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Origine : http://www.cs.usu.edu/~degaris/press/west/sport.html
LE MONDE / 26 Novembre 1999 / Supplément
LE MONDE / L'AVENIR
21 QUESTIONS AU XXIe SIECLE
2.- Plus haut, plus vite, plus fort ? Les sportifs ivres de records
et d'argent
La devise est belle. Elle sonne comme une invitation au dépassement
de soi : " Plus haut, plus vite, plus fort. " On la doit
à Pierre de Coubertin. A moins d'un sursaut des sportifs,
des instances dirigeantes et du public, on risque fort de dire au
XXIe siècle : " Plus seul, plus riche, plus puissant
"
CET homme est seul dans un stade vide. C'est un champion, un footballeur
du XXIe siècle Il a l'air sévère. Sa peau est
noire, ses vêtements sont plus gris encore que les nuages
bas dont le ciel est plein. On dirait un géant. Debout, campe
sur ses jambes, il attend quelque chose, quelque chose de terrible,
qui surgit soudain : un énorme ballon de métal lance
a vive allure, comme pour l'écrabouiller. L'athlète
n'a pas peur. Il amortit le brutal objet de la poitrine et le renvoie
à l'autre bout de l'arène d'une reprise de volée
à fracasser les murs ; d'ailleurs, il les fracasse.
Il y a quelques années, ce film publicitaire destine a vanter
les mérites d'une nouvelle chaussure de football offrait
une vision du sport largement inspirée de la science-fiction.
Aujourd'hui, il ne surprend plus, ne fait pas sourire, ne provoque
aucun haussement d'épaules. C'est qu'il pressente un demain
probable. Selon certains, il est même en deça de la
réalité. La devise olympique - " Plus haut, plus
vite, plus fort " - s'en trouve démodée. Les
cyniques proposent " Plus seul, plus riche, plus puissant ".
Les réalistes avancent " Toujours plus ". L'avenir
du sport n'incite guère à l'optimisme. " L'évolution
depuis trente ans n'est en rien positive, affirme Michel Caillat,
sociologue. Il y a une aggravation des situations. Elle était
prévisible, et Pierre de Coubertin ne s'y trompait pas. "Le
sport, c'est la liberté de l'excès", disait-il.
Les dérives - dopage, profit, violence - vont s'accentuer.
La concurrence généralisée et le progrès
continu étant les deux axes de la logique de la compétition,
il ne peut en être autrement. Le sport tel qu'on le connaît
aujourd'hui est ne avec le système capitaliste, il a les
mêmes tares que lui, il évoluera comme lui. "
" J'ai peur, avoue Fernand Urtebise, entraîneur de Stéphane
Diagana, champion du monde 1997 du 400 mètres haies, qui
fut aussi celui de Daniel Sangouma (100 m), Laurence Billy (100
m), Jean-Charles Trouabal (200 m) ou Laurence Eloy (100 m haies).
Être humain n'est plus au centre du système Or le sport
doit aider l'homme à se sublimer. En ce moment, c'est le
profit qu'on sublime. Athlète est au service de la performance.
Il sert à fabriquer du profit. Il fait gagner de l'argent.
Il en gagne aussi pas mal. Mais est-il intéressant de devenir
champion olympique multimillionnaire si c'est pour rester aussi
"con" qu'avant ? "
Si le sport est une vision du monde, le sport du XXIe siècle
nous promet un univers ultralibéral voue a la célébration
bruyante de la performance. Le professeur Georges Vigarello décrivait
bien, en avril 1987, dans la revue Esprit, " cette montée
en flèche du spectacle, avec son corollaire de charge médiatique
et ses conséquences sensibles sur les discours : moins de
préceptes moralisateurs, moins d'affirmations militantes
ou de déclarations soupçonneuses et plus de réalisme,
un pragmatisme même, construit sur le sponsoring et le marketing,
indifférent au dogme des Pères fondateurs ".
" Il y a longtemps que le sport n'est plus un moyen d'entretenir
sa santé ou de cultiver sa force, renchérit le romancier
Jean-Bernard Pouy, inventeur du Poulpe et cycliste sincère.
