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«L'extension sociale de la norme» (entretien avec P. Werner),
Politique Hebdo, n° 212 : Délier la folie, 4-10 mars 1976, pp.
14-16.
(Sur T. Szasz, Fabriquer la folie, trad. M, Manin et J.-P. Cottereau, Paris,
Payot, 1976.)
Dits Ecrits tome III texte n°173
- Est-ce que le travail de Szasz remet en question l'Histoire
de la folie que vous avez écrite voilà quinze ans ?
Vous suiviez une autre filiation, une autre homologie : non pas celle
du sorcier et du fou, mais celle du lépreux et du malade
mental. Comment ces deux branches rejoignent-elles un tronc commun
?
- En effet, dans l’Histoire de la folie, je n'ai pas du tout
parlé du problème de la sorcellerie. Je me méfiais
d'un thème qu'on trouve régulièrement chez
les historiens hâtifs : cette idée que les fous, on
les prenait autrefois pour des sorciers, incapables qu'on était
de lesreconnaître comme malades. Les médecins, à
la fois souci de savoir et scrupule de coeur, auraient réagi :
la sorcellerie, c'est de la maladie méconnue. On ne va plus
brûler les sorcières, on va les traiter. J'avais eu
envie de démolir ce mythe après l’Histoire de
la folie, puis...
Le livre de Szasz (c'est là son intérêt) ne
consiste pas à dire : le fou était autrefois le sorcier,
ou : le sorcier d'alors est le fou d'aujourd'hui. Il dit autre chose,
historiquement et politiquement plus important : la pratique par
laquelle on repérait un certain nombre de gens, par laquelle
on les suspectait, on les isolait, on les interrogeait, par laquelle
on les «reconnaissait» comme sorciers, cette technique
de pouvoir, mise en oeuvre sous l'Inquisition, on la retrouve (après
transformation) dans la pratique psychiatrique. Ce n'est pas le
fou qui est le fils du sorcier, mais le psychiatre qui est le descendant
de l'inquisiteur. Szasz situe son histoire au niveau des techniques
de pouvoir, non pas au niveau de l'identité pathologique.
Pour lui, ce n'est pas le malade qui démasque après
coup la vérité du sorcier. C'est l'antisorcellerie
qui dit, par avance, la vérité de la psychiatrie.
Szasz s'intéresse aux techniques de repérage, de diagnostic,
d'interrogatoire. Je m'étais intéressé aux
techniques de partages socio-policiers. Les deux histoires ne sont
pas incompatibles. Au contraire.
- D'autant moins que vous désignez tous deux la place
centrale de la pratique médicale dans les mécanismes
de répression sociale. Qu'est-ce que cela nous apprend sur
les dispositifs de pouvoir ?
- Nous sommes entrés dans un type de société
où le pouvoir de la loi est en train non pas de régresser,
mais de s'intégrer à un pouvoir beaucoup plus général :
en gros, celui de la norme. Regardez quelles difficultés
éprouve aujourd'hui l'institution pénale elle-même
à accepter en tant que tel l'acte pour lequel elle est faite :
porter une sentence. Comme si punir un crime n'avait plus guère
de sens, on assimile de plus en plus le criminel à un malade,
et la condamnation veut passer pour une prescription thérapeutique.
Cela est caractéristique d'une société qui
est en train de cesser d'être une société juridique
articulée essentiellement sur la loi. Nous devenons une société
essentiellement articulée sur la norme.
Ce qui implique un système de surveillance, de contrôle
tout autre. Une visibilité incessante, une classification
permanente des individus, une hiérarchisation, une qualification,
l'établissement de limites, une mise en diagnostic. La norme
devient le critère de partage des individus. Du moment que
c'est bien une société de la norme qui est en train
de se constituer, la médecine, en tant qu'elle est la science
par excellence du normal et du pathologique, va être la science
reine. Szasz dit : la médecine est la religion de l'âge
moderne. Je modifierais un peu la proposition. Il me semble que
le pouvoir de la religion, du Moyen Age à l'époque
classique, était de type juridique, avec ses commandements,
ses tribunaux et ses pénitences. Plutôt que d'une succession
religion-médecine, je verrai plutôt une succession
droit-norme.
