophie cesse de se penser comme prophétie, à
condition que la philosophie cesse de se penser ou comme pédagogie,
ou comme législation, et qu'elle se donne pour tâche
d'analyser, d'élucider, de rendre visible, et donc d'intensifier
les luttes qui se déroulent autour du pouvoir, les stratégies
des adversaires à l'intérieur des rapports du pouvoir,
les tactiques utilisées, les foyers de résistance,
à condition en somme que la philosophie cesse de poser la
question du pouvoir en terme de bien ou de mal, mais en terme d'existence.
Non pas se demander : le pouvoir est-il bon ou est-il mauvais, légitime
ou illégitime, question de droit ou de morale ? Mais, simplement,
essayer d'alléger la question du pouvoir de toutes les surcharges
morales et juridiques dont on l'a jusque-là affecté,
et poser cette question naïve, qui n'a pas été
posée si souvent, même si effectivement un certain
nombre de gens l'ont depuis longtemps posée : au fond, les
relations de pouvoir, en quoi cela consiste-t-il ?
Il y a longtemps qu'on sait que le rôle de la philosophie
n'est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre
visible ce qui précisément est visible, c'est-à-dire
de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat,
ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu'à
cause de cela nous ne le percevons pas. Alors que le rôle
de la science est de faire connaître ce que nous ne voyons
pas, le rôle de la philosophie est de faire voir ce que nous
voyons. Après tout, dans cette mesure, la tâche de
la philosophie aujourd'hui pourrait bien être : qu'en est-il
de ces relations de pouvoir dans lesquelles nous sommes pris et
dans lesquelles la philosophie elle-même s'est, depuis au
moins cent cinquante ans, empêtrée ?
Vous me direz que c'est là une tâche bien modeste,
bien empirique, bien limitée, mais on a tout près
de nous un certain modèle d'un pareil usage de la philosophie
dans la philosophie analytique des Anglo-Américains. Après
tout, la philosophie analytique anglo-saxonne ne se donne pas pour
tâche de réfléchir sur l’être du
langage ou sur les structures profondes de la langue ; elle réfléchit
sur l'usage quotidien qu'on fait de la langue dans les différents
types de discours. Il s'agit, pour la philosophie analytique anglo-saxonne,
de faire une analyse critique de la pensée à partir
de la manière dont on dit les choses. Je crois qu'on pourrait
imaginer de la même façon une philosophie qui aurait
pour tâche d'analyser ce qui se passe quotidiennement dans
les relations de pouvoir, une philosophie qui essaierait de montrer
de quoi il s'agit, quelles sont, de ces relations de pouvoir, les
formes, les enjeux, les objectifs. Une philosophie qui porterait
par conséquent plutôt sur les relations de pouvoir
que sur les jeux de langage, une philosophie qui porterait sur toutes
ces relations qui traversent le corps social plutôt que sur
les effets de langage qui traversent et sous-tendent la pensée.
On pourrait imaginer, il faudrait imaginer quelque chose comme une
philosophie analytico-politique. Alors il faudrait se rappeler que
la philosophie analytique du langage des Anglo-Saxons se garde bien
de ces espèces de qualifications-disqualifications massives
du langage comme on trouve chez Humboldt ou chez Bergson -Humboldt
pour qui le langage était le créateur de tout rapport
possible entre l'homme et le monde, le créateur même,
donc, du monde en tant que de l'être humain, ou la dévalorisation
bergsonienne qui ne cesse de répéter que le langage
est impuissant, que le langage est figé, que le langage est
mort, que le langage est spatial, qu'il ne peut donc que trahir
l'expérience de la conscience et de la durée. Plutôt
que ces disqualifications ou ces qualifications massives, la philosophie
anglo-saxonne essaie de dire que le langage ne trompe jamais ni
ne révèle jamais non plus. Le langage, cela se joue.
Importance, par conséquent, de la notion de jeu.
