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(Conférence) "La naissance de la médecine sociale",
Michel Foucault
«El nacimiento de la medicina social» («La naissance
de la médecine sociale» ; trad. D. Reynié), Revista
centroamericana de Ciencias de la Salud, no 6, janvier-avril 1977,
pp. 89-108. (Deuxième conférence prononcée dans
le cadre du cours de médecine sociale à l'université
d'État de Rio de Janeiro, octobre 1974.)
Dits Ecrits III texte n°196
Dans ma première conférence, j'ai essayé de
démontrer que le problème fondamental ne résidait
pas dans l'opposition de l'antimédecine à la médecine,
mais dans le développement du système médical
et du modèle suivi pour le «décollage»
médical et sanitaire de l'Occident à partir du XVIIIe
siècle. J'ai insisté sur trois points à mon
avis importants.
1) La bio-histoire, c'est-à-dire l'effet, au niveau biologique,
de l'intervention médicale ; la trace que peut laisser dans
l'histoire de l'espèce humaine la forte intervention médicale
qui débute au XVIIIe siècle. En effet, l'histoire
de l'espèce humaine ne reste pas indifférente à
la médicalisation. Il y a là un premier champ d'études
qui n'a pas encore été vraiment exploité, mais
qui est cependant bien circonscrit.
On sait que différentes maladies infectieuses disparurent
de l'Occident avant même l'introduction de la grande chimiothérapie
du XXe siècle. La peste, ou l'ensemble des maladies auquel
les chroniqueurs, les historiens et les médecins donneront
ce nom, s'effaça au cours des XVIIIe et XIXe siècles
sans que l'on connaisse vraiment ni les raisons ni les mécanismes
de ce phénomène qui mérite d'être étudié.
Autre cas fameux, celui de la tuberculose. Pour 700 malades qui
mouraient de la tuberculose en 1812, seulement 350 subissaient le
même sort en 1882, lorsque Koch découvrit le bacille
qui devait le rendre célèbre ; et lorsqu'en 1945 on
introduisit la chimiothérapie, le chiffre s'était
réduit à 50. Comment et pour quelle raison s'est produit
ce recul de la maladie ? Quels sont, au niveau de la bio-histoire,
les mécanismes qui interviennent ? Il ne fait aucun doute
que le changement des conditions socio-économiques, les phénomènes
d'adaptation, de résistance de l'organisme, l'affaiblissement
du bacille lui-même, comme les moyens d'hygiène et
d'isolement jouèrent un rôle important. Les connaissances
à ce sujet sont loin d'être complètes, mais
il serait intéressant d'étudier l'évolution
des relations entre l'espèce humaine, le champ bacillaire
ou viral et les interventions de l'hygiène, de la médecine,
des différentes techniques thérapeutiques.
En France, un groupe d'historiens - comme Le Roy Ladurie et Jean-Pierre
Peter * - a commencé d'analyser ces phénomènes.
À partir de statistiques de conscription du XIXe siècle,
ils ont examiné certaines évolutions somatiques de
l'espèce humaine.
2) La médicalisation, c'est-à-dire le fait que l'existence,
la conduite, le comportement, le corps humain s'intègrent
à partir du XVIIIe siècle dans un réseau de
médicalisation de plus en plus dense et important qui laisse
échaper de moins en moins de choses.
La recherche médicale, chaque fois plus pénétrante
et minutieuse, le développement des institutions de santé
mériteraient aussi d'être étudiés. C'est
ce que nous essayons de faire au Collège de France. Certains
étudient la croissance de l'hospitalisation et ses mécanismes
du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle, tandis
que d'autres se consacrent aux hôpitaux et projettent aujourd'hui
de réaliser une étude de l'habitat et de tout ce qui
l'entoure: système de voirie, voies de transports, équipements
collectifs qui assurent le fonctionnement de la vie quotidienne,
particulièrement en milieu urbain.
3) L'économie de la santé, c'est-à-dire l'intégration
de l'amélioration de la santé, des services de santé
et de la consommation de santé dans le développement
économique des sociétés privilégiées.
Il s'agit là d'un problème difficile et complexe dont
les antécédents ne sont pas très bien connus.
En France, il existe un groupe qui se consacre à cette tâche,
le Centre d'études et de recherches du bien-être (CEREBRE),
dont font partie Alain Letourmy, Serge Karsenty et Charles Dupuy.
Il étudie principalement les problèmes de consommation
de santé au cours des trente dernières années.
* Le Roy Ladurie (E.), Peter O.-P.), Dumont (P.), Anthropologie
du conscrit français d'après les comptes numériques
et sommaires du recrutement de l'armée (1819-1826), Paris,
Mouron, coll. «Civilisations et Sociétés»,
no 28, 1972.
HISTOIRE DE LA MÉDICALISATION
Étant donné que je me consacre principalement à
retracer l'histoire de la médicalisation, je poursuivrai
en analysant quelques-uns des aspects de la médicalisation
des sociétés et de la population à partir du
XIXe siècle, en prenant comme référence l'exemple
français, avec lequel je suis plus familiarisé. Concrètement,
je me référerai à la naissance de la médecine
sociale.
On observe souvent que certains critiques de la médecine
actuelle soutiennent que la médecine antique - grecque et
égyptienne - ou les formes de médecine des sociétés
primitives sont des médecines sociales, collectives, qui
ne sont pas centrées sur l'individu. Mon ignorance en ethnologie
et en égyptologie m'empêche d'avoir une opinion sur
le problème ; mais pour ce que je sais de l'histoire grecque,
l'idée me laisse perplexe et je ne vois pas comment on peut
qualifier la médecine grecque de médecine collective
ou sociale.
Mais ce ne sont pas là des problèmes importants.
La question est de savoir si la médecine moderne, c'est-à-dire
scientifique, qui naquit à la fin du XVIIIe siècle
entre Morgagni et Bichat, avec l'introduction de l'anatomie pathologique,
est ou n'est pas individuelle. Peut-on affirmer, comme le font certains,
que la médecine moderne est individuelle parce qu'elle a
pénétré à l'intérieur des relations
de marché ? que la médecine moderne, dans la mesure
où elle est liée à une économie capitaliste,
est une médecine individuelle ou individualiste qui ne connaît
que la relation de marché qui unit le médecin au malade
et ignore la dimension globale, collective de la société ?
On pourrait montrer que ce n'est pas le cas. La médecine
moderne est une médecine sociale dont le fondement est une
certaine technologie du corps social ; la médecine est une
pratique sociale, et l'un de ses aspects seulement est individualiste
et valorise les relations entre le médecin et la patient.
A ce propos, je voudrais renvoyer à l'ouvrage de Varn L.
Bullough, The Development of Medicine as a Profession : The Contribution
of the Medieval University to Modern Medicine *, dans lequel on
voit clairement le caractère individualiste de la médecine
médiévale tandis que la dimension collective de l'activité
médicale est extraordinairement discrète et limitée.
