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Origine : http://perso.wanadoo.fr/jean-paul.castex/CAILLAT.htm
" Les idéologies sont mortes, le ciel des idées
est vide. Vive la politique douce, le consensus humanitariste, le
pragmatisme moral ". Tel est le message désabusé
de la fin du XXe siècle. La mode est aux faits, plus aux
idées, à l'élan messianique plus à la
théorie sociale, à l'évidence froide plus au
méta-concept. Cette vogue du relativisme idéologique,
du " tout se vaut ", de l'apolitisme obsessionnel de l'admiration
béate, du sacrifice calculé, de la charité
orchestre, est l'épicentre de tous les errements " Moins
tu comprends, plus tu es disposé à admirer "
disait Wilhelm Reich à son petit homme. Petits hommes nous
sommes petits hommes nous admirons et nous nous admirons.
Nos héros ont pour nom Sabine et Balavoine, hommes de cœur,
morts au champ d'honneur lors de l'expédition coloniale des
temps modernes, le Paris-Dakar. Nos guides s'appellent Coluche,
l'abbé Pierre et Mère Térésa. Leur action,
pour généreuse qu'elle soit, relève davantage
du constat et de la démarche individuelle que de l'explication
et de la prise de conscience collective. Les contradictions et les
luttes d'intérêts de notre société hypertendue
sont gommées, la solidarité est fabriquée.
Nous sommes à l'âge de la soft-idéologie, forme
la plus subtile et la plus néfaste de l'idéologie
(1).
Dans notre monde chaleureux, solidaire, formidable ou le superficiel
et l'éphémère sont érigés en
valeurs suprêmes, faut-il être inconscient ou kamikaze
pour soupçonner le sport d'être un vecteur idéologique
virulent ? Qui peut imaginer que le sport, synonyme de liberté,
de fraternité, de justice, de morale, de pureté, tous
ces mots-clés de la soft-idéologie, est en soi une
politique, une vision de l'homme et de la société
?
Contre la toute puissance de l'appareil sportif qui juge rarement
opportun de dire la vérité.
Contre le matraquage incessant d'une presse toujours plus racoleuse
et insignifiante.
Contre le désintérêt total des intellectuels
pour un sujet jugé frivole.
Contre l'engouement délirant d'une large partie de la
population.
Contre la mode qui met la raison en sommeil, le présent
ouvrage se veut une ouverture décisive dans cet immense point
aveugle qu'est l'idéologie sportive. Son auteur ne se fait
pas d'illusions, il les combat. Il sait qu'il ne sera épargné
ni par l'ironie méprisante (" il s'est défoulé
lui qui ne fut jamais un grand sportif "), ni par l'injure
feutré (" tout ça ne vaut pas qu’on s'y
arrête "), ni par le dience de compassion (" le
pauvre, laissons-le en paix "). Les Lucky Luke de la pensée-minute,
allergiques à l'emploi même du mot idéologie
(synonyme de goulag évidemment!) s'insurgeront en dénonçant
la méthode. Les thuriféraires du sport useront de
tous les qualificatifs (falsificateur du passé, historien
de pacotille, petit prince de l'amalgame) pour refuser le débat
d'idées. Combattre le terrorisme des phrases-couperet, des
slogans et des anathèmes c'est aussi le sens de ce travail.
Le sport, entendu ici comme activité physique compétitive
institutionnalisée, n'est pas seulement gestes, mouvements,
techniques. Il est avant tout discours. Plus que n’importe
quel autre domaine, il fait bavarder, commenter, discuter. Ses institutions,
ses pratiques, ses événements s'inscrivent en permanence
dans un réseau de paroles, de disputes, de jugements, de
flux verbal. " Ça parle " beaucoup en sport. Ce
qui frappe c'est l'extrême diversité et l'extraordinaire
densité des discours au sein desquels se révèlent
quatre grands types idéaux:
- Les discours fondateurs, souvent militants ou de prédication,
qui font la réalité du sport en disant sa loi. Pour
Pierre de Coubertin, chef incontesté de la tribu des Olympiens,
" le sport est une contrainte corporelle entretenue par la
pratique passionnée de l'effort superflu " (…..).