On pourrait dire d'une façon un peu analogue que, pour analyser
ou pour critiquer les relations de pouvoir, il ne s'agit pas de
les affecter d'une qualification péjorative ou laudative
massive, globale, définitive, absolue, unilatérale
; il ne s'agit pas de dire que les relations de pouvoir ne peuvent
faire qu'une chose qui est de contraindre et de forcer. Il ne faut
pas s'imaginer non plus qu'on peut échapper aux relations
de pouvoir d'un coup, globalement, massivement, par une sorte de
rupture radicale ou par une fuite sans retour. Les relations de
pouvoir, également, cela se joue ; ce sont des jeux de pouvoir
qu'il faudrait étudier en terme de tactique et de stratégie,
en terme de règle et de hasard, en terme d'enjeu et d'objectif.
C'est un petit peu dans cette ligne que j'ai essayé de travailler
et que je voudrais vous indiquer quelques-unes des lignes d'analyse
que l'on pourrait suivre.
On peut aborder ces jeux de pouvoir par bien des angles. Plutôt
que d'étudier le grand jeu de l'État avec les citoyens
ou avec les autres États, j'ai préféré
-sans doute à cause d'une tendance caractérielle ou
peut-être d'un penchant à la névrose obsessionnelle
m'intéresser à des jeux de pouvoir beaucoup plus limités,
beaucoup plus humbles et qui n'ont pas dans la philosophie le statut
noble, reconnu qu'ont les grands problèmes : jeux de pouvoir
autour de la folie, jeux de pouvoir autour de la médecine,
autour de la maladie, autour du corps malade, jeux de pouvoir autour
de la pénalité et de la prison, c'est un peu cela
qui jusqu'à présent m'a retenu, et pour deux raisons.
De quoi est-il question dans ces jeux de pouvoir, ténus,
un peu singuliers, parfois marginaux ? Ils impliquent ni plus ni
moins le statut de la raison et de la non-raison ; ils impliquent
le statut de la vie et de la mort, celui du crime et de la loi ;
c'est-à-dire un ensemble de choses qui tout à la fois
constituent la trame de notre vie quotidienne et ce à partir
de quoi les hommes ont bâti leur discours de la tragédie.
Il y a une autre raison pour laquelle je me suis intéressé
à ces questions et à ces jeux de pouvoir. Il me semble
que ce sont ces jeux-là qui, plus encore que les grandes
batailles étatiques et institutionnelles, sont portés
de nos jours par l'inquiétude et l'intérêt des
gens. Quand on voit, par exemple, la manière dont vient de
se dérouler en France la campagne électorale des législatives,
on est frappé de ce que, là où les journaux,
les médias, les hommes politiques, les responsables du gouvernement
et de l'État n'ont cessé de répéter
aux Français qu'ils étaient en train de jouer une
partie capitale pour leur avenir, quel qu'ait été
le résultat des élections, quel qu'ait été
d'ailleurs le nombre d'électeurs sages qui sont allés
voter, on est frappé par le fait que, en profondeur, les
gens n'ont absolument pas senti ce qu'il pouvait y avoir d'historiquement
tragique ou de décisif dans ces élections.
En revanche me frappe, depuis des années, dans beaucoup
de sociétés, et pas simplement à l'intérieur
de la société française, le frémissement
ininterrompu autour de ces questions qui étaient autrefois
marginales et un petit peu théoriques : savoir comment on
va mourir, savoir ce qui sera fait de vous lorsque vous serez à
la dérive dans un hôpital, savoir ce qu'il en est de
votre raison ou du jugement que les gens porteront sur votre raison,
savoir ce qu'on sera si on est fou, savoir ce qu'on est si on est
fou, savoir ce que c'est et ce qui arrivera le jour où on
commettra une infraction et où on commencera à entrer
dans la machine de la pénalité. Tout cela touche profondément
la vie, l'affectivité, l'angoisse de nos contemporains. Si
vous me dites, avec raison, qu'après tout il en a toujours
été ainsi, il me semble que c'est tout de même
l'une des premières fois (ce n'est pas tout à fait
la première). En tout cas, nous sommes à l'un de ces
moments où ces questions quotidiennes, marginales, restées
un petit peu silencieuses, accèdent à un niveau de
discours explicite, où les gens acceptent non seulement d'en
parler, mais d'entrer dans le jeu des discours et d'y prendre parti.
