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«Les rapports de pouvoir passent à l'intérieur
des corps» (entretien avec L. Finas), La Quinzaine littéraire,
no 247, 1er-15 janvier 1977, pp. 4-6.
Dits Ecrits, tome III texte 197
- Michel Foucault, La Volonté de savoir, premier volume de
votre Histoire de la sexualité, me paraît un texte à
tous égards renversant. La thèse que vous y défendez,
inattendue et simple à première vue, se révèle
progressivement très complexe. Disons, pour la résumer,
que, du pouvoir au sexe, le rapport ne serait pas de répression,
au contraire. Mais, avant d'aller plus loin, reportons-nous à
votre leçon inaugurale au Collège de France, en décembre
1970. Vous y analysez les procédures qui contrôlent la
production du discours, Au nombre de celles-ci : l'interdit, puis le
vieux partage raison-folie, enfin, la volonté de vérité.
Voudriez-vous nous préciser les attaches de La Volonté
de savoir avec L'Ordre du discours et nous dire si, tout au long de
votre démonstration, volonté de savoir et volonté
de vérité se recouvrent ?
- Je crois dans cet Ordre du discours avoir mêlé deux
conceptions ou, plutôt, à une question que je crois
légitime (l'articulation des faits de discours sur les mécanismes
de pouvoir) j'ai proposé une réponse inadéquate.
C'est un texte que j'ai écrit à un moment de transition.
Jusque-là, il me semble que j'acceptais du pouvoir la conception
traditionnelle, le pouvoir comme mécanisme essentiellement
juridique, ce qui dit la loi, ce qui interdit, ce qui dit non, avec
toute une kyrielle d'effets négatifs : exclusion, rejet, barrage,
dénégations, occultations...
Or je crois cette conception inadéquate. Elle m'avait suffi
cependant dans l' Histoire de la folie (non pas que ce livre soit
en lui-même satisfaisant ou suffisant), car la folie est un
cas privilégié : pendant la période classique,
le pouvoir s'est exercé sur la folie sans doute au moins
sous la forme majeure de l'exclusion ; on assiste alors à
une grande réaction de rejet où la folie s'est trouvée
impliquée. De sorte que, analysant ce fait, j'ai pu utiliser,
sans trop de problèmes, une conception purement négative
du pouvoir. Il m'a semblé, à partir d'un certain moment,
que c'était insuffisant, et cela au cours d'une expérience
concrète que j'ai pu faire, à partir des années
1971-1972, à propos des prisons. Le cas de la pénalité
m'a convaincu que ce n'était pas tellement en termes de droit
mais en termes de technologie, en termes de tactique et de stratégie,
et c'est cette substitution d'une grille technique et stratégique
à une grille juridique et négative que j'ai essayé
de mettre en place dans Surveiller et Punir, puis d'utiliser dans
l' Histoire de la sexualité. De sorte que j'abandonnerais
assez volontiers tout ce qui dans l'ordre du discours peut présenter
les rapports du pouvoir au discours comme mécanismes négatifs
de raréfaction.
- Le lecteur qui se souvient de votre Histoire de la folie à
l'âge classique garde l'image de la grande folie baroque enfermée
et réduite au silence. Dans toute l'Europe, au milieu du
XVIIe siècle, on édifie hâtivement l'asile.
Est-ce à dire que l'histoire moderne, si elle a imposé
silence à la folie, a délié la langue au sexe ?
Ou bien une même hantise -souci de la folie, souci du sexe
-aurait-elle abouti, sur le double plan du discours et des faits,
à des résultats opposés pour l'une et pour
l'autre, et pourquoi ?
