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«Crisis
de un modelo en la medicina ?» («Crise de la médecine ou crise de l'antimédecine
?», trad. D. Reynié),
Revista centroamericana de Ciencas de la Salud, n° 3, janvier-avril
1976, pp. 197-209.
(Première conférence sur l'histoire de la médecine,
Institut de médecine sociale, université d'État de
Rio de Janeiro, Centro biomedico, octobre 1974.)
Michel Foucault Dits Ecrits III texte n°170
Comme point de départ de cette conférence, je voudrais
me référer à une question que l'on commence
à discuter dans le monde entier : doit-on parler d'une crise
de la médecine ou d'une crise de l'antimédecine ?
J'évoquerai à ce sujet le livre d'Ivan Illich Medical
Nemesis, The Expropriation of Health **, lequel, compte tenu du
large écho qu'il a rencontré et qu'il continuera de
rencontrer dans les mois prochains, signale à l'opinion publique
mondiale le problème du fonctionnement actuel des institutions
du savoir et du pouvoir médical.
* Ces recherches ont été effectivement menées,
notamment avec F. Béguin, P. Cabat et le Cerfi.
** Londres, Calder and Boyars, 1975 (Nemesis médicale :
l'expropriation de la santé, Paris, Éd. du Seuil,
1975),
Mais, pour analyser ce phénomène, je partirai d'une
période plus ancienne, à savoir les années
1940-1945 ; plus exactement 1942, lorsque fut élaboré
le plan Beveridge, qui, en Grande-Bretagne mais aussi dans de nombreux
pays, a servi de modèle pour l'organisation de la santé
aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale.
La date de ce plan recèle une valeur symbolique. En 1942
- au coeur de cette guerre mondiale qui tua quarante millions de
personnes - s'est consolidé non pas le droit à la vie,
mais un droit différent, plus important et plus complexe,
qui est le droit à la santé. À un moment où
la guerre causait de grandes destructions, une société
prenait en charge la tâche explicite de garantir à
ses membres non seulement la vie, mais aussi la vie en bonne santé.
En dehors de cette valeur symbolique, la date revêt beaucoup
d'importance, pour diverses raisons :
1) Le plan Beveridge indique que l'État prend en charge
la santé. On pourrait dire que cela n'est pas nouveau, puisque,
depuis le XVIIIe siècle, l'une des fonctions de l'État
qui n'est pas fondamentale mais qui n'en demeure pas moins importante,
est de garantir la santé physique de ses citoyens. Je crois
cependant que, jusqu'au milieu du XXe siècle, la garantie
de la santé signifiait essentiellement pour l'État
la préservation de la force physique nationale, de sa force
de travail, de sa capacité de production, de sa puissance
militaire. Jusqu'alors, la médecine d'État avait principalement
des finalités sinon raciales, du moins nationalistes. Avec
le plan Beveridge, la santé se transforme en un objet de
préoccupation pour les États, non pas pour eux-mêmes,
mais pour les individus. Le droit de l'homme à maintenir
son corps en bonne santé devient ainsi objet de l'action
étatique. En conséquence, les termes du problème
s'inversent : le concept de l'État au service de l'individu
en bonne santé se substitue au concept de l'individu en bonne
santé au service de l'État.
2) Il ne s'agit pas seulement d'une inversion dans le droit, mais
aussi de ce que l'on pourrait appeler une morale du corps. Au XIXe
siècle paraît dans tous les pays du monde une importante
littérature sur la santé, sur l'obligation pour les
individus d'assurer leur santé, celle de leur famille, etc.
Le concept de propreté, d'hygiène occupe alors une
place centrale dans toutes ces exhortations morales à la
santé. De très nombreuses publications insistent sur
la propreté comme réquisit indispensable à
une bonne santé qui permettra elle-même de travailler
afin que les enfants survivent et assurent à leur tour le
travail social et la production. La propreté est l'obligation
de garantir une bonne santé à l'individu et à
ceux qui l'entourent. À partir de la seconde moitié
du XXe siècle apparaît un autre concept. On ne parle
plus alors de l'obligation de la propreté et de l'hygiène
afin de jouir d'une bonne santé, mais du droit à être
malade quand on le veut et quand il le faut. Le droit d'interrompre
le travail commence à prendre corps et devient plus important
que l'ancienne obligation de la propreté qui caractérisait
la relation morale des individus avec leur corps.
3) Avec le plan Beveridge, la santé entre dans le champ
de la macro-économie. Les dépenses dues à la
santé, à l'interruption du travail et à la
nécessité de couvrir ces risques cessent d'être
des problèmes que l'on pouvait résoudre simplement
en recourant aux pensions ou aux assurances plus ou moins privées.
Dès lors, la santé -ou le défaut de santé
-, l'ensemble des conditions qui permettent d'assurer la santé
des individus devient une source de dépenses qui, par son
importance, se trouve placée au niveau des grands postes
budgétaires de l'État, quel que soit le système
de financement. Dès lors, la santé commence à
être intégrée dans les calculs macroéconomiques.
Par le truchement de la santé, des maladies et de la manière
d'assurer les nécessités de la santé, il s'agit
de procéder à une certaine redistribution économique.
L'une des fonctions de la politique budgétaire de la plupart
des pays depuis les débuts de ce siècle a été
d'assurer, au moyen du système des impôts, une certaine
égalisation des revenus, sinon des biens. Cette redistribution
ne dépendait cependant pas de l'impôt, mais du système
de régulation et de la couverture économique de la
santé et des maladies. En garantissant pour tous les mêmes
possibilités de recevoir un traitement et de se soigner,
on a voulu corriger en partie l'inégalité des revenus.
La santé, la maladie et le corps commencent à avoir
leurs bases de socialisation. En même temps, ils se convertissent
en un instrument de la socialisation des individus.
4) La santé devient l'objet d'une véritable lutte
politique. À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale
et de l'élection triomphale des travaillistes anglais en
1945, il n'y a pas un parti politique ni une campagne électorale,
dans n'importe quel pays développé, qui ne posent
le problème de la santé et de la possibilité
pour l'État de garantir et de financer ce type de dépense.