Quand j'étais jeune, on faisait de l'EPS, de l'éducation
physique et sportive ; aujourd'hui, on fait du sport. Et ça
n'a plus rien à voir. Le sport, celui qu'on nous montre,
c'est du travail hautement rémunère, du spectacle,
une parabole de l'entreprise. Je ne vois aucune raison pour que
cela change, malgré toutes les dérives que cela va
engendrer. "
Ce monde glacial, un peu triste, le dessinateur Enki Bilal est
le premier a l'avoir représente, en 1988, dans l'album Hors
jeu, dont les textes étaient signes Patrick Cauvin. On y
voit des footballeurs déshumanises, aux jambes bourrées
de puces électroniques, frappant la balle a plus de 270 cm/h
(sans élan), maltraitant jusqu'a la mort des adversaires
tout aussi modernes, abusant de produits chimiques aux effets fatals,
évoluant dans des stades sans tribune sous la conduite d'arbitres
enfermes dans des bulles de verre comme les mitrailleurs des bombardiers
allies de la deuxième guerre mondiale. On y voit le pire.
" Ca sent un peu la fin du monde, reconnaît Enki Bilal.
Hors jeu, c'est Frankenstein et élan Runner. Avec Patrick
Cauvin, on délirait. On ne était fixe aucune limite,
juste celle de notre imagination. Mais elle reposait sur une bonne
connaissance du sujet, si ce n'est une pratique régulière
du football. C'est pour ça que évolution actuelle
de ce sport et du sport en général ne me surprend
pas. On peut avoir une lecture pessimiste du livre, mais on ne doit
pas oublier qu'il ne s'agit ni d'une démonstration scientifique
ni d'une leçon de morale. Il a été fait aussi
avec beaucoup d'humour. "
Il reste que la vision de ces sportifs, plus stakhanovistes qu'Aleksei
Grigorievitch Stakhanov lui meme, fait plutôt frémir.
Ainsi le champion du XXIe siècle se verrait contraint de
produire de la performance (records chronométriques, records
d'audience, records de gains) a tout va sous peine de rejoindre
la tribu des anonymes - téléspectateurs et consommateurs.
Mais peut-on sans cesse faire mieux ? Peut-on courir le 100 mètres
en 2 secondes, le nager en 10 secondes, lancer le poids a 60 mètres,
sauter 20 mètres en longueur, délivrer un service
de tennis a 400 cm/h, frapper un coup-franc de football a 300 cm/h
? En 1992, la revue scientifique Nature publiait une communication
des professeurs Brian Whipp et Alfred Ward, qui, a partir de l'extrapolation
de évolution des records olympiques hommes et femmes, annonçaient
l'égalité des sexes sur marathon (42,195 cm) d’ici
2005, avec un temps de 2 h 1 min 59 s (les meilleures performances
mondiales sont de 2 h h 5 min 42 s pour le Marocain Khalid Khannouchi
et de 2 h 21 min 6 s pour la Norvegienne Ingrid Kristiansen) et,
en 2050, sur 200 mètres, alors effaces en 18 sec 62 (contre
19 s 32 pour célébration Michael Johnson et 21 s 34
pour sa défunte compatriote Florence Griffith- Joyner).
Ces temps record et les dates indiquées n'ont évidemment
rien de sérieux. Ils sont logiques, mathématiques,
mais humainement inexacts. La réalité ne les consacrera
pas. Le vent, le soleil, les parcours, la forme des athlètes
et l'état de leurs dispositions psychologiques le jour de
la course démentiront ces prévisions. Brian Whipp
et Alfred Ward le savaient parfaitement. Ils se sont simplement
livres a une démonstration par l'absurde, le même calcul
devant permettre de donner la date a laquelle l'homme courra le
100 mètre en 0 seconde. Si la performance humaine semble
ne pas pouvoir éviter la mécanisation, elle échappe
à la modélisation. " Les limites humaines, on
les connaît, assure Fernand Urtebise. Mais les progrès
de l'environnement du sportif sont, eux, encore imprévisibles.
Le matériel utilise, le support - la piste, l'eau, la neige
- et les instruments médicaux d'aide à la préparation
des champions peuvent nous aider à faire toujours mieux.
