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IDEOLOGIE DU SPORT
Michel CAILLAT

Origine : http://perso.wanadoo.fr/jean-paul.castex/CAILLAT.htm


" Les idéologies sont mortes, le ciel des idées est vide. Vive la politique douce, le consensus humanitariste, le pragmatisme moral ". Tel est le message désabusé de la fin du XXe siècle. La mode est aux faits, plus aux idées, à l'élan messianique plus à la théorie sociale, à l'évidence froide plus au méta-concept. Cette vogue du relativisme idéologique, du " tout se vaut ", de l'apolitisme obsessionnel de l'admiration béate, du sacrifice calculé, de la charité orchestre, est l'épicentre de tous les errements " Moins tu comprends, plus tu es disposé à admirer " disait Wilhelm Reich à son petit homme. Petits hommes nous sommes petits hommes nous admirons et nous nous admirons.

Nos héros ont pour nom Sabine et Balavoine, hommes de cœur, morts au champ d'honneur lors de l'expédition coloniale des temps modernes, le Paris-Dakar. Nos guides s'appellent Coluche, l'abbé Pierre et Mère Térésa. Leur action, pour généreuse qu'elle soit, relève davantage du constat et de la démarche individuelle que de l'explication et de la prise de conscience collective. Les contradictions et les luttes d'intérêts de notre société hypertendue sont gommées, la solidarité est fabriquée. Nous sommes à l'âge de la soft-idéologie, forme la plus subtile et la plus néfaste de l'idéologie (1).

Dans notre monde chaleureux, solidaire, formidable ou le superficiel et l'éphémère sont érigés en valeurs suprêmes, faut-il être inconscient ou kamikaze pour soupçonner le sport d'être un vecteur idéologique virulent ? Qui peut imaginer que le sport, synonyme de liberté, de fraternité, de justice, de morale, de pureté, tous ces mots-clés de la soft-idéologie, est en soi une politique, une vision de l'homme et de la société ?

Contre la toute puissance de l'appareil sportif qui juge rarement opportun de dire la vérité.

Contre le matraquage incessant d'une presse toujours plus racoleuse et insignifiante.

Contre le désintérêt total des intellectuels pour un sujet jugé frivole.

Contre l'engouement délirant d'une large partie de la population.

Contre la mode qui met la raison en sommeil, le présent ouvrage se veut une ouverture décisive dans cet immense point aveugle qu'est l'idéologie sportive. Son auteur ne se fait pas d'illusions, il les combat. Il sait qu'il ne sera épargné ni par l'ironie méprisante (" il s'est défoulé lui qui ne fut jamais un grand sportif "), ni par l'injure feutré (" tout ça ne vaut pas qu’on s'y arrête "), ni par le dience de compassion (" le pauvre, laissons-le en paix "). Les Lucky Luke de la pensée-minute, allergiques à l'emploi même du mot idéologie (synonyme de goulag évidemment!) s'insurgeront en dénonçant la méthode. Les thuriféraires du sport useront de tous les qualificatifs (falsificateur du passé, historien de pacotille, petit prince de l'amalgame) pour refuser le débat d'idées. Combattre le terrorisme des phrases-couperet, des slogans et des anathèmes c'est aussi le sens de ce travail.

Le sport, entendu ici comme activité physique compétitive institutionnalisée, n'est pas seulement gestes, mouvements, techniques. Il est avant tout discours. Plus que n’importe quel autre domaine, il fait bavarder, commenter, discuter. Ses institutions, ses pratiques, ses événements s'inscrivent en permanence dans un réseau de paroles, de disputes, de jugements, de flux verbal. " Ça parle " beaucoup en sport. Ce qui frappe c'est l'extrême diversité et l'extraordinaire densité des discours au sein desquels se révèlent quatre grands types idéaux:

- Les discours fondateurs, souvent militants ou de prédication, qui font la réalité du sport en disant sa loi. Pour Pierre de Coubertin, chef incontesté de la tribu des Olympiens, " le sport est une contrainte corporelle entretenue par la pratique passionnée de l'effort superflu " (…..). L'effort ne peut être rendu craintif et prudent sans que sa vitalité s'en trouve compromise. Il lui faut la liberté de l'excès. C'est là son essence, c'est sa raison d'être, c'est le secret de sa valeur morale " (2). Georges Hébert, autre grand maître à penser, précurseur de la méthode naturelle, prend un autre parti, celui du " sport vrai, éducateur par essence, avant tout dominé par la raison d'utilité (…), préservé de l'excès ou de l'outrance par un élément éducatif essentiel: la mesure "(3). La définition même du sport met donc en présence deux constructions idéologiques opposées.

