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Cette conférence a été publiée en deux
fois. Une première partie dans le no 4 de Barbárie,
une seconde partie dans le no 5 de Barbárie, en 1982 (voir
infra no 315). La conférence est reproduite ici dans sa totalité.
«As malhas do poder» («Les mailles du pouvoir» ;
1ere partie ;
trad. P. W. Prado Jr. ;
conférence prononcée à la faculté de
philosophie de l'université de Bahia, 1976),
Barbárie, no 4, été 1981, pp. 23-27.
«As malhas do poder» («Les mailles du pouvoir» ;
2e partie ; trad. p, W. Prado Jr. ; conférence prononcée
à la faculté de philosophie de l'université
de Bahia, 1976), Barbárie, no5, été 1982, pp.
34-42.
Dits Ecrits tome IV texte n° 297
« Les mailles du pouvoir » Michel Foucault
«As malhas do poder» («Les mailles du pouvoir»; 2e partie; trad. p, W. Prado Jr.; conférence prononcée à la faculté de philosophie de l'université de Bahia, 1976), Barbárie, no5, été 1982, pp. 34-42. Voir supra no 297.
Dits Ecrits Tome IV Texte n°315
Nous allons essayer de procéder à une analyse de
la notion de pouvoir. Je ne suis pas le premier, loin de là,
à essayer de contourner le schéma freudien qui oppose
l'instinct à la répression, instinct et culture. Toute
une école de psychanalystes a essayé, il y a des dizaines
d'années, de modifier, d'élaborer ce schéma
freudien de l'instinct versus culture, et de l'instinct versus répression
- je me réfère aux psychanalystes aussi bien de langue
anglaise que de langue française, comme Melanie Klein, Winnicott
et Lacan, qui ont essayé de montrer que la répression,
loin d'être un mécanisme secondaire, ultérieur,
tardif, qui tenterait de contrôler un jeu instinctif donné,
par la nature, fait partie du mécanisme de l'instinct ou,
du moins, du processus à travers lequel l'instinct sexuel
se développe, se déroule, se constitue comme pulsion.
La notion freudienne de Trieb ne doit pas être interprétée
comme une simple donnée naturelle, un mécanisme biologique
naturel sur lequel la répression viendrait poser sa loi de
prohibition, mais, selon les psychanalystes, comme quelque chose
qui est déjà profondément pénétré
par la répression. Le besoin, la castration, le manque, la
prohibition, la loi sont déjà des éléments
à travers lesquels le désir se constitue comme désir
sexuel, ce qui implique donc une transformation de la notion primitive
d'instinct sexuel, telle que Freud l'avait conçue à
la fin du XIXe siècle. Il faut donc penser l'instinct non
pas comme une donnée naturelle, mais déjà comme
toute une élaboration, tout un jeu complexe entre le corps
et la loi, entre le corps et les mécanismes culturels qui
assurent le contrôle du peuple.
Je crois donc que les psychanalystes ont déplacé
considérablement le problème, en faisant surgir une
nouvelle notion d'instinct, en tout cas une nouvelle conception
de l'instinct, de la pulsion, du désir. Néanmoins,
ce qui me trouble, ou du moins ce qui me semble insuffisant, c'est
que, dans cette élaboration proposée par les psychanalystes,
ils changent peut-être la conception du désir, mais
ils ne changent néanmoins absolument pas la conception du
pouvoir.
Ils continuent toujours de considérer chez eux que le signifié
du pouvoir, le point central, ce en quoi consiste le pouvoir, est
encore la prohibition, la loi, le fait de dire non, encore une fois
la forme, la formule «tu ne dois pas ». Le pouvoir est
essentiellement celui qui dit «tu ne dois pas». Il me
semble que c'est une conception - et j'en parlerai tout à
l'heure - totalement insuffisante du pouvoir, une conception juridique,
une conception formelle du pouvoir et qu'il faut élaborer
une autre conception du pouvoir qui permettra sans doute de mieux
comprendre les relations qui se sont établies entre pouvoir
et sexualité dans les sociétés occidentales.
Je vais essayer de développer, mieux, de montrer dans quelle
direction on peut développer une analyse du pouvoir qui ne
soit pas simplement une conception juridique, négative du
pouvoir, mais une conception d'une technologie du pouvoir.
Nous trouvons fréquemment chez les psychanalystes, les psychologues
et les sociologues cette conception selon laquelle le pouvoir est
essentiellement la règle, la loi, la prohibition, ce qui
marque la limite entre ce qui est permis et ce qui est interdit.
Je crois que cette conception du pouvoir a été, à
la fin du XIXe siècle, formulée incisivement, largement
développée par l'ethnologie. L'ethnologie a toujours
essayé de détecter des systèmes de pouvoir,
dans des sociétés différentes de la nôtre,
comme étant des systèmes de règles. Et nous-mêmes,
quand nous essayons de réfléchir sur notre société,
sur la manière dont le pouvoir s'y exerce, nous le faisons
essentiellement à partir d'une conception juridique : où
est le pouvoir, qui détient le pouvoir, quelles sont les
règles qui régissent le pouvoir, quel est le système
de lois que le pouvoir établit sur le corps social.
Nous faisons donc toujours, pour notre société, une
sociologie juridique du pouvoir, et, quand nous étudions
des sociétés différentes des nôtres,
nous faisons une ethnologie qui est essentiellement une ethnologie
de la règle, une ethnologie de la prohibition. Voyez, par
exemple, dans les études ethnologiques de Durkheim à
Lévi-Strauss, quel a été le problème
qui réapparaît toujours, perpétuellement réélaboré :
un problème de prohibition, essentiellement de prohibition
de l'inceste. Et, à partir de cette matrice, de ce noyau
qui serait la prohibition de l'inceste, on a essayé de comprendre
le fonctionnement général du système. Et il
a fallu attendre les années plus récentes pour voir
apparaître des nouveaux points de vue sur le pouvoir, soit
un point de vue strictement marxiste ou soit un point de vue plus
éloigné du marxisme classique. De toute façon,
nous voyons à partir de là apparaître, avec
les travaux de Clastres *, par exemple, toute une nouvelle conception
du pouvoir comme technologie, qui essaie de s'émanciper du
primat, de ce privilège de la règle et de la prohibition
qui, au fond, avait régné sur l'ethnologie depuis
Durkheim jusqu'à Lévi-Strauss.
En tout cas, la question que je voudrais poser est la suivante
comment se fait-il que notre société, la société
occidentale en général, ait conçu le pouvoir
d'une manière aussi restrictive, aussi pauvre, aussi négative ?
