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"Les mailles du pouvoir" Conférence de Michel Foucault au Brésil
Dits Ecrits tome IV texte n° 297
« Les mailles du pouvoir »
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome IV Texte n°315


Cette conférence a été publiée en deux fois. Une première partie dans le no 4 de Barbárie, une seconde partie dans le no 5 de Barbárie, en 1982 (voir infra no 315). La conférence est reproduite ici dans sa totalité.
«As malhas do poder» («Les mailles du pouvoir» ; 1ere partie ; trad. P. W. Prado Jr. ; conférence prononcée à la faculté de philosophie de l'université de Bahia, 1976), Barbárie, no 4, été 1981, pp. 23-27.
«As malhas do poder» («Les mailles du pouvoir» ; 2e partie ; trad. p, W. Prado Jr. ; conférence prononcée à la faculté de philosophie de l'université de Bahia, 1976), Barbárie, no5, été 1982, pp. 34-42.
Dits Ecrits tome IV texte n° 297
« Les mailles du pouvoir » Michel Foucault
«As malhas do poder» («Les mailles du pouvoir»; 2e partie; trad. p, W. Prado Jr.; conférence prononcée à la faculté de philosophie de l'université de Bahia, 1976), Barbárie, no5, été 1982, pp. 34-42. Voir supra no 297.
Dits Ecrits Tome IV Texte n°315


Nous allons essayer de procéder à une analyse de la notion de pouvoir. Je ne suis pas le premier, loin de là, à essayer de contourner le schéma freudien qui oppose l'instinct à la répression, instinct et culture. Toute une école de psychanalystes a essayé, il y a des dizaines d'années, de modifier, d'élaborer ce schéma freudien de l'instinct versus culture, et de l'instinct versus répression - je me réfère aux psychanalystes aussi bien de langue anglaise que de langue française, comme Melanie Klein, Winnicott et Lacan, qui ont essayé de montrer que la répression, loin d'être un mécanisme secondaire, ultérieur, tardif, qui tenterait de contrôler un jeu instinctif donné, par la nature, fait partie du mécanisme de l'instinct ou, du moins, du processus à travers lequel l'instinct sexuel se développe, se déroule, se constitue comme pulsion.

La notion freudienne de Trieb ne doit pas être interprétée comme une simple donnée naturelle, un mécanisme biologique naturel sur lequel la répression viendrait poser sa loi de prohibition, mais, selon les psychanalystes, comme quelque chose qui est déjà profondément pénétré par la répression. Le besoin, la castration, le manque, la prohibition, la loi sont déjà des éléments à travers lesquels le désir se constitue comme désir sexuel, ce qui implique donc une transformation de la notion primitive d'instinct sexuel, telle que Freud l'avait conçue à la fin du XIXe siècle. Il faut donc penser l'instinct non pas comme une donnée naturelle, mais déjà comme toute une élaboration, tout un jeu complexe entre le corps et la loi, entre le corps et les mécanismes culturels qui assurent le contrôle du peuple.

Je crois donc que les psychanalystes ont déplacé considérablement le problème, en faisant surgir une nouvelle notion d'instinct, en tout cas une nouvelle conception de l'instinct, de la pulsion, du désir. Néanmoins, ce qui me trouble, ou du moins ce qui me semble insuffisant, c'est que, dans cette élaboration proposée par les psychanalystes, ils changent peut-être la conception du désir, mais ils ne changent néanmoins absolument pas la conception du pouvoir.

Ils continuent toujours de considérer chez eux que le signifié du pouvoir, le point central, ce en quoi consiste le pouvoir, est encore la prohibition, la loi, le fait de dire non, encore une fois la forme, la formule «tu ne dois pas ». Le pouvoir est essentiellement celui qui dit «tu ne dois pas». Il me semble que c'est une conception - et j'en parlerai tout à l'heure - totalement insuffisante du pouvoir, une conception juridique, une conception formelle du pouvoir et qu'il faut élaborer une autre conception du pouvoir qui permettra sans doute de mieux comprendre les relations qui se sont établies entre pouvoir et sexualité dans les sociétés occidentales.

Je vais essayer de développer, mieux, de montrer dans quelle direction on peut développer une analyse du pouvoir qui ne soit pas simplement une conception juridique, négative du pouvoir, mais une conception d'une technologie du pouvoir.

Nous trouvons fréquemment chez les psychanalystes, les psychologues et les sociologues cette conception selon laquelle le pouvoir est essentiellement la règle, la loi, la prohibition, ce qui marque la limite entre ce qui est permis et ce qui est interdit. Je crois que cette conception du pouvoir a été, à la fin du XIXe siècle, formulée incisivement, largement développée par l'ethnologie. L'ethnologie a toujours essayé de détecter des systèmes de pouvoir, dans des sociétés différentes de la nôtre, comme étant des systèmes de règles. Et nous-mêmes, quand nous essayons de réfléchir sur notre société, sur la manière dont le pouvoir s'y exerce, nous le faisons essentiellement à partir d'une conception juridique : où est le pouvoir, qui détient le pouvoir, quelles sont les règles qui régissent le pouvoir, quel est le système de lois que le pouvoir établit sur le corps social.

Nous faisons donc toujours, pour notre société, une sociologie juridique du pouvoir, et, quand nous étudions des sociétés différentes des nôtres, nous faisons une ethnologie qui est essentiellement une ethnologie de la règle, une ethnologie de la prohibition. Voyez, par exemple, dans les études ethnologiques de Durkheim à Lévi-Strauss, quel a été le problème qui réapparaît toujours, perpétuellement réélaboré : un problème de prohibition, essentiellement de prohibition de l'inceste. Et, à partir de cette matrice, de ce noyau qui serait la prohibition de l'inceste, on a essayé de comprendre le fonctionnement général du système. Et il a fallu attendre les années plus récentes pour voir apparaître des nouveaux points de vue sur le pouvoir, soit un point de vue strictement marxiste ou soit un point de vue plus éloigné du marxisme classique. De toute façon, nous voyons à partir de là apparaître, avec les travaux de Clastres *, par exemple, toute une nouvelle conception du pouvoir comme technologie, qui essaie de s'émanciper du primat, de ce privilège de la règle et de la prohibition qui, au fond, avait régné sur l'ethnologie depuis Durkheim jusqu'à Lévi-Strauss.