- Je crois, en effet, qu'entre la folie et la sexualité il
y a une série de relations historiques qui sont importantes
et que je n'avais certainement pas perçues quand j'écrivais
l'Histoire de la folie. À ce moment-là, j'avais en
tête de faire deux histoires parallèles : d'un côté,
l'histoire de l'exclusion de la folie et des partages qui se sont
opérés à partir de là ; d'un autre côté,
une histoire des délimitations qui se sont opérées
dans le champ de la sexualité (sexualité permise et
défendue, normale et anormale, celle des femmes et celle
des hommes, celle des adultes et celle des enfants) ; je pensais
à toute une série de partages binaires qui auraient
monnayé à leur manière le grand partage raison-déraison
que j'avais essayé de reconstituer à propos de la
folie. Mais je crois que c'est insuffisant ; si la folie, au moins
pendant un siècle, a été essentiellement l'objet
d'opérations négatives, la sexualité, elle,
avait, dès cette époque-là, relevé d'investissements
autrement précis et autrement positifs. Mais, à partir
du XIXe siècle, il s'est passé un phénomène
absolument fondamental, l'engrenage, l'intrication des deux grandes
technologies de pouvoir : celle qui tramait la sexualité et
celle qui partageait la folie. La technologie concernant la folie,
de négative est devenue positive, de binaire elle est devenue
complexe et multiforme. Naît alors une grande technologie
de la psyché qui est l'un des traits fondamentaux de notre
XIXe siècle et de notre XXe siècle : elle fait du sexe
à la fois la vérité cachée de la conscience
raisonnable et le sens déchiffrable de la folie : leur sens
commun, et donc ce qui permet d'avoir prise sur l'une et l'autre
selon les mêmes modalités.
- Peut-être faut-il écarter trois malentendus possibles.
Votre réfutation de l'hypothèse répressive
ne consiste ni en un simple déplacement d'accent ni en un
constat de dénégation ou d'ignorance de la part du
pouvoir ? Soit l'Inquisition, par exemple. Au lieu de mettre en évidence
la répression qu'elle fait subir à l'hérétique,
on pourrait placer l'accent sur la volonté de savoir qui
préside à la torture! Vous n'allez pas dans ce sens ?
Vous ne dites pas non plus que le pouvoir se cache à soi-même
son intérêt pour le sexe ni que le sexe parle à
l'insu d'un pouvoir qu'il déborderait en sourdine ?
- Je crois qu'en effet mon livre ne correspond à aucun de
ces thèmes et de ces objectifs dont vous parlez comme d'autant
de malentendus. Malentendu serait un mot un peu sévère,
d'ailleurs, pour désigner ces interprétations ou plutôt
ces délimitations de mon livre. Soit la première :
j'ai voulu, en effet, déplacer les accents et faire apparaître
des mécanismes positifs là où, d'ordinaire,
on accentue plutôt les mécanismes négatifs.
Ainsi, à propos de la pénitence, on souligne toujours
que le christianisme y sanctionne la sexualité, n'en autorise
que certaines formes, et punit toutes les autres. Mais il faut aussi
remarquer, je crois, qu'au coeur de la pénitence chrétienne
il y a la confession, donc l'aveu, l'examen de conscience, et par
là toute une extrusion de savoir et de discours sur le sexe
qui a induit une série d'effets théoriques (par exemple,
la grande analyse de la concupiscence au XVIIe siècle) et
d'effets pratiques (une pédagogie de la sexualité
qui a été laïcisée et médicalisée
par la suite). De même que j'ai parlé de la manière
dont les différentes instances ou les différents relais
du pouvoir s'étaient, en quelque sorte, pris au plaisir même
de leur exercice. Il y a dans la surveillance, plus précisément
dans le regard des surveillants, quelque chose qui n'est pas étranger
au plaisir de surveiller et au plaisir de surveiller le plaisir.
Cela, j'ai voulu le dire, mais ce n'est pas le tout de mon propos.
J'ai également insisté sur ces mécanismes en
retour dont vous parliez. Il est certain, par exemple, que les explosions
d'hystérie qui se sont manifestées dans les hôpitaux
psychiatriques dans la seconde moitié du XIXe siècle
ont bien été un mécanisme en retour, un contrecoup
de l'exercice même du pouvoir psychiatrique : les psychiatres
ont reçu le corps hystérique de leurs malades en pleine
figure (je veux dire en plein savoir et en pleine ignorance) sans
l'avoir voulu ou même sans savoir comment cela se passait.
