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Série d'été - CAFÉ DES SPORTS )
Le sport, machine à intégrer...ou à exclure
MICHEL CAILLAT
Mis en ligne le 05/07/2004
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Le sport n'a jamais été pur. Il est avant tout une
construction idéologique. Qui, dans les faits, divise plus
qu'elle ne rassemble.
Le sport, c'est la guerre?
Mouvement critique du sport
Ancien journaliste, professeur d'économie et de droit, Michel
Caillat est aussi sociologue du sport, et membre-fondateur du Mouvement
critique du sport.
Le sport est souvent vu comme un moteur d'intégration assez
efficace. Qu'en pensez-vous?
Cela fait partie du discours mythique du sport en général.
Le sport proclame tout un tas d'idéaux. Sur le terrain, on
en est très loin. Ma thèse est que l'idéal
sportif est une pure construction idéologique. Toutes les
vertus qu'on lui prête ont été construites de
toutes pièces.
A partir du moment où vous êtes dans une structure
de compétition, on se rend compte que le sport n'a jamais
été pur. Il a toujours été l'objet de
tricherie, de dopage, de violence, d'argent... Je crois que le sport
est intrinsèquement pervers.
L'intégration par le sport fait partie de cette mythologie?
Tout à fait. Le sport créerait du lien social. Mais
quel lien social? Parle-t-on réellement d'une structure de
solidarité? Ce lien qui est créé au sein des
clubs, des associations ou des foules, est-il éphémère,
aléatoire ou continu? Ce qui me gêne le plus, c'est
qu'on fait croire que le sport intègre à l'heure même,
où la société explose. C'est le sport-remède.
On a toujours pensé que le sport allait soigner les maladies,
la paresse, la tuberculose, la sexualité débridée...
Aujourd'hui, comme la société part en morceaux, on
fait du sport ce lieu d'intégration.
La victoire de la France à la Coupe du monde de football
en 1998 n'a-t-elle pas eu tout de même un effet positif?
On a, en effet, beaucoup insisté là-dessus: le modèle-type
d'une équipe de France Black-Blanc-Beur. Je prétends
que cet engouement est au contraire le symbole d'une France qui
va très mal, à partir du moment où il faut
mettre en avant à ce point son caractère disparate...
Ce n'est pourtant pas une donnée nouvelle. L'équipe
de 1984 avec Platini, Tigana, Fernandez... était tout aussi
métissée. L'équipe de 1958 avec Piantoni, Kopa,
Ujlaki, Fontaine, pareil. A l'époque, il était même
exclu de relever cette diversité. J'ai un document où
un journaliste se faisait épingler parce qu'il insistait
sur ce côté «pluriethnique». Aujourd'hui,
face aux scores de l'extrême droite, on veut montrer une France
très unie. Mais ce sentiment reste très éphémère.
Quand je lis sous la plume de Roland Castro que cette victoire signe
«la fin du racisme», il ne me semble pas illégitime
de réclamer un peu de retenue et d'analyse.
Vous parlez d'«illettrisme émotionnel»...
Oui, quand on est dans une foule sportive, on est dans une foule
à l'état brut. Ce n'est pas le peuple, c'est la foule.
L'émotion domine, cela ne va pas plus loin. Dans les foules
sportives, qui sont descendues dans la rue en 1998, on ne trouve
pas de projet de changement de la société. Ça
se limite aux buts marqués, encaissés, à supporter
de manière souvent hystérique. Un jour, on peut d'ailleurs
insulter un joueur de tel club «ennemi», puis l'encourager
le lendemain quand il porte la vareuse nationale. Ça me paraît,
en effet, proche de l'illettrisme. Cela ne veut pas dire que les
gens sont illettrés, c'est le type de foule qui engendre
ça. On va me reprocher un regard très hautain, très
intellectuel. Pas du tout! Le discours méprisant est souvent
celui d'un certain nombre d'intellectuels pour qui, puisque c'est
populaire, c'est sacré. Moi, je prétends que je respecte
plus le peuple en essayant de montrer que le sport n'est pas neutre
ou anodin.
Vous insistez sur le sport professionnel. Dressez-vous le même
constat au niveau amateur?
Je ne dis pas que, dans les clubs, les gens ne se retrouvent pas.