Les élections britanniques de 1945 comme les élections
sociales françaises de 1947, qui ont vu la victoire de la
Confédération générale du travail, marquent
l'importance de la lutte politique pour la santé.
Si on prend comme point de référence symbolique le
plan Beveridge, on observe, au cours de la décennie 1940-1950,
la formulation d'un nouveau droit, d'une nouvelle morale, d'une
nouvelle économie, d'une nouvelle politique du corps. Les
historiens nous ont habitués à relater avec beaucoup
d'attention et de méticulosité ce que les hommes disent
et pensent, le développement historique de leurs représentations
et de leurs théories, l'histoire de l'esprit humain. Cependant,
il est curieux de constater qu'ils ont toujours oublié le
chapitre fondamental concernant l'histoire du corps humain. À
mon avis, pour l'histoire du corps humain dans le monde occidental
moderne, il faudrait sélectionner ces années 19401950
comme une période de référence qui marque la
naissance de ce nouveau droit, de cette nouvelle morale, de cette
nouvelle politique et de cette nouvelle économie du corps.
Depuis lors, le corps de l'individu est devenu l'un des principaux
objectifs de l'intervention étatique, l'un des grands objets
que l'État lui-même doit prendre en charge.
Sur un ton humoristique, nous pourrions faire une comparaison historique.
Quand l'Empire romain se cristallisa à l'époque de
Constantin, l'État, pour la première fois dans l'histoire
du monde méditerranéen, s'attribua la tâche
de prendre soin des âmes. L'État chrétien ne
devait pas seulement accomplir les fonctions traditionnelles de
l'Empire, mais permettre aussi aux âmes d'obtenir le salut
en les y obligeant si nécessaire. Ainsi, l'âme est
devenue l'un des objectifs de l'intervention étatique. Toutes
les grandes théocraties, depuis Constantin jusqu'aux théocraties
mixtes du XVIIIe siècle européen, furent des régimes
politiques pour lesquels le salut des âmes constituait l'un
des principaux objectifs.
On pourrait dire qu'a surgi dans l'actualité ce qui en réalité
se préparait depuis le XVIIIe siècle, c'est-à-dire
non pas une théocratie, mais une «somatocratie».
Nous vivons sous un régime pour lequel l'une des finalités
de l'intervention étatique est le soin du corps, la santé
corporelle, la relation entre la maladie et la santé, etc.
C'est précisément la naissance de cette somatocratie,
en crise depuis le début, que je me propose d'analyser.
A partir du moment où la médecine assumait ses fonctions
modernes, grâce à l'étatisation qui la caractérise,
la technologie médicale expérimentait l'une de ses
rares mais immenses progrès. La découverte des antibiotiques,
c'est-à-dire de la possibilité de lutter pour la première
fois de manière efficace contre les maladies infectieuses,
est en effet contemporaine de la naissance des grands systèmes
de Sécurité sociale. Ce fut là un progrès
technologique vertigineux, au moment où se produisait une
grande mutation politique, économique, sociale et juridique
de la médecine.
La crise est apparue à partir de ce moment, avec la manifestation
simultanée de deux phénomènes : d'une part,
l'avance technologique qui signifiait un progrès capital
dans la lutte contre les maladies ; d'autre part, le nouveau fonctionnement
économique et politique de la médecine. Ces deux phénomènes
n'ont pas produit l'amélioration du bien-être sanitaire
que l'on pouvait attendre, mais plutôt une curieuse stagnation
des bienfaits pouvant résulter de la médecine et de
la santé publique. C'est là l'un des premiers aspects
de la crise que je cherche à analyser en me référant
à quelques-uns de ses effets pour montrer que ce développement
récent de la médecine, son étatisation, sa
socialisation -dont le plan Beveridge donne une idée générale
-sont d'origine ancienne.
En réalité, il ne faut pas penser que la médecine
est demeurée jusqu'à nos jours une activité
de type individuel ou contractuel entre le malade et son médecin,
pour ne prendre en charge que récemment des tâches
sociales. Au contraire, je voudrais montrer que la médecine,
au moins depuis le XVIIIe siècle, constitue une activité
sociale. En un sens, la médecine sociale n'existe pas, puisque
toute la médecine est sociale. La médecine a toujours
été une pratique sociale. Ce qui n'existe pas, c'est
la médecine non sociale, la médecine individualiste,
clinique, celle du rapport singulier, qui fut plutôt un mythe
avec lequel on a justifié et défendu une certaine
forme de pratique sociale de la médecine, à savoir
l'exercice privé de la profession.
Ainsi, si, en réalité, la médecine est sociale,
au moins depuis son grand essor du XVIIIe siècle, la crise
actuelle n'est pas véritablement actuelle. Ses racines historiques
doivent être recherchées dans la pratique sociale de
la médecine.
En conséquence, je ne poserai pas le problème dans
les termes choisis par Ivan Illich et ses disciples : médecine
ou antimédecine, devons-nous conserver ou non la médecine
? Le problème n'est pas de savoir s'il faut une médecine
individuelle ou une médecine sociale, mais de s'interroger
sur le modèle de développement de la médecine
à partir du XVIIIe siècle, c'est-à-dire quand
s'est produit ce que l'on pourrait appeler le «décollage»
de la médecine. Ce décollage sanitaire du monde développé
fut accompagné d'un déblocage technique et épistémologique
de la médecine d'une importance considérable et de
toute une série de pratiques sociales. Ce sont précisément
ces formes spécifiques du décollage qui conduisent
aujourd'hui à une crise. La question se pose dans les termes
suivants : 1) Quel fut ce modèle de développement
? 2) Dans quelle mesure peut-on le corriger ? 3) Dans quelle mesure
peut-il être aujourd'hui utilisé dans les sociétés
ou les populations qui n'ont pas connu le modèle de développement
économique et politique des sociétés européennes
et américaines ? En résumé, quel est ce modèle
de développement ? Peut-il être corrigé ou appliqué
en d'autres lieux ?