Ces éléments-là sont bien dans mon livre, mais
ils n'en constituent pas la part essentielle ; on doit, me semble-t-il,
les comprendre à partir d'une mise en place d'un pouvoir
qui s'exerce sur le corps même. Ce que je cherche, c'est à
essayer de montrer comment les rapports de pouvoir peuvent passer
matériellement dans l'épaisseur même des corps
sans avoir à être relayés par la représentation
des sujets. Si le pouvoir atteint le corps, ce n'est pas parce qu'il
a d'abord été intériorisé dans la conscience
des gens. Il y a un réseau de bio-pouvoir, de somato-pouvoir
qui est lui-même un réseau à partir duquel naît
la sexualité comme phénomène historique et
culturel à l'intérieur duquel à la fois nous
nous reconnaissons et nous nous perdons.
- A la page 121 de La Volonté de savoir, répondant,
semble-t-il, à l'attente du lecteur, vous distinguez du pouvoir
-comme ensemble d'institutions et d'appareils -le pouvoir comme
multiplicité des rapports de force immanents au domaine où
ils s'inscrivent. Ce pouvoir-là, ce pouvoir-jeu, vous le
représentez se produisant à tout instant, en tout
point, dans toute relation d'un point à un autre. Et c'est
ce pouvoir-là, si l'on comprend bien, qui ne serait pas extérieur
au sexe, tout au contraire ?
- Pour moi l'essentiel du travail, c'est une réélaboration
de la théorie du pouvoir et je ne suis pas sûr que
le seul plaisir d'écrire sur la sexualité m'aurait
suffisamment motivé pour commencer cette série de
six volumes (au moins), si je ne m'étais pas senti poussé
par la nécessité de reprendre un peu cette question
du pouvoir. Il me semble que trop souvent, et selon le modèle
qui a été prescrit par la pensée juridico-philosophique
du XVIe et du XVIIe siècle, on réduit le problème
du pouvoir au problème de la souveraineté : Qu'est-ce
que le souverain ? Comment le souverain peut-il se constituer ? Qu'est-ce
qui lie les individus au souverain ? C'est ce problème, posé
par les juristes monarchistes ou antimonarchistes depuis le XIIIe
siècle jusqu'au XIXe siècle, c'est ce problème-là
qui continue à nous hanter et me paraît disqualifier
toute une série de domaines d'analyse ; je sais qu'ils peuvent
paraître bien empiriques, et secondaires, mais après
tout ils concernent nos corps, nos existences, notre vie quotidienne.
Contre ce privilège du pouvoir souverain j'ai voulu essayer
de faire valoir une analyse qui irait dans une autre direction.
Entre chaque point d'un corps social, entre un homme et une femme,
dans une famille, entre un maître et son élève,
entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, passent des relations
de pouvoir qui ne sont pas la projection pure et simple du grand
pouvoir souverain sur les individus ; elles sont plutôt le
sol mobile et concret sur lequel il vient s'ancrer, les conditions
de possibilité pour qu'il puisse fonctionner. La famille,
même encore jusqu'à nos jours, n'est pas le simple
reflet, le prolongement du pouvoir d'État : elle n'est pas
le représentant de l'État auprès des enfants,
tout comme le mâle n'est pas le représentant de l'État
auprès de la femme. Pour que l'État fonctionne comme
il fonctionne, il faut qu'il y ait de l'homme à la femme
ou de l'adulte à l'enfant des rapports de domination bien
spécifiques, qui ont leur configuration propre et leur relative
autonomie.
Je crois qu'il faut se méfier de toute une thématique
de la représentation qui encombre les analyses du pouvoir.