Sans compter notre appréciation du temps. Il était
une époque ou les records se mesuraient en secondes. On a
rapidement eu recours aux centimes et puis aux millièmes.
Et demain ? C'est aussi comme cela qu'on améliorera les meilleures
marques. "
Patrick Laure, spécialiste des drogues de la performance,
n'est pas aussi catégorique. Lui affirme que état
actuel des connaissances rend impossible la définition de
limites physiologiques. " La performance, explique-t-il, repose
sur trois conditions essentielles : le physique, le mental et la
technique. Jusqu'a présent, on ne s'est intéresse
qu'a une d'entre elles : le physique. Ce n'est pas suffisant pour
affirmer que les progrès seront lents. La technique réserve
bien des surprises et on connaît encore trop mal le fonctionnement
du mental pour être aussi formel. "
Ce qui semble acquis, et la fin du XXe siècle l'a démontre,
c'est que la pharmacopée, elle, cherche, avec succès,
à permettre ces progrès techniques et mentaux. Dopage
? Voire. Ce qu'on condamne aujourd'hui au nom de la morale pourrait
bien être recommande demain, au nom de l'efficacité.
Une efficacité qui promet être redoutable. " Jusqu'a
présent, rappelle Patrick Laure, les produits visaient seulement
a améliorer le physique - force et endurance -, c'est-à-dire
ce qu'on connaissait le mieux. Les molécules actuellement
mises au point par les laboratoires vont bien au-delà. "
Il s'agit désormais de jouer sur l'apprentissage moteur,
l'acquisition du geste, la mémorisation, l'anticipation et
la coordination viseo- motrice. " Les médicaments concernes
sont étudiés dans le cadre de la recherche sur les
maladies de la dégénérescence. On est la dans
le domaine de la neuropsychiatrie. Le travail porte sur la neurotransmission,
dit Patrick Laure, car, pour l'instant, il n'y a aucune recherche
spécifique sur la performance. " Ces travaux coûtent
très cher, durent longtemps, près de quinze ans, et
leur rentabilité n'est pas assurée.
Voila pourquoi les sportifs et leur entourage médical ou
paramédical détournent des médicaments de leur
utilisation. Voila pourquoi on parle de tricherie, de dopage. Si
le XXIe siècle érige la performance au rang des valeurs
fondamentales de la société humaine, alors la recherche
sur les produits susceptibles de améliorer sera rentable,
alors le dopage ne sera plus qu'une forme de soins comme une autre,
dans une communauté humaine ou, prévient Patrick Laure,
" on n'aura plus le droit être fatigue, quels que soient
sa catégorie sociale, sa fonction, son age ".
Dans un récent entretien, paru dans Le Monde du 9 novembre,
le Britannique Hugo de Garis, chercheur en intelligence artificielle,
prévoyait que des " intellects artificiels ", qu'il
baptise " artilects ", risquent un jour de menacer l'espèce
humaine, d'autant qu'ils seront, pour leurs promoteurs, " le
projet de développement d'une espèce future aux qualités
fantastiques ". " Ils les percevront comme des êtres
magnifiques, démesurés, sans doute immortels ",
insiste Hugo de Garis. Les dieux du stade laisseront-ils bientôt
leur place aux " artilects " de la pelouse ?
Enki Bilal l'a dessine et, d'une certaine manière, Patrick
Laure le croit. Le XXe siècle a construit des champions,
d'abord par éducation, ensuite par la technique, enfin par
la pharmacopée. Le XXIe siècle pourrait bien les fabriquer
de A à Z. En 1998, une équipe de scientifiques britanniques
conduite par le professeur H. E. Montgomery a isole un gène
de la performance. Au terme de leur étude, qui a fait l'objet
d'une publication dans les colonnes de Nature, il semblerait que
les heureux possesseurs dudit gène soient plus endurants
que le commun des mortels.