- Les discours didactiques chargés d'imposer une image légitime des attitudes et techniques du corps. Sous couvert d'informations objectives, ils véhiculent toute une somme de propositions normatives, axiologiques. Maurice Baquet, reconnu comme théoricien du régime de Vichy puis référence pédagogique de la FSGT (fédération liée au PCF), adresse ainsi ses conseils aux dirigeants et éducateurs sportifs: " S’il (le dirigeant) laisse courir de pauvres petites carcasses non éduquées, non développées , il encourra des reproches mérités, car il ne sera pas véritablement utile à la jeunesse et à la race (...). Il peut, il doit dire: ceci est bien pour le corps et pour la santé; et cela est une bonne réclame pour le club - cette petite patrie - mais encore, cette façon d'agir est malsaine et nuisible (...). Quand il possède la confiance de ses élèves, l’éducateur les oriente progressivement, les dirige, même contre leurs préférences (...). Je n'avance pas qu’il doive interdire tout plaisir et toute distraction, mais il doit recommander une vie régulière et sobre (4). " On peut noter que ce discours " théorique " masque, en réalité, un tissu de propositions idéologiques.

- Les discours apololitiques, de défense inconditionnelle, qui tentent de répondre aux " détracteurs du sport ". Ils peuvent revêtir la forme du déni de réalité (longtemps, par exemple, l’existence du dopage dans certains sports ne fut pas admise) ou la forme plus fine de la reconnaissance euphémisée, de la négation atténuée. C’est le discours du " oui mais " (oui il y a de la violence et beaucoup trop d'argent mais pas plus qu'ailleurs), modalité principale de la théorie (si on peut la nommer ainsi) du sport dévoyé ou defiguré. Georges Hébert écrit en 1925: " Ses tendances actuelles, ses abus donnent lieu à des critiques sévères et justifiées de la part des pédagogues aussi bien que des sportifs attachés à la pureté de leur cause (…). Nous nous gardons toutefois de confondre, comme le font nombre de ceux qui l'attaquent inconsidérément (….), le sport dans son essence propre avec la manière de le concevoir ou de le pratiquer (5). " La distinction du sport-en-soi et du sport-application permet tous les ergotages sur le degré de perversion de l'idéal fantomatique du sport. On préfère finalement parler de ce qui n'existe pas (l’idée olympique, la pureté, la loyauté, etc.) pour ne pas avoir à parler de ce qui existe (les tricheries, les brutalités, etc.).

Enfin, forme ultime du discours apologétique, I'affirmation positive qui revalorise le rôle et le statut du sport. Après la révolte de mai 1968, L'Équipe montre bien l'importance de l'activité sportive dans le maintien de l'ordre menacé: " Le sport, c'est aussi le terrain de la réconciliation humaine; le stade est le carrefour où les diverses classes de la société, sans renier leurs convictions, apprennent à s'estimer et à se comprendre (6). " L'idéologie sportive est de type religieux et de tendance expansionniste; elle part à la conquête des firmes dans une sorte de prédication militante et de croisade dithyrambique perpétuelle. " Le sport c'est l'école de la vie " nous dit le RPR (7) auquel le parti communiste fait écho par la voix de Georges Marchais en proclamant: " Le combat pour le sport, c'est le combat pour la vie, pour l'avenir. " Rien de moins !

- Les discours de célébration des exploits, commémoratifs ou d'acclamations, ceux qui pullulent dans la presse sportive en nous rapportant les hauts faits de la performance humaine. Ces narrations au style épique, emphatique, homérique, sont autant de chants de gloire aux héros. Jules Gritti parle justement de " biographie héroïque ": " Le trait le plus ostensible de la littérature sportive consiste dans le sacre durable ou le pavoisement momentané de certains noms de héros. " Ce qui frappe c'est l'insistance portée aux dieux du stade et à leurs légendes. Le pilote automobile Niki Lauda devient un " fantôme irréel, insaisissable, inaccessible. Hors du temps "(10). Tout l'arsenal de la pensée mythique est mobilisé pour décrire la transgression des " murs magiques " ou des " frontières de rêve " constitués par les records: " Combien de décennies s'écouleront encore avant qu'un autre dieu n'efface l'empreinte de Bob Beamon.(11) ? "

Ce sont tous ces discours qu'il faut prendre au sérieux et décortiquer parce qu’ils constituent un révélateur, un analyseur du système d'idées dominant. L'idéologie sportive n'est pas anodine, secondaire. Trois de ces aspects majeurs - généralement ignorés ou sous-estimés - en font une force sociale considérable. Le premier est le caractère universel du sport devenu un spectacle touchant pratiquement l'ensemble de la planète et toutes les couches de la société. Le fait sportif est un fait total. Le second tient au caractère interclassiste de l’idéologie sportive, idéologie-type du consensus puisqu'elle postule que le sport est le facteur par excellence du rassemblement, de l'amitié, du patriotisme, de ce que Pierre Bourdieu appelle les "communions magiques". Et avant tout des communions de pensée. L'histoire du sport est l'histoire d'une interminable logorrhée répétitive. De Pierre de Coubertin à Georges Marchais, de Henry de Montherlant à François Mitterrand en passant par Léo Lagrange ou Jean Borotra, ce qui marque les esprits c'est l'extraordinaire identité des points de vue. Cette permanence du discours pousse au questionnement.