Ce fut longtemps la question de savoir comment les volontés
individuelles pouvaient être représentées dans
ou par la volonté générale. C'est maintenant
l'affirmation si souvent répétée que le père,
le mari, le patron, l'adulte, le professeur représente un
pouvoir d'État qui, lui-même, représente les
intérêts d'une classe. Cela ne rend compte ni de la
complexité des mécanismes, ni de leur spécificité,
ni des appuis, complémentarités, et parfois blocages,
que cette diversité explique.
D'une façon générale, je crois que le pouvoir
ne se construit pas à partir de volontés (individuelles
ou collectives), non plus qu'il ne dérive d'intérêts.
Le pouvoir se construit et fonctionne à partir de pouvoirs,
de multitudes de questions et d'effets de pouvoir. C'est ce domaine
complexe qu'il faut étudier. Cela ne veut pas dire qu'il
est indépendant, et qu'on pourrait le déchiffrer hors
du processus économique et des relations de production.
- En lisant ce qu'on peut considérer dans votre texte comme
une tentative d'élaborer une nouvelle conception du pouvoir,
on est partagé entre l'image de l'ordinateur et celle de
l'individu, isolé ou prétendu tel, détenteur
lui aussi d'un pouvoir spécifique.
- L'idée que la source ou le point de cumul du pouvoir étant
l'État, c'est à lui qu'il faut demander compte de
tous les dispositifs de pouvoir, me paraît sans grande fécondité
historique, ou disons que sa fécondité historique,
il l'a maintenant épuisée. La démarche inverse
paraît actuellement plus riche : je pense à des études
comme celle de Jacques Donzelot sur la famille (il montre comment
les formes absolument spécifiques de pouvoir qui s'exercent
à l'intérieur des familles ont été pénétrées
par des mécanismes plus généraux de type étatique
grâce à la scolarisation, mais comment pouvoirs de
type étatique et pouvoirs de type familial ont gardé
leur spécificité et n'ont pu véritablement
s'engrener que dans la mesure où chacun de leurs mécanismes
était respecté. De même, François Ewald
fait une étude sur les mines, la mise en place des systèmes
de contrôle patronal et la manière dont ce contrôle
patronal a été relayé, mais sans perdre de
son efficace dans les grandes gestions étatiques.
- Est-il possible, à partir de cette remise en jeu de ce
qu'on appelle pouvoir, d'adopter à l'égard de celui-ci
un point de vue politique ? Or, vous parlez de la sexualité
comme d'un dispositif politique. Voudriez-vous définir l'acception
que vous donnez à «politique» ?
- S'il est vrai que l'ensemble des rapports de force dans une société
donnée constitue le domaine de la politique, et qu'une politique,
c'est une stratégie plus ou moins globale qui essaie de coordonner
et de finaliser ces rapports de force, je crois qu'on peut répondre
à vos questions de la manière suivante : la politique
n'est pas ce qui détermine en dernière instance (ou
ce qui surdétermine) des relations élémentaires
et par nature neutres. Tout rapport de force implique à chaque
moment une relation de pouvoir (qui en est en quelque sorte la coupe
instantanée), et chaque relation de pouvoir renvoie, comme
à son effet mais aussi comme à sa condition de possibilité,
à un champ politique dont elle fait partie. Dire que «tout
est politique», c'est dire cette omniprésence des rapports
de force et leur immanence à un champ politique ; mais c'est
se donner la tâche encore à peine esquissée
de débrouiller cet écheveau indéfini. Une telle
analyse, il ne faut pas l'écraser dans une culpabilisation
individuelle (comme celle qu'on a pratiquée surtout il y
a quelques dizaines d'années, dans l'existentialisme d'autoflagellation ;
vous savez : chacun est responsable de tout, il n'y a pas une injustice
au monde dont nous ne soyons au fond complices ; il ne faut pas l'esquiver
non plus par l'un de ces déplacements qu'on pratique volontiers
aujourd'hui : tout cela dérive d'une économie marchande,
ou de l'exploitation capitaliste, ou tout simplement de cette société
pourrie (donc les problèmes du sexe, ou de la délinquance,
ou de la folie sont à renvoyer à une autre société).