Je voudrais maintenant exposer quelques-uns des aspects de la crise
actuelle.
En premier lieu, je voudrais me référer à
la distance ou à la distorsion qui existe entre la scientificité
de la médecine et la positivité de ses effets, ou
entre la scientificité et l'efficacité de la médecine.
Nous n’avons pas eu besoin d'attendre Illich ni les disciples
de l'antimédecine pour savoir que l'une des capacités
de la médecine est de tuer. La médecine tue, elle
a toujours tué et elle a toujours eu conscience de cela.
Ce qui importe, c'est que, jusqu'à une époque récente,
les effets négatifs de la médecine restaient inscrits
dans le registre de l'ignorance médicale. La médecine
tuait du fait de l'ignorance du médecin ou parce que la médecine
elle-même était ignorante ; il ne s'agissait pas d'une
véritable science, mais plutôt d'une rhapsodie de connaissances
mal fondées, mal établies et mal vérifiées.
La nocivité de la médecine se mesurait proportionnellement
à sa non-scientificité.
Mais, ce qui apparaît au début du XXe siècle,
c'est le fait que la médecine peut être dangereuse,
non pas par son ignorance, mais par son savoir, précisément
parce qu'elle est une science.
Illich et ceux qu'il inspire révélèrent une
série de faits sur ce thème, mais je ne suis pas certain
qu'ils soient tous très bien élaborés. Ainsi,
il faut laisser de côté divers résultats spectaculaires
à l'usage des journalistes. Pour cela, je ne m'étendrai
pas sur la diminution considérable de la mortalité
lors d'une grève des médecins en Israël ; je
ne mentionnerai pas non plus des faits réels, mais dont l'élaboration
statistique ne permet pas de définir ni de découvrir
de quoi il est question. C'est le cas de l'enquête réalisée
par les instituts nationaux de la santé selon laquelle 1500000
personnes furent hospitalisées en 1970 pour cause d'absorption
de médicaments. Ces données statistiques sont impressionnantes,
mais elles ne constituent pas une preuve dans la mesure où
elles ne disent rien sur la manière dont ont été
administrés ces médicaments ni qui les a consommés,
etc. Je n'analyserai pas non plus la fameuse enquête de Robert
Talley qui a démontré qu'en 1967 30000 Nord-Américains
moururent dans les hôpitaux du fait d'une intoxication par
médicaments. Tout cela ainsi pris ensemble n'a pas une grande
signification et ne peut pas servir de fondements à une analyse
satisfaisante. Il faut connaître d'autres facteurs. Par exemple,
il faudrait savoir de quelle manière ont été
administrés ces médicaments, s'ils ont pour origine
une erreur du médecin, du personnel hospitalier ou du malade
lui-même, etc. Je ne m'étendrai pas non plus sur les
statistiques relatives aux opérations chirurgicales, en particulier
celles qui concernent les hystérectomies pratiquées
en Californie qui signalent que, sur 5500 cas, 14 % des interventions
se sont révélées inutiles, qu'un quart des
patientes sont mortes jeunes et que dans seulement 40 % des cas
on a pu déterminer la nécessité de l'opération.
Tous ces faits, auxquels le matériau recueilli par Illich
a conféré une grande notoriété, se rapportent
à l'habileté ou à l'ignorance des médecins,
sans mettre en question la médecine elle-même dans
sa scientificité.
Au contraire, ce qui paraît beaucoup plus intéressant
et pose véritable problème, c'est ce que l'on pourrait
appeler non pas l'iatrogénie, mais l'iatrogénie positive
: les effets nocifs des médicaments ne sont pas dus à
des erreurs de diagnostic ni à l'ingestion accidentelle de
ces substances, mais à l'action de l'intervention médicale
elle-même dans ce qu'elle a de fondement rationnel. Aujourd'hui,
les instruments dont disposent les médecins et la médecine
en général, précisément par leur efficacité,
provoquent certains effets, certains purement nocifs et d'autres
incontrôlés, qui obligent l'espèce humaine à
entrer dans une histoire hasardeuse, dans un champ de probabilités
et de risques dont l'amplitude ne peut être mesurée
avec précision.
On sait, par exemple, que le traitement anti-infectieux, la lutte
menée avec le plus grand succès contre les agents
infectieux ont conduit à une diminution générale
du seuil de sensibilité de l'organisme aux agents agresseurs.
Cela signifie que, dans la mesure où l'organisme sait mieux
se défendre, il se protège, naturellement, mais, d'un
autre côté, il est plus fragile et plus exposé
si l'on empêche le contact avec les stimuli qui provoquent
les réactions de défense.
D'une manière générale, on peut affirmer que,
de par l'effet des médicaments eux-mêmes -effets thérapeutiques
positifs -, il se produit une perturbation, pour ne pas dire une
destruction, de l'écosystème non seulement de l'individu,
mais aussi de l'espèce humaine tout entière. La protection
bacillaire et virale, qui représente à la fois un
risque et une protection pour l'organisme, avec laquelle il a fonctionné
jusqu'alors subit une altération due à l'intervention
thérapeutique et se trouve exposée à des attaques
contre lesquelles l'organisme était protégé.
En définitive, on ignore à quoi vont conduire les
manipulations génétiques effectuées sur le
potentiel génétique des cellules vivantes, sur des
bacilles ou sur des virus. Il devient techniquement possible d'élaborer
des agents agresseurs de l'organisme humain contre lesquels il n'y
a pas de moyens de défense. Il est possible que l'on forge
une arme biologique absolue contre l'homme et l'espèce humaine
sans que se développent simultanément des moyens de
défense. C'est en raison de tout cela que les laboratoires
américains ont demandé que soient interdites les manipulations
génétiques que l'on est actuellement en mesure de
réaliser.
Ainsi, nous entrons dans une dimension nouvelle de ce que l'on
pourrait appeler le risque médical. Le risque médical,
c'est-à-dire le lien difficile à rompre entre les
effets positifs et négatifs de la médecine, n'est
pas nouveau, puisqu'il date du moment où un effet positif
de la médecine fut accompagné de diverses conséquences
négatives et nocives.