Des lors, la tentation peut être grande de dresser le génotype
des aspirants champions avant de décider à leur place
de la suite de leur carrière. Mais on peut faire mieux. "
La manipulation génétique qui permettrait l'émergence
d'une race de champions ne relèverait plus du fantasme, mais
de la seule capacité technique à la mener à
son terme, avance Patrick Laure. Or, on possède déjà
ce savoir-faire. Rendez-vous compte des intérêts en
jeu : un sponsor veut investir a coup sur ? Pas de problème,
on donne naissance à l’athlète qu'il lui faut,
au moment ou il le lui faut. "
Nous voila revenus à la notion de profit, de rentabilité
En sport comme dans d'autres disciplines, le XXIe siècle
sera celui de la certitude. Le hasard, l'alea ne seront plus que
de mauvais souvenirs, des cauchemars pour chefs d'entreprise surmenés
ou investisseurs en proie aux troubles du sommeil. " L'argent
est partout dans le sport, souligne Michel Caillat, et cela n'ira
pas en s'arrangeant. Même les pratiques sportives qui se prétendent
hors système ne sont pas hors consommation. La glisse - surf
des neiges, skateboard, roller, etc. - en est le meilleur exemple.
" " Quand un sport ne plait plus, quand il ne génère
plus rien, poursuit-il, il meurt. Regardez le handball à
onze ou le pentathlon moderne. Trop encombrant, pas assez mobilisateur.
Allez, ouste, au rancart ! On passe a autre chose : le beach volley,
le triathlon. Ces pratiques sont parfois grotesques, mais obtiennent
très vite le label olympique. Elles occupent les écrans
de télévision, drainent public, sponsors. C'est le
plus important. D'autres disciplines sont contraintes d'obtempérer
: ou elles adaptent leurs règles aux besoins du marche -
volley-ball, tennis - ou elles sortent du système "
Pour Fernand Urtebise, cela participe de la déshumanisation
qu'il constate et condamne. " On s'est mis à adorer
l'argent, à vénérer le profit, regrette-t-il.
Au début, était un moyen de fonctionner, de progresser.
Et puis, c'est devenu n'importe quoi. Vous croyez vraiment qu'un
être humain, sportif ou pas, a besoin de 300 000 F mensuels
pour vivre ? Accepter, ça revient a perdre son âme,
sa raison être, sa raison de courir, sa véritable raison
de faire toujours mieux. Et puis, cet argent qui va dans la poche
de certains, il manque à d'autres. C'est évident,
mais personne ne veut le reconnaître. "
Le cinéaste américain Michael Moore ne dit pas autre
chose. Dans son film The Big One, enquête sur les moeurs sociales
des grandes entreprises, il rappelle que " Nike paie Michael
Jordan 20 millions de dollars par an, c'est- a- dire plus que la
masse salariale des 30 000 ouvriers indonésiens qui fabriquent
ses chaussures ". Mais l'analyse ne peut se satisfaire de la
constatation d'un état de fait. Comme Wladimir acquisition
le remarquait en 1987 dans la revue Esprit, " l'économie
du sport est très diffuse : c'est de économie du spectacle,
de économie industrielle, de économie internationale
". " Pierre de Coubertin prévoyait déjà
les dangers de l'argent, reprend Michel Caillat. On ne peut pas
en vouloir aux sportifs. Apres tout, ils profitent d'une offre.
Mais on peut condamner le système qui permet de telles exagérations.
La loi dominante du profit, cette logique du "toujours plus",
s'impose partout, a tous. " " On condamne le travail des
enfants dans les usines des fabricants d'articles de sport et on
applaudit aux talents de gymnastes qui ont le même age, relève-t-il.
On lutte pour les 35 heures et on s'esbaudit devant des champions
qui passent tout leur temps sur les stades, a bosser comme des dingues.
"
Reste à savoir si ces aberrations qui soulèvent parfois
l'indignation pourraient, demain, déboucher sur une prise
de conscience généralisée et - pourquoi pas
? - sur un mouvement de révolte. " J'y crois, lance
Fernand Urtebise. Le vase va déborder. Il est peut-être
même en train de déborder Quand on voit le prix d'une
automobile type formule 1 ou le cout du transfert d'un footballeur,
et qu'on rapproche ces chiffres de la dette des pays en voie de
développement ou de l'augmentation du nombre d'allocataires
du RMI en France, on a de quoi être révolte Ce système
ne fait et ne peut qu'accroître les inégalités.
" " Il court a sa perte, répète Michel Caillat.