Mais cela se fonde malgré tout sur une dynamique de sélection
et d'exclusion. A qui s'identifie-t-on? A Zidane? Mais Zidane est
une sorte de miroir aux alouettes. Combien de chances ont les immigrés
de devenir Zidane? On a l'impression que ne peuvent s'intégrer
réellement que ceux qui excellent dans leur domaine. Et en
plus, ces champions-là ne sont pas véritablement intégrés:
ils sont plus «starisés» qu'intégrés.
On fait du sport une espèce de soupape, de gilet de sauvetage.
Mais l'intégration réelle où est-elle? On peut
même se demander s'il y en a plus dans le sport que dans l'école?
Certainement pas. Est-ce que le premier moteur d'intégration
n'est pas dans la position sociale, et donc la position sociale
au travail, comme disait Durkheim? C'est là la véritable
intégration. Or, il se trouve que le monde du travail est
de plus en plus précarisé, soumis à la pression
d'une plus grande flexibilité... Le sport a bon dos. Mais
comment intégrer à l'aide de valeurs qui sont elles-mêmes
excluantes?
Le sport est donc plutôt un moteur d'exclusion?
Oui, nécessairement. Le sport est facteur de hiérarchie,
d'exclusion, de sélection. Au niveau de la compétition,
mais aussi de la réussite. On n'intègre que les très
bons. Qui parle de tous ceux qui sont laissés sur le bas-côté?
Et une fois qu'ils sont sortis du circuit, tout le monde s'en moque.
La structure même du sport l'empêche de se donner les
sportifs idéels dont il rêve.
La confrontation entre deux équipes ressemble, en effet,
parfois à une bataille. Mais dans certaines disciplines,
comme le saut en hauteur ou en longueur, la compétition a
d'abord lieu avec soi-même, non?
Oui, mais la logique de compétition reste identique. Il
faut produire des résultats, des gagnants. Quel que soit
le niveau de compétition, en finale scolaire ou olympique.
Une fois qu'on est dans le système, on ne peut pas y échapper.
Le dopage, par exemple, se situe à tous les niveaux. Parce
que la logique est la même partout. Il faut des résultats.
Pour l'argent ou simplement la reconnaissance.
Mais est-ce que l'esprit de compétition n'est-il pas
finalement quelque chose de très naturel?
C'est une idée reçue de plus. Non, la compétition
n'est pas naturelle. Il y a des systèmes sociaux où
la compétition n'est pas dominante. Elle existe aujourd'hui
parce qu'on est dans un système de concurrence généralisé,
mais la compétition n'est d'abord un phénomène
culturel. On peut imaginer des sociétés où
il n'y aurait ni vainqueur ni perdant: une sorte d'activité
où l'on serait l'un puis l'autre. Une fois arrivé
au match nul, on arrêterait la partie.
Malgré tout, par sa dimension purement ludique, le sport
n'est-il pas susceptible de rassembler?
Je ne pense pas que le sport soit un jeu. C'est beaucoup plus que
ça. On ne peut pas le faire passer pour un simple divertissement
innocent: il joue un rôle politique, idéologique...
Même le sport de club appelle une certaine vision du monde:
les valeurs de rendement, de record, de hiérarchie... Quand
vous regardez de plus près, vous pouvez aussi vous demander
pourquoi le sport est l'enfant chéri des pouvoirs les plus
forts? Peut-être parce qu'il véhicule un certain nombre
de valeurs qui lui correspondent assez bien.
Le sport de rue est, lui, hors de toute institution...
Justement. Il n'est pas du tout intégrateur. Au contraire.
C'est un phénomène très identitaire, lié
au quartier. On reste entre soi. Il y a une espèce de prise
de distance. Ça se veut convivial, mais en quoi cela régénère-t-il
le lien social? On ne cherche pas de normes communes. Au moins dans
le sport, on peut dire qu'il y a des normes, un arbitre... Après
tout, c'est ça la socialisation: intérioriser des
normes que tout le monde a acceptées. Le sport de rue est
très loin de ça.
Propos recueillis par Laurent Hoebrechts
Michel Caillat est notamment l'auteur de «Le Sport»,
dans la collection «Idées Reçues», éd.
Le cavalier bleu.
Guy VANDEVOORDE
La Libre Belgique 2004
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