* New York, Hafner Publications, 1965.
Je soutiens l'hypothèse qu'avec le capitalisme on n'est
pas passé d'une médecine collective à une médecine
privée, mais que c'est précisément le contraire
qui s'est produit ; le capitalisme, qui se développe à
la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle,
a d'abord socialisé un premier objet, le corps, en fonction
de la force productive, de la force de travail. Le contrôle
de la société sur les individus ne s'effectue pas
seulement par la conscience ou par l'idéologie, mais aussi
dans le corps et avec le corps. Pour la société capitaliste,
c'est le bio-politique qui importait avant tout, la biologique,
le somatique, le corporel. Le corps est une réalité
bio-politique ; la médecine est une stratégie bio-politique.
Comment s'est produite cette socialisation ? Je voudrais expliquer
ma position à partir de certaines hypothèses généralement
acceptées. Il est certain que le corps humain a été
reconnu politiquement et socialement comme une force de travail.
Cependant, il semble caractéristique de l'évolution
de la médecine sociale, ou de la médecine occidentale
elle-même, que, au début, le pouvoir médical
ne s'est pas préoccupé du corps humain en tant que
force de travail. La médecine ne s'intéressait pas
au corps du prolétaire, au corps humain, comme instrument
de travail. Ce ne fut pas le cas avant la seconde moitié
du XIXe siècle, quand s'est posé le problème
du corps, de la santé et du niveau de la force productive
des individus.
On pourrait reconstituer les trois étapes de la formation
de la médecine sociale: d'abord, médecine d'État,
puis médecine urbaine et, enfin, médecine de la force
de travail.
MÉDECINE D'ÉTAT
La «médecine d'État» s'est développée
principalement en Allemagne, au début du XVIIIe siècle.
Sur ce problème spécifique, il faut rappeler l'affirmation
de Marx pour qui l'économie était anglaise, la politique
française et la philosophie allemande. De fait, ce fut en
Allemagne que s'est formé au XVIIe siècle - bien avant
la France et l'Angleterre - e que l'on peut appeler la science de
l'État. Le concept de Staatswissenschaft est un produit de
l'Allemagne. Sous le nom de «science de l'État»,
on peut regrouper deux aspects qui apparaissent alors dans ce pays
:
- d'un côté, un savoir dont l'objet est l'État
; pas seulement les ressources naturelles d'une société
ou les conditions de vie de sa population, mais aussi le fonctionnement
général de la machine politique. Les recherches sur
les ressources et le fonctionnement des États constituent
une discipline allemande du XVIIIe siècle ;
- d'un autre côté, l'expression désigne aussi
les méthodes à l'aide desquelles l'État produit
et accumule les connaissances lui permettant de garantir son fonctionnement.
L'État, comme objet de savoir, comme instrument et lieu
d'acquisition de connaissances spécifiques, s'est développé
plus rapidement en Allemagne qu'en France ou en Angleterre. Il n'est
pas aisé de déterminer les raisons de ce phénomène,
et jusqu'à aujourd'hui les historiens ne se sont guère
préoccupés de cette question ou du problème
de la naissance d'une science de l'État ou d'une science
étatique en Allemagne. À mon avis, cela s'explique
par le fait que l'Allemagne ne s'est convertie à l'État
unitaire qu'au XIXe siècle, après n'avoir été
qu'une simple juxtaposition de quasi-États, de pseudo-États,
de petites unités très peu «étatiques».
Précisément, au fur et à mesure que se forment
les États, ces savoirs étatiques et l'intérêt
pour le fonctionnement même de l'État se développent.
La petite dimension des États, leur grande proximité,
leurs perpétuels conflits et confrontations, le rapport de
force toujours déséquilibré et changeant les
obligèrent à se pondérer et à se comparer
les uns avec les autres, à imiter leurs méthodes et
à tenter de remplacer la force par d'autres types de relations.
Tandis que les grands États, comme la France ou l'Angleterre,
parvenaient à fonctionner relativement bien, pourvus de puissantes
machines comme l'armée ou la police, en Allemagne, la petite
dimension des États rendit nécessaire et possible
cette conscience discursive du fonctionnement étatique de
la société.
Il y a une autre explication à cette évolution de
la science de l'État : c'est le faible développement
ou la stagnation de l'économie allemande au XVIIIe siècle,
après la guerre de Trente Ans et les grands traités
de France et d'Autriche.
Après le premier mouvement de développement en Allemagne
à l'époque de la Renaissance est apparue une forme
limitée de bourgeoisie, dont la progression économique
fut bloquée au XVIIe siècle, l'empêchant de
trouver une occupation et de subsister dans le commerce, la manufacture
et l'industrie naissantes. Elle chercha alors refuge auprès
des souverains et forma un corps de fonctionnaires disponibles pour
la machine étatique que les princes voulaient construire
afin de modifier les rapports de forces avec leurs voisins.
Cette bourgeoisie économiquement peu active s'est rangée
aux côtés des souverains confrontés à
une situation de lutte permanente et leur a offert ses hommes, sa
compétence, ses richesses, etc., pour l'organisation des
États. C'est ainsi que le concept moderne d'État,
avec tout son appareil, ses fonctionnaires, son savoir, se développera
en Allemagne bien avant d'autres pays politiquement plus puissants,
comme la France, ou économiquement plus développés,
comme l'Angleterre.
L'État moderne est apparu là où il n'y avait
ni pouvoir politique ni développement économique.
C'est précisément pour ces raisons négatives
que la Prusse, économiquement moins développée
et politiquement plus instable, a été ce premier État
moderne, né au coeur de l'Europe. Tandis que la France et
l'Angleterre s'agrippaient aux vieilles structures, la Prusse devenait
le premier État moderne.
Ces remarques historiques sur la naissance, au XVIIIe siècle,
de la science et de la réflexion sur l'État, n'ont
pas d'autre but que de prétendre expliquer pourquoi et comment
la médecine d'État a pu apparaître d'abord en
Allemagne.
A partir de la fin du XVIe siècle et au début du
XVIIe siècle, dans un climat politique, économique
et scientifique caractéristique de l'époque dominée
par le mercantilisme, toutes les nations d'Europe se préoccupaient
de la santé de leur population. Le mercantilisme n'est pas
alors simplement une théorie économique, mais il est
aussi une pratique politique qui vise à réguler les
courants monétaires internationaux, les flux correspondants
de marchandises et l'activité productrice de la population.
La politique mercantiliste reposait essentiellement sur l'accroissement
de la production et de la population active dans le but d'établir
des échanges commerciaux qui permettent à l'Europe
d'atteindre la plus grande influence monétaire possible,
et ainsi de financer l'entretien des armées et de tout l'appareil
qui confère à un État la force réelle
dans ses relations avec les autres.
