|
origine : http://www.laviedesidees.fr/Foucault-est-il-de-gauche.html
Michel Foucault est devenu une référence majeure
de la gauche critique, mais a-t-il toujours été vraiment
de gauche ? C’est cette question embarrassante que J. L. M.
Pestaña affronte, en revenant sur la trajectoire politique
tortueuse du grand philosophe, et notamment sur son rapport au (néo)libéralisme.
Après tant de volumes et d’article consacrés
à l’œuvre de Michel Foucault, et notamment à
sa pensée politique, la lecture de ce petit ouvrage a quelque
chose de rafraîchissant : il évite à la fois
la vénération et ce que l’auteur appelle le
« péril scolastique », le commentaire exégétique
décontextualisé, l’interprétation sans
fin de textes sacrés, toutes choses avec lesquelles Foucault
voulait précisément rompre. Déjà auteur
d’une biographie sociologique de Foucault [1], José
Luis Moreno Pestaña applique à celui-ci la même
exigence antiscolastique, avec des instruments toutefois un peu
différents de ceux du philosophe et historien : la sociologie
de la production intellectuelle. Dans cet exercice, il fait preuve
d’une belle indépendance d’esprit, même
si l’on peut émettre des réserves à l’égard
de certaines de ses conclusions.
Pestaña part d’une interrogation sur l’actualité
de Foucault dans le domaine de la pensée critique. Dans les
années 1970, Foucault s’était vaillamment engagé
pour des causes négligées ou méprisées
par les tenants du matérialisme historique, comme la prison
ou le pouvoir psychiatrique. Il avait ainsi contribué à
élargir le champ des problématisations politiques.
Mais J. L. M. Pestaña va plus loin, et a le courage d’affronter
une hypothèse qui hante aujourd’hui les foucaldiens
de gauche : leur héros gauchiste n’aurait-il pas entamé
un revirement libéral les dernières années
de sa vie ? Car, non seulement la teneur de ses analyses du libéralisme
peut paraître ambiguë, mais de surcroît certains
de ses disciples sont devenus carrément des idéologues
du patronat, des assureurs et de la société du risque.
D’où un doute qui peut effleurer l’esprit, et
contrarier les amoureux de Foucault (dont l’auteur de ces
lignes), comme en témoigne une certaine réception
indignée de ce livre [2] : maintenant que le capitalisme
et la question sociale sont revenus au centre du jeu politique après
trois décennies de globalisation néolibérale,
à quoi peut désormais servir Foucault d’un point
de vue militant et critique ? Une réponse possiblement immédiate
à cette question consisterait à faire remarquer que
jamais les commentaires et les réappropriations de ses analyses
du (néo)libéralisme, dont on n’a pris la pleine
mesure qu’avec la publication de ses cours sur le sujet [3],
n’ont été aussi diverses et prolifiques, et
ce indépendamment des « intentions » de l’auteur.
Être juste avec Foucault
Mais Pestaña prend un autre chemin : réinscrire l’œuvre
dans la trajectoire indissociablement sociale, académique
et politique de Foucault. Le résultat n’est pas forcément
flatteur pour le philosophe sur ce dernier terrain, qui ne se montre
guère cohérent : communiste à l’École
normale supérieure, puis gaulliste apparenté, gauchiste
après Mai-68, puis proche de la deuxième gauche voire
séduit par le libéralisme en fin de parcours. Cependant,
Pestaña cherche à comprendre ces détours plutôt
qu’à les dénoncer comme de l’opportunisme,
qui suppose la fiction d’un agent rationnel calculant les
effets de ses prises de positions politiques. Cette versatilité
politique, quasiment revendiquée par Foucault, est notamment
mise en rapport avec la réceptivité d’une figure
devenue dominante dans le champ intellectuel aux variations des
modes et conjonctures politiques. J. L. Pestaña fait aussi
valoir que Foucault n’a jamais sombré dans le stalinisme
ou le fascisme, ce qui est quand même à mettre à
son crédit. On ajoutera qu’il fit toujours preuve,
hormis sa brève période communiste, d’une vigoureuse
résistance face à l’hégémonie
marxiste, y compris quand il intégrait la lutte des classes
dans son analyse. Moins par anticommunisme d’ailleurs, que
par désir d’offrir un modèle alternatif d’analyse
du pouvoir échappant autant à l’économisme
(marxiste) qu’au juridisme (libéral). Un élément
peut être aussi avancé, un peu négligé
par le sociologue sur ce point : le stigmate de l’homosexualité
a peut-être conduit Foucault à privilégier dans
un premier temps une stratégie de notabilisation auprès
du pouvoir gaulliste, avant que Mai-68 ne bouleverse la donne et
n’ouvre un nouvel horizon des possibles académiques.
Pestaña fait ici preuve d’un rapport plutôt
sain à Foucault : en dépit de toute la légitime
admiration qu’il peut lui porter, il refuse d’en faire
une icône et entend l’étudier comme n’importe
quel objet de la sociologie des intellectuels. C’est encore
la meilleure manière d’être « juste avec
Foucault », pour détourner une formule que celui-ci
réservait à Freud. Ce point de méthode acquis,
il n’y a pas de raison de supposer que tout est de «
gauche » (ni de « droite ») chez lui, malgré
tout ce qu’il a apporté à la pensée critique.