A ce sujet, de nombreux exemples jalonnent l'histoire de la médecine
moderne depuis le XVIIIe siècle. À ce moment-là,
la médecine acquit, pour la première fois, suffisamment
de pouvoir pour obtenir que certains malades quittassent l'hôpital.
Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, personne ne ressortait
de l'hôpital. On entrait alors dans cette institution pour
y mourir. La technique médicale du XVIIIe siècle ne
permettait pas à l'individu hospitalisé de quitter
l'institution en vie. L'hôpital était alors un cloître
où l'on venait rendre l'âme, un véritable mouroir.
La découverte des anesthésiques et de la technique
de l'anesthésie générale, dans les années
1844-1847, est un autre exemple de progrès médical
considérable accompagné d'une grande progression de
la mortalité. À partir du moment où l'on a
été en mesure d'endormir un malade, on a pu pratiquer
une opération chirurgicale. Les chirurgiens de cette époque
se sont d'ailleurs mis à la tâche avec beaucoup d'enthousiasme.
Mais, à ce moment-là, on ne disposait pas d'instruments
aseptisés. En effet, l'asepsie ne commence à être
introduite dans la pratique médicale que vers 1870. Après
la guerre franco-prussienne et le relatif succès obtenu par
les médecins allemands, elle devient une pratique courante
dans tous les pays du monde.
A partir du moment où l'on peut anesthésier les individus,
la barrière de la douleur disparaît et l'on est en
mesure de procéder à n'importe quelle opération.
Or, en l'absence d'asepsie, il ne fait aucun doute que toute opération
non seulement constitue un risque, mais se solde généralement
par la mort de l'individu. Ainsi, durant la guerre de 1870, Guérin,
un célèbre chirurgien français, pratiqua des
amputations sur plusieurs blessés, mais ne parvint à
en sauver qu'un seul : tous les autres moururent. Il s'agit là
d'un exemple typique de la manière dont a toujours fonctionné
la médecine, à partir de ses propres échecs,
et du fait qu'il n'existe pas de grand progrès médical
qui n'ait payé le prix en conséquences négatives
diverses.
Ce phénomène qui caractérise l'histoire de
la médecine moderne acquiert aujourd'hui une nouvelle dimension
dans la mesure où, jusqu'à ces dernières décennies,
le risque médical concernait seulement l'individu soigné.
À l'extrême, on pouvait altérer sa descendance
directe, c'est-à-dire que le pouvoir d'une éventuelle
action négative de la médecine se limitait à
une famille ou à une descendance. Aujourd'hui, avec les techniques
dont dispose la médecine, la possibilité de modifier
la structure génétique des cellules n'affecte pas
seulement l'individu ou sa descendance, mais l'espèce humaine
tout entière ; c'est l'ensemble du phénomène
de la vie qui se trouve désormais placé dans le champ
d'action de l'intervention médicale. On ne sait pas encore
si l'homme est capable de fabriquer un être vivant de nature
telle que toute l'histoire de la vie, l'avenir de la vie, en soient
modifiés.
Apparaît alors une nouvelle dimension des possibilités
médicales que j'appellerai la question de la bio-histoire.
Le médecin et le biologiste ne travaillent plus dorénavant
au niveau de l'individu et de sa descendance, mais commencent à
le faire au niveau de la vie elle-même et de ses événements
fondamentaux. Nous nous trouvons dans la bio-histoire et il s'agit
là d'un élément très important.
On savait depuis Darwin que la vie évoluait, que l'évolution
des espèces vivantes était déterminée,
jusqu'à un certain point, par des accidents qui pouvaient
être de nature historique. Darwin savait, par exemple, que
l'enclosure en Angleterre, pratique purement économique et
juridique, avait modifié la faune et la flore anglaises.
C'étaient donc les lois générales de la vie
qui se liaient alors à cet événement historique.
De nos jours, on découvre un fait nouveau : l'histoire de
l'homme et la vie sont profondément impliquées. L'histoire
de l'homme ne continue pas simplement la vie, ne se contente pas
non plus de la reproduire, mais la reprend, jusqu'à un certain
point, et peut exercer sur son processus un certain nombre d'effets
fondamentaux. C'est là l'un des grands risques de la médecine
actuelle et l'une des raisons pouvant expliquer le malaise qui se
communique, des médecins aux patients et des techniciens
à la population, concernant les effets de l'action médicale.
Une série de phénomènes, comme le rejet radical
et bucolique de la médecine à la faveur d'une réconciliation
non technique avec la nature, thème comparable au millénarisme
ou à la crainte d'une apocalypse de l'espèce humaine,
représente de manière confuse dans la conscience des
individus l'écho, la réponse à cette inquiétude
technique que les biologistes et les médecins commencent
à ressentir quant aux effets de leur propre pratique et de
leur propre savoir. Le savoir est dangereux, non seulement par ses
conséquences immédiates au niveau de l'individu ou
de groupes d'individus, mais aussi au niveau de l'histoire elle-même.
Il y a là l'une des caractéristiques fondamentales
de la crise actuelle.
La deuxième caractéristique est ce que j'appellerai
le phénomène de la médicalisation indéfinie.
Fréquemment, on affirme qu'au XXe siècle la médecine
a commencé à fonctionner hors de son champ traditionnel
délimité par la demande du malade, sa douleur, ses
symptômes, son malaise, ce qui favorise l'intervention médicale
et circonscrit son champ d'activité déterminé
par un ensemble d'objets dénommés maladies et qui
confèrent un statut médical à la demande. C'est
ainsi que se définit le domaine propre de la médecine.
Si c'est là son domaine propre, il ne fait aucun doute que
la médecine actuelle est allée largement au-delà,
pour diverses raisons. En premier lieu, la médecine répond
à un autre motif qui n'est pas la demande du malade, qui
ne prévaut que dans des cas beaucoup plus limités.
