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Le nouveau militantisme aveugle
Marc Chatellier
Novembre-Décembre 2005

Le Rationalisme traditionnel sépare la théorie et le pragmatique. La pensée serait dans l'esprit mais l'existence est, pour lui, hors de l'esprit. Dès lors les deux formes de réalité ne peuvent plus se joindre. Si l'on met par hypothèse la pensée en dehors de l'existence, l'abîme qui les sépare ne peut plus être franchi. La seule manière de résoudre la difficulté, ce serait donc de ne pas admettre ce vide entre l'existence et la pensée. Si la pensée est un élément du réel, si la pensée fait partie de l'existence et de la vie, il n'y a plus d'« abîme », il n'y a plus de « saut périlleux ». Il faut seulement voir avec lucidité comment ces deux réalités peuvent participer l'une de l'autre. Lier la pensée à l'existence, lier la pensée à la vie, telle est l'idée fondamentale du Pragmatisme. (E.Durkheim, Pragmatisme et Sociologie, 1914)

L’effet conjugué des ravages structurels du capitalisme mutant et des processus d’individualisation de la conscience sont en vogue bien avant l’effondrement du Mur de Berlin. A cette époque les analystes patentés nous expliquent qu’avec la fin de division bipolaire du Monde, triomphe le modèle de la social-démocratie avec marché –certains allant même jusqu’ à affirmer que l’Histoire est finie ) et que de façon concomitante le seul travail de la conscience collective réside dès lors dans une forme d’ observatoire permanent des libertés fondamentales. Désengagement syndical, désengagement politique, démobilisation du mouvement associatif revendicatif, le paysage social français et européen ressemble de plus en plus à un champ de bataille déserté par une armée en déroute. Alors que la réalité est tout autre et qu’au quotidien chacune et chacune (avec des niveaux de consciences divers) découvre avec effroi et drame parfois, la réalité brute : la dictature sourde, inodore et incolore de l’idéologie unique : celle du marché aussi appelé Capital.

En Novembre-Décembre 1995, dans une vaste mobilisation de plusieurs semaines le mouvement ouvrier français réaffirme – dans une dernière configuration classique de type front de classe - sa défense du système dit redistributif d’après guerre. Les traditionnelles intersyndicales (locales et/ou nationales) doivent alors composer avec des formes nouvelles d’organisations (informelles, non hiérarchiques) et – même si les médias ne l’analysent pas comme tel – se trouvent renvoyées aux limites structurelles et réifiées de leur soit disant représentativité. Face à cet engouement pour un militantisme new look (festif, ludique, patati, patata) et dans l’illusion de la victoire collective - ayant empêché la destruction d’un certain nombre de principes fondamentaux–le séisme qui était déjà sous-jacente n’est pas analysé avec rigueur et les armées « vielles gardes » ou « fun » en restent aux sempiternelles querelles de stratégie.

Dix ans plus tard, alors que l’offensive du capitalisme mondial a eu raison des formes spécifiques du « modèle français » (Loi sur la durée du travail salarié, Code du travail et Conventions collectives, Services Publics privatisés, Sécurité Sociale, Retraite, Laïcité des institutions dites publiques, etc) et que l’ensemble des forces syndicales et associatives se sont désagrégées, on voit apparaître sur la nouvelle « scène militante » de nouveaux sigles et surtout de nouvelles formes organisationnelles, censées démontrer la vivacité de la conscience critique

Mon propos ne sera pas ici de faire l’état des lieux de toutes ces formes nouvelles d’organisations mais d’esquisser un début d’analyse sur cet « engouement » récent autour des COLLECTIFS et d’essayer de comprendre ce qui de militant à militant se dit sans se dire, derrière ce qui se vit dans la réalité. Le champ militant Nantais n’échappe pas à cette logique et je formule l’hypothèse qu’ à trop vouloir « fédérer », à trop vouloir « maintenir coûte que coûte » ce qu’en d’autres temps on appelait le Front de Classe, on ne fait finalement qu’épuiser un peu plus les militants actifs, pour un résultat dont, ni les média, ni l’opinion publique ne sont finalement dupes.

Le constat de départ s’impose comme une nécessité : les reculs et les défaites successifs sur le plan des droits sociaux comme sur celui des libertés, à l’échelle nationale comme continentale puis mondiale, le tout combiné à la réalité d’organisations (politiques, syndicales et/ou associatives) qui voient leurs adhérents quitter les rangs (Fin d’une tranche d’age post 68 ? Amertume ? Fatigue ? Aveu difficile d’une défaite générationnelle ?) ont naturellement obligé à cette idée de compenser les pertes internes :

1/ par un gain quantitatif pensé à travers le trans-organisationnel ;

2/ par le secret espoir que de cette confrontation des champs d’action de chaque organisation à travers une question d’actualité commune, pourrait naître une nouvelle forme d’interrogation du Politique (je souligne avec un P majuscule) susceptible d’attirer de nouvelles formes de conscientisations, donc de nouveaux et « frais » militants.

Les années 1997-2002 – notamment à travers l’expérience Française d’ATTAC comme à travers le développement des forums mondiaux (qu’on n’appelait pas encore alter) ont consacré cet optimisme d’une nouvelle vision militante, où le nouveau credo devenait : Au delà des appartenances, penser global -agir local !