L'analyse et la critique politiques sont pour une bonne part à
inventer -mais à inventer aussi les stratégies qui
permettront à la fois de modifier ces rapports de force et
de les coordonner de manière que cette modification soit
possible et s'inscrive dans la réalité. C'est dire
que le problème n'est pas tellement de définir une
position politique (ce qui nous ramène à un choix
sur un échiquier déjà constitué), mais
d'imaginer et de faire exister de nouveaux schémas de politisation.
Si politiser, c'est ramener à des choix, à des organisations
toutes faites, tous ces rapports de force et ces mécanismes
de pouvoir que l'analyse dégage, alors ce n'est pas la peine.
Aux grandes techniques nouvelles de pouvoir (qui correspondent aux
économies multinationales ou aux États bureaucratiques)
doit s'opposer une politisation qui aura des formes nouvelles.
- L'une des phases et conséquences de votre recherche consiste
à distinguer de manière très perplexe sexe
et sexualité, Pouvez-vous préciser cette distinction
et nous dire comment, désormais, nous aurons à lire
le titre de votre Histoire de la sexualité ?
- Cette question a été la difficulté centrale
de mon livre ; j'avais commencé à l'écrire comme
une histoire de la manière dont on avait recouvert et travesti
le sexe par cette espèce de faune, par cette végétation
étrange que serait la sexualité. Or je crois que cette
opposition sexe et sexualité renvoyait à une position
du pouvoir comme loi et interdiction : le pouvoir aurait mis en place
un dispositif de sexualité pour dire non au sexe. Mon analyse
restait encore prisonnière de la conception juridique du
pouvoir. Il a fallu que j'opère un renversement ; j'ai supposé
que l'idée de sexe était intérieure au dispositif
de la sexualité et que par conséquent ce qu'on doit
retrouver à sa racine, ce n'est pas le sexe refusé,
c'est une économie positive des corps et du plaisir.
Or il y a un trait fondamental dans l'économie des plaisirs
telle qu'elle fonctionne en Occident : c'est que le sexe lui sert
de principe d'intelligibilité et de mesure. Depuis des millénaires,
on tend à nous faire croire que la loi de tout plaisir, c'est,
secrètement au moins, le sexe : et que c'est cela qui justifie
la nécessité de sa modération, et donne la
possibilité de son contrôle. Ces deux thèmes
qu'au fond de tout plaisir il y a le sexe, et que la nature du sexe
veut qu'il s'adonne et se limite à la procréation,
ce ne sont pas des thèmes initialement chrétiens,
mais stoïciens ; et le christianisme a été obligé
de les reprendre lorsqu'il a voulu s'intégrer aux structures
étatiques de l'Empire romain, dont le stoïcisme était
la philosophie quasi universelle. Le sexe est devenu alors le code
du plaisir. En Occident (au lieu que dans les sociétés
dotées d'un art érotique, c'est l'intensification
du plaisir qui tend à désexualiser le corps), c'est
cette codification du plaisir par les lois du sexe qui a donné
lieu finalement à tout le dispositif de la sexualité.
Et celui-ci nous fait croire que nous nous libérons quand
nous décodons tout plaisir en terme de sexe enfin découvert.
Alors qu'il faut tendre plutôt à une désexualisation,
à une économie générale du plaisir qui
ne soit pas sexuellement normée.
- Votre analyse fait apparaître la psychanalyse dans une archéologie
quelque peu suspecte et honteuse. La psychanalyse dévoile
sa double appartenance, au moins primordiale, d'une part à
l'aveu inquisitorial, d'autre part à la médicalisation
psychiatrique. Est-ce bien là votre point de vue ?