Plus fréquemment, la médecine s'impose à l'individu,
malade ou non, comme un acte d'autorité. À ce propos,
on peut évoquer plusieurs exemples. Aujourd'hui, on n'embauche
plus quelqu'un sans l'avis du médecin qui examine autoritairement
l'individu. Il existe une politique systématique et obligatoire
de screening, de localisation des maladies dans la population, qui
ne correspond à aucune demande du malade. De la même
façon, dans certains pays, une personne accusée d'avoir
commis un délit, c'est-à-dire une infraction considérée
comme suffisamment grave pour être jugée par les tribunaux,
doit obligatoirement se soumettre à l'examen d'un expert
psychiatre. En France, c'est obligatoire pour tous les individus
mis à la disposition de la justice, même s'il s'agit
d'un tribunal correctionnel. Ce ne sont là que quelques exemples
d'un type d'intervention médicale que le malade n'a pas demandé.
En second lieu, les objets qui constituent le domaine d'intervention
de la médecine ne se réduisent pas aux seules maladies.
Je mentionnerai deux exemples. Depuis le début du XXe siècle,
la sexualité, le comportement sexuel, les déviations
ou les anomalies sexuelles sont liés à l'intervention
médicale sans qu'un médecin dise, à moins qu'il
ne soit particulièrement naïf, qu'une anomalie sexuelle
est une maladie. L'intervention systématique d'un thérapeute
du type du médecin chez les homosexuels des pays de l'Europe
orientale est caractéristique de la médicalisation
d'un objet qui, ni pour le sujet ni pour le médecin, ne constitue
une maladie.
D'une manière plus générale, on peut affirmer
que la santé s'est transformée en un objet de l'intervention
médicale. Tout ce qui garantit la santé de l'individu,
par exemple l'assainissement de l'eau, les conditions de vie ou
le régime urbain est aujourd'hui un champ d'intervention
médicale qui, en conséquence, n'est plus uniquement
lié aux maladies.
En réalité, l'intervention autoritaire de la médecine
dans un domaine chaque fois plus vaste de l'existence individuelle
ou collective est un fait absolument caractéristique. Aujourd'hui,
la médecine est dotée d'un pouvoir autoritaire aux
fonctions normalisatrices qui vont bien au-delà de l'existence
des maladies et de la demande du malade.
Si les juristes des XVIIe et XVIIIe siècles inventèrent
un système social qui devait être dirigé par
un système de lois codifiées, on peut affirmer que
les médecins du XXe siècle sont en train d'inventer
une société de la norme et non de la loi. Ce qui régit
la société, ce ne sont pas les codes, mais la distinction
permanente entre le normal et l'anormal, l'entreprise perpétuelle
de restituer le système de normalité.
C'est là l'une des caractéristiques de la médecine
actuelle, quoiqu'on pourrait montrer facilement qu'il s'agit d'un
vieux phénomène, lié au décollage médical.
Depuis le XVIIIe siècle, la médecine n'a pas cessé
de s'occuper de ce qui ne la concerne pas, c'est-à-dire de
ce qui ne se rapporte pas aux différents aspects des malades
et des maladies. C'est précisément ainsi que s'est
effectué le déblocage épistémologique
de la fin du XVIIIe siècle.
Jusqu'aux années 1720-1750, les activités des médecins
se concentraient sur la demande des malades et de leurs maladies.
Ce fut ainsi depuis le Moyen Âge et on peut affirmer que les
résultats scientifiques et thérapeutiques furent nuls.
Jusqu'au XVIIIe siècle, la médecine ne s'est pas libérée
de l'enlisement scientifique et thérapeutique où elle
se trouvait prise depuis l'époque médiévale.
À partir de ce moment-là, elle a commencé à
considérer d'autres domaines distincts des malades, à
s'intéresser à d'autres aspects qui n'étaient
pas les maladies et a cessé d'être essentiellement
clinique pour commencer à être sociale.
Les quatre grands processus qui caractérisent la médecine
du XVIIIe siècle sont les suivants :
1) Apparition d'une autorité médicale qui n'est pas
simplement celle de l'autorité du savoir, de la personne
érudite qui sait se référer aux bons auteurs.
L'autorité médicale est une autorité sociale
qui peut prendre des décisions concernant une ville, un quartier,
une institution ou un règlement. C'est la manifestation de
ce que les Allemands appellent la Staatsmedizin, la médecine
d'État.
2) Apparition d'un champ d'intervention de la médecine distinct
de la maladie : l'air, l'eau, les constructions, les terrains, les
égouts, etc. Au cours du XVIIIe siècle, tout cela
devient objet de la médecine.
3) Introduction d'un appareil de médicalisation collective,
à savoir l'hôpital. Avant le XVIIIe siècle,
l'hôpital n'était pas une institution de médicalisation,
mais d'assistance aux pauvres dans l'attente de la mort.
4) Introduction de mécanismes d'administration médicale
: registre de données, établissement et comparaison
de statistiques, etc.
Grâce à l'hôpital et à tous ces contrôles
sociaux, la médecine a pu prendre son essor et la médecine
clinique acquit des dimensions totalement nouvelles. À mesure
que la médecine s'est convertie en une pratique sociale au
lieu d'une pratique individuelle s'ouvrirent alors les possibilités
de l'anatomie pathologique, de la grande médecine hospitalière
et des progrès que symbolisent les noms de Bichat, Laënnec,
Bayle, etc.
Par conséquent, la médecine se consacre à
d'autres domaines qui ne sont pas les maladies et qui ne sont donc
pas régis par la demande du patient ; c'est là un
vieux phénomène qui fait partie des caractéristiques
fondamentales de la médecine moderne.
Mais ce qui caractérise plus particulièrement la
période actuelle de cette tendance générale,
c'est que la médecine de ces dernières décennies,
agissant déjà au-delà de ses frontières
traditionnelles définies par le malade et les maladies, commence
à ne plus avoir de domaine qui lui soit extérieur.