En tout cas, la question que je voudrais poser est la suivante comment se fait-il que notre société, la société occidentale en général, ait conçu le pouvoir d'une manière aussi restrictive, aussi pauvre, aussi négative ? Pourquoi concevons-nous toujours le pouvoir comme loi et comme prohibition, pourquoi ce privilège ? Évidemment nous pouvons dire que cela est dû à l'influence de Kant, à l'idée selon laquelle, en dernière instance, la loi morale, le «tu ne dois pas», l'opposition «tu dois» / «tu ne dois pas» est, au fond, la matrice de toute la régulation de la conduite humaine. Mais, à vrai dire, cette explication par l'influence de Kant est évidemment totalement insuffisante. Le problème est de savoir si Kant a eu telle influence et pourquoi l'a-t-il eue si forte. Pourquoi Durkheim, philosophe avec de vagues teintes socialistes du début de la IIIe République française, a-t-il pu s'appuyer de cette façon sur Kant quand il s'agissait de faire l'analyse du mécanisme du pouvoir dans une société ?

* Référence aux travaux de Pierre Clastres recueillis dans l'ouvrage La Société contre l'État. Rechercher d'anthropologie politique, Paris, Éd. de Minuit, coll. «Critique», 1974.

Je crois que nous pouvons en analyser grossièrement la raison dans les termes suivants : au fond, dans l'Occident, les grands systèmes établis depuis le Moyen Âge se sont développés par l'intermédiaire de la croissance du pouvoir monarchique, aux dépens du pouvoir ou, mieux, des pouvoirs féodaux. Or, dans cette lutte entre les pouvoirs féodaux et le pouvoir monarchique, le droit a toujours été l'instrument du pouvoir monarchique contre les institutions, les mœurs, les règlements, les formes de lien et d'appartenance caractéristiques de la société féodale. Je vais vous en donner deux exemples simplement. D'un côté le pouvoir monarchique s'est développé en Occident en s'appuyant en grande partie sur les institutions judiciaires et en développant ces institutions ; à travers la guerre civile, il est arrivé à remplacer la vieille solution des litiges privés par un système de tribunaux, avec des lois, qui donnaient en fait au pouvoir monarchique la possibilité de résoudre lui-même les disputes entre les individus. De la même manière, le droit romain, qui est réapparu en Occident aux XIIIe et XIVe siècles, a été un instrument formidable dans les mains de la monarchie pour arriver à définir les formes et les mécanismes de son propre pouvoir, aux dépens des pouvoirs féodaux. En d'autres termes, la croissance de l'État en Europe a été partiellement assurée ou, en tout cas, a utilisé comme instrument le développement d'une pensée juridique. Le pouvoir monarchique, le pouvoir de l'État est essentiellement représenté dans le droit.

Or il se trouvait que la bourgeoisie, qui en même temps profitait largement du développement du pouvoir royal et de la diminution, de la régression des systèmes féodaux, avait tout intérêt à développer ce système de droit qui lui permettrait, de l'autre côté, de donner forme aux échanges économiques, qui assuraient son propre développement social. De sorte que le vocabulaire, la forme du droit a été le système de représentation du pouvoir commun à la bourgeoisie et à la monarchie. La bourgeoisie et la monarchie ont réussi peu à peu à établir, depuis la fin du Moyen Âge jusqu'au XVIIIe siècle, une forme de pouvoir qui se représentait, qui se donnait comme discours, comme langage le vocabulaire du droit. Et, quand la bourgeoisie s'est finalement débarrassée du pouvoir monarchique, elle l'a fait en utilisant précisément ce discours juridique - qui avait néanmoins été celui de la monarchie -, qu'elle a tourné contre la monarchie elle-même.

Pour donner simplement un exemple. Rousseau, quand il a fait sa théorie de l'État, a essayé de montrer comment naît un souverain, mais un souverain collectif, un souverain comme corps social ou, mieux, un corps social comme souverain, à partir de la cession des droits individuels, de leur aliénation et de la formulation de lois de prohibition que chaque individu est obligé de reconnaître, car c'est lui-même qui s'est imposé la loi, dans la mesure où il est membre du souverain, dans la mesure où il est lui-même le souverain. Par conséquent, le mécanisme théorique à travers lequel on a fait la critique de l'institution monarchique, cet instrument théorique a été l'instrument du droit, qui avait été établi par la monarchie elle-même. En d'autres termes, l'Occident n'a jamais eu d'autre système de représentation, de formulation et d'analyse du pouvoir que celui du droit, le système de la loi. Et je crois que c'est la raison pour laquelle, en fin de compte, nous n'avons pas eu, jusqu'à récemment, d'autres possibilités d'analyser le pouvoir, sinon en utilisant ces notions élémentaires, fondamentales, etc., qui sont celles de loi, de règle, de souverain, de délégation du pouvoir, etc. Je crois que c'est de cette conception juridique du pouvoir, de cette conception du pouvoir à partir de la loi et du souverain, à partir de la règle et de la prohibition qu'il faut maintenant se débarrasser si nous voulons procéder à une analyse non plus de la représentation du pouvoir, mais du fonctionnement réel du pouvoir.

Comment pourrions-nous essayer d'analyser le pouvoir dans ses mécanismes positifs ? Il me semble que nous pouvons trouver, dans un certain nombre de textes, les éléments fondamentaux pour une analyse de ce type. Nous pouvons les trouver peut-être chez Bentham, un philosophe anglais de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, qui, au fond, a été le grand théoricien du pouvoir bourgeois, et nous pouvons évidemment les trouver aussi chez Marx, essentiellement dans le livre II du Capital. C'est là, je pense, que nous pouvons trouver quelques éléments dont je me servirai pour l'analyse du pouvoir dans ses mécanismes positifs.

En somme, ce que nous pouvons trouver dans le livre II du Capital c'est, en premier lieu, qu'il n'existe pas un pouvoir, mais plusieurs pouvoirs *. Pouvoirs, cela veut dire des formes de domination, des formes de sujétion, qui fonctionnent localement, par exemple dans l'atelier, dans l'armée, dans une propriété de type esclavagiste ou dans une propriété où il y a des relations serviles. Tout cela, ce sont des formes locales, régionales de pouvoir, qui ont leur propre mode de fonctionnement, leur procédure et leur technique. Toutes ces formes de pouvoir sont hétérogènes. Nous ne pouvons pas, alors, parler du pouvoir, si nous voulons faire une analyse du pouvoir, mais nous devons parler des pouvoirs et essayer de les localiser dans leur spécificité historique et géographique.

* Marx (K.), Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie. Buch II : «Der Zirkulationsprozess des Kapitals», Hambourg, O. Meissner, 1867. (Le Capital. Critique de l'économie politique, livre II : «Le procès de circulation du capital», trad. E. Cogniot, C. Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1976, vol. II).