La folie et la raison, la mort et la maladie, la pénalité,
la prison, le crime, la loi, tout cela est notre quotidien, et c'est
ce quotidien-là qui nous apparaît comme essentiel.
Je pense d'ailleurs qu'il faudrait aller plus loin et dire que
non seulement ces jeux de pouvoir autour de la vie et de la mort,
de la raison et de la déraison, de la loi et du crime ont
pris, de nos jours, une intensité qu'ils n'avaient pas au
moins dans la période immédiatement précédente,
mais que la résistance et les luttes qui se déroulent
n'ont plus la même forme. Il ne s'agit plus maintenant pour
l'essentiel de prendre part à ces jeux de pouvoir de manière
à faire respecter au mieux sa propre liberté ou ses
propres droits ; on ne veut tout simplement plus de ces jeux-là.
Il s'agit non plus d'affrontements à l'intérieur des
jeux, mais de résistances au jeu et de refus du jeu lui-même.
C'est tout à fait caractéristique d'un certain nombre
de ces luttes et de ces combats.
Prenez le cas de la prison. Depuis des années et des années,
j'allais dire depuis des siècles, en tout cas depuis que
la prison existe comme type de punition à l'intérieur
des systèmes pénaux occidentaux, depuis le XIXe siècle,
toute une série de mouvements, de critiques, d'oppositions
parfois violentes se sont développés pour essayer
de modifier le fonctionnement de la prison, la condition du prisonnier,
le statut qu'ils ont soit dans la prison, soit après. Nous
savons qu'il ne s'agit plus maintenant, et pour la première
fois, de ce jeu ou de cette résistance, de cette position
à l'intérieur même du jeu ; il s'agit d'un refus
du jeu lui-même. Ce qu'on dit c'est : plus de prison du tout.
Et lorsque, à cette espèce de critique massive, les
gens raisonnables, les législateurs, les technocrates, les
gouvernants demandent : «Mais que voulez-vous donc ?»,
la réponse est : «Ce n'est pas à nous de vous
dire à quelle sauce nous voulons être mangés
; nous ne voulons plus jouer ce jeu de la pénalité
; nous ne voulons plus jouer ce jeu des sanctions pénales
; nous ne voulons plus jouer ce jeu de la justice.» Il me
semble caractéristique, dans l'histoire de Narita qui se
déroule depuis des années et des années au
Japon *, que le jeu des adversaires ou de ceux qui résistent
n'a pas été d'essayer d'obtenir le plus d'avantages
possible, en faisant valoir la loi, en obtenant des indemnités.
On n'a pas voulu jouer le jeu, traditionnellement organisé
et institutionnalisé, de l'État avec ses exigences
et des citoyens avec leurs droits. On n'a pas voulu jouer le jeu
du tout ; on empêche le jeu de se jouer.
* La construction du nouvel aéroport de Tokyo sur le site
agricole de Narita se heurta pendant des années à
une opposition des paysans et de l'extrême gauche japonaise.
Le deuxième caractère des phénomènes
que j'essaie de repérer et d'analyser est qu'ils constituent
des phénomènes diffus et décentrés.
Voici ce que je veux dire. Reprenons l'exemple de la prison et du
système pénal. Au XVIIIe siècle, vers les années
1760, à l'époque où l'on a commencé
à poser le problème d'un changement radical dans le
système pénal, qui a posé la question, et à
partir de quoi ? Cela a été le fait de théoriciens,
théoriciens du droit, philosophes au sens de l'époque,
qui ont posé le problème non pas du tout de la prison
elle-même, mais le problème très général
de ce que devait être la loi dans un pays de liberté,
et de quelle manière la loi devait être appliquée,
dans quelles limites et jusqu'où. C'est à la suite
de cette réflexion centrale et théorique qu'on est
arrivé, au bout d'un certain nombre d'années, à
vouloir que la punition, la seule punition possible soit la prison.