Pourquoi concevons-nous toujours le pouvoir comme loi et comme prohibition,
pourquoi ce privilège ? Évidemment nous pouvons dire
que cela est dû à l'influence de Kant, à l'idée
selon laquelle, en dernière instance, la loi morale, le «tu
ne dois pas», l'opposition «tu dois» / «tu
ne dois pas» est, au fond, la matrice de toute la régulation
de la conduite humaine. Mais, à vrai dire, cette explication
par l'influence de Kant est évidemment totalement insuffisante.
Le problème est de savoir si Kant a eu telle influence et
pourquoi l'a-t-il eue si forte. Pourquoi Durkheim, philosophe avec
de vagues teintes socialistes du début de la IIIe République
française, a-t-il pu s'appuyer de cette façon sur
Kant quand il s'agissait de faire l'analyse du mécanisme
du pouvoir dans une société ?
* Référence aux travaux de Pierre Clastres recueillis
dans l'ouvrage La Société contre l'État. Rechercher
d'anthropologie politique, Paris, Éd. de Minuit, coll. «Critique»,
1974.
Je crois que nous pouvons en analyser grossièrement la raison
dans les termes suivants : au fond, dans l'Occident, les grands systèmes
établis depuis le Moyen Âge se sont développés
par l'intermédiaire de la croissance du pouvoir monarchique,
aux dépens du pouvoir ou, mieux, des pouvoirs féodaux.
Or, dans cette lutte entre les pouvoirs féodaux et le pouvoir
monarchique, le droit a toujours été l'instrument
du pouvoir monarchique contre les institutions, les mœurs,
les règlements, les formes de lien et d'appartenance caractéristiques
de la société féodale. Je vais vous en donner
deux exemples simplement. D'un côté le pouvoir monarchique
s'est développé en Occident en s'appuyant en grande
partie sur les institutions judiciaires et en développant
ces institutions ; à travers la guerre civile, il est arrivé
à remplacer la vieille solution des litiges privés
par un système de tribunaux, avec des lois, qui donnaient
en fait au pouvoir monarchique la possibilité de résoudre
lui-même les disputes entre les individus. De la même
manière, le droit romain, qui est réapparu en Occident
aux XIIIe et XIVe siècles, a été un instrument
formidable dans les mains de la monarchie pour arriver à
définir les formes et les mécanismes de son propre
pouvoir, aux dépens des pouvoirs féodaux. En d'autres
termes, la croissance de l'État en Europe a été
partiellement assurée ou, en tout cas, a utilisé comme
instrument le développement d'une pensée juridique.
Le pouvoir monarchique, le pouvoir de l'État est essentiellement
représenté dans le droit.
Or il se trouvait que la bourgeoisie, qui en même temps profitait
largement du développement du pouvoir royal et de la diminution,
de la régression des systèmes féodaux, avait
tout intérêt à développer ce système
de droit qui lui permettrait, de l'autre côté, de donner
forme aux échanges économiques, qui assuraient son
propre développement social. De sorte que le vocabulaire,
la forme du droit a été le système de représentation
du pouvoir commun à la bourgeoisie et à la monarchie.
La bourgeoisie et la monarchie ont réussi peu à peu
à établir, depuis la fin du Moyen Âge jusqu'au
XVIIIe siècle, une forme de pouvoir qui se représentait,
qui se donnait comme discours, comme langage le vocabulaire du droit.
Et, quand la bourgeoisie s'est finalement débarrassée
du pouvoir monarchique, elle l'a fait en utilisant précisément
ce discours juridique - qui avait néanmoins été
celui de la monarchie -, qu'elle a tourné contre la monarchie
elle-même.
Pour donner simplement un exemple. Rousseau, quand il a fait sa
théorie de l'État, a essayé de montrer comment
naît un souverain, mais un souverain collectif, un souverain
comme corps social ou, mieux, un corps social comme souverain, à
partir de la cession des droits individuels, de leur aliénation
et de la formulation de lois de prohibition que chaque individu
est obligé de reconnaître, car c'est lui-même
qui s'est imposé la loi, dans la mesure où il est
membre du souverain, dans la mesure où il est lui-même
le souverain. Par conséquent, le mécanisme théorique
à travers lequel on a fait la critique de l'institution monarchique,
cet instrument théorique a été l'instrument
du droit, qui avait été établi par la monarchie
elle-même. En d'autres termes, l'Occident n'a jamais eu d'autre
système de représentation, de formulation et d'analyse
du pouvoir que celui du droit, le système de la loi. Et je
crois que c'est la raison pour laquelle, en fin de compte, nous
n'avons pas eu, jusqu'à récemment, d'autres possibilités
d'analyser le pouvoir, sinon en utilisant ces notions élémentaires,
fondamentales, etc., qui sont celles de loi, de règle, de
souverain, de délégation du pouvoir, etc. Je crois
que c'est de cette conception juridique du pouvoir, de cette conception
du pouvoir à partir de la loi et du souverain, à partir
de la règle et de la prohibition qu'il faut maintenant se
débarrasser si nous voulons procéder à une
analyse non plus de la représentation du pouvoir, mais du
fonctionnement réel du pouvoir.
Comment pourrions-nous essayer d'analyser le pouvoir dans ses mécanismes
positifs ? Il me semble que nous pouvons trouver, dans un certain
nombre de textes, les éléments fondamentaux pour une
analyse de ce type. Nous pouvons les trouver peut-être chez
Bentham, un philosophe anglais de la fin du XVIIIe et du début
du XIXe siècle, qui, au fond, a été le grand
théoricien du pouvoir bourgeois, et nous pouvons évidemment
les trouver aussi chez Marx, essentiellement dans le livre II du
Capital. C'est là, je pense, que nous pouvons trouver quelques
éléments dont je me servirai pour l'analyse du pouvoir
dans ses mécanismes positifs.
En somme, ce que nous pouvons trouver dans le livre II du Capital
c'est, en premier lieu, qu'il n'existe pas un pouvoir, mais plusieurs
pouvoirs *. Pouvoirs, cela veut dire des formes de domination, des
formes de sujétion, qui fonctionnent localement, par exemple
dans l'atelier, dans l'armée, dans une propriété
de type
esclavagiste ou dans une propriété où il y
a des relations serviles. Tout cela, ce sont des formes locales,
régionales de pouvoir, qui ont leur propre mode de fonctionnement,
leur procédure et leur technique. Toutes ces formes de pouvoir
sont hétérogènes. Nous ne pouvons pas, alors,
parler du pouvoir, si nous voulons faire une analyse du pouvoir,
mais nous devons parler des pouvoirs et essayer de les localiser
dans leur spécificité historique et géographique.
* Marx (K.), Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie.
Buch II : «Der Zirkulationsprozess des Kapitals», Hambourg,
O. Meissner, 1867. (Le Capital. Critique de l'économie politique,
livre II : «Le procès de circulation du capital»,
trad. E. Cogniot, C. Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Éditions
sociales, 1976, vol. II).