- On peut dire bien sûr que la psychanalyse relève
de cette formidable croissance et institutionnalisation des procédures
d'aveu si caractéristiques de notre civilisation. Elle fait
partie à plus court terme de cette médicalisation
de la sexualité qui elle aussi est un phénomène
étrange : alors que dans l'art érotique, ce qui est
médicalisé, c'est plutôt les moyens (pharmaceutiques
ou somatiques) qui servent à intensifier le plaisir, on a,
en Occident, une médicalisation de la sexualité elle-même
comme si elle était une zone de fragilité pathologique
particulière dans l'existence humaine. Toute sexualité
risque à la fois d'être malade et d'induire des maladies
en nombre infini. On ne peut pas nier que la psychanalyse se trouve
au point de croisement de ces deux processus. Comment la psychanalyse
à la date où elle est apparue a pu se former, j'essaierai
de le voir dans les volumes ultérieurs. Je crains simplement
qu'à propos de la psychanalyse il se produise ce qui s'était
produit à propos de la psychiatrie quand j'avais essayé
de faire l'Histoire de la folie ; j'avais tenté de raconter
ce qui s'était passé jusqu'au début du XIXe
siècle ; or les psychiatres ont entendu mon analyse comme
une attaque contre la psychiatrie. Je ne sais pas ce qui va se passer
avec les psychanalystes, mais je crains bien qu'ils n'entendent
comme antipsychanalyse quelque chose qui ne sera qu'une généalogie.
Pourquoi une archéologie de la psychiatrie fonctionne-t-elle
comme antipsychiatrie, alors qu'une archéologie de la biologie
ne fonctionne pas comme une antibiologie ? Est-ce à cause
du caractère partiel de l'analyse ? Ou n'est-ce pas plutôt
à cause d'un certain mauvais rapport de la psychiatrie à
sa propre histoire, d'une certaine incapacité où se
trouve la psychiatrie, étant donné ce qu'elle est,
à recevoir sa propre histoire ? On verra bien comment la psychanalyse
reçoit la question de son histoire.
- Avez-vous le sentiment que votre Histoire de la sexualité
fera progresser la question féminine ? Je songe à ce
que vous dites autour de l'hystérisation et de la psychiatrisation
du corps de la femme,
- Quelques idées, mais hésitantes, non fixées.
C'est la discussion et les critiques suivant chaque volume qui permettront
peut-être de les dégager. Mais je n'ai pas moi-même
à fixer de règles d'utilisation.
- Dans La Volonté de savoir, il est question de faits et
de discours, faits et discours se trouvent pris eux-mêmes
dans votre propre discours, dans cet ordre de votre discours qui
se présente plutôt comme un désordre, à
condition de bien détacher le préfixe. Vous volez
d'un point à un autre de votre démonstration, vous
suscitez vous-même vos contradicteurs, comme si le lieu de
votre analyse vous précédait et contraignait. Votre
écriture, d'autre part, cherche à peindre aux yeux
du lecteur des rapports de longue distance et abstraits. Tombez-vous
d'accord sur la dramatisation de votre analyse et son caractère
de fiction ?
- Ce livre est sans fonction démonstrative. Il est là
comme prélude, pour explorer le clavier et esquisser un peu
les thèmes et voir comment les gens vont réagir, où
vont être les critiques, où vont être les incompréhensions,
où vont être les colères : c'est pour rendre
les autres volumes, en quelque sorte, perméables à
toutes ces réactions-là que j'ai écrit ce premier
volume. Quant au problème de la fiction, il est pour moi
un problème très important ; je me rends bien compte
que je n'ai jamais rien écrit que des fictions. Je ne veux
pas dire pour autant que cela soit hors vérité. Il
me semble qu'il y a possibilité de faire travailler la fiction
dans la vérité, d'induire des effets de vérité
avec un discours de fiction, et de faire en sorte que le discours
de vérité suscite, fabrique quelque chose qui n'existe
pas encore, donc «fictionne». On «fictionne»
de l'histoire à partir d'une réalité politique
qui la rend vraie, on «fictionne» une politique qui
n'existe pas encore à partir d'une vérité historique.
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