Trop d'argent, trop de performances, trop de travail, trop de télévision
: cela va lasser. Les gens se désinteresseront de ce fonctionnement-la.
Ils iront voir ailleurs. Je le répète : ne en Angleterre
avec le capitalisme, le sport moderne mourra avec lui des mêmes
excès " Camille Sincholle, psychothérapeute argumente
: " Le citoyen a désormais un réflexe écologique.
Il se méfie du boeuf aux hormones, du mais transgénique
et du sportif toxique. On veut bien être performant, mais
a condition de ne pas y perdre la santé
" Il y a quelques années, ce film publicitaire destine
a vanter les mérites d'une nouvelle chaussure de football
offrait une vision du sport largement inspirée de la science-fiction.
Aujourd'hui, il ne surprend plus, ne fait pas sourire, ne provoque
aucun haussement épaules C'est qu'il pressente un demain
probable. Selon certains, il est même en deça de la
réalité La devise olympique - " Plus haut, plus
vite, plus fort " - s'en trouve démodée Les cyniques
proposent " Plus seul, plus riche, plus puissant ". Les
réalistes avancent " Toujours plus ". L'avenir
du sport n'incite guère à l'optimisme. " évolution
depuis trente ans n'est en rien positive, affirme Michel Caillat,
sociologue. Il y a une aggravation des situations. Elle était
prévisible, et Pierre de Coubertin ne s'y trompait pas. "Le
sport, c'est la liberté de excès", disait-il.
Les dérives - dopage, profit, violence - vont s'accentuer.
La concurrence généralisée et le progrès
continu étant les deux axes de la logique de la compétition,
il ne peut en être autrement. Le sport tel qu'on le connaît
aujourd'hui est ne avec le système capitaliste, il a les
mêmes tares que lui, il évoluera comme lui. "
" J'ai peur, avoue Fernand Urtebise, entraîneur de Stéphane
Diagana, champion du monde 1997 du 400 mètres haies, qui
fut aussi celui de Daniel Sangouma (100 m), Laurence Billy (100
m), Jean-Charles Trouabal (200 m) ou Laurence Eloy (100 m haies).
être humain n'est plus au centre du système Or le sport
doit aider l'homme a se sublimer. En ce moment, c'est le profit
qu'on sublime. athlète est au service de la performance.
Il sert à fabriquer du profit. Il fait gagner de l'argent.
Il en gagne aussi pas mal. Mais est-il intéressant de devenir
champion olympique multimillionnaire si c'est pour rester aussi
"con" qu'avant ? "
Si le sport est une vision du monde, le sport du XXIe siècle
nous promet un univers ultralibéral voue a la célébration
bruyante de la performance. Le professeur Georges Vigarello décrivait
bien, en avril 1987, dans la revue Esprit, " cette montée
en flèche du spectacle, avec son corollaire de charge médiatique
et ses conséquences sensibles sur les discours : moins de
préceptes moralisateurs, moins d'affirmations militantes
ou de déclarations soupçonneuses et plus de réalisme,
un pragmatisme même, construit sur le sponsoring et le marketing,
indifférent au dogme des Pères fondateurs ".
" Il y a longtemps que le sport n'est plus un moyen d'entretenir
sa santé ou de cultiver sa force, renchérit le romancier
Jean-Bernard Pouy, inventeur du Poulpe et cycliste sincère
Quand j'étais jeune, on faisait de démonstration,
de l'éducation physique et sportive ; aujourd'hui, on fait
du sport. Et ça n'a plus rien à voir. Le sport, celui
qu'on nous montre, c'est du travail hautement rémunère,
du spectacle, une parabole de l'entreprise. Je ne vois aucune raison
pour que cela change, malgré toutes les dérives que
cela va engendrer. "
Ce sursaut éthique, que Ralph Nader, le héraut des
consommateurs américains des années 60, ne désavouerait
pas, est-il le seul événement susceptible de prévenir
l'explosion du système ? Sans doute pas. Changer les habitudes
de consommation ne veut pas dire cesser de consommer. Cela revient
simplement à changer le mode de production, à s'assurer
de la qualité du produit sans remettre en cause le marché,
puisqu'il répond à un besoin.