En effet, si, au XIXe siècle, la médecine avait dépassé
ces limites classiques, il existait toutefois des aspects qui paraissaient
ne pas être «médicalisables». La médecine
avait un extérieur et l'on pouvait concevoir l'existence
d'une pratique corporelle, d'une hygiène, d'une morale sexuelle,
etc., non contrôlées ni codifiées par la médecine.
La Révolution française, par exemple, avait conçu
une série de projets de morale du corps, d'hygiène
du corps, qui ne devaient être en aucune manière placés
sous le contrôle des médecins ; on imaginait une sorte
de régime politique heureux, dans lequel la gestion du corps
humain, l'hygiène, l'alimentation ou le contrôle de
la sexualité correspondaient à une conscience collective
et spontanée. On retrouve cet idéal d'une régulation
non médicale du corps et de la conduite humaine tout au long
du XIXe siècle, par exemple chez Raspail *.
* Raspail (F.-V.), Histoire naturelle de la santé et de
la maladie, suivie du formulaire pour une nouvelle méthode
de traitement hygiénique et curatif, Paris, A. Levavasseur,
1843, 2 vol.
Dans la situation actuelle, ce qui est diabolique, c'est que, lorsque
nous voulons avoir recours à un domaine que l'on croit extérieur
à la médecine, nous nous apercevons qu'il a été
médicalisé. Et quand on veut objecter à la
médecine ses faiblesses, ses inconvénients et ses
effets nocifs, cela se fait au nom d'un savoir médical plus
complet, plus raffiné et plus diffus.
Je voudrais mentionner un exemple à ce propos : Illich et
ses élèves signalent que la médecine thérapeutique
qui intervient pour répondre à une symptomatologie
et bloquer les symptômes apparents d'une maladie est une mauvaise
médecine. Ils proposent en contrepartie un art démédicalisé
de la santé, c'est-à-dire l'hygiène, l'alimentation,
le rythme de vie, les conditions de travail, le logement, etc. Or
qu'est-ce que l'hygiène actuellement, sinon un ensemble de
règles établies et codifiées par un savoir
biologique et médical, quand ce n'est pas l'autorité
médicale elle-même, entendue au sens strict, qui l'a
élaborée ? L'antimédecine ne peut opposer à
la médecine que des faits ou des projets revêtus d'une
certaine forme de médecine.
Je voudrais évoquer un autre exemple pris dans le domaine
de la psychiatrie. On peut affirmer que la psychanalyse fut la première
forme de l'antipsychiatrie. À la fin du XIXe siècle,
elle a constitué un projet de démédicalisation
de différents phénomènes que la grande symptomatologie
psychiatrique de ce siècle avait considérés
comme des maladies. Cette antipsychiatrie est la psychanalyse, pas
seulement de l'hystérie et de la névrose, que Freud
a tenté de retirer aux psychiatres, mais aussi de l'ensemble
de la conduite quotidienne qui est actuellement objet de l'activité
psychanalytique. Et même si, aujourd'hui, on oppose à
la psychanalyse une antipsychiatrie ou une antipsychanalyse, il
s'agit encore d'une activité et d'un discours de type médical
plus ou moins élaboré dans une perspective médicale
ou sur la base d'un savoir médical. On ne parvient pas à
sortir de la médicalisation, et tous les efforts déployés
dans ce sens s'en remettent à un savoir médical.
Pour finir, je voudrais citer un autre exemple pris dans le domaine
de la criminalité et de la compétence psychiatrique
en matière de délits. La question posée dans
les codes pénaux du XIXe siècle consistait à
déterminer si un individu était un malade mental ou
un délinquant. Selon le code français de 1810, on
ne pouvait être à la fois délinquant et fou.
Celui qui est fou n'est pas délinquant, aussi l'acte commis
n'est-il pas un délit, mais un symptôme pour lequel
il ne peut être condamné.
Or, aujourd'hui, l'individu considéré comme un délinquant,
et devant être condamné comme tel, se soumet à
un examen comme s'il était dément, En définitive,
d'une certaine manière, on le condamne toujours comme fou.
Cela montre que, au moins en France, on ne convoque pas l'expert
psychiatre pour qu'il détermine si le sujet est responsable
du délit ; l'examen se limite à vérifier si
l'individu est dangereux ou non.
A quoi correspond ce concept de dangereux ? De deux choses l'une
: ou le psychiatre répond que le sujet n'est pas dangereux,
c'est-à-dire qu'il n'est pas malade et ne montre aucun signe
pathologique, et, à ce moment-là, l'individu n'est
pas dangereux et il n'y a pas de raison de le condamner (sa non-pathologisation
rend possible la suppression de la condamnation) ; ou bien le médecin
affirme qu'il est dangereux, car il a eu une enfance frustrée,
parce que son surmoi est faible, parce qu'il ne possède pas
le sens de la réalité, parce qu'il présente
une constitution paranoïaque, etc. Dans ce cas, l'individu
est «pathologisé», et on peut dès lors
l'emprisonner. Mais on l'emprisonnera parce qu'il est identifié
comme malade. Ainsi donc, la vieille dichotomie qui, selon les termes
du Code civil, qualifiait le sujet de délinquant ou de malade
est totalement éliminée. Aujourd'hui, il n'y a que
deux possibilités : être un peu malade et réellement
délinquant ou un peu délinquant mais réellement
malade. Le délinquant ne peut échapper à sa
pathologie. Récemment, en France, un ancien détenu
écrivait un livre pour expliquer que, s'il avait été
un voleur, ça n'était pas parce que sa mère
l'avait, autrefois, mal aimé, parce que son surmoi était
faible ou parce qu'il souffrait de paranoïa, mais parce qu'il
avait été fait pour voler et être un voleur.
La prépondérance conférée à
la pathologie devient une forme générale de régulation
de la société. La médecine n'a plus aujourd'hui
de champ extérieur. Fichte parlait de l' «État
commercial fermé» pour décrire la situation
de la Prusse en 1810 *. On pourrait affirmer, à propos de
la société moderne dans laquelle nous nous trouvons,
que nous vivons dans des «États médicaux ouverts»
dans lesquels la médicalisation est sans limites. Certaines
résistances populaires à la médicalisation
s'expliquent précisément par cette prédominance
perpétuelle et constante.