Le problème s'est posé dans des termes tout à
fait différents, et d'une manière tout à fait
différente, ces récentes années, dans les pays
occidentaux. Le point de départ n'a jamais été
une grande revendication globale concernant un meilleur système
de loi. Les points de départ ont toujours été
infimes et minuscules : des histoires de sous-alimentation, d'inconfort
dans les prisons. Et, à partir de ces phénomènes
locaux, à partir de ces points de départ très
particuliers,
en des lieux déterminés, on s'est aperçu que
le phénomène diffusait, diffusait très vite
et impliquait toute une série de gens qui n'avaient ni la
même situation ni les mêmes problèmes. On peut
ajouter que ces résistances semblent relativement indifférentes
aux régimes politiques ou aux systèmes économiques,
parfois même aux structures sociales des pays où elles
se développent. On a vu par exemple des luttes, des résistances,
des grèves dans les prisons aussi bien en Suède, qui
présentait un système pénal, un système
pénitentiaire extrêmement progressiste par rapport
au nôtre, que dans des pays comme l'Italie ou l'Espagne, où
la situation était bien pis et le contexte politique tout
à fait différent.
On pourrait dire la même chose du mouvement des femmes et
des luttes autour des jeux de pouvoir entre hommes et femmes. Le
mouvement féministe s'est développé aussi bien
en Suède qu'en Italie, où le statut des femmes, le
statut des relations sexuelles, les rapports entre mari et femme,
entre homme et femme étaient si différents. Ce qui
montre bien que l'objectif de tous ces mouvements n'est pas le même
que celui des mouvements politiques ou révolutionnaires traditionnels
: il ne s'agit absolument pas de viser le pouvoir politique ou le
système économique.
Troisième caractère : ce genre de résistance
et de lutte a essentiellement pour objectif les faits de pouvoir
eux-mêmes, beaucoup plus que ce qui serait quelque chose comme
une exploitation économique, beaucoup plus que quelque chose
qui serait comme une inégalité. Ce qui est en question
dans ces luttes, c'est le fait qu'un certain pouvoir s'exerce, et
que le seul fait qu'il s'exerce soit insupportable. Je prendrai
comme exemple une anecdote, dont vous pouvez sourire, mais que vous
pourrez aussi prendre au sérieux : en Suède, il existe
des prisons où les détenus peuvent recevoir leur femme
et faire l'amour avec elles. Chaque détenu a une chambre.
Un jour, une jeune Suédoise, étudiante et militante
pleine d'ardeur, est venue me trouver pour me demander de l'aider
à dénoncer le fascisme dans les prisons suédoises.
Je lui ai demandé en quoi consistait le fascisme. Elle m'a
répondu : les chambres dans lesquelles les prisonniers peuvent
faire l'amour avec leur femme n'ont pas de serrure fermant à
clef. Bien sûr, cela fait rire ; c'est en même temps
très significatif de ceci que c'est le pouvoir qui est en
question.
De la même façon, la série des reproches et
des critiques qui ont été adressés à
l'institution médicale - je pense à celles d'Illich
mais à bien d'autres aussi -ne portaient pas essentiellement,
principalement sur le fait que les institutions médicales
feraient fonctionner une médecine de profit, même si
on pouvait dénoncer les relations qu'il peut y avoir entre
les firmes pharmaceutiques et certaines pratiques médicales
ou certaines institutions hospitalières. Ce qu'on reproche
à la médecine, ce n'est pas même de ne disposer
que d'un savoir fragile et souvent erroné. C'est essentiellement,
me semble-t-il, d'exercer sur le corps, sur la souffrance du malade,
sur sa vie et sa mort un pouvoir incontrôlé. Je ne
sais pas si c'est la même chose au Japon, mais dans les pays
européens me frappe que le problème de la mort soit
posé non pas sous la forme d'un reproche adressé à
la médecine de n'être pas capable de nous maintenir
plus longtemps en vie, mais au contraire de nous maintenir en vie
même si nous ne le voulons pas. Nous reprochons à la
médecine, au savoir médical, à la technostructure
médicale de décider pour nous de la vie et de la mort,
de nous maintenir dans une vie scientifiquement et techniquement
très sophistiquée, mais dont nous ne voulons plus.