Spectateurs et téléspectateurs pourraient légitimement
souhaiter qu'on cesse de tricher, de mentir, de se moquer d'eux,
sans renoncer pour autant au plaisir du spectacle sportif.
C'est a une reforme qu'ils appellent, pas a la révolution.
Mais Michel Caillat affirme qu'il est impossible d'amender le système,
" au nom du progrès dont il se nourrit ", insiste-il.
Et de conclure : " On ne peut croire qu'a son échec.
" Cet échec, nous en mesurons déjà les
effets. " Que reste-t-il de l'humanisme des origines ?, demande
Fernand Urtebise. Le drame du sport, c'est qu'il ne considère
plus l'homme comme sa référence, mais comme son instrument.
" " Il faut remettre une tête sur le corps de athlète
", réclame François Bigrel, responsable du laboratoire
de physiologie du Creps de Bordeaux.
Une tête qui pourrait bien servir à la révolte
Car, après tout, c'est bien de l'avenir des sportifs qu'il
s'agit. Comme Spartacus était évade d'une école
de gladiateurs avant de constituer une armée de parias pour
affronter les légions romaines, verra-t-on, au XXIe siècle,
de jeunes footballeurs fuir les centres de formation, prendre le
maquis et appeler a l'insurrection ? Le projet laisse Camille Sincholle
sceptique : " Les athlètes ne sont plus des rebelles.
Ils ont un véritable statut. Ils ne peuvent le remettre en
question sans se remettre eux-mêmes en question, et ça
ils n'en ont pas envie. " Le romancier Jean- Bernard Pouy,
lui, voit plutôt acteurs et promoteurs du spectacle sportif
sombrer d'un même élan dans le ridicule. " Le
sport deviendra un super Barnum, imagine-t-il, un peu comme acquisition
rules ; tout sera permis et les gens seront contents ou bien alors
il fonctionnera comme le catch a la fin des années 60 : les
résultats seront déposés a l'avance à
la préfecture et après on pourra faire n'importe quoi
- tricher, se taper, se doper, etc. - puisque cela n'aura plus aucune
espèce d'importance. " De l'ultralibéralisme
comme ultime vision comique du monde. Pourquoi pas, en effet ?
Le naufrage passe, il faudra songer à renflouer. Pour François
Bigrel, l'occasion est rêvée. " Il faudra prendre
une autre direction, affirme-t-il. Replacer l'homme au centre des
préoccupations ; faire en sorte que les athlètes produisent
non plus la performance qu'on leur demande, mais bien la leur propre
; oublier toute cette "merdasse" technico-tactique pour
un discours humain ; être convaincu que le scientisme du XXe
siècle était pas la bonne voie ; se souvenir que les
plus grands champions de cette époque étaient pas
le résultat d'une école ou d'un système mais,
très souvent, des rebelles, des gens hors normes. "
" Si l'humain redevient la priorité, ajoute-t-il, on
en aura fini avec toutes les dérives sportives. Le dopage,
par exemple. Si la performance est a nouveau considérée
comme l'expression d'un talent propre, son auteur n'acceptera pas
l'idée de tricher sans se dévaluer. Il sera la en
tant qu'homme, parce qu'il aime vivre, et plus en tant que représentant
d'un système fonde sur la production. Pour cela, il faudra
le responsabiliser, le persuader qu'il est porteur de talent, créateur
de valeurs. Savez-vous que le dictionnaire de l'Académie
française n'a pas retenu le mot "créativité"
? C'est éloquent, non ? "
Ainsi, loin de provoquer la mort du sport, la fin du socialo-libéralisme
qui a marque les dernières décennies du siècle
pourrait être l'occasion de renouer avec les valeurs des origines.
" Des valeurs simples sur lesquelles tout le monde peut se
rassembler, assure Camille Sincholle. Toute société
a besoin d'un sentiment d'appartenance. Le sport permet d'entretenir
ce sentiment. De la a dire qu'il correspond a une réalité,
c'est une autre affaire. Pour moi, le sport est un leurre. Mais
c'est un leurre utile. " Des athlètes participeront
encore à des compétitions. " Plus haut, plus
vite, plus fort " ? Peut-être. Mais pas de la même
manière
MICHEL DALLONI
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