Dernier aspect, I'idéologie sportive, du fait précisément qu'elle apparaît non pas comme une idéologie mais comme une évidence partagée, comme un trésor commun à l'humanité, a des effets plus importants encore que les autres idéologies. Le sport mobilise les foules, met en mouvement les masses à un degré inconnu, agglomère et fusionne les classes alors que les autres idéologies divisent, fragmentent. Non seulement l'idéologie sportive est transpolitique en ce sens que tous les partis s'en réclament mais la mystique sportive est profondément ancrée dans la structure caractérielle des masses dont elle exprime les besoins, les désirs, les pulsions.

L’idéologie sportive est un ensemble de mythes, d’illusions et de représentations mais avant tout une collection d'hommes et de femmes adhérant totalement à l'univers enchanté et ensorceleur du sport où tout est possible, même l'impossible. Adhésion à ce que Marcel Mauss appelle " une croyance obligatoire de la société " (12). C’est pourquoi il est très difficile de percer à jour cette carapace idéologique faite de locutions stéréotypées, de clichés, de lieux communs d'expressions rituelles et de croyances inébranlables. L'idéologie sportive est efficace parce qu'enfouie au plus profond de la psychologie des masses, elle constitue un impensé et quasiment un impensable " Le plus caché, c'est sur quoi tout le monde est d'accord, tellement d'accord qu'on n'en parle même pas, ce qui est hors de question, qui va de soit (3). "

La force de l'idéologie sportive est très précisément d'apparaître comme non idéologique, non lice à des prises de parti politiques, neutre, impartiale comme l'arbitre. A contrario, la critique de l'idéologie sportive semble idéologique dans la mesure où elle dévoile, déconstruit, défait et s'engage à partir d'un point de vue. Dans l'un de ses textes, Friedrich Engels a précisé ce qu’il fallait entendre par idéologie; son analyse semble particulièrement pertinente pour le sport: " Chaque idéologie, une fois constituée, se développe sur la base du thème de représentation donnée et l'enrichit; sinon elle ne serait pas une idéologie, c'est-à-dire la poursuite d’idées en tant qu'entités vivant d'une vie indépendante, se développant d'une façon indépendante et uniquement soumises à leurs propres lois (14). "

C'est cette logique autonome de l'idéologie sportive que ce livre essaie de mettre à jour à travers les interactions de ses divers supports: presse écrite (journalistes sportifs et autres), littérature et essais (écrivains, chroniqueurs), ouvrages des doctrinaires et théoriciens du sport et de l'éducation physique, discours des gestionnaires politiques (ministres, députés, syndicalistes, etc.), énoncés du sens commun tels qu'ils s'expriment dans l'oralité transcrite, le discours de remises de récompenses et les propos de la vie quotidienne.


1. Nous avons appris avec Gramsci que " les idéologies sont des constructions pratiques, des instruments de direction politique ou, si l'on veut, les idéologies sont pour les gouvernés de pures illusions, une tromperie subie, tandis que pour les gouvernants elles sont une tromperie voulue et consciente [...} Les idéologies sont loin d'être arbitraires; elles sont des faits historiques précis qu'il faut combattre et dont il faut démasquer la nature d'instruments de domination "(15). L'objectif de ce livre est, précisément, de faire tomber les masques.
Voir François-Bernard HUYGUE et Pierre BARBES, La soft-idéologie, Paris, Robert Laffont, 1987. A consulter également Guy HOCQUENGUEM, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Paris, Albin Michel, 1986.

2. Pierre de COUBERTIN, " Discours prononcé à l’ouverture des congrès olympiques" (1925), in L'idée Olympique - Discours et Essais, Schorndorf bei Stuttgart, Verlag Karl Hofmann, 1967, p. 94

3. Georges HEBERT, Le Sport contre l’Éducation physique, Paris, Librairie Vuibert, 1946, 4e édition (1e édition. 1925), p. 33.

4. Maurice BAQUET, Éducation sportive - Initiation et entraînement, Paris, Ed. Godin 1942, p. 252, 253, 257 et 261.

5. Georges HÉBERT, Le Sport contre l’Éducation physique, op. cit., p. 2

6. L'Équipe, 10 juin 1968.

7. Extrait de l’allocution de Christian BERGELIN, Comité central exceptionnel du RPR sur le sport, 7 juillet 1984.

8. Le Figaro, 22 octobre 1984.

10. Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 83.

11. L’Équipe, 8-9 septembre 1979.

12. Voir Marcel MAUSS, Sociologie et anthropologie, Paris PUF, 1980, 7e édition (1e édition, 1950).

14. Friedrich ENGELS, Ludwig Feuerbach et le fin de la philosophie allemande, in Karl Marx, F. Engels, Œuvres choisies, Moscou, Ed. du Progrès, Tome 2, p. 433

15. Antonio GRAMSCI, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1978, p. 119.