- En quoi la critique de la psychiatrie comme forme de contrôle
social affecte-t-elle la médecine en tant que telle ?
- La psychiatrie a été l'une des formes de la médecine
sociale apparue au XIXe siècle. L'histoire de la psychiatrie
faite par Szasz c'est encore l'un de ses mérites - met à
découvert la fonction sociale de la médecine dans
une société de normalisation. Le pouvoir médical
est au coeur de la société de normalisation. On voit
apparaître les effets de pouvoir de la médecine partout :
que ce soit dans la famille, dans l'école, dans l'usine,
dans les tribunaux, à propos de la sexualité, de l'éducation,
du travail, du crime. La médecine est devenue une fonction
sociale générale : elle investit le droit ; elle se
branche sur lui ; elle le fait fonctionner. Il se constitue une sorte
de complexe juridico-médical, actuellement, qui est la forme
essentielle du pouvoir.
Mais ce qui permet à la médecine de fonctionner avec
une telle force, c'est que, contrairement à la religion,
elle est inscrite dans l'institution scientifique. On ne peut se
contenter de désigner les effets disciplinaires de la médecine.
La médecine peut bien fonctionner comme mécanisme
de contrôle social, elle a aussi d'autres fonctionnements,
techniques, scientifiques. Ce qui fait que l'on ne peut pas traiter
du même souffle la médecine et la psychiatrie, qui,
elle, fonctionne sans rapport, sauf imaginaire, avec un savoir de
type scientifique. La critique ne se situe pas au même niveau.
-jusqu'où porte une analyse historique de la folie ?
Szasz démonte les mécanismes sociaux de production
de la maladie mentale. Il ne pose pas la question spécifique
de la folie.
- Si la folie n'est pas la maladie mentale se déployant dans
un tableau nosographique, si la folie a une réalité
spécifique qu'il ne s'agit pas de pathologiser ni de médicaliser,
alors, qu'est-ce que c'est, la folie ? L'antipsychiatrie a justement
à se confronter à ce quelque chose qu'il ne faut pas
coder en termes de maladie mentale ni en termes de normativité
sociale, mais qui cependant fait problème. L'antipsychiatrie
démolit, à l'intérieur de l'institution et
de la conscience des médecins, la médicalisation de
la folie. Mais, de ce fait même, la question de la folie nous
revient après cette longue colonisation par la médecine
et la psychiatrie. Qu'en faire ?
Les discours hâtivement gauchistes, lyriquement antipsychiatriques,
ou méticuleusement historiques, ne sont que des manières
imparfaites d'aborder ce foyer incandescent. Avec l'illusion, parfois,
que, de là, la «vérité», nos pauvres
vérités pourraient s'éclairer d'une flamme
dévorante. C'est illusion de croire que la folie -ou la délinquance,
ou le crime - nous parle à partir d'une extériorité
absolue. Rien n'est plus intérieur à notre société,
rien n'est plus intérieur aux effets de son pouvoir que le
malheur d'un fou ou la violence d'un criminel. Autrement dit, on
est toujours à l'intérieur. La marge est un mythe.
La parole du dehors est un rêve qu'on ne cesse de reconduire.
On place les «fous» dans le dehors de la créativité
ou de la monstruosité. Et, pourtant, ils sont pris dans le
réseau, ils se forment et fonctionnent dans les dispositifs
du pouvoir.
- De ce point de vue, l'analyse historique n'est-elle pas une
position de repli ? N'est-ce pas dans ce repli que se marquent les
points aveugles de la pratique et de la théorie de Szasz ?
Sur la psychanalyse, par exemple.
- Il faut dire que, sans la psychanalyse, la critique de la psychiatrie
comme on l'a menée, même d'un point de vue historique,
n'aurait pas été possible. Cela dit, la psychanalyse,
non seulement aux États-Unis mais en France, fonctionne d'une
façon massive comme une pratique médicale : même
si elle n'est pas toujours pratiquée par les médecins,
c'est bien comme thérapeutique qu'elle fonctionne, comme
intervention de type médical. De ce point de vue, elle fait
bien partie de ce réseau de «contrôle»
médical qui est en train de s'établir partout. Si
elle a joué un rôle critique, à un autre niveau,
la psychanalyse joue en consonance avec la psychiatrie. Il faut
lire absolument le livre de Robert Castel, Le PsychanaIysme *, qui
a si bien démonté le réseau psychiatrico-psychanalytique.