Le droit à la mort, c'est le droit de dire non au savoir
médical, et ce n'est pas l'exigence pour le savoir médical
de s'exercer. La cible, c'est bien le pouvoir.
Dans l'affaire de Narita, on trouverait aussi quelque chose comme
cela : les agriculteurs de Narita auraient certainement pu trouver
des avantages non négligeables en acceptant certaines des
propositions qui leur ont été faites. Leur refus a
tenu à ce que c'était exercer sur eux une forme de
pouvoir dont ils ne voulaient pas. Plus encore que l'enjeu économique,
c'est la modalité même dont le pouvoir s'exerçait
sur eux, le seul fait qu'il s'agisse d'une expropriation décidée
en haut de telle ou telle manière qui est en jeu dans l'affaire
Narita : à ce pouvoir arbitraire on répond par une
inversion violente du pouvoir.
Le dernier caractère sur lequel je voudrais insister à
propos de ces luttes est le fait que ce sont des luttes immédiates.
En deux sens. D'une part, elle s'en prennent aux instances de pouvoir
les plus proches ; elles s'en prennent à tout ce qui s'exerce
immédiatement sur les individus. Autrement dit il ne s'agit
pas, dans ces luttes, de suivre le grand principe léniniste
de l'ennemi principal ou du maillon le plus faible. Ces luttes immédiates
n'attendent pas non plus d'un moment futur qui serait la révolution,
qui serait la libération, qui serait la disparition des classes,
qui serait le dépérissement de l'État la solution
des problèmes. Par rapport à une hiérarchie
théorique des explications ou à un ordre révolutionnaire
qui polariserait l 'histoire et qui en hiérarchiserait les
moments, on peut dire que ces luttes sont des luttes anarchiques
; elles s'inscrivent à l'intérieur d'une histoire
qui est immédiate, s'accepte et se reconnaît comme
indéfiniment ouverte.
Je voudrais maintenant revenir à cette philosophie analytico-politique
dont je parlais à l'instant. Il me semble que le rôle
d'une pareille philosophie analytique du pouvoir devrait être
de jauger l'importance de ces luttes et de ces phénomènes
auxquels jusqu'à présent on n'a accordé qu'une
valeur marginale. Il faudrait montrer combien ces processus, ces
agitations, ces luttes, obscures, médiocres, petites souvent,
combien ces luttes sont différentes des formes de lutte qui
ont été si fortement valorisées en Occident
sous le signe de la révolution. Il est absolument évident
que, quel que soit le vocabulaire employé, quelles que soient
les références théoriques de ceux qui participent
à ces luttes, on a affaire à un processus qui, tout
en étant fort important, n'est absolument pas un processus
de forme, de morphologie révolutionnaire, au sens classique
du mot «révolution», dans la mesure où
révolution désigne une lutte globale et unitaire de
toute une nation, de tout un peuple, de toute une classe, au sens
où révolution désigne une lutte qui promet
de bouleverser de fond en comble le pouvoir établi, de l'annihiler
dans son principe, au sens où révolution voudrait
dire une lutte qui assure une libération totale, et une lutte
impérative puisqu'elle demande en somme que toutes les autres
luttes lui soient subordonnées et lui demeurent suspendues.
Assiste-t-on, en cette fin du XXe siècle, à quelque
chose qui serait la fin de l'âge de la révolution ?
Ce genre de prophétie, ce genre de condamnation à
mort de la révolution me semble un peu dérisoire.
