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LA DERIVE DU SPORT DE COMPETITION
Une aliénation normalisée
Par Michel Caillat

Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/1994/06/CAILLAT/503

EN leur temps déjà, Roland Barthes, Herbert Marcuse et les théoriciens de l’école de Francfort avaient su à la fois dévoiler les effets subjectifs de l’aliénation (sentiment d’impuissance, perte d’identité, impression de non-sens), décrire les dérivatifs ludiques où « les gens sont invités à investir leurs aspirations refoulées » et montrer que « le capitalisme réussissait à dépersonnaliser l’homme en lui offrant mille et une occasions d’identification gratifiante » (1).
A la fin des années 60, une poignée d’intellectuels commençait l’étude scientifique de l’institution sportive, arme essentielle dans l’embrigadement et le corporatisme généralisés (2).

Occultés et censurés, leurs travaux se sont brisés sur les forces du consensus qui empêchent de penser le sport dans sa totalité, son histoire et sa dynamique. Aujourd’hui encore, l’institution sportive reste en grande partie une terre inconnue située entre deux positions extrêmes : d’un côté, le désintérêt pour ses effets économiques, sociaux et politiques ; de l’autre, les discours apologétiques exaltant sans nuance les prouesses athlétiques. Premier parti de France avec ses treize millions de licenciés, plus grand spectacle du monde avec ses centaines de millions de spectateurs et de téléspectateurs, le sport est une religion universelle (3). Henri Lefebvre parlait de ces « mordus qui en entrant dans les stades abandonnent leur identité et se transforment en machines hurlantes à sens unique ».

Et il ajoutait : « Le supporter participe à l’action et fait du sport par personne interposée. Il vibre, s’enthousiasme, mais ne bouge que sur place ; il s’agite frénétiquement. Curieux cas d’aliénation. Avec le sport, activité incompatible en apparence avec l’illusion, nous nous retrouvons en fait avec une image inversée, compensation de la vie quotidienne (4). »

LES forces sociales favorables au maintien de l’ordre établi ont su mettre sur le marché de véritables exutoires aux peurs et aux angoisses ; le sport est le plus puissant d’entre eux. Comme les autres aliénations, l’aliénation sportive n’est pas vécue comme telle par ceux qui la subissent, mais, plus que les autres, elle inclut le plaisir et la jouissance. Le sport est populaire, ce qui le rend intouchable. On n’hésite pas à voir en lui un facteur d’émancipation sociale et culturelle, oubliant un peu vite les intérêts économiques (le marché sportif) et idéologiques (l’intégration de tous à un mode de vie et à des pratiques corporelles normalisés) qui président à sa diffusion massive.

Astreinte aux lois du marché, l’institution sportive véhicule également les préjugés les plus éculés, aux relents nauséabonds : obsession de la décadence, appel à la régénération morale, viol et mépris des foules, goût pour le décorum et les parades militarisées, apologie de la souffrance et de la lutte pour la vie, culte des chefs, exacerbation de l’individualisme et du mérite personnel, sexisme, anti-intellectualisme. Univers d’évasion, de diversion sociale, moyen de « chloroformisation des consciences » (Hans-Magnus Enzenberger), le sport reste une arme essentielle du conditionnement social (5).

MICHEL CAILLAT.


(1) Jean-Pierre Garnier, « Les nouvelles techniques de l’aliénation », Economies et sociétés, no 26, Presses universitaires de Grenoble, 1987.

(2) Voir l’ensemble des travaux de Jean-Marie Brohm et de Quel corps ?, BP 2142, 34027 Montpellier Cedex 1.

(3) Lire : Jean-Marie Brohm, les Meutes sportives. Critique de la domination, L’Harmattan, Paris, 1993.

(4) Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Editions de l’Arche, Paris.

(5) Voir : « Les nouvelles armes du contrôle social », le Monde diplomatique, mai 1994.


POUR DES MILLIONS D’AMATEURS UN JEU PLUTôT QU’UN PRODUIT

Du 17 juin au 17 juillet se déroule aux Etats-Unis la phase finale de la Coupe du monde de football. Insolite et dérisoire consécration pour un pays où, à trois semaines du match d’ouverture, quatre Américains sur cinq ignoraient qu’elle allait avoir lieu chez eux, même si, de San-Francisco à Boston et de Chicago à Dallas, la quasi-totalité des 3,6 millions de billets ont été placés. Mais la Fédération internationale, la FIFA, a vendu l’épreuve sportive la plus populaire, et la plus prestigieuse avec les Jeux olympiques, aux réseaux de télévision et au parrainage des multinationales les plus offrants. Aucun spectacle ne faisant autant d’audience planétaire - près de 30 milliards de téléspectateurs attendus pour l’ensemble des épreuves et près de deux milliards prévus pour la finale -, les annonceurs de produits mondialisés se sont bousculés.

Une occasion de tenter à nouveau de promouvoir ce sport aux Etats-Unis, sur le plus lucratif des marchés médiatiques où il est resté un jeu d’amateurs pratiqué par des millions d’enfants et d’adolescents. Les dieux de la consommation assisteront-ils à la grand-messe du ballon rond ? Pas plus que l’Angleterre, demi-finaliste de l’épreuve en 1990, ou le Danemark, vainqueur du championnat d’Europe des nations en 1992, la France, éliminée pour la deuxième fois consécutive, ne figurera parmi les vingt-quatre pays qualifiés.

Outre les Etats-Unis s’y retrouveront dix pays d’Europe occidentale, cinq d’Amérique latine, trois d’Europe de l’Est, trois africains et deux asiatiques. Mais à défaut des chroniques sportives, le football français défraye celle des faits divers, empêtré depuis des années dans la corruption et l’affairisme, dont il tente à peine de sortir.

LE MONDE DIPLOMATIQUE

http://www.monde-diplomatique.fr/1994/06/CAILLAT/503