Dans cette perspective, la France, l'Angleterre et l'Autriche commencèrent
à évaluer la force active de leur population. C'est
ainsi qu'apparaissent en France les statistiques de natalité
et de mortalité et, en Angleterre, les grands recensements
qui débutent au XVIIe siècle. Mais, en France comme
en Angleterre, la seule préoccupation sanitaire de l'État
est alors d'établir ses tables de natalité et de mortalité,
qui sont de véritables indices de santé de la population
et de son accroissement, sans aucune intervention organisée
pour élever ce niveau de santé.
En Allemagne, au contraire, s'est développée une
pratique médicale effectivement consacrée à
l'amélioration de la santé publique. Frank et Daniel,
par exemple, proposèrent entre 1750 et 1770 un programme
allant dans ce sens ; ce fut ce que l'on appela pour la première
fois la police médicale d'un État. Le concept de Medizinischepolizei,
de police médicale, qui apparaît en 1764, implique
bien plus qu'un simple dénombrement de la mortalité
ou de la natalité.
Programmée en Allemagne au milieu du XVIIe siècle
et implantée à la fin de ce même siècle
et au début du suivant, la police médicale consistait
en :
- un système d'observation de la morbidité, beaucoup
plus complet que les simples tables de natalité et de mortalité,
à partir de l'information demandée aux hôpitaux
et aux médecins de différentes villes ou régions
et de l'enregistrement au niveau étatique des différents
phénomènes épidémiques et endémiques
observés ;
- il faut noter par ailleurs un aspect très important qui
est la normalisation de la pratique et du savoir médical.
Jusque-là, en matière de formation médicale
et d'attribution des diplômes, on laissait le pouvoir entre
les mains de l'Université et plus particulièrement
de la corporation médicale. A surgi alors l'idée d'une
normalisation de l'enseignement médical et plus précisément
d'un contrôle public des programmes d'enseignement et de l'attribution
des diplômes. La médecine et le médecin sont
donc le premier objet de la normalisation. Ce concept commence par
s'appliquer au médecin avant de s'appliquer au malade. Le
médecin fut le premier individu normalisé en Allemagne.
Ce mouvement qui s'étend à toute l'Europe doit être
étudié par quiconque s'intéresse à l'histoire
des sciences. En Allemagne, ce phénomène a touché
les médecins, mais, en France par exemple, la normalisation
des activités au niveau étatique concernait, au début,
l'industrie militaire, puisqu'on standardisa d'abord la production
des canons et des fusils, au milieu du XVIIIe siècle, afin
d'assurer l'utilisation de n'importe quel type de fusil par n'importe
quel soldat, la réparation de n'importe quel canon dans n'importe
quel atelier, etc. Après avoir standardisé les canons,
la France a procédé à la normalisation de ses
professeurs. Les premières écoles normales destinées
à offrir à tous les professeurs le même type
de formation et, par conséquent, le même niveau de
compétence, furent créées vers 1775 et s'institutionnalisèrent
en 1790-1791. La France normalisait ses canons et ses professeurs,
l'Allemagne normalisait ses médecins ;
- une organisation administrative pour contrôler l'activité
des médecins. En Prusse, comme dans les autres États
de l'Allemagne, au niveau du ministère ou de l'administration
centrale, on confiait à un bureau spécialisé
la tâche de réunir l'information que les médecins
transmettaient ; d'observer comment étaient réalisées
les enquêtes médicales ; de vérifier quels traitements
on administrait ; de décrire les réactions après
l'apparition d'une maladie épidémique, etc., et pour
finir, d'adresser des ordres en fonction de ces informations centralisées.
Tout cela supposait, bien sûr, une subordination de la pratique
médicale à un pouvoir administratif supérieur
; -la création de fonctionnaires médicaux, nommés
par le gouvernement, qui prenaient en charge la responsabilité
d'une région. Ils tirent leur puissance du pouvoir qu'ils
possèdent ou de l'exercice de l'autorité que leur
confère leur savoir.
Tel est le projet adopté par la Prusse au début du
XIXe siècle, sorte de pyramide allant du médecin de
district chargé d'une population de 6000 à 10000 habitants,
jusqu'aux responsables d'une région beaucoup plus importante
dont la population est comprise entre 35000 et 50000 habitants.
C'est à ce moment qu'apparaît le médecin comme
administrateur de santé.
L'organisation d'un savoir médical d'État, la normalisation
de la profession médicale, la subordination des médecins
à une administration générale et, pour finir,
l'intégration des différents médecins dans
une organisation médicale d'État produisent une série
de phénomènes entièrement nouveaux qui caractérisent
ce que l'on pourrait appeler une médecine d'État.
Cette médecine d'État, qui est apparue avec une certaine
précocité, puisqu'elle a existé avant la création
de la grande médecine scientifique de Morgagni et Bichat,
n'a pas eu pour objectif la formation d'une force de travail adaptée
aux nécessités des industries alors en développement.
Ce n'est pas le corps des travailleurs qui intéressait cette
administration publique de la santé, mais le corps des individus
eux-mêmes qui, par leur réunion, constituent l'État.
Il ne s'agit pas de la force de travail, mais de la force de l'État
face à ces conflits, sans doute économiques mais aussi
politiques, qui l'opposent à ses voisins. À cette
fin, la médecine doit perfectionner et développer
cette force étatique. Cette préoccupation de la médecine
d'État englobe une certaine solidarité économico-politique.
Il serait donc faux de la vouloir lier à l'intérêt
immédiat d'obtenir une force de travail disponible et vigoureuse.
L'exemple de l'Allemagne est également important parce qu'il
montre comment, de manière paradoxale, la médecine
moderne apparaît au moment culminant de l'étatisme.
Depuis l'introduction de ces projets, pour une grande partie à
la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, depuis
l'implantation de la médecine étatique en Allemagne,
aucun État n'a osé proposer une médecine aussi
clairement bureaucratisée, collectivisée et «étatisée».
En conséquence, il n'y a pas eu transformation progressive
d'une médecine de plus en plus étatisée et
socialisée ; bien différemment, la grande médecine
clinique du XIXe siècle a été immédiatement
précédée d'une médecine extrêmement
étatisée. Les autres systèmes de médecine
sociale aux XVIIIe et XIXe siècles sont des déclinaisons
atténuées de ce modèle profondément
étatique et administratif alors introduit en Allemagne.
C'est là une première série de phénomènes
à laquelle je souhaitais me référer. Elle n'a
pas attiré l'attention des historiens de la médecine,
mais elle fut analysée de très près par George
Rosen dans ses études sur les relations entre le caméralisme,
le mercantilisme et le concept de police médicale. Le même
auteur a publié en 1953, dans le Bulletin of History of Medicine,
un article consacré à ce problème et intitulé:
«Cameralism and the Concept of Medical Police» *. Il
l'étudia également plus tard dans son livre A History
of Public Health **,
* T. XXVII, 1953, pp. 21-42.