* Fichte (J. G.), Der geschlossne Handelsstaat, Tübingen,
Coota, 1800 (L'État commercial fermé, trad. D. Schulthess,
Lausanne, L'Âge d'homme, coll. «Raison dialectique»,
1980),
Pour finir, je voudrais exposer une autre caractéristique
de la médecine moderne, à savoir ce que l'on pourrait
appeler l'économie politique de la médecine.
Là encore, il ne s'agit pas d'un phénomène
récent, puisque, depuis le XVIIIe siècle, la médecine
et la santé furent présentées comme un problème
économique. La médecine s'est développée
à la fin du XVIIIe siècle pour des raisons économiques.
Il ne faut pas oublier que la première grande épidémie
étudiée en France au XVIIIe siècle et qui donna
lieu à une collection nationale de données
n'était pas réellement une épidémie,
mais en réalité une épizootie. C'est un taux
de mortalité catastrophique dans un certain nombre de troupeaux
du sud de la France qui a fortement contribué à la
constitution de la Société royale de médecine.
L'Académie française de médecine est née
d'une épizootie et non pas d'une épidémie.
Cela montre que ce sont bien les problèmes économiques
qui motivèrent le début de l'organisation de la médecine.
On peut affirmer de la même façon que la grande neurologie
de Duchesne de Boulogne, de Charcot, etc., naquit à la suite
des accidents ferroviaires et des accidents du travail survenus
aux alentours de 1860, au moment où s'est posé le
problème des assurances, de l'incapacité à
travailler, de la responsabilité civile des employeurs et
des transporteurs, etc. La question économique est bien présente
dans l'histoire de la médecine.
Mais ce qui est particulier dans la situation actuelle, c'est que
la médecine est liée aux grands problèmes économiques
par un aspect distinct de celui d'autrefois. Autrefois, en effet,
on demandait à la médecine de donner à la société
des individus forts, c'est-à-dire capables de travailler,
d'assurer le maintien de la force de travail, son amélioration
et sa reproduction. On avait recours à la médecine
comme à un instrument de maintenance et de renouvellement
de la force de travail pour le fonctionnement de la société
moderne.
De nos jours, la médecine rencontre l'économie par
un autre chemin. Pas simplement parce qu'elle est capable de reproduire
la force de travail, mais parce qu'elle peut produire directement
une richesse dans la mesure où la santé représente
un désir pour les uns et un luxe pour les autres. La santé
devenue un objet de consommation, qui peut être produit par
quelques laboratoires pharmaceutiques, par des médecins,
etc., et consommé par d'autres -les malades possibles et
réels -, acquit une importance économique et s'est
introduite dans le marché.
Ainsi, le corps humain est entré deux fois dans le marché
: d'abord, par le salaire, quand l'homme a vendu sa force de travail
: ensuite, par l'intermédiaire de la santé. Par conséquent,
le corps humain entre de nouveau dans un marché économique
dès qu'il est susceptible de santé ou de maladie,
de bien-être ou de mal-être, de joie ou de douleur,
dans la mesure où il est objet de sensation, de désir,
etc.
A partir du moment où le corps humain entre dans le marché,
par l'intermédiaire de la consommation de santé, apparaissent
divers phénomènes qui provoquent des dysfonctions
dans le système de santé et de la médecine
contemporains.
Contrairement à ce que l'on pourrait espérer, l'introduction
du corps humain et de la santé dans le système de
consommation et dans le marché n'a pas élevé
de manière corrélative et proportionnelle le niveau
de santé. L'introduction de la santé dans un système
économique susceptible d'être calculé et mesuré
indique que le niveau de la santé n'a pas les mêmes
effets sur la société que le niveau de vie. Le niveau
de vie se définit par la capacité de consommation
des individus. Si l'augmentation de la consommation entraîne
par ailleurs une amélioration du niveau de vie, par contre,
l'augmentation de la consommation médicale n'améliore
pas proportionnellement le niveau de santé. Les économistes
de la santé ont étudié divers faits de cette
nature. Charles Levinson, par exemple, dans une étude sur
la production de la santé qui date de 1964, indique qu'une
augmentation de 1 % de la consommation des services médicaux
entraîne une baisse de 0,1 % de la mortalité. Cette
distorsion peut être considérée comme normale,
mais elle n'apparaît que dans le cadre d'un modèle
pur et fictif. À partir du moment où la consommation
médicale est placée en milieu réel, on s'aperçoit
que les variables du milieu, en particulier la consommation alimentaire,
l'éducation et les revenus familiaux sont des facteurs qui
agissent plus sur le taux de mortalité que la consommation
médicale. Ainsi, l'augmentation des revenus qui peut exercer
un effet négatif sur la mortalité est deux fois plus
efficace que la consommation de médicaments. C'est-à-dire
que si les revenus augmentent dans la même proportion que
la consommation des services médicaux, le bénéfice
que représente l'augmentation de la consommation médicale
sera annulé par la petite augmentation des revenus. De manière
analogue, l'éducation agit sur le niveau de vie dans une
proportion deux fois et demie plus importante que la consommation
médicale. Il s'ensuit que, pour vivre plus longtemps, un
bon niveau d'éducation est préférable à
la consommation médicale.
Donc, si la consommation médicale est placée dans
l'ensemble des variables qui peuvent agir sur le taux de mortalité,
on observera que ce facteur est le plus faible de tous. Les statistiques
de 1970 indiquent que, malgré une augmentation constante
de la consommation médicale, le taux de mortalité,
qui est l'un des indicateurs les plus importants de la santé,
n'a pas diminué et demeure aujourd'hui plus élevé
pour les hommes que pour les femmes.
Par conséquent, le niveau de consommation médicale
et le niveau de santé ne sont pas en relation directe, ce
qui révèle le paradoxe économique d'une croissance
de la consommation qui n'est suivie d'aucun phénomène
positif du côté de la santé, de la morbidité
ou de la mortalité.