Il n’y a même pas de raison de croire par avance que
tout est politique dans son œuvre, en particulier le premier
Foucault, teinté d’un mysticisme ambigu (L’Histoire
de la folie, Les Mots et les choses), et le troisième et
dernier Foucault (celui de L’Histoire de la sexualité),
qui marque un certain repli vers l’éthique. Qu’en
est-il alors du deuxième ? On peut regretter que l’auteur
n’aborde guère Surveiller et punir (1975) et préfère
insister sur la présence, puis la disparition, du motif de
la lutte des classes dans certaines de ses déclarations publiques.
Si « Foucault a ouvert les horizons de la pensée politique
» (p. 132), c’est d’abord en raison de l’analyse
très neuve du pouvoir qu’il propose dans ce livre phare,
qu’il a sorti du statocentrisme et élargi à
tous les secteurs sociaux. Cette réflexion, Foucault la prolonge
les années suivantes avec le concept de « gouvernementalité
», promis à une fortune différée mais
considérable ; elle ne peut donc passer pour un moment fugitif
d’échauffement gauchiste.
Foucault néolibéral ?
Reste un problème pendant : le rapport de Foucault au (néo)libéralisme.
Selon Pestaña, « Sans la référence à
la lutte des classes et considérant l’État comme
une institution disciplinaire, la défense de la liberté
ne peut que rapprocher Foucault du libéralisme » (p.
98). Certes, les cours sur le sujet trahissent peut-être une
certaine fascination pour son objet, qui représente historiquement
une alternative au dispositif disciplinaire. À cela s’ajoute
une « indifférence olympienne » (p. 40) de l’intellectuel
pour les inégalités sociales. S’agit-il pour
autant d’un ralliement, comme le suggère par moments
J.L.M. Pestaña ? On se permettra d’argumenter un peu
différemment. En ce qui regarde ses prises de position publiques,
Foucault n’a jamais passé armes et bagages chez celui
qu’il considère comme le véritable importateur
du néolibéralisme en France, à savoir le Président
Giscard d’Estaing. S’il a glissé à droite,
c’est en restant dans l’aile gauche du champ politique,
par son rapprochement avec la CFDT et les rocardiens.
Sur le fond, sa lecture du libéralisme paraît très
éloignée de la vision enchantée des libéraux
: pas plus qu’il ne la réduit à une idéologie
bourgeoise, Foucault n’en fait jamais une simple philosophie
de la liberté et des droits des individus. Si le libéralisme
ressort grandi de ses analyses, c’est d’abord parce
qu’il apparaît comme un véritable « art
de gouverner ». Ce qui signifie tout aussi bien qu’il
s’agit d’un dispositif de pouvoir, d’une technologie
politique d’autant plus redoutable qu’elle est plus
insidieuse, qu’elle prend appui sur la liberté (négative)
pour réguler les populations et les individus par l’extension
de la rationalité calculatrice. Il paraît donc délicat
d’apprécier le degré d’adhésion
de Foucault au néolibéralisme, et Pestaña franchit
parfois imprudemment le pas en confondant sa description clinique
de la rationalité politique néolibérale (que
Foucault qualifie par ailleurs d’« utopique »)
avec une approbation sans réserve. L’auteur finit d’ailleurs
par conclure avec prudence sur ce point en assurant que «
le jugement de Foucault sur ce processus n’est pas très
clair » (p. 122), d’autant qu’il ne pouvait pas
alors en mesurer toutes les conséquences pratiques. De surcroît,
Pestaña passe curieusement sous silence les réappropriations
de ces analyses dans la critique contemporaine du néolibéralisme,
dorénavant courantes (par exemple chez Wendy Brown, David
Harvey, Christian Laval et Pierre Dardot) : sans révéler
la vérité a posteriori du texte, celles-ci en révèlent
du moins certaines virtualités possibles, tout à fait
éloignées de l’enthousiasme ou la complaisance
supposés du maître.
Il est vrai que Foucault compare favorablement le libéralisme
au socialisme, qui souffrirait d’un défaut de gouvernementalité
« autonome » : le socialisme aurait une rationalité
administrative, économique et historique, mais pas de véritable
politique. Il proclame même (en 1977) la nécessité
de jeter par-dessus bord toute la « tradition socialiste »
vieille de 150 ans. Le diagnostic est lapidaire, l’ordonnance
expéditive, et l’injustice du propos tient au contexte
politique dans lequel il est tenu (le Programme commun et l’alliance
entre le PS et le PCF). Mais n’estime-t-il pas aussi que cette
« gouvernementalité socialiste, il faut l’inventer
» ? Foucault, libertaire et socialiste ? Si le regard démystificateur
de J. L. M. Pestaña permet de rêver encore un peu.
par Arnault Skornicki [24-06-2011]
Pour citer cet article :
Arnault Skornicki, « Foucault est-il de gauche ? »,
La Vie des idées, 24 juin 2011. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Foucault-est-il-de-gauche.html
Notes
[1] José Luis Moreno Pestaña, En devenant Foucault.
Sociogenèse d’un grand philosophe, Broissieux, Éditions
du Croquant, 2006. Sur cet ouvrage, on pourra consulter la recension
de Xavier Landrin dans la revue Interrogations [consulté
le 26 mai 2011].
[2] Serge Audier, « Critique politique des “ foucaulâtres
” », Le Monde, le 11 février 2011. Pour une lecture
plus juste de l’analyse de Pestaña, voir la recension
de Christophe Voilliot.
[3] Sécurité, territoire, population. Cours au Collège
de France. 1977-1978, Paris, Gallimard/Le Seuil, « Hautes
Études », éd. M. Senellart, 2004 ; Naissance
de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979,
Paris, Gallimard/Le Seuil, « Hautes Études »,
éd. M. Senellart, 2004.
|
|