Nous sommes peut-être en train de vivre la fin d'une période
historique qui, depuis 1789-1793, a été, au moins
pour l'Occident, dominée par le monopole de la révolution,
avec tous les effets de despotisme conjoints que cela pouvait impliquer,
sans que pour autant cette disparition du monopole de la révolution
signifie une revalorisation du réformisme. Dans les luttes
dont je viens de parler, en effet, il ne s'agit pas du tout de réformisme,
puisque le réformisme a pour rôle de stabiliser un
système de pouvoir au bout d'un certain nombre de changements,
alors que, dans toutes ces luttes, il s'agit de la déstabilisation
des mécanismes de pouvoir, d'une déstabilisation apparemment
sans fin.
Ces luttes décentrées par rapport aux principes,
aux primats, aux privilèges de la révolution ne sont
pas pour autant des phénomènes de circonstances, qui
ne seraient que liés à des conjonctures particulières.
Elles visent une réalité historique qui existe d'une
manière qui n'est peut-être pas apparente mais est
extrêmement solide dans les sociétés occidentales
depuis des siècles et des siècles. Il me semble que
ces luttes visent l'une des structures mal connues, mais essentielles
de nos sociétés. Certaines formes d'exercice du pouvoir
sont parfaitement visibles et ont engendré des luttes qu'on
peut reconnaître aussitôt, puisque leur objectif est
en lui-même visible : contre les formes colonisatrices, ethniques,
linguistiques de domination, il y a eu les luttes nationalistes,
les luttes sociales dont l'objet explicite et connu était
les formes économiques de l'exploitation ; il Y a eu les
luttes politiques contre les formes bien visibles, bien connues,
juridiques et politiques de pouvoir. Les luttes dont je parle - et
c'est peut-être pour cela que leur analyse est un peu plus
délicate à faire que celle des autres -visent un pouvoir
qui existe en Occident depuis le Moyen Âge, une forme de pouvoir
qui n'est exactement ni un pouvoir politique ou juridique, ni un
pouvoir économique, ni un pouvoir de domination ethnique,
et qui a pourtant eu de grands effets struCturants à l'intérieur
de nos sociétés. Ce pouvoir est un pouvoir d'origine
religieuse, c'est celui qui prétend conduire et diriger les
hommes tout au long de leur vie et dans chacune des circonstances
de cette vie, un pouvoir qui consiste à vouloir prendre en
charge l'existence des hommes dans leur détail et dans leur
déroulement depuis leur naissance et jusqu'à la mort,
et cela pour les contraindre à une certaine manière
de se comporter, à faire leur salut. C'est ce qu'on pourrait
appeler le pouvoir pastoral.
Étymologiquement, et à prendre les mots au pied même
de leur lettre, le pouvoir pastoral est le pouvoir que le berger
exerce sur son troupeau. Or un pouvoir de ce genre, si attentif,
si plein de sollicitude, si attaché au salut de tous et de
chacun, les sociétés anciennes, les sociétés
grecques et romaines ne l'avaient pas connu et n'en avaient vraisemblablement
pas voulu. Ce n'est qu'avec le christianisme, avec l'institution
de l'Église, son organisation hiérarchique et territoriale,
mais aussi l'ensemble des croyances concernant l'au-delà,
le péché, le salut, l'économie du mérite,
avec la définition du rôle du prêtre, qu'est
apparue la conception des chrétiens comme constituants un
troupeau, sur lequel un certain nombre d'individus, qui jouissent
d'un statut particulier, ont le droit et le devoir d'exercer les
charges du pastorat.
Le pouvoir pastoral s'est développé tout au long
du Moyen Âge dans des rapports serrés et difficiles
avec la société féodale. Il s'est développé,
plus intensément encore, au XVIe siècle, avec la Réforme
et la Contre-Réforme. À travers cette histoire qui
commence avec le christianisme et se poursuit jusqu'au coeur de
l'âge classique, jusqu'à la veille même de la
Révolution, le pouvoir pastoral a gardé un caractère
essentiel, singulier dans l'histoire des civilisations : le pouvoir
pastoral, tout en s'exerçant comme n'importe quel autre pouvoir
de type religieux ou politique sur le groupe entier, a pour soin
et tâche principale de ne veiller au salut de tous qu'en prenant
en charge chaque élément en particulier, chaque brebis
du troupeau, chaque individu, non seulement pour le contraindre
à agir de telle ou telle manière, mais aussi de façon
à le connaître, à le découvrir, à
faire apparaître sa subjectivité et à structurer
le rapport qu'il a à lui-même et à sa propre
conscience. Les techniques de la pastorale chrétienne concernant
la direction de conscience, le soin des âmes, la cure des
âmes, toutes ces pratiques qui vont de l'examen à la
confession, en passant par l'aveu, ce rapport obligé de soi-même
à soi-même en terme de vérité et de discours
obligé, c'est cela, me semble-t-il, qui est l'un des points
fondamentaux du pouvoir pastoral et qui en fait un pouvoir individualisant.