Cette introduction de la santé dans l'économie politique
a entraîné un autre paradoxe : les transferts sociaux
que l'on espérait des systèmes de Sécurité
sociale ne remplissent pas la fonction attendue. En réalité,
l'inégalité de consommation des services médicaux
est aussi importante qu'autrefois. Les plus riches continuent de
recourir beaucoup plus que les pauvres aux services médicaux.
C'est le cas aujourd'hui en France. Le résultat, c'est que
les petits consommateurs, qui sont aussi les plus pauvres, paient
avec leurs cotisations la surconsommation des plus riches. De plus,
les recherches scientifiques et la plus grande partie de l'équipement
hospitalier le plus précieux et le plus coûteux sont
financées par la Sécurité sociale, tandis que
les secteurs privés sont les plus rentables parce qu'ils
utilisent un équipement techniquement moins compliqué.
Ce que l'on appelle en France l'hôtellerie hospitalière,
c'est-à-dire l'hospitalisation brève pour des motifs
sans gravité, telle une petite opération, appartient
au secteur privé, qui est soutenu de cette manière
par le financement collectif et social des maladies.
Nous voyons ainsi que l'égalité de consommation médicale
que l'on attendait de la Sécurité sociale est pervertie
à la faveur d'un système qui tend chaque fois davantage
à rétablir les grandes inégalités de
la maladie et de la mort qui caractérisaient la société
du XIXe siècle. Aujourd'hui, le droit à une santé
égale pour tous est pris dans un engrenage qui le transforme
en une inégalité.
Les médecins sont confrontés au problème suivant
: à qui profite le financement social de la médecine,
les gains tirés de la santé ? Apparemment aux médecins.
Mais, en réalité, il n'en va pas ainsi. La rémunération
que perçoivent les médecins, pour importante qu'elle
soit dans certains pays, ne représente qu'une faible partie
des bénéfices économiques dérivés
de la maladie et de la santé. Ceux qui tirent les plus grands
profits de la santé sont les grandes entreprises pharmaceutiques.
En effet, l'industrie pharmaceutique est soutenue par le financement
collectif de la santé et de la maladie, par le truchement
des institutions de Sécurité sociale qui obtiennent
des fonds venant de personnes qui doivent nécessairement
se protéger contre les maladies. Si cette situation n'est
pas encore bien présente dans la conscience des consommateurs
de santé, c'est-à-dire des assurés sociaux,
elle est en revanche parfaitement connue des médecins. Ces
professionnels se rendent compte chaque jour davantage qu'ils sont
devenus des intermédiaires quasi automatiques entre l'industrie
pharmaceutique et la demande du client, c'est-à-dire de simples
distributeurs de médicaments et de médication. Nous
vivons une situation que certains faits ont conduite au paroxysme.
Ces faits qui, au fond, sont les mêmes tout au long du développement
médical du système à partir du XVIIIe siècle
lorsqu'a surgi une économie politique de la santé,
lorsque sont apparus des processus de médicalisation généralisée
et les mécanismes de la bio-histoire. La prétendue
crise actuelle de la médecine n'est rien d'autre qu'une série
de phénomènes supplémentaires exacerbés
qui modifie quelques aspects de la tendance mais ne la créent
pas.
On ne doit pas considérer la situation actuelle en termes
de médecine ou d'antimédecine, d'interruption ou de
non-interruption des coûts, de retour ou non à une
espèce d'hygiène naturelle, au bucolisme paramédical.
Ces alternatives manquent de sens. En revanche, ce qui peut avoir
du sens, et c'est à ce titre que certaines études
historiques présentent une utilité, c'est d'essayer
de comprendre en quoi consiste le décollage sanitaire et
médical de ces sociétés de type européen
à partir du XVIIIe siècle. Il importe de savoir quel
fut le modèle utilisé et dans quelle mesure on peut
le modifier. Enfin, face aux sociétés qui ne connaissent
pas ce modèle de développement de la médecine,
qui, de par leur situation coloniale ou semi-coloniale, n'eurent
qu'une relation lointaine ou secondaire avec ces structures médicales
et qui demandent aujourd'hui une médicalisation à
laquelle elles ont droit parce qu'elles sont affectées par
des maladies infectieuses qui touchent des millions de personnes,
on ne saurait admettre l'argument selon lequel, au nom d'un bucolisme
antimédical, ces pays qui ne souffriraient plus de ces infections
feraient, après l'Europe, l'expérience des maladies
dénaturées. Il faut déterminer si le modèle
de développement médical que l'Europe a connu, aux
XVIIIe et XIXe siècles, doit être reproduit tel quel
ou modifié : il faut chercher à savoir dans quelles
conditions il peut être appliqué efficacement à
ces sociétés, c'est-à-dire sans les conséquences
négatives que nous connaissons.
Pour cela, je crois que la réexploration de l'histoire de
la médecine que nous pouvons faire présente un certain
intérêt : il s'agit de mieux connaître non pas
la crise actuelle de la médecine, qui est un concept faux,
mais le modèle de fonctionnement historique de cette discipline
depuis le XVIIIe siècle, pour savoir dans quelle mesure il
est possible de le modifier.
C'est le même problème qui se pose aux économistes
modernes conduits à étudier le décollage économique
de l'Europe des XVIIe et XVIIIe siècles afin de déterminer
si ce modèle de développement pouvait être adapté
aux sociétés non encore industrialisées.
Il faut témoigner de la même modestie et du même
orgueil et affirmer que la médecine ne doit pas être
rejetée ni adoptée comme telle, que la médecine
fait partie d'un système historique, qu'elle n'est pas une
science pure, qu'elle fait partie d'un système économique
et d'un système de pouvoir, qu'il est nécessaire de
mettre au jour les liens entre la médecine, l'économie,
le pouvoir et la société pour déterminer dans
quelle mesure il est possible de rectifier ou d'appliquer le modèle.
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