L'effort ne peut être rendu craintif et prudent sans que sa
vitalité s'en trouve compromise. Il lui faut la liberté
de l'excès. C'est là son essence, c'est sa raison
d'être, c'est le secret de sa valeur morale " (2). Georges
Hébert, autre grand maître à penser, précurseur
de la méthode naturelle, prend un autre parti, celui du "
sport vrai, éducateur par essence, avant tout dominé
par la raison d'utilité (…), préservé
de l'excès ou de l'outrance par un élément
éducatif essentiel: la mesure "(3). La définition
même du sport met donc en présence deux constructions
idéologiques opposées.
- Les discours didactiques chargés d'imposer une image légitime
des attitudes et techniques du corps. Sous couvert d'informations
objectives, ils véhiculent toute une somme de propositions
normatives, axiologiques. Maurice Baquet, reconnu comme théoricien
du régime de Vichy puis référence pédagogique
de la FSGT (fédération liée au PCF), adresse
ainsi ses conseils aux dirigeants et éducateurs sportifs:
" S’il (le dirigeant) laisse courir de pauvres petites
carcasses non éduquées, non développées
, il encourra des reproches mérités, car il ne sera
pas véritablement utile à la jeunesse et à
la race (...). Il peut, il doit dire: ceci est bien pour le corps
et pour la santé; et cela est une bonne réclame pour
le club - cette petite patrie - mais encore, cette façon
d'agir est malsaine et nuisible (...). Quand il possède la
confiance de ses élèves, l’éducateur
les oriente progressivement, les dirige, même contre leurs
préférences (...). Je n'avance pas qu’il doive
interdire tout plaisir et toute distraction, mais il doit recommander
une vie régulière et sobre (4). " On peut noter
que ce discours " théorique " masque, en réalité,
un tissu de propositions idéologiques.
- Les discours apololitiques, de défense inconditionnelle,
qui tentent de répondre aux " détracteurs du
sport ". Ils peuvent revêtir la forme du déni
de réalité (longtemps, par exemple, l’existence
du dopage dans certains sports ne fut pas admise) ou la forme plus
fine de la reconnaissance euphémisée, de la négation
atténuée. C’est le discours du " oui mais
" (oui il y a de la violence et beaucoup trop d'argent mais
pas plus qu'ailleurs), modalité principale de la théorie
(si on peut la nommer ainsi) du sport dévoyé ou defiguré.
Georges Hébert écrit en 1925: " Ses tendances
actuelles, ses abus donnent lieu à des critiques sévères
et justifiées de la part des pédagogues aussi bien
que des sportifs attachés à la pureté de leur
cause (…). Nous nous gardons toutefois de confondre, comme
le font nombre de ceux qui l'attaquent inconsidérément
(….), le sport dans son essence propre avec la manière
de le concevoir ou de le pratiquer (5). " La distinction du
sport-en-soi et du sport-application permet tous les ergotages sur
le degré de perversion de l'idéal fantomatique du
sport. On préfère finalement parler de ce qui n'existe
pas (l’idée olympique, la pureté, la loyauté,
etc.) pour ne pas avoir à parler de ce qui existe (les tricheries,
les brutalités, etc.).