Une société n'est pas un corps unitaire dans lequel
s'exercerait un pouvoir et seulement un, mais c'est en réalité
une juxtaposition, une liaison, une coordination, une hiérarchie,
aussi, de différents pouvoirs, qui néanmoins demeurent
dans leur spécificité. Marx insiste beaucoup, par
exemple, sur le caractère à la fois spécifique
et relativement autonome, imperméable en quelque sorte, du
pouvoir de fait que le patron exerce dans un atelier, par rapport
au pouvoir de type juridique qui existait dans le reste de la société.
Donc, existence de régions de pouvoir. La société
est un archipel de pouvoirs différents.
En second lieu, il semble que ces pouvoirs ne peuvent et ne doivent
pas être compris simplement comme la dérivation, la
conséquence d'une espèce de pouvoir central qui serait
primordial. Le schéma des juristes, que ce soit celui de
Grotius, de Pufendorf ou celui de Rousseau, consiste à dire :
«Au début, il n'y avait pas de société,
et ensuite est apparue la société, à partir
du moment où est apparu un point central de souveraineté
qui a organisé le corps social, et qui a permis ensuite toute
une série de pouvoirs locaux et régionaux» ;
Marx, implicitement, ne reconnaît pas ce schéma. Il
montre, au contraire, comment, à partir de l'existence initiale
et primitive de ces petites régions de pouvoir - comme la
propriété, l'esclavage, l'atelier et aussi l'armée
-, a pu se former, petit à petit, des grands appareils d'État.
L'unité étatique est, au fond, secondaire par rapport
à ces pouvoirs régionaux et spécifiques, lesquels
viennent en premier lieu.
Troisièmement, ces pouvoirs spécifiques, régionaux
n'ont absolument pas pour fonction primordiale de prohiber, d'empêcher,
de dire «tu ne dois pas'. La fonction primitive, essentielle
et permanente de ces pouvoirs locaux et régionaux est, en
réalité, d'être des producteurs d'une efficience,
d'une aptitude, des producteurs d'un produit. Marx fait, par exemple,
de superbes analyses du problème de la discipline dans l'armée
et dans les ateliers. L'analyse que je vais faire de la discipline
dans l'armée ne se trouve pas chez Marx, mais qu'importe.
Que s'est-il passé dans l'armée, depuis la fin du
XVIe et le début du XVIIe siècle jusqu'à pratiquement
la fin du
XVIIIe siècle ? Toute une énorme transformation qui
a fait que, dans l'armée, qui avait été jusqu'alors
essentiellement constituée de petites unités d'individus
relativement interchangeables, organisés autour d'un chef,
celles-ci ont été remplacées par une grande
unité pyramidale, avec toute une série de chefs intermédiaires,
de sous-officiers, de techniciens aussi, essentiellement parce qu'on
avait fait une découverte technique : le fusil au tir relativement
rapide et ajusté.
À partir de ce moment, on ne pouvait plus traiter l'armée
- il était dangereux de la faire fonctionner - sous forme
de petites unités isolées, composées d'éléments
interchangeables. Il fallait, pour que l'armée soit efficace,
pour qu'on puisse employer les fusils de la meilleure manière
possible, que chaque individu soit bien entraîné pour
occuper une position déterminée dans un front étendu,
pour se placer simultanément, en accord avec une ligne qui
ne doit pas être rompue, etc. Tout un problème de discipline
impliquait une nouvelle technique de pouvoir avec des sous-officiers,
toute une hiérarchie des sous-officiers, des officiers inférieurs
et des officiers supérieurs. Et c'est ainsi que l'armée
a pu être traitée comme une unité hiérarchique
bien complexe, en assurant sa performance maximale avec l'unité
d'ensemble selon la spécificité de la position et
du rôle de chacun.
Il y a eu une performance militaire très supérieure
grâce à un nouveau procédé de pouvoir,
dont la fonction n'était absolument pas celle de prohiber
quelque chose. Bien sûr qu'il était amené à
prohiber ceci ou cela, néanmoins le but n'était absolument
pas de dire «tu ne dois pas», mais essentiellement d'obtenir
une meilleure performance, une meilleure production, une meilleure
productivité de l'armée. L'armée comme production
de morts, c'est cela qui a été perfectionné
ou, mieux qui a été assuré par cette nouvelle
technique de pouvoir. Ce ne fut absolument pas la prohibition. Nous
pouvons dire la même chose de la discipline dans les ateliers,
qui a commencé à se former aux XVIIe et XVIIIe siècles,
dans lesquels, lorsqu'on a remplacé les petits ateliers de
type corporatif par des grands ateliers avec toute une série
d'ouvriers - des centaines d'ouvriers -, il fallait à la
fois surveiller et coordonner les gestes les uns avec les autres,
avec la division du travail. La division du travail a été,
en même temps, la raison pour laquelle on a été
obligé d'inventer cette nouvelle discipline d'atelier ; mais,
inversement, nous pouvons dire que la discipline d'atelier a été
la condition pour qu'on puisse obtenir la division du travail. Sans
cette discipline d'atelier, c'est-à-dire sans la hiérarchie,
sans la surveillance, sans l'apparition des contremaîtres,
sans le contrôle chronométrique des gestes, il n'aurait
pas été possible d'obtenir la division du travail.
Enfin, quatrième idée importante : ces mécanismes
de pouvoir, ces procédés de pouvoir, il faut les considérer
comme des techniques, c'est-à-dire comme des procédés
qui ont été inventés, perfectionnés,
qui se développent sans cesse. Il existe une véritable
technologie du pouvoir ou, mieux, des pouvoirs, qui ont leur propre
histoire. Ici, encore une fois, on peut trouver facilement entre
les lignes du livre II du Capital une analyse, ou du moins l'esquisse
d'une analyse, qui serait l'histoire de la technologie du pouvoir,
tel qu'il s'exerçait dans les ateliers et dans les usines.
Je suivrai alors ces indications essentielles et j'essaierai, en
ce qui concerne la sexualité, de ne pas envisager le pouvoir
d'un point de vue juridique, mais technologique.
Il me semble, en effet, que si nous analysons le pouvoir en privilégiant
l'appareil d'État, si nous analysons le pouvoir en le considérant
comme un mécanisme de conservation, si nous considérons
le pouvoir comme une superstructure juridique, nous ne faisons,
au fond, pas plus que reprendre le thème classique de la
pensée bourgeoise, lorsqu'elle envisage essentiellement le
pouvoir comme un fait juridique. Privilégier l'appareil d'État,
la fonction de conservation, la superstructure juridique, est, au
fond, «rousseauiser» Marx. C'est le réinscrire
dans la théorie bourgeoise et juridique du pouvoir. Il n'est
pas surprenant que cette conception supposée marxiste du
pouvoir comme appareil d'État, comme instance de conservation,
comme superstructure juridique, se trouve essentiellement dans la
social-démocratie européenne de la fin du XIXe siècle,
quand le problème était justement celui de savoir
comment faire fonctionner Marx à l'intérieur d'un
système juridique qui était celui de la bourgeoisie.