Une société n'est pas un corps unitaire dans lequel s'exercerait un pouvoir et seulement un, mais c'est en réalité une juxtaposition, une liaison, une coordination, une hiérarchie, aussi, de différents pouvoirs, qui néanmoins demeurent dans leur spécificité. Marx insiste beaucoup, par exemple, sur le caractère à la fois spécifique et relativement autonome, imperméable en quelque sorte, du pouvoir de fait que le patron exerce dans un atelier, par rapport au pouvoir de type juridique qui existait dans le reste de la société. Donc, existence de régions de pouvoir. La société est un archipel de pouvoirs différents.

En second lieu, il semble que ces pouvoirs ne peuvent et ne doivent pas être compris simplement comme la dérivation, la conséquence d'une espèce de pouvoir central qui serait primordial. Le schéma des juristes, que ce soit celui de Grotius, de Pufendorf ou celui de Rousseau, consiste à dire : «Au début, il n'y avait pas de société, et ensuite est apparue la société, à partir du moment où est apparu un point central de souveraineté qui a organisé le corps social, et qui a permis ensuite toute une série de pouvoirs locaux et régionaux» ; Marx, implicitement, ne reconnaît pas ce schéma. Il montre, au contraire, comment, à partir de l'existence initiale et primitive de ces petites régions de pouvoir - comme la propriété, l'esclavage, l'atelier et aussi l'armée -, a pu se former, petit à petit, des grands appareils d'État. L'unité étatique est, au fond, secondaire par rapport à ces pouvoirs régionaux et spécifiques, lesquels viennent en premier lieu.

Troisièmement, ces pouvoirs spécifiques, régionaux n'ont absolument pas pour fonction primordiale de prohiber, d'empêcher, de dire «tu ne dois pas'. La fonction primitive, essentielle et permanente de ces pouvoirs locaux et régionaux est, en réalité, d'être des producteurs d'une efficience, d'une aptitude, des producteurs d'un produit. Marx fait, par exemple, de superbes analyses du problème de la discipline dans l'armée et dans les ateliers. L'analyse que je vais faire de la discipline dans l'armée ne se trouve pas chez Marx, mais qu'importe. Que s'est-il passé dans l'armée, depuis la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle jusqu'à pratiquement la fin du XVIIIe siècle ? Toute une énorme transformation qui a fait que, dans l'armée, qui avait été jusqu'alors essentiellement constituée de petites unités d'individus relativement interchangeables, organisés autour d'un chef, celles-ci ont été remplacées par une grande unité pyramidale, avec toute une série de chefs intermédiaires, de sous-officiers, de techniciens aussi, essentiellement parce qu'on avait fait une découverte technique : le fusil au tir relativement rapide et ajusté.

À partir de ce moment, on ne pouvait plus traiter l'armée - il était dangereux de la faire fonctionner - sous forme de petites unités isolées, composées d'éléments interchangeables. Il fallait, pour que l'armée soit efficace, pour qu'on puisse employer les fusils de la meilleure manière possible, que chaque individu soit bien entraîné pour occuper une position déterminée dans un front étendu, pour se placer simultanément, en accord avec une ligne qui ne doit pas être rompue, etc. Tout un problème de discipline impliquait une nouvelle technique de pouvoir avec des sous-officiers, toute une hiérarchie des sous-officiers, des officiers inférieurs et des officiers supérieurs. Et c'est ainsi que l'armée a pu être traitée comme une unité hiérarchique bien complexe, en assurant sa performance maximale avec l'unité d'ensemble selon la spécificité de la position et du rôle de chacun.

Il y a eu une performance militaire très supérieure grâce à un nouveau procédé de pouvoir, dont la fonction n'était absolument pas celle de prohiber quelque chose. Bien sûr qu'il était amené à prohiber ceci ou cela, néanmoins le but n'était absolument pas de dire «tu ne dois pas», mais essentiellement d'obtenir une meilleure performance, une meilleure production, une meilleure productivité de l'armée. L'armée comme production de morts, c'est cela qui a été perfectionné ou, mieux qui a été assuré par cette nouvelle technique de pouvoir. Ce ne fut absolument pas la prohibition. Nous pouvons dire la même chose de la discipline dans les ateliers, qui a commencé à se former aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans lesquels, lorsqu'on a remplacé les petits ateliers de type corporatif par des grands ateliers avec toute une série d'ouvriers - des centaines d'ouvriers -, il fallait à la fois surveiller et coordonner les gestes les uns avec les autres, avec la division du travail. La division du travail a été, en même temps, la raison pour laquelle on a été obligé d'inventer cette nouvelle discipline d'atelier ; mais, inversement, nous pouvons dire que la discipline d'atelier a été la condition pour qu'on puisse obtenir la division du travail. Sans cette discipline d'atelier, c'est-à-dire sans la hiérarchie, sans la surveillance, sans l'apparition des contremaîtres, sans le contrôle chronométrique des gestes, il n'aurait pas été possible d'obtenir la division du travail.

Enfin, quatrième idée importante : ces mécanismes de pouvoir, ces procédés de pouvoir, il faut les considérer comme des techniques, c'est-à-dire comme des procédés qui ont été inventés, perfectionnés, qui se développent sans cesse. Il existe une véritable technologie du pouvoir ou, mieux, des pouvoirs, qui ont leur propre histoire. Ici, encore une fois, on peut trouver facilement entre les lignes du livre II du Capital une analyse, ou du moins l'esquisse d'une analyse, qui serait l'histoire de la technologie du pouvoir, tel qu'il s'exerçait dans les ateliers et dans les usines. Je suivrai alors ces indications essentielles et j'essaierai, en ce qui concerne la sexualité, de ne pas envisager le pouvoir d'un point de vue juridique, mais technologique.