La psychanalyse relève d'un démontage historique spécifique,
mais du même type que la psychiatrie. Elle n'a pas à
jouer un rôle de tache aveugle par rapport à l'histoire.
* Castel (R.), Le Psychanalysme, Paris, Maspero, coll. «Textes
à l'appui», 1973.
Autre question, alors : dans une période où l'incandescence
des luttes s'est éteinte, n'y a-t-il pas une tentation de
repli sur la spéculation historique ? L'analyse historique
n'est pas en position de repli, mais en position instrumentale,
dès lors qu'elle est utilisée comme instrument à
l'intérieur d'un champ politique. L'analyse historique est
un moyen d'éviter la sacralisation théorique : elle
permet
d'effacer le seuil de l'intouchabilité scientifique. Il
faut la faire fonctionner tout au rebours de l'ancienne et récente
épistémologie, qui se demandait : dans une science,
quel est l'irréductible noyau de scientificité ? Elle
a à dire quelle est la non-scientificité de la science
ou plutôt, car le problème scientificité/non-scientificité
n'est pas l'important, elle a à se demander quelle est la
force d'une science, comment, dans notre société,
les effets de vérité d'une science sont en même
temps des effets de pouvoir.
- Que signifie pour vous la contradiction entre les positions
théoriques et les positions pratiques et politiques de Thomas
Szasz ?
- Il y a eu une période de la critique «idéologique»
qui était celle de la «dénonciation»,
du diagnostic et de la disqualification par le mal plus ou moins
secret. Quand quelqu'un parlait, il s'agissait de repérer
dans son vocabulaire, dans ce qu'il disait, bien pis, dans ce qu'il
ne disait pas et qui était précisément le non-dit
de son discours, de quoi le caractériser et le faire taire :
la critique par la vérole théorique. À un moment
donné, par exemple, on se croyait obligé de dire que
Nietzsche n'était pas antisémite, si on voulait faire
référence à lui.
Je préfère utiliser la technique du pillage intéressé.
Les pensées, les discours s'organisent bien par systèmes.
Mais il faut considérer ces systèmes comme des effets
internes de pouvoir. Ce n'est pas la systématicité
d'un discours qui détient sa vérité, mais,
au contraire, sa possibilité de dissociation, de réutilisation,
de réimplantation ailleurs. Les analyses historiques de Szasz
peuvent être réutilisées dans une pratique antipsychiatrique.
Szasz a parfaitement senti la résonance profonde entre les
fonctions de contrôle de la médecine, de la psychiatrie
et les structures étatiques de contrôle mises en place
depuis le XIXe siècle. Il semble cependant qu'il se fasse
illusion s'il croit que la médecine libérale est affranchie
de cela, alors qu'elle est le prolongement de ces structures étatiques,
leur point d'appui et leur antenne.
- Vous n'êtes pas gêné par les positions
de Szasz sur le «potentiel de la psychiatrie privée» ?
-Le problème du cabinet privé chez Szasz est simple
et topique. Pour lui, la mystification de la psychiatrie consiste
à faire croire que la folie, la souffrance du fou, c'est
la maladie. Et, donc, à faire croire au «fou»
que c'est d'un médecin qu'il a besoin. En somme, il veut
dire : «Dès lors que je ne veux pas croire que c'est
en tant que médecin que j'interviens, dès lors que
je ne fais pas passer un entretien libre avec un client volontaire
pour un acte médical, je ne participe pas à cette
usurpation. J'écoute le client, je le débarrasse du
schéma pathologique ; je ne le reçois pas comme un
malade, je ne me présente pas comme un médecin : je
ne fais que lui vendre mon temps. Il me paie au terme d'un libre
contrat.»
On peut dire bien des choses contre cette déduction et les
profits qu'elle autorise. C'est une convivialité exclusivement
duelle et résolument marchande. Les psychiatres vendaient
cher le statut de malades qu'ils donnaient à leurs clients.
Szasz vend de la non-maladie à des gens qui se prennent pour
malades. Problème : ce qui est précieux doit-il forcément
se vendre ?
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