Alors, ce que j'aimerais faire, en reprenant ce qui se trouve dans
le livre II du Capital, et en éloignant tout ce qui a été
ajouté, réécrit ensuite sur les privilèges
de l'appareil d'État, la fonction de reproduction du pouvoir,
le caractère de la superstructure juridique, ce serait essayer
de voir comment il est possible de faire une histoire des pouvoirs
dans l'Occident, et essentiellement des pouvoirs tels qu'ils ont
été investis dans la sexualité *.
* Fin de la partie publiée en 1981.
Ainsi, à partir de ce principe méthodologique, comment
pourrions-nous faire l'histoire des mécanismes de pouvoir
à propos de la sexualité ? Je crois que, d'une manière
très schématique, nous pourrions dire ce qui suit :
le système de pouvoir que la monarchie avait réussi
à organiser à partir de la fin du Moyen Âge
présentait pour le développement du capitalisme deux
inconvénients majeurs. Premièrement, le pouvoir politique,
tel qu'il s'exerçait dans le corps social, était un
pouvoir très discontinu. Les mailles du filet étaient
trop grandes, un nombre presque infini de choses, d'éléments,
de conduites, de processus échappaient au contrôle
du pouvoir. Si nous prenons par exemple un point précis :
l'importance de la contrebande dans toute l'Europe jusqu'à
la fin du XVIIIe siècle, nous remarquons un flux économique
très important, presque aussi important que l'autre, un flux
qui échappait entièrement au pouvoir. Et il était,
d'ailleurs, l'une des conditions d'existence des gens ; s'il n'y
avait pas eu de piraterie maritime, le commerce n'aurait pas pu
fonctionner, et les gens n'auraient pas pu vivre. En d'autres termes,
l'illégalisme était l'une des conditions de vie, mais
il signifiait en même temps qu'il y avait certaines choses
qui échappaient au pouvoir, et sur lesquelles le pouvoir
n'avait pas de contrôle. Par conséquent, des processus
économiques, des mécanismes divers qui d'une certaine
façon restaient hors de contrôle exigeaient l'établissement
d'un pouvoir continu, précis, d'une certaine façon
atomique ; passer d'un pouvoir lacunaire, global, à un pouvoir
continu, atomique et individualisant : que chacun, que chaque individu
en lui-même, dans son corps, dans ses gestes, puisse être
contrôlé, à la place des contrôles globaux
et de masse.
Le second grand inconvénient des mécanismes de pouvoir,
tels qu'ils fonctionnaient dans la monarchie, est qu'ils étaient
excessivement onéreux. Et ils étaient onéreux
justement parce que la fonction du pouvoir - ce en quoi consistait
le pouvoir - était essentiellement le pouvoir de prélèvement,
d'avoir le droit et la force de percevoir quelque chose - un impôt,
une dîme, quand il s'agissait du clergé sur les récoltes
qui étaient faites : la perception obligatoire de tel ou tel
pourcentage pour le maître, pour le pouvoir royal, pour le
clergé. Le pouvoir était alors essentiellement percepteur
et prédateur. Dans cette mesure, il opérait toujours
une soustraction économique et, par conséquent, loin
de favoriser et de stimuler le flux économique, il était
perpétuellement son obstacle et son frein. D'où cette
seconde préoccupation, cette seconde nécessité :
trouver un mécanisme de pouvoir tel que, en même temps
qu'il contrôle les choses et les personnes jusqu'au moindre
détail, il ne soit pas onéreux ni essentiellement
prédateur pour la société, qu'il s'exerce dans
le sens du processus économique lui-même.
Avec ces deux objectifs, je crois que nous pouvons comprendre grossièrement
la grande mutation technologique du pouvoir en Occident. Nous avons
l'habitude - encore une fois conforme à l'esprit d'un marxisme
un tant soit peu primaire - de dire que la grande invention, tout
le monde le sait, a été la machine à vapeur,
ou alors des inventions de ce type. Il est vrai, cela a été
très important, mais il y a eu toute une série d'autres
inventions technologiques, aussi importantes que celle-ci et qui
ont été en dernière instance la condition de
fonctionnement des autres. Ainsi en fut-il avec la technologie politique ;
il y a eu toute une invention au niveau des formes de pouvoir tout
au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Par conséquent,
il faut faire non seulement l'histoire des techniques industrielles,
mais aussi celle des techniques politiques, et je crois que nous
pouvons grouper en deux grands chapitres les inventions de technologie
politique, pour lesquelles nous devons créditer surtout les
XVIIe et XVIIIe siècles. Je les grouperais en deux chapitres,
parce qu'il me semble qu'elles se sont développées
en deux directions différentes. D'un côté, il
y a cette technologie que j'appellerais «discipline».
La discipline est, au fond, le mécanisme de pouvoir par lequel
nous arrivons à contrôler dans le corps social jusqu'aux
éléments les plus ténus, par lesquels nous
arrivons à atteindre les atomes sociaux eux-mêmes,
c'est-à-dire les individus. Techniques de l'individualisation
du pouvoir. Comment surveiller quelqu'un, comment contrôler
sa conduite, son comportement, ses aptitudes, comment intensifier
sa performance, multiplier ses capacités, comment le mettre
à la place où il sera plus utile : voilà ce
qu'est, à mon sens, la discipline.
Je vous ai cité à l'instant l'exemple de la discipline
dans l'armée. C'est un exemple important, parce qu'il a été
vraiment le point où la grande découverte de la discipline
s'est faite et s'est développée presque en premier
lieu. Liée donc à cette autre invention d'ordre technico-industriel
qu'a été l'invention du fusil au tir relativement
rapide. À partir de ce moment, au fond, nous pouvons dire
ce qui suit : que le soldat cessait d'être interchangeable,
cessait d'être pure et simple chair à canon et un simple
individu capable de frapper. Pour être un bon soldat, il fallait
savoir tirer, donc il fallait avoir passé par un processus
d'apprentissage. Il fallait que le soldat sache également
se déplacer, qu'il sache coordonner ses gestes avec ceux
des autres soldats, en somme : le soldat devenait quelque chose d'habile.
Donc, de précieux. Et plus il était précieux,
plus il fallait le conserver ; plus il fallait le conserver, plus
il devenait nécessaire de lui apprendre des techniques capables
de lui sauver la vie dans la bataille, et plus on lui apprenait
des techniques, plus long était l'apprentissage, plus il
était précieux. Et brusquement, vous avez une espèce
d'essor de ces techniques militaires de dressage, qui ont culminé
dans la fameuse armée prussienne de Frédéric
II, laquelle passait l'essentiel de son temps à faire des
exercices. L'armée prussienne, le modèle de discipline
prussien, c'est précisément la perfection, l'intensité
maximale de cette discipline corporelle du soldat, qui a été,
jusqu'à un certain point, le modèle des autres disciplines.