Il me semble, en effet, que si nous analysons le pouvoir en privilégiant l'appareil d'État, si nous analysons le pouvoir en le considérant comme un mécanisme de conservation, si nous considérons le pouvoir comme une superstructure juridique, nous ne faisons, au fond, pas plus que reprendre le thème classique de la pensée bourgeoise, lorsqu'elle envisage essentiellement le pouvoir comme un fait juridique. Privilégier l'appareil d'État, la fonction de conservation, la superstructure juridique, est, au fond, «rousseauiser» Marx. C'est le réinscrire dans la théorie bourgeoise et juridique du pouvoir. Il n'est pas surprenant que cette conception supposée marxiste du pouvoir comme appareil d'État, comme instance de conservation, comme superstructure juridique, se trouve essentiellement dans la social-démocratie européenne de la fin du XIXe siècle, quand le problème était justement celui de savoir comment faire fonctionner Marx à l'intérieur d'un système juridique qui était celui de la bourgeoisie. Alors, ce que j'aimerais faire, en reprenant ce qui se trouve dans le livre II du Capital, et en éloignant tout ce qui a été ajouté, réécrit ensuite sur les privilèges de l'appareil d'État, la fonction de reproduction du pouvoir, le caractère de la superstructure juridique, ce serait essayer de voir comment il est possible de faire une histoire des pouvoirs dans l'Occident, et essentiellement des pouvoirs tels qu'ils ont été investis dans la sexualité *.

* Fin de la partie publiée en 1981.

Ainsi, à partir de ce principe méthodologique, comment pourrions-nous faire l'histoire des mécanismes de pouvoir à propos de la sexualité ? Je crois que, d'une manière très schématique, nous pourrions dire ce qui suit : le système de pouvoir que la monarchie avait réussi à organiser à partir de la fin du Moyen Âge présentait pour le développement du capitalisme deux inconvénients majeurs. Premièrement, le pouvoir politique, tel qu'il s'exerçait dans le corps social, était un pouvoir très discontinu. Les mailles du filet étaient trop grandes, un nombre presque infini de choses, d'éléments, de conduites, de processus échappaient au contrôle du pouvoir. Si nous prenons par exemple un point précis : l'importance de la contrebande dans toute l'Europe jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, nous remarquons un flux économique très important, presque aussi important que l'autre, un flux qui échappait entièrement au pouvoir. Et il était, d'ailleurs, l'une des conditions d'existence des gens ; s'il n'y avait pas eu de piraterie maritime, le commerce n'aurait pas pu fonctionner, et les gens n'auraient pas pu vivre. En d'autres termes, l'illégalisme était l'une des conditions de vie, mais il signifiait en même temps qu'il y avait certaines choses qui échappaient au pouvoir, et sur lesquelles le pouvoir n'avait pas de contrôle. Par conséquent, des processus économiques, des mécanismes divers qui d'une certaine façon restaient hors de contrôle exigeaient l'établissement d'un pouvoir continu, précis, d'une certaine façon atomique ; passer d'un pouvoir lacunaire, global, à un pouvoir continu, atomique et individualisant : que chacun, que chaque individu en lui-même, dans son corps, dans ses gestes, puisse être contrôlé, à la place des contrôles globaux et de masse.

Le second grand inconvénient des mécanismes de pouvoir, tels qu'ils fonctionnaient dans la monarchie, est qu'ils étaient excessivement onéreux. Et ils étaient onéreux justement parce que la fonction du pouvoir - ce en quoi consistait le pouvoir - était essentiellement le pouvoir de prélèvement, d'avoir le droit et la force de percevoir quelque chose - un impôt, une dîme, quand il s'agissait du clergé sur les récoltes qui étaient faites : la perception obligatoire de tel ou tel pourcentage pour le maître, pour le pouvoir royal, pour le clergé. Le pouvoir était alors essentiellement percepteur et prédateur. Dans cette mesure, il opérait toujours une soustraction économique et, par conséquent, loin de favoriser et de stimuler le flux économique, il était perpétuellement son obstacle et son frein. D'où cette seconde préoccupation, cette seconde nécessité : trouver un mécanisme de pouvoir tel que, en même temps qu'il contrôle les choses et les personnes jusqu'au moindre détail, il ne soit pas onéreux ni essentiellement prédateur pour la société, qu'il s'exerce dans le sens du processus économique lui-même.

Avec ces deux objectifs, je crois que nous pouvons comprendre grossièrement la grande mutation technologique du pouvoir en Occident. Nous avons l'habitude - encore une fois conforme à l'esprit d'un marxisme un tant soit peu primaire - de dire que la grande invention, tout le monde le sait, a été la machine à vapeur, ou alors des inventions de ce type. Il est vrai, cela a été très important, mais il y a eu toute une série d'autres inventions technologiques, aussi importantes que celle-ci et qui ont été en dernière instance la condition de fonctionnement des autres. Ainsi en fut-il avec la technologie politique ; il y a eu toute une invention au niveau des formes de pouvoir tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Par conséquent, il faut faire non seulement l'histoire des techniques industrielles, mais aussi celle des techniques politiques, et je crois que nous pouvons grouper en deux grands chapitres les inventions de technologie politique, pour lesquelles nous devons créditer surtout les XVIIe et XVIIIe siècles. Je les grouperais en deux chapitres, parce qu'il me semble qu'elles se sont développées en deux directions différentes. D'un côté, il y a cette technologie que j'appellerais «discipline». La discipline est, au fond, le mécanisme de pouvoir par lequel nous arrivons à contrôler dans le corps social jusqu'aux éléments les plus ténus, par lesquels nous arrivons à atteindre les atomes sociaux eux-mêmes, c'est-à-dire les individus. Techniques de l'individualisation du pouvoir. Comment surveiller quelqu'un, comment contrôler sa conduite, son comportement, ses aptitudes, comment intensifier sa performance, multiplier ses capacités, comment le mettre à la place où il sera plus utile : voilà ce qu'est, à mon sens, la discipline.

Je vous ai cité à l'instant l'exemple de la discipline dans l'armée. C'est un exemple important, parce qu'il a été vraiment le point où la grande découverte de la discipline s'est faite et s'est développée presque en premier lieu. Liée donc à cette autre invention d'ordre technico-industriel qu'a été l'invention du fusil au tir relativement rapide. À partir de ce moment, au fond, nous pouvons dire ce qui suit : que le soldat cessait d'être interchangeable, cessait d'être pure et simple chair à canon et un simple individu capable de frapper. Pour être un bon soldat, il fallait savoir tirer, donc il fallait avoir passé par un processus d'apprentissage. Il fallait que le soldat sache également se déplacer, qu'il sache coordonner ses gestes avec ceux des autres soldats, en somme : le soldat devenait quelque chose d'habile. Donc, de précieux. Et plus il était précieux, plus il fallait le conserver ; plus il fallait le conserver, plus il devenait nécessaire de lui apprendre des techniques capables de lui sauver la vie dans la bataille, et plus on lui apprenait des techniques, plus long était l'apprentissage, plus il était précieux. Et brusquement, vous avez une espèce d'essor de ces techniques militaires de dressage, qui ont culminé dans la fameuse armée prussienne de Frédéric II, laquelle passait l'essentiel de son temps à faire des exercices. L'armée prussienne, le modèle de discipline prussien, c'est précisément la perfection, l'intensité maximale de cette discipline corporelle du soldat, qui a été, jusqu'à un certain point, le modèle des autres disciplines.