** New York, M.D. Publications, 1958.
MÉDECINE URBAINE
La deuxième forme du développement de la médecine
sociale est représentée par l'exemple de la France,
où est apparue, à la fin du XVIIIe siècle,
une médecine sociale reposant apparemment non pas sur la
structure étatique, comme en Allemagne, mais sur un phénomène
entièrement différent: l'urbanisation. En effet, la
médecine sociale s'est développée en France
avec l'expansion des structures urbaines.
Afin de savoir pourquoi et comment s'est produit un tel phénomène,
faisons un peu d'histoire. Il faut se représenter une grande
cité française entre 1750 et 1780 comme une multitude
confuse de territoires hétérogènes et de pouvoirs
rivaux. Paris, par exemple, ne formait pas une unité territoriale,
une région où s'exerçait un pouvoir unique,
mais se composait d'un ensemble de pouvoir seigneuriaux détenus
par les laïques, l'Église, les communautés religieuses
et les corporations, des pouvoirs avec une autonomie et une juridiction
propres. En outre, les représentants de l'État existaient
tout de même: les représentants du pouvoir royal, l'intendant
de police, les représentants du pouvoir parlementaire.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle s'est posé
le problème de l'unification du pouvoir urbain. On a senti
à ce moment la nécessité, au moins dans les
grandes agglomérations, d'unifier la cité, d'organiser
le corps urbain de manière cohérente et homogène,
de le régir par un pouvoir unique et bien réglementé.
A cet effet, différents facteurs entreront en jeu. En premier
lieu, indubitablement, il y a des raisons économiques. En
effet, à mesure que la cité se transforme en un important
centre de marché qui centralise les activités commerciales,
non seulement au niveau régional, mais aussi national, voire
international, la multiplicité des juridictions et des pouvoirs
devient plus intolérable pour l'industrie naissante. Le fait
que la cité ne fût pas seulement un lieu de marché
mais aussi un lieu de production a rendu obligatoire le recours
à des mécanismes de régulation homogènes
et cohérents.
La seconde raison fut politique. Le développement des villes,
l'apparition d'une population ouvrière et pauvre, qui se
transforma au cours du XIXe siècle en un prolétariat,
devaient accroître les tensions politiques à l'intérieur
des cités. La coexistence de différents petits groupes
-corporations, métiers, corps, etc. -qui s'opposaient les
uns aux autres, mais qui s'équilibraient et se neutralisaient,
commençait de se réduire à une sorte d'affrontement
entre riches et pauvres, plèbe et bourgeoisie, qui se traduisait
par des troubles et des insurrections urbaines plus fréquents
et chaque fois plus nombreux. Si ce que l'on appelle les révoltes
de subsistance -c'est-à-dire le fait qu'à un moment
de hausse des prix ou de baisse des salaires, les plus pauvres,
ne pouvant plus se nourrir, mettaient à sac les silos, les
marchés et les greniers -, n'était pas un phénomène
entièrement nouveau au XVIIIe siècle, elles devinrent
cependant de plus en plus violentes et conduisirent aux grands troubles
contemporains de la Révolution française.
En résumé, on peut affirmer que jusqu'au XVIIe siècle,
en Europe, la grande menace sociale venait des campagnes. Les paysans
pauvres, qui payaient toujours plus d'impôts, empoignaient
la faucille et partaient à l'assaut des châteaux ou
des villes. Les révoltes du XVIIe siècle furent des
révoltes paysannes, à la suite desquelles les cités
s'unifièrent. Au contraire, à la fin du XVIIIe siècle,
les révoltes paysannes commencèrent à disparaître
grâce à l'élévation du niveau de vie
des paysans, mais les conflits urbains devinrent plus fréquents
avec la formation d'une plèbe en voie de prolétarisation.
D'où la nécessité d'un vrai pouvoir politique
capable de traiter le problème de cette population urbaine.
C'est à cette époque que surgit et s'amplifia un
sentiment de peur, d'angoisse face à la ville. Par exemple,
Cabanis, le philosophe de la fin du XVIIIe siècle, disait
à propos de la ville que, chaque fois que les hommes se réunissent,
leurs moeurs s'altèrent: chaque fois qu'ils se rassemblent
dans des lieux fermés, leurs moeurs et leur santé
se dégradent. Naquit alors ce que l'on pourrait appeler une
peur urbaine, une peur de la ville, une angoisse face à la
cité, très caractéristique: peur des ateliers
et des fabriques qui se construisaient, de l'entassement de la population,
de l'excessive hauteur des édifices, des épidémies
urbaines, des rumeurs qui envahissaient la ville ; peur des cloaques,
des carrières sur lesquelles on construisait les maisons
qui menaçaient à tout moment de s'effondrer.
La vie des grandes cités du XVIIIe siècle, et tout
particulièrement Paris, suscitait une série de paniques.
À ce propos, on peut citer l'exemple du cimetière
des Innocents, dans le centre de Paris, où l'on jetait, les
uns sur les autres, les cadavres de ceux dont les ressources ou
la catégorie sociale ne suffisaient pas pour acheter ou mériter
une sépulture individuelle. La panique urbaine est caractéristique
de la préoccupation, de l'inquiétude politico-sanitaire
qui apparaît à mesure que se développe l'engrenage
urbain. Pour dominer ces phénomènes médicaux
et politiques qui causaient une inquiétude si intense à
la population des villes, il fallait prendre des mesures.
A ce moment intervient un nouveau mécanisme que l'on pouvait
prévoir mais qui n'entre pas dans le schéma habituel
des historiens de la médecine. Quelle fut la réaction
de la classe bourgeoise qui, sans exercer le pouvoir, détenu
par les autorités traditionnelles, le revendiquait ? On a
eu recours à un modèle d'intervention bien connu mais
rarement utilisé: le modèle de la quarantaine.
Depuis la fin du Moyen Âge, il existait, non seulement en
France mais dans tous les pays européens, ce que l'on appellerait
aujourd'hui un «plan d'urgence». Il devait être
appliqué lorsque la peste ou une maladie épidémique
grave apparaissait dans une ville. Ce plan d'urgence comprenait
les mesures suivantes:
1) Toutes les personnes devaient rester chez elles pour être
localisées en un lieu unique. Chaque famille dans son foyer
et, si possible, chaque personne dans sa propre chambre. Personne
ne devait bouger.
2) La ville devait être divisée en quartiers placés
sous la responsabilité d'une personne spécialement
désignée. De ce chef de district dépendaient
les inspecteurs qui devaient parcourir les tues pendant le jour
ou guetter à leurs extrémités pour vérifier
que personne ne sortait de son habitation. Il s'agissait donc d'un
système de surveillance généralisé qui
compartimentait et contrôlait la ville.