Un autre point par lequel nous voyons apparaître cette nouvelle
technologie disciplinaire, c'est l'éducation. C'est d'abord
dans les collèges et puis dans les écoles primaires
que nous voyons apparaître ces méthodes disciplinaires
où les individus sont individualisés dans la multiplicité.
Le collège réunit des dizaines, des centaines et parfois
des milliers de collégiens, d'écoliers, et il s'agit
alors d'exercer sur eux un pouvoir qui soit justement beaucoup moins
onéreux que le pouvoir du précepteur, qui ne peut
exister qu'entre l'élève et le maître. Là
nous avons un maître pour des dizaines de disciples ; il faut
cependant, malgré cette multiplicité d'élèves,
qu'on obtienne une individualisation du pouvoir, un contrôle
permanent, une surveillance de tous les instants. D'où l'apparition
de ce personnage que tous ceux qui ont étudié dans
les collèges connaissent bien, qui est le surveillant, qui,
dans la pyramide, correspond au sous-officier de l'armée ;
apparition également de la notation quantitative, apparition
des examens, apparition des concours, possibilité, par conséquent,
de classer les individus de telle manière que chacun soit
exactement à sa place, sous les yeux du maître, ou
encore dans la qualification et dans le jugement que nous portons
sur chacun d'eux.
Voyez par exemple comme vous êtes assis en rang devant moi.
C'est une position qui peut-être vous paraît naturelle,
mais il est bon de rappeler cependant qu'elle est relativement récente
dans l'histoire de la civilisation, et qu'il est possible encore
au début du XIXe siècle de trouver des écoles
où les élèves se présentent en groupe
debout, autour d'un professeur qui leur fait cours. Et cela implique,
évidemment, que le professeur ne puisse pas les surveiller
réellement et individuellement : il y a le groupe des élèves
et puis le professeur. Actuellement, vous êtes placés
ainsi en rang, le regard du professeur peut individualiser chacun,
peut les appeler pour savoir s'ils sont présents, ce qu'ils
font, s'ils rêvent, s'ils bâillent... Ce sont là
des futilités, néanmoins des futilités très
importantes, car finalement, au niveau de toute une série
d'exercices de pouvoir, c’est bien dans ces petites techniques
que ces nouveaux mécanismes ont pu s'investir, ont pu fonctionner.
Ce qui s'est passé dans l'armée et dans les collèges
peut être vu également dans les ateliers au long du
XIXe siècle. C'est ce que j'appellerai la technologie individualisante
du pouvoir, une technologie qui vise au fond les individus jusque
dans leur corps, dans leur comportement ; c'est grosso modo une espèce
d'anatomie politique, d'anotomo-politique, une anatomie qui vise
les individus jusqu'à les anatomiser.
Voilà une famille de technologies de pouvoir qui est apparue
aux XVIIe et XVIIIe siècles ; nous avons une autre famille
de technologies de pouvoir qui est apparue un peu plus tard, dans
la seconde moitié du XVIIIe siècle, et qui a été
développée (il faut dire que ta première, pour
la honte de la France, a été surtout développée
en France et en Allemagne) surtout en Angleterre : technologies qui
ne visent pas les individus en tant qu'individus, mais qui visent
au contraire la population. En d'autres termes, le XVIIIe siècle
a découvert cette chose capitale : que le pouvoir ne s'exerce
pas simplement sur les sujets ; ce qui était la thèse
fondamentale de la monarchie, selon laquelle il y a le souverain
et les sujets. On découvre que ce sur quoi le pouvoir s'exerce,
c'est la population. Et population, cela veut dire quoi ? Cela ne
veut pas dire simplement un groupe humain nombreux, mais des êtres
vivants traversés, commandés, régis par des
processus, des lois biologiques. Une population a un taux de natalité,
de mortalité, une population a une courbe d'âge, une
pyramide d'âge, a une morbidité, a un état de
santé, une population peut périr ou peut, au contraire,
se développer.
Or tout cela a commencé à être découvert
au XVIIIe siècle. On s'aperçoit, par conséquent,
que la relation de pouvoir avec le sujet ou, mieux, avec l'individu,
ne doit pas être simplement cette forme de sujétion
qui permet au pouvoir de prélever sur le sujet des biens,
des richesses et éventuellement son corps et son sang, mais
que le pouvoir doit s'exercer sur les individus en tant qu'ils constituent
une espèce d'entité biologique qui doit être
prise en considération, si nous voulons précisément
utiliser cette population comme machine pour produire, pour produire
des richesses, des biens, produire d'autres individus. La découverte
de la population est, en même temps que la découverte
de l'individu et du corps dressable, l'autre grand noyau technologique
autour duquel les procédés politiques de l'Occident
se sont transformés. On a inventé à ce moment-là
ce que j'appellerai, par opposition à l'anatomo-politique
que j'ai mentionnée à l'instant, la bio-politique.
C'est à ce moment que nous voyons apparaître des problèmes
comme ceux de l'habitat, des conditions de vie dans une ville, de
l'hygiène publique, de la modification du rapport entre natalité
et mortalité. C'est à ce moment qu'est apparu le problème
de savoir comment nous pouvons amener les gens à faire plus
d'enfants, ou en tout cas comment nous pouvons régler le
flux de la population, comment nous pouvons régler également
le taux de croissance d'une population, les migrations. Et, à
partir de là, toute une série de techniques d'observation,
parmi lesquelles la statistique, évidemment, mais aussi tous
les grands organismes administratifs, économiques et politiques,
sont chargés de cette régulation de la population.
Il y a eu deux grandes révolutions dans la technologie du
pouvoir : la découverte de la discipline et la découverte
de la régulation, le perfectionnement d'une anatomo-politique
et le perfectionnement d'une bio-politique.
La vie est devenue maintenant, à partir du XVIIIe siècle,
un objet du pouvoir. La vie et le corps. Jadis, il n'y avait que
des sujets, des sujets juridiques dont on pouvait retirer les biens,
la vie aussi, d'ailleurs. Maintenant, il y a des corps et des populations.