Un autre point par lequel nous voyons apparaître cette nouvelle technologie disciplinaire, c'est l'éducation. C'est d'abord dans les collèges et puis dans les écoles primaires que nous voyons apparaître ces méthodes disciplinaires où les individus sont individualisés dans la multiplicité. Le collège réunit des dizaines, des centaines et parfois des milliers de collégiens, d'écoliers, et il s'agit alors d'exercer sur eux un pouvoir qui soit justement beaucoup moins onéreux que le pouvoir du précepteur, qui ne peut exister qu'entre l'élève et le maître. Là nous avons un maître pour des dizaines de disciples ; il faut cependant, malgré cette multiplicité d'élèves, qu'on obtienne une individualisation du pouvoir, un contrôle permanent, une surveillance de tous les instants. D'où l'apparition de ce personnage que tous ceux qui ont étudié dans les collèges connaissent bien, qui est le surveillant, qui, dans la pyramide, correspond au sous-officier de l'armée ; apparition également de la notation quantitative, apparition des examens, apparition des concours, possibilité, par conséquent, de classer les individus de telle manière que chacun soit exactement à sa place, sous les yeux du maître, ou encore dans la qualification et dans le jugement que nous portons sur chacun d'eux.

Voyez par exemple comme vous êtes assis en rang devant moi. C'est une position qui peut-être vous paraît naturelle, mais il est bon de rappeler cependant qu'elle est relativement récente dans l'histoire de la civilisation, et qu'il est possible encore au début du XIXe siècle de trouver des écoles où les élèves se présentent en groupe debout, autour d'un professeur qui leur fait cours. Et cela implique, évidemment, que le professeur ne puisse pas les surveiller réellement et individuellement : il y a le groupe des élèves et puis le professeur. Actuellement, vous êtes placés ainsi en rang, le regard du professeur peut individualiser chacun, peut les appeler pour savoir s'ils sont présents, ce qu'ils font, s'ils rêvent, s'ils bâillent... Ce sont là des futilités, néanmoins des futilités très importantes, car finalement, au niveau de toute une série d'exercices de pouvoir, c’est bien dans ces petites techniques que ces nouveaux mécanismes ont pu s'investir, ont pu fonctionner. Ce qui s'est passé dans l'armée et dans les collèges peut être vu également dans les ateliers au long du XIXe siècle. C'est ce que j'appellerai la technologie individualisante du pouvoir, une technologie qui vise au fond les individus jusque dans leur corps, dans leur comportement ; c'est grosso modo une espèce d'anatomie politique, d'anotomo-politique, une anatomie qui vise les individus jusqu'à les anatomiser.

Voilà une famille de technologies de pouvoir qui est apparue aux XVIIe et XVIIIe siècles ; nous avons une autre famille de technologies de pouvoir qui est apparue un peu plus tard, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et qui a été développée (il faut dire que ta première, pour la honte de la France, a été surtout développée en France et en Allemagne) surtout en Angleterre : technologies qui ne visent pas les individus en tant qu'individus, mais qui visent au contraire la population. En d'autres termes, le XVIIIe siècle a découvert cette chose capitale : que le pouvoir ne s'exerce pas simplement sur les sujets ; ce qui était la thèse fondamentale de la monarchie, selon laquelle il y a le souverain et les sujets. On découvre que ce sur quoi le pouvoir s'exerce, c'est la population. Et population, cela veut dire quoi ? Cela ne veut pas dire simplement un groupe humain nombreux, mais des êtres vivants traversés, commandés, régis par des processus, des lois biologiques. Une population a un taux de natalité, de mortalité, une population a une courbe d'âge, une pyramide d'âge, a une morbidité, a un état de santé, une population peut périr ou peut, au contraire, se développer.

Or tout cela a commencé à être découvert au XVIIIe siècle. On s'aperçoit, par conséquent, que la relation de pouvoir avec le sujet ou, mieux, avec l'individu, ne doit pas être simplement cette forme de sujétion qui permet au pouvoir de prélever sur le sujet des biens, des richesses et éventuellement son corps et son sang, mais que le pouvoir doit s'exercer sur les individus en tant qu'ils constituent une espèce d'entité biologique qui doit être prise en considération, si nous voulons précisément utiliser cette population comme machine pour produire, pour produire des richesses, des biens, produire d'autres individus. La découverte de la population est, en même temps que la découverte de l'individu et du corps dressable, l'autre grand noyau technologique autour duquel les procédés politiques de l'Occident se sont transformés. On a inventé à ce moment-là ce que j'appellerai, par opposition à l'anatomo-politique que j'ai mentionnée à l'instant, la bio-politique. C'est à ce moment que nous voyons apparaître des problèmes comme ceux de l'habitat, des conditions de vie dans une ville, de l'hygiène publique, de la modification du rapport entre natalité et mortalité. C'est à ce moment qu'est apparu le problème de savoir comment nous pouvons amener les gens à faire plus d'enfants, ou en tout cas comment nous pouvons régler le flux de la population, comment nous pouvons régler également le taux de croissance d'une population, les migrations. Et, à partir de là, toute une série de techniques d'observation, parmi lesquelles la statistique, évidemment, mais aussi tous les grands organismes administratifs, économiques et politiques, sont chargés de cette régulation de la population. Il y a eu deux grandes révolutions dans la technologie du pouvoir : la découverte de la discipline et la découverte de la régulation, le perfectionnement d'une anatomo-politique et le perfectionnement d'une bio-politique.