3) Ces surveillants de rue ou de quartier devaient présenter
tous les jours au maire de la ville un rapport détaillé
sur tout ce qu'ils avaient observé. On utilisait ainsi non
seulement un système de surveillance généralisé,
mais aussi un système d'information centralisé.
4) Les inspecteurs devaient passer chaque jour en revue toutes
les habitations de la ville. Dans toutes les tues par où
ils passaient, ils demandaient à chaque habitant de se présenter
à la fenêtre afin de vérifier s'il vivait encore
et de le noter ensuite sur le registre. Le fait qu'une personne
n'apparaisse pas à la fenêtre signifiait qu'elle était
malade, qu'elle avait contracté la peste et qu'en conséquence
il fallait la transporter dans une infirmerie spéciale, hors
de la ville. Il s'agissait donc d'une mise à jour exhaustive
du nombre des vivants et des morts.
5) On procédait à la désinfection, maison
par maison, à l'aide de parfums et d'encens.
Le plan de la quarantaine a représenté l'idéal
politico-médical d'une bonne organisation sanitaire des villes
du XVIIIe siècle. Il y eut fondamentalement deux grands modèles
d'organisation médicale dans l'histoire occidentale: l'un
qui a été suscité par la lèpre, l'autre
par la peste.
Au Moyen Âge, lorsqu'on découvrait un cas de lèpre,
il était immédiatement expulsé de l'espace
commun, de la cité, exilé dans un lieu obscur où
sa maladie se mêlait aux autres. Le mécanisme de l'expulsion
était celui de la purification du milieu urbain. Médicaliser
un individu signifiait alors le séparer et, de cette manière,
purifier les autres. C'était une médecine d'exclusion.
Au début du XVIIe siècle, même l'internement
des déments, des êtres difformes, etc., obéissait
encore à ce concept.
Par contre, il a existé un autre grand système politico-médical
qui fut établi non pas contre la lèpre mais contre
la peste. Dans ce cas, la médecine n'excluait ni n'expulsait
le malade dans une région lugubre et pleine de confusion.
Le pouvoir politique de la médecine consistait à répartir
les individus les uns à côté des autres, à
les isoler, à les individualiser, à les surveiller
un à un, à contrôler leur état de santé,
à vérifier s'ils vivaient encore ou s'ils étaient
morts et à maintenir ainsi la société en un
espace compartimenté, constamment surveillé et contrôlé
par un registre, le plus complet possible, de tous les événements
survenus.
Il y eut donc un schéma médical de réaction
contre la lèpre: celui de l'exclusion, de type religieux,
celui de la purification de la ville. Il y eut aussi celui que suscita
la peste, lequel ne pratiquait pas l'internement et le regroupement
hors du centre urbain, mais qui recourait au contraire à
l'analyse minutieuse de la cité, à l'enregistrement
permanent. Le modèle militaire a donc été substitué
au modèle religieux. C'est, au fond, la révision militaire
et non la purification religieuse qui a essentiellement servi de
modèle à cette organisation politico-médicale.
La médecine urbaine, avec ses méthodes de surveillance,
d'hospitalisation, etc., ne fut pas autre chose qu'une amélioration,
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, du schéma
politico-médical de la quarantaine apparu à la fin
du Moyen Âge, au XVIe et au XVIIe siècle. L'hygiène
publique fut une déclinaison raffinée de la quarantaine.
De ce moment datent les débuts de la grande médecine
urbaine qui apparaît dans la seconde moitié du XVIIIe
siècle et se développe surtout en France.
Les objectifs principaux de la médecine urbaine sont les
suivants :
1) Étudier les lieux d'accumulation et d'amoncellement dans
l'espace urbain des déchets qui pouvaient provoquer des maladies ;
les lieux qui généraient et diffusaient des phénomènes
épidémiques ou endémiques. Il s'agissait principalement
des cimetières. C'est ainsi qu'apparurent entre 1740 et 1750
des protestations à l'encontre des cimetières. Les
premiers grands déplacements vers la périphérie
de la ville débutèrent aux alentours de 1750. C'est
à cette époque qu'apparaît le cimetière
individualisé, c'est-à-dire le cercueil individuel,
la sépulture réservée aux membres de la famille,
où l'on inscrit le nom de chacun de ses membres.
On pense fréquemment que, dans la société
moderne, le culte des morts nous vient du christianisme. Je ne partage
pas cette opinion. Il n'y a rien dans la théologie chrétienne
qui incite à croire dans le respect du cadavre proprement
dit. Le Dieu chrétien tout-puissant peut ressusciter les
morts quand bien même ils ont été mêlés
dans l'ossuaire.
L'individualisation du cadavre, du cercueil et de la tombe est
apparue à la fin du XVIIIe siècle pour des raisons
non pas théologico-religieuses de respect du cadavre, mais
pour des motifs politico-sanitaires de respect des vivants. Pour
protéger les vivants de l'influence néfaste des morts,
il faut que ces derniers soient aussi bien répertoriés
-et mieux encore si cela est possible - que les premiers.
C'est ainsi qu'apparut à la périphérie des
villes, à la fin du XVIIIe siècle, une véritable
armée de morts aussi parfaitement alignés qu'une troupe
que l'on passe en revue. Il était donc nécessaire
de contrôler, d'analyser et de réduire cette menace
permanente que représentaient les morts. Aussi les transportait-on
à la campagne, les plaçait-on les uns à côté
des autres, dans les grandes plaines qui entouraient les villes.
Ce n'était pas une idée chrétienne, mais médicale
et politique. La meilleure preuve en est que lorsqu'on imagina,
à Paris, le déplacement du cimetière des Innocents,
on eut recours à Fourcroy, l'un des plus grands chimistes
de la fin du XVIIIe siècle, pour savoir comment combattre
l'influence de ce cimetière. C'est lui qui demanda le déplacement
du cimetière, c'est lui qui, en étudiant les relations
entre l'organisme vivant et l'air ambiant, se chargea de cette première
police médicale et urbaine sanctionnée par l'exil
des cimetières.
Un autre exemple est fourni par le cas des abattoirs, également
situés au centre de Paris, à propos desquels on a
décidé, après avoir consulté l'Académie
des sciences, de les installer aux alentours de la ville, à
l'ouest, à la Villette.
Le premier objectif de la médecine consistait donc à
analyser les zones d'entassement, de désordre et de dangers
à l'intérieur de l'enceinte urbaine.
2) La médecine urbaine eut un nouvel objectif: le contrôle
de la circulation. Non pas la circulation des individus, mais des
choses et des éléments, principalement de l'eau et
de l'air.
C'était une vieille croyance du XVIIIe siècle que
l'air avait une influence directe sur l'organisme parce qu'il transportait
des miasmes ou parce que l'excès de sa fraîcheur ou
de sa chaleur, sa sécheresse ou son humidité se transmettait
à l'organisme, et, pour finir, que l'air exerçait
par une action mécanique une pression directe sur le corps.