Enfin, forme ultime du discours apologétique, I'affirmation
positive qui revalorise le rôle et le statut du sport. Après
la révolte de mai 1968, L'Équipe montre bien l'importance
de l'activité sportive dans le maintien de l'ordre menacé:
" Le sport, c'est aussi le terrain de la réconciliation
humaine; le stade est le carrefour où les diverses classes
de la société, sans renier leurs convictions, apprennent
à s'estimer et à se comprendre (6). " L'idéologie
sportive est de type religieux et de tendance expansionniste; elle
part à la conquête des firmes dans une sorte de prédication
militante et de croisade dithyrambique perpétuelle. "
Le sport c'est l'école de la vie " nous dit le RPR (7)
auquel le parti communiste fait écho par la voix de Georges
Marchais en proclamant: " Le combat pour le sport, c'est le
combat pour la vie, pour l'avenir. " Rien de moins !
- Les discours de célébration des exploits, commémoratifs
ou d'acclamations, ceux qui pullulent dans la presse sportive en
nous rapportant les hauts faits de la performance humaine. Ces narrations
au style épique, emphatique, homérique, sont autant
de chants de gloire aux héros. Jules Gritti parle justement
de " biographie héroïque ": " Le trait
le plus ostensible de la littérature sportive consiste dans
le sacre durable ou le pavoisement momentané de certains
noms de héros. " Ce qui frappe c'est l'insistance portée
aux dieux du stade et à leurs légendes. Le pilote
automobile Niki Lauda devient un " fantôme irréel,
insaisissable, inaccessible. Hors du temps "(10). Tout l'arsenal
de la pensée mythique est mobilisé pour décrire
la transgression des " murs magiques " ou des " frontières
de rêve " constitués par les records: " Combien
de décennies s'écouleront encore avant qu'un autre
dieu n'efface l'empreinte de Bob Beamon.(11) ? "
Ce sont tous ces discours qu'il faut prendre au sérieux
et décortiquer parce qu’ils constituent un révélateur,
un analyseur du système d'idées dominant. L'idéologie
sportive n'est pas anodine, secondaire. Trois de ces aspects majeurs
- généralement ignorés ou sous-estimés
- en font une force sociale considérable. Le premier est
le caractère universel du sport devenu un spectacle touchant
pratiquement l'ensemble de la planète et toutes les couches
de la société. Le fait sportif est un fait total.
Le second tient au caractère interclassiste de l’idéologie
sportive, idéologie-type du consensus puisqu'elle postule
que le sport est le facteur par excellence du rassemblement, de
l'amitié, du patriotisme, de ce que Pierre Bourdieu appelle
les "communions magiques". Et avant tout des communions
de pensée. L'histoire du sport est l'histoire d'une interminable
logorrhée répétitive. De Pierre de Coubertin
à Georges Marchais, de Henry de Montherlant à François
Mitterrand en passant par Léo Lagrange ou Jean Borotra, ce
qui marque les esprits c'est l'extraordinaire identité des
points de vue. Cette permanence du discours pousse au questionnement.
Dernier aspect, I'idéologie sportive, du fait précisément
qu'elle apparaît non pas comme une idéologie mais comme
une évidence partagée, comme un trésor commun
à l'humanité, a des effets plus importants encore
que les autres idéologies. Le sport mobilise les foules,
met en mouvement les masses à un degré inconnu, agglomère
et fusionne les classes alors que les autres idéologies divisent,
fragmentent. Non seulement l'idéologie sportive est transpolitique
en ce sens que tous les partis s'en réclament mais la mystique
sportive est profondément ancrée dans la structure
caractérielle des masses dont elle exprime les besoins, les
désirs, les pulsions.
L’idéologie sportive est un ensemble de mythes, d’illusions
et de représentations mais avant tout une collection d'hommes
et de femmes adhérant totalement à l'univers enchanté
et ensorceleur du sport où tout est possible, même
l'impossible. Adhésion à ce que Marcel Mauss appelle
" une croyance obligatoire de la société "
(12). C’est pourquoi il est très difficile de percer
à jour cette carapace idéologique faite de locutions
stéréotypées, de clichés, de lieux communs
d'expressions rituelles et de croyances inébranlables. L'idéologie
sportive est efficace parce qu'enfouie au plus profond de la psychologie
des masses, elle constitue un impensé et quasiment un impensable
" Le plus caché, c'est sur quoi tout le monde est d'accord,
tellement d'accord qu'on n'en parle même pas, ce qui est hors
de question, qui va de soit (3). "
La force de l'idéologie sportive est très précisément
d'apparaître comme non idéologique, non lice à
des prises de parti politiques, neutre, impartiale comme l'arbitre.