La vie est devenue maintenant, à partir du XVIIIe siècle, un objet du pouvoir. La vie et le corps. Jadis, il n'y avait que des sujets, des sujets juridiques dont on pouvait retirer les biens, la vie aussi, d'ailleurs. Maintenant, il y a des corps et des populations. Le pouvoir est devenu matérialiste. Il cesse d'être essentiellement juridique. Il doit traiter avec ces choses réelles qui sont le corps, la vie. La vie entre dans le domaine du pouvoir : mutation capitale, l'une des plus importantes sans doute, dans l'histoire des sociétés humaines ; et il est évident qu'on peut voir comment le sexe a pu devenir à partir de ce moment, c'est-à-dire à partir justement du XVIIIe siècle, une pièce absolument capitale ; car, au fond, le sexe est très exactement placé au point d'articulation entre les disciplines individuelles du corps et les régulations de la population. Le sexe est ce à partir de quoi on peut assurer la surveillance des individus, et on comprend pourquoi au XVIIIe siècle, et justement dans les collèges, la sexualité des adolescents est devenue un problème médical, un problème moral, presque un problème politique de première importance, car, à travers - et sous le prétexte de - ce contrôle de la sexualité, on pouvait surveiller les collégiens, les adolescents, au long de leur vie, à chaque instant, même pendant le sommeil. Le sexe va donc devenir un instrument de «disciplinarisation», il va être l'un des éléments essentiels de cette anatomo-politique dont j'ai parlé ; mais, de l'autre côté, c'est le sexe qui assure la reproduction des populations, c'est avec le sexe, avec une politique du sexe que nous pouvons changer le rapport entre natalité et mortalité ; en tout cas, la politique du sexe va s'intégrer à l'intérieur de toute cette politique de la vie, qui va devenir si importante au XIXe siècle. Le sexe est à la charnière entre l'anatomo-politique et la bio-politique, il est au carrefour des disciplines et des régulations, et c'est dans cette fonction qu'il est devenu, à la fin du XIXe siècle, une pièce politique de première importance pour faire de la société une machine de production.

*
M. Foucault : Voulez-vous poser des questions ?

Un auditeur : Quelle productivité le pouvoir vise dans les prisons ?

M. Foucault : C'est une longue histoire. Le système de la prison, je veux dire la prison répressive, la prison comme châtiment, a été établi tardivement, pratiquement à la fin du XVIIIe siècle. Avant la fin du XVIIIe siècle, la prison n'était pas une punition légale ; on emprisonnait les gens simplement pour les retenir avant de leur instruire un procès, et non pas pour les punir, sauf dans des cas exceptionnels. Eh bien, on crée des prisons, comme système de répression, en affirmant la chose suivante : la prison va être un système de rééducation des criminels. Après un séjour en prison, grâce à une domestication de type militaire et scolaire, nous allons pouvoir transformer le délinquant en un individu obéissant aux lois. On cherchait donc, avec leur passage par la prison, la production d'individus obéissants.

Or, tout de suite, dès les premiers temps du système des prisons, on s'est aperçu qu'il ne conduisait absolument pas à ce résultat, mais qu'il donnait à vrai dire le résultat exactement opposé : plus longtemps l'individu était resté en prison, moins il était rééduqué et plus il était délinquant. Non seulement productivité nulle, mais productivité négative. Par conséquent, le système des prisons aurait dû normalement disparaître. Or il est resté et il continue, et quand nous demandons aux gens qu'est-ce qu'on pourrait mettre à la place des prisons, personne ne répond.

Pourquoi les prisons sont-elles restées, malgré cette contre-productivité ? Je dirais : mais précisément parce qu'en fait elle produisait des délinquants et que la délinquance a une certaine utilité économico-politique dans les sociétés que nous connaissons. L'utilité économico-politique de la délinquance, nous pouvons la dévoiler facilement : d'abord, plus il y aura de délinquants, plus il y aura de crimes ; plus il y aura de crimes, plus il y aura peur dans la population, et plus il y aura peur dans la population, plus acceptable et même souhaitable deviendra le système de contrôle policier. L'existence de ce petit danger interne permanent est l'une des conditions d'acceptabilité de ce système de contrôle ; ce qui explique pourquoi, dans les journaux, à la radio, à la télé, dans tous les pays du monde sans aucune exception, on accorde autant d'espace à la criminalité, comme si à chaque jour nouveau il s'agissait d'une nouveauté. Depuis 1830, dans tous les pays du monde, se sont développées des campagnes sur le thème de l'accroissement de la délinquance, fait qui n'a jamais été prouvé ; mais cette présence supposée, cette menace, cet accroissement de la délinquance est un facteur d'acceptation des contrôles.

Mais ce n'est pas tout. La délinquance est utile économiquement. Voyez la quantité de trafics, parfaitement lucratifs et inscrits dans le profit capitaliste, qui passent par la délinquance : ainsi la prostitution - tout le monde sait que le contrôle de la prostitution, dans tous les pays de l'Europe (je ne sais pas si cela se passe aussi au Brésil), est fait par des gens dont la profession s'appelle le proxénétisme et qui sont tous des ex-délinquants qui ont pour fonction de canaliser les profits perçus sur le plaisir sexuel vers des circuits économiques tels que l'hôtellerie, et vers des comptes en banque. La prostitution a permis que le plaisir sexuel des populations devienne onéreux, et son encadrement a permis de dériver vers certains circuits le profit sur le plaisir sexuel. Le trafic d'armes, le trafic de drogues, en somme toute une série de trafics qui, pour une raison ou une autre, ne peuvent pas être directement et légalement effectués dans la société, passent par la délinquance, qui de cette façon les assure.

Si nous ajoutons à cela le fait que la délinquance sert massivement au XIXe siècle, et encore au XXe siècle, à toute une série d'opérations politiques, telles que briser les grèves, s'infiltrer dans les syndicats d'ouvriers, servir de main-d’œuvre et de garde du corps pour les chefs des partis politiques, y compris les plus et les moins dignes. Ici je suis en train de parler plus précisément de la France, où tous les partis politiques ont une main-d’œuvre qui va des colleurs d'affiches aux cogneurs (casseurs de gueule), main-d’œuvre qui est constituée par des délinquants. Ainsi, nous avons toute une série d'institutions économiques et politiques qui fonctionnent sur la base de la délinquance et, dans cette mesure, la prison, qui fabrique un délinquant professionnel, a une utilité et une productivité.

Un auditeur : Tout d'abord, je voudrais exprimer le grand plaisir que j'ai à vous entendre, à vous voir et à relire vos livres. Toutes mes questions se fondent sur la critique que Dominique * vous a exprimée : si vous faites un pas de plus en avant, vous cesserez d'être un archéologue, l'archéologue du savoir ; si vous faisiez ce pas en avant, vous tomberiez dans le matérialisme historique. C'est le fond de la question.

* L'intervenant fait référence à l'article de Dominique Lecourt «Sur l'archéologie et le savoir», La Pensée, no 152, août 1970, pp. 69-87, repris in Lecourt (D.), Pour une critique de l'épistémologie, Paris, Maspero, coll. «Théories», 1972, pp. 98-183 (N.d.T.).