L'air était considéré comme l'un des grands
facteurs pathogènes.
Mais comment maintenir dans une ville les qualités de l'air
et obtenir un air sain quand celui-ci est bloqué et qu'il
ne peut circuler entre les murs, les maisons, les enceintes, etc. ?
Apparaît alors la nécessité d'ouvrir grandes
les avenues de l'espace urbain pour préserver la santé
de la population. Aussi a-t-on sollicité l'opinion de commissions
de l'Académie des sciences, de médecins, de chimistes,
etc., afin de rechercher les meilleures méthodes de ventilation
des cités. L'un des cas les plus connus fut la destruction
des villes. Du fait de l'agglomération des populations et
du prix du terrain pendant le Moyen Âge, mais aussi pendant
les XVIIe et XVIIIe siècles, quelques maisons furent construites
sur les pentes. On a alors considéré que ces maisons
empêchaient la circulation de l'air par-dessus les rivières
et qu'elles retenaient l'air humide sur les berges: elles furent
systématiquement démolies. On parvint également
à calculer le nombre des morts évités grâce
à la destruction de trois maisons construites sur le Pont-Neuf:
quatre cents personnes par an, vingt mille en cinquante ans, etc.
On organisa ainsi des couloirs d'aération, des courants
d'air, de même qu'on l'avait fait avec l'eau. À Paris,
en 1767, l'architecte Moreau eut l'idée précoce d'organiser
les rives et les îles de la Seine de telle manière
que le simple courant du fleuve lave la ville de ses miasmes.
Ainsi donc, le second objectif de la médecine urbaine est
le contrôle et l'établissement d'une bonne circulation
de l'eau et de l'air.
3) Une autre grande finalité de la médecine urbaine
a été l'organisation de ce que l'on pourrait appeler
les distributions et les séquences. Où placer les
différents éléments nécessaires à
la vie commune de la cité ? Le problème s'est posé
de la position respective des fontaines et des égouts, des
pompes et des lavoirs fluviaux. Comment éviter l'infiltration
des eaux sales dans les fontaines d'eau potable ? Comment éviter
que l'approvisionnement en eau potable de la population se mêle
aux eaux usées des lavoirs environnants ?
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on considérait
que cette organisation était la cause des principales maladies
épidémiques urbaines. Cela donna naissance à
l'élaboration du premier plan hydrographique de Paris, en
1742. Ce fut la première recherche sur les lieux où
l'on pouvait extraire de l'eau non contaminée par les égouts
et sur une politique de la vie fluviale. Lorsque a éclaté
la Révolution française, en 1789, la ville de Paris
était déjà minutieusement étudiée
par une police médicale urbaine qui avait établi des
directives en vue de réaliser une véritable organisation
sanitaire de la ville.
Cependant, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, il n'y
a pas eu de conflit entre la médecine et les autres formes
de pouvoir comme, par exemple, la propriété privée.
La politique autoritaire à propos de la propriété
privée, de l'habitation privée n'a pas été
ébauchée avant le XVIIIe siècle, excepté
pour l'un de ses aspects : les souterrains. Les souterrains qui
appartiennent au propriétaire de la maison restent assujettis
à certaines règles quant à leur utilisation
et à la construction de galeries.
C'est là le problème de la propriété
du sous-sol qui s'est posé au XVIIIe siècle avec l'apparition
de la technologie minière. À partir du moment où
l'on a su creuser des mines profondes, le problème de leur
propriété est apparu. Au milieu du XVIIIe siècle,
on a élaboré une législation autoritaire concernant
le sous-sol qui disposait que seuls l'État et le roi étaient
propriétaires du sous-sol, et non pas le maître du
sol. De cette manière, le sous-sol de Paris fut contrôlé
par les autorités, tandis que la surface, au moins pour ce
qui concerne la propriété privée, ne l'était
pas. Les espaces publics, comme les lieux de circulation, les cimetières,
les ossuaires et les abattoirs furent contrôlés dès
le XVIIIe siècle, ce qui ne fut pas le cas de la propriété
privée avant le XIXe siècle.
La médicalisation de la cité au XVIIIe siècle
est importante pour plusieurs raisons :
1) Par le truchement de la médecine sociale urbaine, la
profession médicale est entrée directement en contact
avec d'autres sciences voisines, principalement la chimie. Depuis
cette époque de confusion pendant laquelle Paracelse et Vahelmont
tentèrent d'établir les relations entre la médecine
et la chimie, on n'avait rien appris de plus à ce sujet.
Ce fut précisément l'analyse de l'eau, des courants
d'air, des conditions de vie et de la respiration qui mit en contact
la médecine et la chimie. Fourcroy et Lavoisier se sont intéressés
au problème de l'organisme à partir du contrôle
de l'air urbain.
L'introduction de la pratique médicale dans un corpus de
science physico-chimique se fit à travers l'urbanisation.
L'on n'est pas passé à une médecine scientifique
à partir de la médecine privée, individualisée,
ni à partir d'un plus grand intérêt pour l'individu.
L'introduction de la médecine dans le fonctionnement général
du discours et du savoir scientifique se fit à travers la
socialisation de la médecine, l'établissement d'une
médecine collective, sociale, urbaine. C'est à tout
cela que l'on mesure l'importance de la médecine urbaine.
2) La médecine urbaine n'est pas réellement une médecine
de l'homme, du corps et de l'organisme, mais une médecine
des choses: de l'air, de l'eau, des décompositions, des fermentations ;
c'est une médecine des conditions de vie du milieu d'existence.
Cette médecine des choses esquissait déjà,
sans toutefois que le terme apparaisse, le concept de milieu ambiant
que les naturalistes de la fin du XVIIIe siècle, comme Cuvier,
devaient développer. La relation entre l'organisme et le
milieu s'est établie simultanément dans l'ordre des
sciences naturelles et de la médecine par l'intermédiaire
de la médecine urbaine. L'on n'est pas passé de l'analyse
de l'organisme à l'analyse du milieu ambiant. La médecine
est passée de l'analyse du milieu à celle des effets
du milieu sur l'organisme et, finalement, à l'analyse de
l'organisme lui-même. L'organisation de la médecine
urbaine fut importante pour la constitution de la médecine
scientifique.
3) Avec la médecine urbaine apparaît peu avant la
Révolution française - qui aura une importance considérable
pour la médecine sociale -la notion de salubrité.
L'une des décisions prises par l'Assemblée constituante
entre 1790 et 1791 fut, par exemple, la création de comités
de salubrité dans les départements et les principales
villes.
Il faut signaler que la salubrité ne signifie pas la même
chose que la santé, mais se réfère à
l'état du milieu ambiant et à ses éléments
constitutifs qui permettent précisément d'améliorer
la santé. La salubrité est la base matérielle
et sociale capable d'assurer la meilleure santé possible
aux individus. Lié à cela apparaît le concept
d'hygiène publique comme technique de contrôle et de
modification des éléments du milieu qui peuvent favoriser
cette santé ou, au contraire, lui nuire.