Le pouvoir, dans les cités grecques et dans l'Empire romain,
n'avait pas besoin de connaître les individus un à
un, de constituer à propos de chacun une sorte de petit noyau
de vérité que l'aveu devait porter à la lumière
et que l'écoute attentive du pasteur devait recueillir et
juger. Le pouvoir féodal n'avait pas non plus besoin de cette
économie individualisante du pouvoir. La monarchie absolue
et son appareil administratif n'en avaient pas même encore
besoin. Ces pouvoirs portaient ou sur la cité tout entière,
ou sur des groupes, des territoires, sur des catégories d'individus.
On était dans des sociétés de groupes et de
statuts ; on n'était pas encore dans une société
individualisante. Bien avant la grande époque du développement
de la société industrielle et bourgeoise, le pouvoir
religieux du christianisme a travaillé le corps social jusqu'à
la constitution d'individus liés à eux-mêmes
sous la forme de cette subjectivité à laquelle on
demande de prendre conscience de soi en terme de vérité
et sous la forme de l'aveu.
Je voudrais faire deux remarques à propos du pouvoir pastoral.
La première, c'est qu'il vaudrait la peine de comparer le
pastorat, le pouvoir pastoral des sociétés chrétiennes
avec ce qu'a pu être le rôle et les effets du confucianisme
dans les sociétés d'Extrême-Orient. Il faudrait
remarquer la quasi-coïncidence chronologique des deux, il faudrait
remarquer combien le rôle du pouvoir pastoral a été
important dans le développement de l'État au XVIe
et au XVIIe siècle en Europe, un peu comme le confucianisme
l'a été au Japon à l'époque des Tokutawa.
Mais il faudrait aussi faire la différence entre le pouvoir
pastoral et le confucianisme : le pastorat est essentiellement religieux,
le confucianisme ne l'est pas ; le pastorat vise essentiellement
un objectif situé dans l'au-delà et n'intervient ici-bas
qu'en fonction de cet au-delà, alors que le confucianisme
joue pour l'essentiel un rôle terrestre ; le confucianisme
vise une stabilité générale du corps social
par un ensemble de règles générales qui s'imposent
ou à tous les individus ou à toutes les catégories
d'individus, alors que le pastorat établit des relations
d'obéissance individualisées entre le pasteur et son
troupeau ; enfin, le pastorat a, par les techniques qu'il emploie
(direction spirituelle, soin des âmes, etc.), des effets individualisants
que le confucianisme ne comporte pas. Il y a là tout un monde
d'études important que l'on pourrait développer à
partir des travaux fondamentaux qui ont été faits
au Japon par Masao Maruyama.