Ensuite, je voudrais savoir pourquoi vous affirmez que ceux qui soutiennent le matérialisme historique et la psychanalyse ne sont pas sûrs d'eux-mêmes, ne sont pas sûrs de la scientificité de leurs positions. La première chose, c'est que cela me surprend, après avoir tellement lu sur la différence entre refoulement * et répression*, différence que nous n'avons pas en portugais, que vous commenciez par parler de répression sans la différencier du refoulement *. C'est une surprise pour moi. La deuxième surprise est que, dans la tentative de tracer une anatomie du social en s'appuyant sur la discipline dans l'armée, vous utilisiez la même terminologie qu'utilisent les avocats d'aujourd'hui au Brésil. Au congrès de l'O.A.B. ** qui s'est déroulé dernièrement en Salvador, les avocats employaient beaucoup les mots «compenser» et «discipliner» pour définir leur fonction juridique. Curieusement, vous employez les mêmes termes pour parler du pouvoir, vous utilisez le même langage juridique. Ce que je vous demande c'est si vous ne tombez pas dans le même discours d'apparence de la société capitaliste, dans l'illusion de pouvoir, discours que commencent à utiliser ces juristes. Ainsi, la nouvelle loi des sociétés anonymes se présente comme un instrument pour discipliner les monopoles, mais ce qu'elle représente réellement est un précieux instrument technologique très avancé qui obéit à des déterminations indépendantes de la volonté des juristes, à savoir les nécessités de la reproduction du capital. En ce sens, l'usage de la même terminologie me surprend, pour continuer, tandis que vous établissez une dialectique entre technologie et discipline. Et ma dernière surprise est que vous prenez comme élément d'analyse sociale la population, revenant ainsi à une période antérieure à celle où Marx critique Ricardo.

M. Foucault : Il y a un problème de temps. De toute façon, nous allons nous réunir demain, l'après-midi, à partir de 15 h 30, et alors nous pourrons discuter largement ces questions majeures, mieux que maintenant. Je vais essayer de répondre brièvement aux deux questions et demain vous les poserez à nouveau. Cela ne vous dérange pas ? Vous êtes d'accord ? Voyons le sujet général de la question. Du problème Lecourt et du matérialisme historique nous parlerons demain, mais sur les deux autres points, vous avez raison, car ils se réfèrent à ce que j'ai affirmé ce matin. En premier lieu, je n'ai pas parlé de refoulement *, j'ai parlé de répression, d'interdiction et de loi. Cela est dû au caractère nécessairement bref et allusif de ce que je peux dire en si peu de temps. La pensée de Freud est en effet beaucoup plus subtile que l'image que j'ai présentée ici. Autour de cette notion de refoulement se situe le débat entre, disons, grosso modo Reich et les reichiens, Marcuse, et, de l'autre côté, les psychanalystes plus proprement psychanalystes, tels que Melanie Klein et surtout Lacan. Car la notion de refoulement peut être utilisée pour une analyse des mécanismes sociaux de la répression soutenant que l'instance qui détermine le refoulement est une certaine réalité sociale qui s'impose comme principe de réalité et provoque immédiatement le refoulement.

* En français dans le texte (N.d.T.).

** Orden dos Advogados do Brasil : Ordre des avocats du Brésil (N.d.T).

En termes généraux, c'est une analyse reichienne modifiée par Marcuse avec la notion de sur-répression'. Et de l'autre côté, vous avez les lacaniens qui reprennent la notion de refoulement et affirment : ce n'est pas du tout cela, lorsque Freud parle de refoulement, il ne pense pas à la répression, il pense plutôt à un certain mécanisme absolument constitutif du désir ; car, pour Freud, dit Lacan, il n'y a pas de désir non refoulé : le désir n'existe en tant que désir que parce qu'il est refoulé et parce que ce qui constitue le désir est la loi, et ainsi il tire de la notion de loi la notion de refoulement.

Par conséquent, deux interprétations : l'interprétation par la répression et l'interprétation par la loi, qui décrivent en fait deux phénomènes ou deux processus absolument différents. Il est vrai que la notion de refoulement chez Freud peut être utilisée, selon le texte, soit dans un sens, soit dans l'autre. C'est pour éviter ce difficile problème d'interprétation freudienne que je n'ai parlé que de répression, car il se trouve que les historiens de la sexualité n'ont jamais utilisé d'autre notion que celle de répression, et cela pour une raison très simple : c'est que cette notion fait apparaître les contours sociaux qui déterminent le refoulement. Nous pouvons donc faire l'histoire du refoulement à partir de la notion de répression, tandis qu'à partir de la notion d'interdiction - qui, d'une certaine façon, est plus ou moins isomorphe dans toutes les sociétés - nous ne pouvons pas faire l'histoire de la sexualité. Voilà pourquoi j'ai évité la notion de refoulement et j'ai parlé seulement de répression.

* Ou surplus de répression, mais-represrâo, dit le texte portugais (N.d.T.). Marcuse (H.), Eros and Civilization. A Philosophical Inquiry into Freud, Londres, Routledge et Paul Keagan, 1956 (Éros et Civilisation. Contribution d Freud, trad. J.-G. Nény et B. Fraenkel, Paris, Éd. de Minuit, coll. «Arguments», 1963).

En second lieu, cela me surprend beaucoup que les avocats emploient le mot «discipline» - quant au mot «compenser», je ne l'ai pas employé une seule fois. À cet égard, je voudrais dire ceci : je crois que, depuis l'apparition de ce que j'appelle bio-pouvoir ou anatomo-politique, nous vivons dans une société qui est en train de cesser d'être une société juridique. La société juridique a été la société monarchique. Les sociétés européennes qui vont du XIIe au XVIIIe siècle ont été essentiellement des sociétés juridiques dans lesquelles le problème du droit était le problème fondamental : on combattait pour lui, on faisait des révolutions pour lui. À partir du XIXe siècle, dans les sociétés qui se présentaient comme des sociétés de droit, avec des parlements, des législations, des codes, des tribunaux, il y avait en fait tout un autre mécanisme de pouvoir qui s'infiltrait, qui n'obéissait pas à des formes juridiques et qui n'avait pas pour principe fondamental la loi, mais plutôt le principe de la norme, et qui avait pour instrument non plus les tribunaux, la loi et l'appareil judiciaire, mais la médecine, les contrôles sociaux, la psychiatrie, la psychologie. Nous sommes donc dans un monde disciplinaire, nous sommes dans un monde de la régulation. Nous croyons que nous sommes encore dans un monde de la loi, mais, en fait, c'est un autre type de pouvoir qui est en voie de constitution, par l'intermédiaire de relais qui ne sont plus les relais juridiques. Alors, il est parfaitement normal que vous trouviez le mot «discipline» dans la bouche des avocats, c'est même intéressant de voir, en ce qui concerne un point précis, comment la société de normalisation [ ...] * à habiter et en même temps faire dysfonctionner la société de droit.