Salubrité et insalubrité désignent l'état
des choses et du milieu en tant qu'ils affectent la santé:
l'hygiène publique est le contrôle politico-scientifique
de ce milieu.
Le concept de salubrité apparaît donc au début
de la Révolution française ; celui d'hygiène
publique devait être dans la France du XIXe siècle
le concept qui allait rassembler l'essentiel de la médecine
sociale. L'une des grandes revues médicales de cette époque,
les Annales d'hygiène publique et de médecine légale,
qui commence à paraître en 1829, sera ainsi le porte-voix
de la médecine sociale française.
Cette médecine restait très éloignée
de la médecine d'État telle qu'on pouvait la rencontrer
en Allemagne, mais elle était beaucoup plus proche des petites
communautés comme les villes et les quartiers. En même
temps, elle ne pouvait compter sur aucun instrument spécifique
de pouvoir. Le problème de la propriété privée,
principe sacré, empêcha que cette médecine fût
dotée d'un pouvoir fort. Mais, si la Staatsmedizin allemande
la surpasse par le pouvoir dont elle dispose, il ne fait pas de
doute que son acuité d'observation et sa scientificité
sont supérieures.
Une grande partie de la médecine scientifique du XIXe siècle
trouve son origine dans l'expérience de cette médecine
urbaine qui s'est développée à la fin du XVIIIe
siècle.
MÉDECINE DE LA FORCE DE TRAVAIL
La troisième direction de la médecine sociale peut
être examinée à travers l'exemple anglais. La
médecine des pauvres, de la force du travail ou de l'ouvrier
n'a pas été le premier objectif de la médecine
sociale, mais le dernier. En premier lieu, l'État, puis la
cité, enfin les pauvres et les travailleurs ont été
l'objet de la médicalisation.
Ce qui caractérise la médecine urbaine française,
c'est le respect de la sphère privée et de la règle
de n'avoir pas à considérer le pauvre, la plèbe
ou le peuple comme un élément menaçant de la
santé publique. À ce titre, le pauvre, l'ouvrier n'ont
pas été pensés de la même manière
que les cimetières, les ossuaires, les abattoirs, etc.
Pourquoi, au cours du XVIIIe siècle, ne s'est pas posé
le problème des pauvres comme source d'un danger médical ?
Les raisons sont nombreuses. L'une est d'ordre quantitatif: le nombre
des pauvres n'était pas assez important dans les villes pour
que la pauvreté représente un danger réel.
Mais il y eut une raison plus importante: le pauvre était,
à l'intérieur de la cité, une condition de
l'activité urbaine. Les pauvres d'une ville accomplissaient
en effet un certain nombre de tâches: ils distribuaient le
courrier, ramassaient les ordures, enlevaient les meubles, les vêtements
usés, les vieux chiffons, qu'ensuite ils redistribuaient
ou revendaient, etc. Ils faisaient ainsi partie de la vie urbaine.
À cette époque, les maisons n'avaient pas de numéros
et il n'y avait pas non plus de service postal ; personne ne connaissait
mieux que les pauvres la ville et touS ses recoins ; ils accomplissaient
une série de fonctions urbaines fondamentales comme le transport
de l'eau ou l'élimination des déchets.
Dans la mesure où ils faisaient partie du système
urbain, comme les égouts ou les canalisations, les pauvres
remplissaient une fonction indiscutable et ne pouvaient être
considérés comme un danger. Au niveau auquel ils se
situaient, ils étaient plutôt utiles. À partir
du deuxième tiers du XIXe siècle, le problème
de la pauvreté se pose en terme de menace, de danger. Les
raisons sont diverses:
1) Des raisons politiques, d'abord: pendant la Révolution
française et en Angleterre pendant les grandes agitations
sociales du début du XIXe siècle, la population nécessiteuse
se transforme en une force politique capable de se soulever ou pour
le moins de participer à des révoltes.
2) Au XIXe siècle, on trouva un moyen qui se substituait
en partie aux services offerts par la plèbe, comme l'établissement,
par exemple, d'un système postal et d'un système de
transport. Ces réformes sont à l'origine d'une vague
de troubles populaires déclenchés pour s'opposer à
ces systèmes qui privaient les plus démunis de pain
et de la possibilité même de vivre.
3) Avec l'épidémie de choléra de 1832, qui
commence à Paris pour se répandre ensuite dans toute
l'Europe, se cristallisèrent un ensemble de peurs politiques
et sanitaires suscitées par la population prolétaire
ou plébéienne.
A partir de cette époque, on décida de diviser l'espace
urbain en secteur riches et en secteurs pauvres. On considéra
alors que la cohabitation entre pauvres et riches dans un milieu
urbain indifférencié constituait un danger sanitaire
et politique pour la cité. C'est de ce moment que date l'établissement
de quartiers pauvres et de quartiers riches. Le pouvoir politique
commença alors à intervenir dans le droit de la propriété
et de l'habitation privée. Ce fut le moment du grand réaménagement,
sous le second Empire, de la zone urbaine de Paris.
Telles sont les raisons pour lesquelles, jusqu'au XIXe siècle,
la population urbaine ne fut pas considérée comme
un danger médical.
En Angleterre -où l'on faisait l'expérience du développement
industriel et où, par conséquent, la formation d'un
prolétariat était plus important et plus rapide -apparaît
une nouvelle forme de médecine sociale. Cela ne signifie
pas qu'il n'y ait pas eu par ailleurs des projets de médecine
d'État de type allemand. Chadwick, par exemple, vers 1840,
s'inspira en grande partie des méthodes allemandes pour élaborer
ses projets. En outre, Rumsay écrivit en 1846 un ouvrage
intitulé Health and Sickness of Town Populations * qui reflète
le contenu de la médecine urbaine française.
* Londres, William Ridgway, 1846.
C'est essentiellement la «loi des pauvres» qui fait
de la médecine anglaise une médecine sociale dans
la mesure où les dispositions de cette loi impliquaient un
contrôle médical des nécessiteux. À partir
du moment où le pauvre bénéficie du système
d'assistance, il devient obligatoire de le soumettre à divers
contrôles médicaux.
Avec la loi des pauvres apparaît de manière ambiguë
un important facteur dans l'histoire de la médecine sociale:
l'idée d'une assistance fiscalisée, d'une intervention
médicale qui constituât un moyen d'aider les plus pauvres
à satisfaire les besoins de santé que la pauvreté
leur interdisait d'espérer. En même temps, cela permit
de maintenir un contrôle par lequel les classes riches, ou
leurs représentants au gouvernement, garantissaient la santé
des classes nécessiteuses et, par conséquent, la protection
de la population privilégiée. Ainsi s'est établi
un cordon sanitaire autoritaire à l'intérieur des
cités, entre riches et pauvres: à cette fin, on leur
offrit la possibilité de recevoir des soins gratuits ou à
moindre coût. Ainsi, les riches se libéraient du risque
d'être victimes de phénomènes épidémiques
issus de la classe défavorisée.
