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La société disciplinaire en crise
Michel Foucault
Dits et Ecrits, tome III texte n°231

«La société disciplinaire en crise», Asahi Jaanaru, 20e année, no 19, 12 mai 1978. (Conférence à l'Institut franco-japonais de Kansai, à Kyoto, le 18 avril 1978.)

Dits et Ecrits, tome III texte n°231


- Quels sont les rapports entre la théorie du pouvoir classique et la vôtre ? Et qu'y a-t-il de nouveau dans votre théorie ?

- Ce n'est pas la théorie qui est différente, mais l'objet, le point de vue. En général, la théorie du pouvoir en parle en termes de droit et pose la question de sa légitimité, de sa limite et de son origine. Ma recherche porte sur les techniques du pouvoir, sur la technologie du pouvoir. Elle consiste à étudier comment le pouvoir domine et se fait obéir. Depuis les XVIIe et XVIIIe siècles, cette technologie s'est énormément développée ; pourtant, aucune recherche n'a été réalisée. Dans la société actuelle, diverses résistances, telles que le féminisme, des mouvements d'étudiants, sont nées, et les rapports entre ces résistances et les techniques du pouvoir constituent un objet de recherche intéressant.

- C'est la société française qui fait l'objet de vos analyses. Jusqu'où ces résultats pourraient-ils prétendre à l'universalité ? Par exemple, sont-ils applicables directement à la société japonaise ?

- C'est une question importante. L'objet de l'analyse est toujours déterminé par le temps et l'espace, bien qu'on essaie de lui donner une universalité. Mon but est d'analyser la technique du pouvoir qui cherche constamment de nouveaux moyens, et mon objet est une société soumise à la législation criminelle. Cette société diffère en France, en Allemagne et en Italie. Il y a différence de systèmes. Par contre, l'organisation qui rend le pouvoir efficace est commune. En conséquence, j'ai choisi la France comme type d'une société européenne soumise à une législation criminelle. J'ai examiné comment la discipline y a été développée, comment elle a changé selon le développement de la société industrielle et l'augmentation de la population. La discipline, qui était si efficace pour maintenir le pouvoir, a perdu une partie de son efficacité. Dans les pays industrialisés, les disciplines entrent en crise.

- Vous venez de parler de « crises de la discipline ». Que se passera-t-il après ces crises ? Y a-t-il des possibilités pour une nouvelle société ?

- Depuis quatre, cinq siècles, on considérait que le développement de la société occidentale dépendait de l'efficacité du pouvoir à remplir sa fonction. Par exemple, importait dans la famille comment l'autorité du père ou des parents contrôlait les comportements des enfants. Si ce mécanisme se brisait, la société s'écroulerait. Comment l'individu obéit-il était le sujet important. Ces dernières années, la société a changé et les individus aussi ; ils sont de plus en plus divers, différents et indépendants. Il y a de plus en plus de catégories de gens qui ne sont pas astreints à la discipline, si bien que nous sommes obligés de penser le développement d'une société sans discipline. La classe dirigeante est toujours imprégnée de l'ancienne technique. Mais il est évident que nous devons nous séparer dans l'avenir de la société de discipline d'aujourd'hui.

- Vous insistez sur les micro-pouvoirs, tandis que, dans le monde actuel, le pouvoir d'État reste encore le thème principal. Où se situe le pouvoir public dans votre théorie du pouvoir ?

- En général, on privilégie le pouvoir d'État. Beaucoup de gens pensent que les autres formes du pouvoir en dérivent. Or je pense que, sans aller jusqu'à dire que le pouvoir d'État dérive des autres formes du pouvoir, il est au moins fondé sur elles, et ce sont elles qui permettent au pouvoir d'État d'exister. Comment peut-on dire que dérivent du pouvoir d'État l'ensemble des rapports de pouvoir qui existent entre les deux sexes, entre les adultes et les enfants, dans la famille, dans les bureaux, entre les malades et les bien-portants, entre les normaux et les anormaux ? Si l'on veut changer le pouvoir d'État, il faut changer les divers rapports du pouvoir qui fonctionnent dans la société. Sinon, la société ne change pas. Par exemple, en U.R.S.S., la classe dirigeante a changé mais les anciens rapports de pouvoir sont restés. Ce qui est important, ce sont ces rapports de pouvoir qui fonctionnent indépendamment des individus qui ont le pouvoir d'État.

- Dans Surveiller et Punir, vous écrivez que le pouvoir change et le savoir change, Est-ce une position pessimiste pour le savoir ?

- Je n'ai pas dit que les deux se subordonnent catégoriquement. Depuis Platon, on sait que le savoir ne peut pas exister totalement indépendant du pouvoir. Cela ne signifie pas que le savoir est soumis au pouvoir politique, car un savoir de qualité ne peut pas naître dans de telles conditions. Le développement d'un savoir scientifique est impossible à comprendre sans prendre en compte les changements dans les mécanismes du pouvoir. Le cas typique serait celui de la science économique. Mais aussi une science comme la biologie a évolué selon des éléments complexes, tels que les développements de l'agriculture, les relations avec l'étranger ou bien la domination des colonies. On ne peut pas penser le progrès du savoir scientifique sans penser mécanismes de pouvoir.

- Comme cas concret concernant le savoir et le pouvoir, j'ai peur que ma question ne soit indiscrète ; vous qui vous occupez de la recherche sur le pouvoir d'une manière radicale et critique, vous êtes venu au Japon comme délégué culturel du gouvernement français *... Cela ne se passerait pas facilement au Japon.

- La France a la passion d'exporter sa culture et elle exporterait même une substance toxique si c'était un produit français. Le Japon est un pays relativement libre, et mes oeuvres y sont librement traduites ; donc, il est maintenant inutile de m'interdire d'y venir. Dans le monde entier, les échanges culturels sont devenus fréquents et importants, et il est impossible d'interdire la sortie d'une pensée à l'étranger, à moins qu'il n'y ait un régime dictatorial absolu. Je ne pense pas du tout que le gouvernement français soit un gouvernement totalement libéral, mais on pourrait dire qu'il reconnaît seulement la réalité telle qu'elle est et il ne l'interdit pas.