Je ne développerai pas ici les limites, autant d’ATTAC que des Forums Sociaux, quelque soit aujourd’hui leur implantation géographique. Mais je ne peux pas ne pas lister sous forme de constats - qu’il nous faut examiner de façon lucide et critique- les limites de ces nouvelles formes de militantisme, dont l’émergence folle des Fameux Collectifs est porteuse.

A/ Sur le plan du gain qualitatif :

A-1 : Les dénis de droits et de libertés prenant leur origine principale dans un ordre socio-économique particulier, certains collectifs en sont aujourd’hui arrivés à se concentrer sur des formes apparentes, manifestes et réelles, générant un agrégat de collectifs hyper-spécialisés qui se côtoient les uns les autres sur un même espace, sans se rendre compte (du moins leur stratégie donne-t-elle cette impression) que leur problématique générale est commune

A-2 L’extrême souci de rassembler au plus large sur une injustice précise implique souvent que le(s) mot(s) d’ordre devienne(nt) de fait une formulation sur la base du plus petit dénominateur commun. On est alors dans le registre de la dénonciation « gningningnin », ne pouvant pas prendre le risque de faire exploser ce que l’on pense comme seul rapport de force existant.

A-3 : Le collectif fait façade en apparence, mais chacun sait que chaque organisation qui le compose ne peut à la fois quitter son champ d’action, ni ses orientations et décisions stratégiques : là encore le débat du TRANS est parfois esquissé mais ne dépasse jamais le stade d’une nouvelle orientation Politique d’Action, synonymes pour certains membres de leur disparition à brève échéance, mais surtout révélateur pour d’autres du fameux syndrome d’ instrumentalisation inacceptable au nom du principe démocratique.

A-4 : Les collectifs bousculent les schémas pré-construits des champs assignés aux organisations mais aussi les habitus militants, c’est à dire les formes d’apparition de chaque organisation : caricaturalement l’humanitaire laïque, l’assistance et les grands principes de libertés aux association, les droits et les intérêts des travailleurs aux syndicats, l’organisation générale socio-économico-culturelle aux partis politiques. Or la donne est aujourd’hui bousculée et renversée fondamentalement dans chaque mini-thématique qui donne naissance à un collectif.. Tout le monde le sait. Mais personne - siégeant au nom d’une organisation dans un collectif - ne peut l’avouer publiquement, se condamnant autant comme militant que condamnant sa boutique à un aveu de défaite historique.

A-5 Dans cette logique où plus que l’avenir de la lutte du Collectif, il s’agit en réalité de montrer qu’en tant qu’organisation, on est toujours là, aucun débat théorique d’importance sur la base d’une nouvelle donne et au pire dépense militante importante dans des aspects communication ou de vulgarisation toujours présentée comme festive (ce que j’appelle les grandes kermesses).

B/ Sur le plan du gain quantitatif :

B-1 Chaque organisation compte moins de militants en interne, mais l’externalisation de certaines de ses revendications dans plusieurs collectifs nécessite autant de militant(e)s spécialistes qu’en interne. Au bout du compte certains militants actifs en interne cumulent doubles tâches en externe… jusqu’à un seuil de rupture, qui peut les faire quitter la pratique militante de manière souvent amère et rédhibitoire.

B-2 Ces militant(e)s qui doivent se séparer d’une conscience globale en interne pour une conscience atomisée en externe, en arrivent à passer plus de temps à essayer de donner une cohésion au collectif, qu’ à re-problématiser autrement en interne.. Ce qui parfois constitue un manque considérable (en terme d’expérience), et renvoie à la lancinante question de la formation des jeunes… Mais que fait donc l’Ecole ?

B-3 Les militant(e)s qui cumulent une activité interne et une représentativité externe, peuvent parfois avoir l’impression d’une conscience double : globale et ordonnée au sein de l’organisation, atomisée et en apparence désordonnée au sein des collectifs : à ceux-celles qui résistent à cette figure du double, est alors souvent renvoyée la notion paradoxale de radicalité.

B-4 : On arrive (et les récentes manifestations pour les Sans Papiers comme pour leurs enfants) à la situation ubuesque où les communiqués de Presse et/ou tracts d’appels comptent plus de signatures organisationnelles que de personnes physiques réellement présentes. Comment alors parler d’un rapport de force crédible ? E pensons-nous honnêtement que tant les sphères de Pouvoir que l’Opinion Publique en soient dupes ?

B-5 Alors qu’il conviendrait de faire un état des lieux sur nos schémas, nos langages et nos pratiques susceptibles d’attirer de nouveaux(elles) militant(e)s, les collectifs - qui n’empêchent pas le départ régulier des militants – n’ apparaissent parfois que comme l’ultime arbre qui voudrait masquer la paysage désastré de la forêt (ou arène) politico-sydical(e).

Si en d’autres époques il était de bon ton de « courir parce que le vieux monde était derrière nous » j’ose ici renverser la proposition et m’adresser aux Partisans convaincus des Collectifs : courir ne sert à rien si l’analyse du vieux monde n’a pas été faite. Autrement dit, il nous faut regarder la réalité avec lucidité. Et si des choix s’imposent, il faut que notre présence persistante au sein de Collectifs, soit motivée par de véritables dimensions politiques . Résister est une chose ? Mais résister les yeux bandés ne doit pas devenir une fin en soi.

Novembre-Décembre 2005 / Marc Chatellier