Le pouvoir est devenu matérialiste. Il cesse d'être
essentiellement juridique. Il doit traiter avec ces choses réelles
qui sont le corps, la vie. La vie entre dans le domaine du pouvoir :
mutation capitale, l'une des plus importantes sans doute, dans l'histoire
des sociétés humaines ; et il est évident qu'on
peut voir comment le sexe a pu devenir à partir de ce moment,
c'est-à-dire à partir justement du XVIIIe siècle,
une pièce absolument capitale ; car, au fond, le sexe est
très exactement placé au point d'articulation entre
les disciplines individuelles du corps et les régulations
de la population. Le sexe est ce à partir de quoi on peut
assurer la surveillance des individus, et on comprend pourquoi au
XVIIIe siècle, et justement dans les collèges, la
sexualité des adolescents est devenue un problème
médical, un problème moral, presque un problème
politique de première importance, car, à travers -
et sous le prétexte de - ce contrôle de la sexualité,
on pouvait surveiller les collégiens, les adolescents, au
long de leur vie, à chaque instant, même pendant le
sommeil. Le sexe va donc devenir un instrument de «disciplinarisation»,
il va être l'un des éléments essentiels de cette
anatomo-politique dont j'ai parlé ; mais, de l'autre côté,
c'est le sexe qui assure la reproduction des populations, c'est
avec le sexe, avec une politique du sexe que nous pouvons changer
le rapport entre natalité et mortalité ; en tout cas,
la politique du sexe va s'intégrer à l'intérieur
de toute cette politique de la vie, qui va devenir si importante
au XIXe siècle. Le sexe est à la charnière
entre l'anatomo-politique et la bio-politique, il est au carrefour
des disciplines et des régulations, et c'est dans cette fonction
qu'il est devenu, à la fin du XIXe siècle, une pièce
politique de première importance pour faire de la société
une machine de production.
*
M. Foucault : Voulez-vous poser des questions ?
Un auditeur : Quelle productivité le pouvoir vise dans
les prisons ?
M. Foucault : C'est une longue histoire. Le système de la
prison, je veux dire la prison répressive, la prison comme
châtiment, a été établi tardivement,
pratiquement à la fin du XVIIIe siècle. Avant la fin
du XVIIIe siècle, la prison n'était pas une punition
légale ; on emprisonnait les gens simplement pour les retenir
avant de leur instruire un procès, et non pas pour les punir,
sauf dans des cas exceptionnels. Eh bien, on crée des prisons,
comme système de répression, en affirmant la chose
suivante : la prison va être un système de rééducation
des criminels. Après un séjour en prison, grâce
à une domestication de type militaire et scolaire, nous allons
pouvoir transformer le délinquant en un individu obéissant
aux lois. On cherchait donc, avec leur passage par la prison, la
production d'individus obéissants.
Or, tout de suite, dès les premiers temps du système
des prisons, on s'est aperçu qu'il ne conduisait absolument
pas à ce résultat, mais qu'il donnait à vrai
dire le résultat exactement opposé : plus longtemps
l'individu était resté en prison, moins il était
rééduqué et plus il était délinquant.
Non seulement productivité nulle, mais productivité
négative. Par conséquent, le système des prisons
aurait dû normalement disparaître. Or il est resté
et il continue, et quand nous demandons aux gens qu'est-ce qu'on
pourrait mettre à la place des prisons, personne ne répond.
Pourquoi les prisons sont-elles restées, malgré cette
contre-productivité ? Je dirais : mais précisément
parce qu'en fait elle produisait des délinquants et que la
délinquance a une certaine utilité économico-politique
dans les sociétés que nous connaissons. L'utilité
économico-politique de la délinquance, nous pouvons
la dévoiler facilement : d'abord, plus il y aura de délinquants,
plus il y aura de crimes ; plus il y aura de crimes, plus il y aura
peur dans la population, et plus il y aura peur dans la population,
plus acceptable et même souhaitable deviendra le système
de contrôle policier. L'existence de ce petit danger interne
permanent est l'une des conditions d'acceptabilité de ce
système de contrôle ; ce qui explique pourquoi, dans
les journaux, à la radio, à la télé,
dans tous les pays du monde sans aucune exception, on accorde autant
d'espace à la criminalité, comme si à chaque
jour nouveau il s'agissait d'une nouveauté. Depuis 1830,
dans tous les pays du monde, se sont développées des
campagnes sur le thème de l'accroissement de la délinquance,
fait qui n'a jamais été prouvé ; mais cette
présence supposée, cette menace, cet accroissement
de la délinquance est un facteur d'acceptation des contrôles.
Mais ce n'est pas tout. La délinquance est utile économiquement.
Voyez la quantité de trafics, parfaitement lucratifs et inscrits
dans le profit capitaliste, qui passent par la délinquance :
ainsi la prostitution - tout le monde sait que le contrôle
de la prostitution, dans tous les pays de l'Europe (je ne sais pas
si cela se passe aussi au Brésil), est fait par des gens
dont la profession s'appelle le proxénétisme et qui
sont tous des ex-délinquants qui ont pour fonction de canaliser
les profits perçus sur le plaisir sexuel vers des circuits
économiques tels que l'hôtellerie, et vers des comptes
en banque. La prostitution a permis que le plaisir sexuel des populations
devienne onéreux, et son encadrement a permis de dériver
vers certains circuits le profit sur le plaisir sexuel. Le trafic
d'armes, le trafic de drogues, en somme toute une série de
trafics qui, pour une raison ou une autre, ne peuvent pas être
directement et légalement effectués dans la société,
passent par la délinquance, qui de cette façon les
assure.
Si nous ajoutons à cela le fait que la délinquance
sert massivement au XIXe siècle, et encore au XXe siècle,
à toute une série d'opérations politiques,
telles que briser les grèves, s'infiltrer dans les syndicats
d'ouvriers, servir de main-d’œuvre et de garde du corps
pour les chefs des partis politiques, y compris les plus et les
moins dignes. Ici je suis en train de parler plus précisément
de la France, où tous les partis politiques ont une main-d’œuvre
qui va des colleurs d'affiches aux cogneurs (casseurs de gueule),
main-d’œuvre qui est constituée par des délinquants.
Ainsi, nous avons toute une série d'institutions économiques
et politiques qui fonctionnent sur la base de la délinquance
et, dans cette mesure, la prison, qui fabrique un délinquant
professionnel, a une utilité et une productivité.
Un auditeur : Tout d'abord, je voudrais exprimer le grand plaisir
que j'ai à vous entendre, à vous voir et à
relire vos livres. Toutes mes questions se fondent sur la critique
que Dominique * vous a exprimée : si vous faites un pas de
plus en avant, vous cesserez d'être un archéologue,
l'archéologue du savoir ; si vous faisiez ce pas en avant,
vous tomberiez dans le matérialisme historique. C'est le
fond de la question.
* L'intervenant fait référence à l'article
de Dominique Lecourt «Sur l'archéologie et le savoir»,
La Pensée, no 152, août 1970, pp. 69-87, repris in
Lecourt (D.), Pour une critique de l'épistémologie,
Paris, Maspero, coll. «Théories», 1972, pp. 98-183
(N.d.T.).