A contrario, la critique de l'idéologie sportive semble idéologique
dans la mesure où elle dévoile, déconstruit,
défait et s'engage à partir d'un point de vue. Dans
l'un de ses textes, Friedrich Engels a précisé ce
qu’il fallait entendre par idéologie; son analyse semble
particulièrement pertinente pour le sport: " Chaque
idéologie, une fois constituée, se développe
sur la base du thème de représentation donnée
et l'enrichit; sinon elle ne serait pas une idéologie, c'est-à-dire
la poursuite d’idées en tant qu'entités vivant
d'une vie indépendante, se développant d'une façon
indépendante et uniquement soumises à leurs propres
lois (14). "
C'est cette logique autonome de l'idéologie sportive que
ce livre essaie de mettre à jour à travers les interactions
de ses divers supports: presse écrite (journalistes sportifs
et autres), littérature et essais (écrivains, chroniqueurs),
ouvrages des doctrinaires et théoriciens du sport et de l'éducation
physique, discours des gestionnaires politiques (ministres, députés,
syndicalistes, etc.), énoncés du sens commun tels
qu'ils s'expriment dans l'oralité transcrite, le discours
de remises de récompenses et les propos de la vie quotidienne.
1. Nous avons appris avec Gramsci que " les idéologies
sont des constructions pratiques, des instruments de direction politique
ou, si l'on veut, les idéologies sont pour les gouvernés
de pures illusions, une tromperie subie, tandis que pour les gouvernants
elles sont une tromperie voulue et consciente [...} Les idéologies
sont loin d'être arbitraires; elles sont des faits historiques
précis qu'il faut combattre et dont il faut démasquer
la nature d'instruments de domination "(15). L'objectif de
ce livre est, précisément, de faire tomber les masques.
Voir François-Bernard HUYGUE et Pierre BARBES, La soft-idéologie,
Paris, Robert Laffont, 1987. A consulter également Guy HOCQUENGUEM,
Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au
Rotary, Paris, Albin Michel, 1986.
2. Pierre de COUBERTIN, " Discours prononcé à
l’ouverture des congrès olympiques" (1925), in
L'idée Olympique - Discours et Essais, Schorndorf bei Stuttgart,
Verlag Karl Hofmann, 1967, p. 94
3. Georges HEBERT, Le Sport contre l’Éducation physique,
Paris, Librairie Vuibert, 1946, 4e édition (1e édition.
1925), p. 33.
4. Maurice BAQUET, Éducation sportive - Initiation et entraînement,
Paris, Ed. Godin 1942, p. 252, 253, 257 et 261.
5. Georges HÉBERT, Le Sport contre l’Éducation
physique, op. cit., p. 2
6. L'Équipe, 10 juin 1968.
7. Extrait de l’allocution de Christian BERGELIN, Comité
central exceptionnel du RPR sur le sport, 7 juillet 1984.
8. Le Figaro, 22 octobre 1984.
10. Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Paris, Éditions
de Minuit, 1980, p. 83.
11. L’Équipe, 8-9 septembre 1979.
12. Voir Marcel MAUSS, Sociologie et anthropologie, Paris PUF, 1980,
7e édition (1e édition, 1950).
14. Friedrich ENGELS, Ludwig Feuerbach et le fin de la philosophie
allemande, in Karl Marx, F. Engels, Œuvres choisies, Moscou,
Ed. du Progrès, Tome 2, p. 433
15. Antonio GRAMSCI, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1978,
p. 119.
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