* Lacune dans la transcription de la bande, indiquée dans le texte brésilien.

Voyez ce qui se passe dans le système pénal. Je ne sais pas ce qu'il en est au Brésil, mais, dans les pays de l'Europe comme l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, il n'y a pratiquement pas un seul criminel un peu important, et bientôt il n'y aura pas une seule personne qui, en passant par les tribunaux pénaux, ne passe pas aussi par les mains d'un spécialiste en médecine, en psychiatrie ou en psychologie. Cela parce que nous vivons dans une société où le crime n'est plus simplement et essentiellement la transgression de la loi, mais plutôt la déviation par rapport à la norme. En ce qui concerne la pénalité, on n'en parle maintenant qu'en termes de névrose, de déviance, d'agressivité, de pulsion, vous le savez très bien. Donc, quand je parle de discipline, de normalisation, je ne retombe pas sur un plan juridique ; ce sont au contraire les hommes de droit, les hommes de loi, les juristes qui sont obligés d'employer ce vocabulaire de la discipline et de la normalisation. Qu'on parle de discipline dans le congrès de l'O.A.B. ne fait que confirmer ce que j'ai dit, et non pas que je retombe dans une conception juridique. Ce sont eux qui se sont déplacés.

Un auditeur : Comment voyez-vous la relation entre savoir et pouvoir ? C'est la technologie du pouvoir qui provoque la perversion sexuelle ou c'est l'anarchie naturelle biologique qui existe chez l'homme qui la provoque ?

M. Foucault : Sur ce dernier point, c'est-à-dire, sur ce qui motive, ce qui explique le développement de cette technologie, je ne crois pas que nous puissons dire que c'est le développement biologique. J'ai essayé de montrer le contraire, c'est-à-dire comment cette mutation de la technologie du pouvoir fait absolument partie du développement du capitalisme. Elle fait partie de ce développement dans la mesure où, d'un côté, c'est le développement du capitalisme qui a rendu nécessaire cette mutation technologique, mais cette mutation a rendu possible le développement du capitalisme, bref, une implication permanente des deux mouvements, qui sont d'une certaine façon engrenés l'un dans l'autre.

* Lacune dans la transcription de la bande.

Maintenant, l'autre question, qui concerne le fait que les relations de pouvoir ont ... * quand le plaisir et le pouvoir vont de concert. C'est un problème important. Ce que je veux dire brièvement c'est que c'est justement cela qui semble caractériser les mécanismes en place dans nos sociétés, c'est ce qui fait également que nous ne puissions pas dire simplement que le pouvoir a pour fonction d'interdire, de prohiber. Si nous admettons que le pouvoir n'a pour fonction que de prohiber, nous sommes obligés d'inventer des sortes de mécanismes - Lacan est obligé de le faire, et les autres aussi - pour pouvoir dire : «Voyez, nous nous identifions au pouvoir» ; ou alors nous disons qu'il y a une relation masochiste de pouvoir qui s'établit et qui fait que nous aimons celui qui prohibe. Mais, en revanche, si vous admettez que la fonction du pouvoir n'est pas essentiellement de prohiber, mais de produire, de produire du plaisir, à ce moment-là, on peut comprendre à la fois comment nous pouvons obéir au pouvoir et trouver dans cette obéissance un plaisir, qui n'est pas nécessairement masochiste. Les enfants peuvent nous servir d'exemples : je crois que la manière dont on a fait de la sexualité des enfants un problème fondamental pour la famille bourgeoise au XIXe siècle a provoqué et rendu possible un grand nombre de contrôles sur la famille, sur les parents, sur les enfants, et a créé en même temps toute une série de plaisirs nouveaux : plaisir des parents à surveiller les enfants, plaisir des enfants à jouer avec leur propre sexualité, contre leurs parents et avec leurs parents, toute une nouvelle économie du plaisir autour du corps de l'enfant. Nous n'avons pas nécessité de dire que les parents, par masochisme, se sont identifiés à la loi...

Une auditrice : Vous n'avez pas répondu à la question qui vous a été posée de la relation entre savoir et pouvoir, et du pouvoir que vous, Michel, vous exercez à travers votre savoir.

M. Foucault : Merci de me rappeler la question. En effet, la question doit être posée. Je crois que - en tout cas, c'est le sens des analyses que je fais, dont vous pouvez voir la source d'inspiration -, je crois que les relations de pouvoir ne doivent pas être considérées d'une manière quelque peu schématique comme, d'un côté, il y a ceux qui ont le pouvoir et, de l'autre, ceux qui ne l'ont pas. Encore une fois, ici un certain marxisme académique utilise fréquemment l'opposition classe dominante versus classe dominée, discours dominant versus discours dominé. Or ce dualisme, d'abord, ne sera jamais trouvé chez Marx, mais par contre il peut être trouvé chez des penseurs réactionnaires et racistes comme Gobineau, qui admettent que, dans une société, il y a toujours deux classes, une dominée et une autre qui domine. Vous pouvez trouver cela en plusieurs endroits, mais jamais chez Marx, parce qu'en effet Marx est trop rusé pour pouvoir admettre une chose pareille ; il sait parfaitement que ce qui fait la solidité des relations de pouvoir c'est qu'elles ne finissent jamais, il n'y a pas d'un côté quelques-uns, de l'autre beaucoup ; elles passent partout : la classe ouvrière retransmet des relations de pouvoir, elle exerce des relations de pouvoir. Du fait d'être étudiante, vous êtes déjà insérée dans une certaine situation de pouvoir ; moi, en tant que professeur, je suis également dans une situation de pouvoir ; je suis dans une situation de pouvoir parce que je suis un homme et non une femme, et, du fait que vous êtes une femme, vous êtes également dans une situation de pouvoir, non pas la même, mais nous tous y sommes également. De quiconque qui sait quelque chose nous pouvons dire : «Vous exercez le pouvoir.» C'est une critique stupide dans la mesure où elle se limite à cela. Ce qui est intéressant, c'est, en effet, de savoir comment dans un groupe, dans une classe, dans une société, fonctionnent les mailles du pouvoir, c'est-à-dire, quelle est la localisation de chacun dans le filet du pouvoir, comment il l'exerce à nouveau, comment il le conserve, comment il le répercute.