Ensuite, je voudrais savoir pourquoi vous affirmez
que ceux qui soutiennent le matérialisme historique et la
psychanalyse ne sont pas sûrs d'eux-mêmes, ne sont pas sûrs
de la scientificité de leurs positions. La première
chose, c'est que cela me surprend, après avoir tellement
lu sur la différence entre refoulement * et répression*,
différence que nous n'avons pas en portugais, que vous commenciez
par parler de répression sans la différencier du refoulement
*. C'est une surprise pour moi. La deuxième surprise est
que, dans la tentative de tracer une anatomie du social en s'appuyant
sur la discipline dans l'armée, vous utilisiez la même
terminologie qu'utilisent les avocats d'aujourd'hui au Brésil.
Au congrès de l'O.A.B. ** qui s'est déroulé
dernièrement en Salvador, les avocats employaient beaucoup
les mots «compenser» et «discipliner» pour
définir leur fonction juridique. Curieusement, vous employez
les mêmes termes pour parler du pouvoir, vous utilisez le
même langage juridique. Ce que je vous demande c'est si vous
ne tombez pas dans le même discours d'apparence de la société
capitaliste, dans l'illusion de pouvoir, discours que commencent
à utiliser ces juristes. Ainsi, la nouvelle loi des sociétés
anonymes se présente comme un instrument pour discipliner
les monopoles, mais ce qu'elle représente réellement
est un précieux instrument technologique très avancé
qui obéit à des déterminations indépendantes
de la volonté des juristes, à savoir les nécessités
de la reproduction du capital. En ce sens, l'usage de la même
terminologie me surprend, pour continuer, tandis que vous établissez
une dialectique entre technologie et discipline. Et ma dernière
surprise est que vous prenez comme élément d'analyse
sociale la population, revenant ainsi à une période
antérieure à celle où Marx critique Ricardo.
M. Foucault : Il y a un problème de temps. De toute façon,
nous allons nous réunir demain, l'après-midi, à
partir de 15 h 30, et alors nous pourrons discuter largement ces
questions majeures, mieux que maintenant. Je vais essayer de répondre
brièvement aux deux questions et demain vous les poserez
à nouveau. Cela ne vous dérange pas ? Vous êtes
d'accord ? Voyons le sujet général de la question.
Du problème Lecourt et du matérialisme historique
nous parlerons demain, mais sur les deux autres points, vous avez
raison, car ils se réfèrent à ce que j'ai affirmé
ce matin. En premier lieu, je n'ai pas parlé de refoulement
*, j'ai parlé de répression, d'interdiction et de
loi. Cela est dû au caractère nécessairement
bref et allusif de ce que je peux dire en si peu de temps. La pensée
de Freud est en effet beaucoup plus subtile que l'image que j'ai
présentée ici. Autour de cette notion de refoulement
se situe le débat entre, disons, grosso
modo Reich et les reichiens, Marcuse, et, de l'autre côté,
les psychanalystes plus proprement psychanalystes, tels que Melanie
Klein et surtout Lacan. Car la notion de refoulement peut être
utilisée pour une analyse des mécanismes sociaux de
la répression soutenant que l'instance qui détermine
le refoulement est une certaine réalité sociale qui
s'impose comme principe de réalité et provoque immédiatement
le refoulement.
* En français dans le texte (N.d.T.).
** Orden dos Advogados do Brasil : Ordre des avocats du Brésil
(N.d.T).
En termes généraux, c'est une analyse reichienne
modifiée par Marcuse avec la notion de sur-répression'.
Et de l'autre côté, vous avez les lacaniens qui reprennent
la notion de refoulement et affirment : ce n'est pas du tout cela,
lorsque Freud parle de refoulement, il ne pense pas à la
répression, il pense plutôt à un certain mécanisme
absolument constitutif du désir ; car, pour Freud, dit Lacan,
il n'y a pas de désir non refoulé : le désir
n'existe en tant que désir que parce qu'il est refoulé
et parce que ce qui constitue le désir est la loi, et ainsi
il tire de la notion de loi la notion de refoulement.
Par conséquent, deux interprétations : l'interprétation
par la répression et l'interprétation par la loi,
qui décrivent en fait deux phénomènes ou deux
processus absolument différents. Il est vrai que la notion
de refoulement chez Freud peut être utilisée, selon
le texte, soit dans un sens, soit dans l'autre. C'est pour éviter
ce difficile problème d'interprétation freudienne
que je n'ai parlé que de répression, car il se trouve
que les historiens de la sexualité n'ont jamais utilisé
d'autre notion que celle de répression, et cela pour une
raison très simple : c'est que cette notion fait apparaître
les contours sociaux qui déterminent le refoulement. Nous
pouvons donc faire l'histoire du refoulement à partir de
la notion de répression, tandis qu'à partir de la
notion d'interdiction - qui, d'une certaine façon, est plus
ou moins isomorphe dans toutes les sociétés - nous
ne pouvons pas faire l'histoire de la sexualité. Voilà
pourquoi j'ai évité la notion de refoulement et j'ai
parlé seulement de répression.
* Ou surplus de répression, mais-represrâo, dit le
texte portugais (N.d.T.). Marcuse (H.), Eros and Civilization. A
Philosophical Inquiry into Freud, Londres, Routledge et Paul Keagan,
1956 (Éros et Civilisation. Contribution d Freud, trad. J.-G.
Nény et B. Fraenkel, Paris, Éd. de Minuit, coll. «Arguments»,
1963).
En second lieu, cela me surprend beaucoup que les avocats emploient
le mot «discipline» - quant au mot «compenser»,
je ne l'ai pas employé une seule fois. À cet égard,
je voudrais dire ceci : je crois que, depuis l'apparition de ce que
j'appelle bio-pouvoir ou anatomo-politique, nous vivons dans une
société qui est en train de cesser d'être une
société juridique. La société juridique
a été la société monarchique. Les sociétés
européennes qui vont du XIIe au XVIIIe siècle ont été essentiellement des
sociétés juridiques dans lesquelles le problème
du droit était le problème fondamental : on combattait
pour lui, on faisait des révolutions pour lui. À partir
du XIXe siècle, dans les sociétés qui se présentaient
comme des sociétés de droit, avec des parlements,
des législations, des codes, des tribunaux, il y avait en
fait tout un autre mécanisme de pouvoir qui s'infiltrait,
qui n'obéissait pas à des formes juridiques et qui
n'avait pas pour principe fondamental la loi, mais plutôt
le principe de la norme, et qui avait pour instrument non plus les
tribunaux, la loi et l'appareil judiciaire, mais la médecine,
les contrôles sociaux, la psychiatrie, la psychologie. Nous
sommes donc dans un monde disciplinaire, nous sommes dans un monde
de la régulation. Nous croyons que nous sommes encore dans
un monde de la loi, mais, en fait, c'est un autre type de pouvoir
qui est en voie de constitution, par l'intermédiaire de relais
qui ne sont plus les relais juridiques. Alors, il est parfaitement
normal que vous trouviez le mot «discipline» dans la
bouche des avocats, c'est même intéressant de voir,
en ce qui concerne un point précis, comment la société
de normalisation [ ...] * à habiter et en même temps
faire dysfonctionner la société de droit.