Dans la législation médicale, on voit clairement
la transposition du grand problème de la bourgeoisie de l'époque:
à quel prix ? À quelles conditions ? Comment garantir
sa sécurité politique ? La législation médicale
contenue dans la loi des pauvres correspondait à ce processus.
Mais cette loi -et l'assistance protection, comme l'assistance contrôle
qu'elle impliquait - ne fut que le premier élément
d'un système complexe dont les autres éléments
apparurent plus tard, aux environs de 1870, avec les grands fondateurs
de la médecine sociale anglaise, principalement John Simon,
qui complétèrent la législation médicale
par un service autoritaire organisant non pas les soins médicaux,
mais un contrôle médical de la population. Il s'agit
des systèmes du Health Service, du Health Office, qui apparurent
en Angleterre en 1875 et dont on estimait, vers la fin du XIXe siècle,
qu'ils avaient atteint le nombre de mille. Leurs fonctions étaient
les suivantes:
- contrôle de la vaccination pour obliger les différents
éléments de la population à s'immuniser ;
- organisation du registre des épidémies et des maladies
capables de se transformer en épidémie, rendant obligatoire
la déclaration de maladies dangereuses ;
- localisation des lieux insalubres et, si besoin, destruction
de ces foyers d'insalubrité.
Le Health Service se situait dans le prolongement de la loi des
pauvres. Tandis que cette loi comprenait un service médical
destiné aux pauvres proprement dit, le Health Service se
caractérisait par la protection de toute la population sans
distinction et par le fait qu'il se composait de médecins
offrant des soins non individualisés, mais qui concernaient
la population tout entière, les moyens préventifs
à prendre et, de même que la médecine urbaine
française, les objets, les lieux, le milieu social, etc.
Cependant, l'analyse du fonctionnement du Health Service montre
qu'il s'agissait d'un moyen de compléter au niveau collectif
les mêmes contrôles garantis par la loi des pauvres.
L'intervention dans les lieux insalubres, la vérification
des vaccinations, les registres des maladies avaient en réalité
pour objectif de contrôler les classes sociales nécessiteuses.
C'est précisément pour ces raisons que le contrôle
médical anglais, assuré par les Health Offices, a
provoqué, dans la seconde moitié du XIXe siècle,
de violents phénomènes de réactions et de résistances
populaires, de petites insurrections antimédicales. Ces cas
de résistance médicale ont été signalés
par Macleod dans une série d'articles publiés par
la revue Public Law *, en 1967. Je crois qu'il serait intéressant
d'analyser, non seulement en Angleterre, mais dans divers pays du
monde, comment cette médecine, organisée sous la forme
d'un contrôle de la population nécessiteuse, a pu susciter
de telles réactions. Par exemple, il est curieux d'observer
que les groupes religieux dissidents, si nombreux dans les pays
anglo-saxons de religion protestante, avaient pour but principal
au cours des XVIIe et XVIIIe siècles de lutter contre la
religion d'État et l'intervention de l'État en matière
religieuse. Par contre, ceux qui réapparurent au cours du
XIXe siècle avaient pour finalité de combattre la
médicalisation, de revendiquer le droit à la vie,
le droit de tomber malade, de se soigner et de mourir, selon le
désir propre. Ce désir d'échapper à
la médicalisation autoritaire fut l'une des caractéristiques
de ces multiples groupes apparemment religieux, à l'intense
activité, à la fin du XIXe siècle, mais aujourd'hui
encore.
* Macleod (R.M.), «Law, Medicine and Public Opinion. The Resistance
to Compulsory Health Legislation. 1870-1907», in Public Law.
The Constitutional and Administrative Law of the Commonwealth, Londres,
no 2, été 1967, 1re partie, pp. 107-128 ; no 3, automne
1967, 2e partie, pp. 189-211.
Dans les pays catholiques, la situation était différente.
Quelle signification peut avoir le pèlerinage à Lourdes,
depuis la fin du XIXe siècle jusqu'à nos jours, pour
les millions de pèlerins pauvres qui arrivent là chaque
année, sinon celle d'être une sorte de résistance
confuse à la médicalisation autoritaire de leurs corps
et de leurs maladies ?
Plutôt que de voir dans ces pratiques religieuses un résidu
actuel de croyances archaïques, ne faut-il pas y voir la forme
contemporaine d'une lutte politique contre la médicalisation
politiquement autoritaire, la socialisation de la médecine,
le contrôle médical qui pèse principalement
sur la population pauvre ? La vigueur de ces pratiques encore actuelles
réside dans le fait qu'elles constituent une réaction
contre cette médecine des pauvres, au service d'une classe,
dont la médecine sociale anglaise est un exemple.
De manière générale, on peut affirmer que,
à la différence de la médecine d'État
allemande du XVIIIe siècle, apparaît au XIXe siècle,
et surtout en Angleterre, une médecine qui consistait principalement
en un contrôle de la santé et du corps des classes
nécessiteuses, pour qu'elles soient plus aptes au travail
et moins dangereuses pour les classes riches.
Cette voie anglaise de la médecine aura un avenir, contrairement
à la médecine urbaine et surtout à la médecine
d'État. Le système anglais de Simon et de ses successeurs
a permis, d'un côté. d'établir trois choses:
l'assistance médicale du pauvre, le contrôle de la
santé de la force de travail et l'enquête générale
de salubrité publique, protégeant ainsi les classes
riches des plus grands dangers. Par ailleurs -et en cela réside
son originalité -, il a permis la réalisation de trois
systèmes médicaux superposés et coexistants:
une médecine d'assistance destinée aux plus pauvres ;
une médecine administrative chargée des problèmes
généraux comme la vaccination, les épidémies,
etc. ; une médecine privée dont bénéficiaient
ceux qui pouvaient se l'offrir.
Alors que le système allemand de médecine d'État
était onéreux, alors que la médecine urbaine
française était un projet général de
contrôle sans un instrument précis de pouvoir, le système
anglais rendit possible l'organisation d'une médecine aux
aspects et aux formes de pouvoir différents, selon qu'il
sera question d'une médecine d'assistance, administrative
ou privée, et la mise en place de secteurs bien délimités
qui permirent, au cours des dernières années du XIXe
siècle et pendant la première moitié du XXe
siècle, l'existence d'une enquête médicale plutôt
complète. Avec le plan Beveridge et les systèmes médicaux
des pays les plus riches et les plus industrialisés d'aujourd'hui,
il s'agit toujours de faire fonctionner ces trois secteurs de la
médecine, quoiqu'ils soient articulés entre eux de
manière différente.
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