Ma seconde remarque est celle-ci : c'est que, d'une manière
paradoxale et assez inattendue, à partir du XVIIIe siècle,
autant les sociétés capitalistes et industrielles
que les formes modernes d'État qui les ont accompagnées
et soutenues ont eu besoin des procédures, des mécanismes,
essentiellement des procédures d'individualisation que le
pastorat religieux avait mis en oeuvre. Quel qu'ait pu être
le congé donné à un certain nombre d'institutions
religieuses, quelles qu'aient pu être les mutations qu'on
appellera pour faire bref idéologiques, qui ont certainement
modifié profondément le rapport de l'homme occidental
aux croyances religieuses, il y a eu implantation, multiplication
même et diffusion des techniques pastorales dans le cadre
laïc de l'appareil d'État. On le sait peu et on le dit
peu, sans doute parce que les grandes formes étatiques qui
se sont développées à partir du XVIIIe siècle
se sont justifiées beaucoup plus en termes de liberté
assurée que de mécanisme de pouvoir implanté,
et peut-être aussi parce que ces petites mécaniques
de pouvoir avaient quelque chose d'humble et d'inavouable que l'on
n'a pas considéré comme devant être analysées
et dites. Comme le dit un écrivain dans ce roman qui s'appelle
Un homme ordinaire, l'ordre préfère ignorer la mécanique
qui organise son accomplissement si évidemment sordide qu'elle
détruirait toutes les vocations de justice.
Ce sont justement ces petits mécanismes, humbles et quasi
sordides, qu'il faut faire ressortir de la société
où ils fonctionnent. Pendant les XVIIIe et XIXe siècles
européens, on a assisté à toute une reconversion,
à toute une transplantation de ce qui avait été
les objectifs traditionnels du pastorat. On dit souvent que l'État
et la société modernes ignorent l'individu. Quand
on regarde d'un peu près, on est frappé au contraire
par l'attention que l'État porte aux individus ; on est frappé
par toutes les techniques qui ont été mises en place
et développées pour que l'individu n'échappe
en aucune manière au pouvoir, ni à la surveillance,
ni au contrôle, ni au sage, ni au redressement, ni à
la correction. Toutes les grandes machines disciplinaires : casernes,
écoles, ateliers et prisons, sont des machines qui permettent
de cerner l'individu, de savoir ce qu'il est, ce qu'il fait, ce
qu'on peut en faire, où il faut le placer, comment le placer
parmi les autres. Les sciences humaines aussi sont des savoirs qui
permettent de connaître ce que sont les individus, qui est
normal et qui ne l'est pas, qui est raisonnable et qui ne l'est
pas, qui est apte et à faire quoi, quels sont les comportements
prévisibles des individus, quels sont ceux qu'il faut éliminer.
L'importance de la statistique vient justement du fait qu'elle permet
de mesurer quantitativement les effets de masse des comportements
individuels. Il faudrait encore ajouter que les mécanismes
d'assistance et d'assurance, outre leurs objectifs de rationalisation
économique et de stabilisation politique, ont des effets
individualisants : ils font de l'individu, de son existence et de
son comportement, de la vie, de l'existence non seulement de tous
mais de chacun un événement qui est pertinent, qui
est même nécessaire, indispensable pour l'exercice
du pouvoir dans les sociétés modernes. L'individu
est devenu un enjeu essentiel pour le pouvoir. Le pouvoir est d'autant
plus individualisant que, paradoxalement, il est plus bureaucratique
et plus étatique. Le pastorat, s'il a perdu dans sa forme
strictement religieuse l'essentiel de ses pouvoirs, a trouvé
dans l'État un nouveau support et un principe de transformation.
Je voudrais terminer en revenant à ces luttes, à
ces jeux de pouvoir dont je parlais tout à l'heure et dont
les luttes autour de la prison et du système pénal
ne sont que l'un des exemples et l'un des cas possibles. Ces luttes,
qu'il s'agisse de celles qui concernent la folie, la maladie mentale,
la raison et la déraison, qu'il s'agisse de celles qui concernent
les relations sexuelles entre individus, les relations entre sexes,
que ce soient les luttes à propos de l'environnement et de
ce qu'on appelle l'écologie, que ce soit celles qui concernent
la médecine, la santé et la mort, ces luttes ont un
objet et un enjeu très précis qui fait leur importance,
enjeu tout à fait différent de celui que visent les
luttes révolutionnaires et qui mérite au moins autant
que celles-ci qu'on le prenne en considération. Ce qu'on
appelle, depuis le XIXe siècle, la Révolution, ce
que visent les partis et les mouvements qu'on appelle révolutionnaires,
c'est essentiellement ce qui constitue le pouvoir économique...
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