* Lacune dans la transcription de la bande, indiquée dans
le texte brésilien.
Voyez ce qui se passe dans le système pénal. Je ne
sais pas ce qu'il en est au Brésil, mais, dans les pays de
l'Europe comme l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, il
n'y a pratiquement pas un seul criminel un peu important, et bientôt
il n'y aura pas une seule personne qui, en passant par les tribunaux
pénaux, ne passe pas aussi par les mains d'un spécialiste
en médecine, en psychiatrie ou en psychologie. Cela parce
que nous vivons dans une société où le crime
n'est plus simplement et essentiellement la transgression de la
loi, mais plutôt la déviation par rapport à
la norme. En ce qui concerne la pénalité, on n'en
parle maintenant qu'en termes de névrose, de déviance,
d'agressivité, de pulsion, vous le savez très bien.
Donc, quand je parle de discipline, de normalisation, je ne retombe
pas sur un plan juridique ; ce sont au contraire les hommes de droit,
les hommes de loi, les juristes qui sont obligés d'employer
ce vocabulaire de la discipline et de la normalisation. Qu'on parle
de discipline dans le congrès de l'O.A.B. ne fait que confirmer
ce que j'ai dit, et non pas que je retombe dans une conception juridique.
Ce sont eux qui se sont déplacés.
Un auditeur : Comment voyez-vous la relation entre savoir et pouvoir ?
C'est la technologie du pouvoir qui provoque la perversion sexuelle
ou c'est l'anarchie naturelle biologique qui existe chez l'homme
qui la provoque ?
M. Foucault : Sur ce dernier point, c'est-à-dire, sur ce
qui motive, ce qui explique le développement de cette technologie,
je ne crois pas que nous puissons dire que c'est le développement
biologique. J'ai essayé de montrer le contraire, c'est-à-dire
comment cette mutation de la technologie du pouvoir fait absolument
partie du développement du capitalisme. Elle fait partie
de ce développement dans la mesure où, d'un côté,
c'est le développement du capitalisme qui a rendu nécessaire
cette mutation technologique, mais cette mutation a rendu possible
le développement du capitalisme, bref, une implication permanente
des deux mouvements, qui sont d'une certaine façon engrenés
l'un dans l'autre.
* Lacune dans la transcription de la bande.
Maintenant, l'autre question, qui concerne le fait que les relations
de pouvoir ont ... * quand le plaisir et le pouvoir vont de concert.
C'est un problème important. Ce que je veux dire brièvement
c'est que c'est justement cela qui semble caractériser les
mécanismes en place dans nos sociétés, c'est
ce qui fait également que nous ne puissions pas dire simplement
que le pouvoir a pour fonction d'interdire, de prohiber. Si nous
admettons que le pouvoir n'a pour fonction que de prohiber, nous
sommes obligés d'inventer des sortes de mécanismes
- Lacan est obligé de le faire, et les autres aussi - pour
pouvoir dire : «Voyez, nous nous identifions au pouvoir» ;
ou alors nous disons qu'il y a une relation masochiste de pouvoir
qui s'établit et qui fait que nous aimons celui qui prohibe.
Mais, en revanche, si vous admettez que la fonction du pouvoir n'est
pas essentiellement de prohiber, mais de produire, de produire du
plaisir, à ce moment-là, on peut comprendre à
la fois comment nous pouvons obéir au pouvoir et trouver
dans cette obéissance un plaisir, qui n'est pas nécessairement
masochiste. Les enfants peuvent nous servir d'exemples : je crois
que la manière dont on a fait de la sexualité des
enfants un problème fondamental pour la famille bourgeoise
au XIXe siècle a provoqué et rendu possible un grand
nombre de contrôles sur la famille, sur les parents, sur les
enfants, et a créé en même temps toute une série
de plaisirs nouveaux : plaisir des parents à surveiller les
enfants, plaisir des enfants à jouer avec leur propre sexualité,
contre leurs parents et avec leurs parents, toute une nouvelle économie
du plaisir autour du corps de l'enfant. Nous n'avons pas nécessité
de dire que les parents, par masochisme, se sont identifiés
à la loi...
Une auditrice : Vous n'avez pas répondu à la question
qui vous a été posée de la relation entre savoir
et pouvoir, et du pouvoir que vous, Michel, vous exercez à
travers votre savoir.
M. Foucault : Merci de me rappeler la question. En effet, la question
doit être posée. Je crois que - en tout cas, c'est
le sens des analyses que je fais, dont vous pouvez voir la source
d'inspiration -, je crois que les relations de pouvoir ne doivent
pas être considérées d'une manière quelque
peu schématique comme, d'un côté, il y a ceux
qui ont le pouvoir et, de l'autre, ceux qui ne l'ont pas. Encore
une fois, ici un certain marxisme académique utilise fréquemment
l'opposition classe dominante versus classe dominée, discours
dominant versus discours dominé. Or ce dualisme, d'abord,
ne sera jamais trouvé chez Marx, mais par contre il peut
être trouvé chez des penseurs réactionnaires
et racistes comme Gobineau, qui admettent que, dans une société,
il y a toujours deux classes, une dominée et une autre qui
domine. Vous pouvez trouver cela en plusieurs endroits, mais jamais
chez Marx, parce qu'en effet Marx est trop rusé pour pouvoir
admettre une chose pareille ; il sait parfaitement que ce qui fait
la solidité des relations de pouvoir c'est qu'elles ne finissent
jamais, il n'y a pas d'un côté quelques-uns, de l'autre
beaucoup ; elles passent partout : la classe ouvrière retransmet
des relations de pouvoir, elle exerce des relations de pouvoir.
Du fait d'être étudiante, vous êtes déjà
insérée dans une certaine situation de pouvoir ; moi,
en tant que professeur, je suis également dans une situation
de pouvoir ; je suis dans une situation de pouvoir parce que je suis
un homme et non une femme, et, du fait que vous êtes une femme,
vous êtes également dans une situation de pouvoir,
non pas la même, mais nous tous y sommes également.
De quiconque qui sait quelque chose nous pouvons dire : «Vous
exercez le pouvoir.» C'est une critique stupide dans la mesure
où elle se limite à cela. Ce qui est intéressant,
c'est, en effet, de savoir comment dans un groupe, dans une classe,
dans une société, fonctionnent les mailles du pouvoir,
c'est-à-dire, quelle est la localisation de chacun dans le
filet du pouvoir, comment il l'exerce à nouveau, comment
il le conserve, comment il le répercute.
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