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Origine :
http://www.humanite.presse.fr/journal/1999-12-29/1999-12-29-301808
Le 25 novembre 1892, Pierre de Coubertin lançait à
la tribune du " jubilé " de l’Union des sports
athlétiques : " Exportons des rameurs, des coureurs,
des escrimeurs : voilà le libre-échange de l’avenir
et, le jour où il sera introduit dans les mours de la vieille
Europe, la cause de la paix aura reçu un nouvel et puissant
appui. " On sait ce que fut le XXe siècle : le siècle
du mal et de l’indifférence. Non seulement le sport
n’a pas limité la barbarie, mais il en fut toujours
le complice (à Berlin en 1936, en Argentine en 1978, à
Moscou en 1980).
Pourquoi, malgré ses centaines de millions de pratiquants,
ses deux milliards de téléspectateurs réguliers,
ses milliers d’heures de radio et télévision,
ses milliards de francs en jeu, le sport, cette " fiction maîtresse
", reste-t-il encore un sujet tabou et consensuel, exclu de
tout débat politique sérieux ? On peut avancer deux
raisons essentielles parmi beaucoup d’autres, l’opposition
des extrêmes (amour contre aversion ou désintérêt)
n’étant pas la plus négligeable.
La première, c’est la volonté d’entretenir
le flou sur la définition même du mot. À partir
du moment où l’on qualifie pareillement celui qui se
balade à bicyclette le dimanche en famille et le coureur
du Tour de France, le sport devient intouchable. Qui oserait s’attaquer
aux soixante millions de sportifs français ?... Pour ne plus
accepter la philosophie (les " valeurs ") inscrite dans
le langage spontané, nous devons d’abord dire de quoi
l’on parle : du sport compétitif institutionnalisé
(de clubs), des pratiques dites de loisirs qui le copient dangereusement,
ou de la simple activité physique, le " desport "
de l’ancien temps ? (1)
La seconde raison tient au fait que dans l’univers capitaliste
du marché, de la mondialisation entropique, de la dictature
de l’économie, le sport apparaît encore comme
un îlot de pureté, de loyauté, d’amitié.
La mythologie entretenue par la toute-puissance du complexe médiatico-politico-industrialo-sportif
repose sur l’idéal coubertinien, ce fumeux " esprit
sportif " dont on sait pourtant qu’il n’est qu’une
vue de l’esprit.
Comment penser le sport du XXe siècle autrement que fidèle
à son idéologie du progrès sans fin, de la
" liberté de l’excès " et de l’extrême
? Progrès des records, bien sûr, mais surtout progrès
du dopage physique et mental, pouvant aller jusqu’à
la fabrication du " cyborg sportif " (2), progrès
de la violence et des tricheries, des concentrations sportivo-financières
et des cotations en Bourse pour des clubs toujours plus riches,
progrès dans la manipulation des consciences, dans la volonté
du faire-croire aux vertus morales du sport éducatif, progrès
dans l’autisme absolu d’une société sportive
qui s’autoproclame bulle autonome, neutre, intrinsèquement
pure mais déviée, dévoyée et dénaturée.
Bref, sans prise de conscience et mobilisation réelle, le
siècle qui pointe risque d’être la sombre photocopie
de celui qui s’achève, continuellement marqué
par le tragique de répétition : des discours enchanteurs
et une funeste réalité. En sport, le présent
efface le passé, il n’y a pas d’histoire, il
n’y a que des tablettes de résultats ; il n’y
a ni éthique ni culture, et quand on y parle d’art
(noble), on y voit le visage des 400 boxeurs morts sur le ring depuis
1945.
La mémoire a été chassée de l’institution
sportive. Dès 1894, et pendant plus de trente ans, Pierre
de Coubertin annonça et dénonça l’argent,
" le grand corrupteur, l’éternel ennemi ! ",
et toutes les " périlleuses déchéances
" : la " fabrication du pur-sang humain ", le "
panurgisme " des foules et, dans un langage inquiétant,
" les métèques du sport, journalistes en quête
de copies, médecins en quête de clients, ambitieux
en quête d’électeurs, fainéants en quête
de distractions, gens de tout acabit en quête de notoriété
". Le baron était réactionnaire et misogyne mais,
à sa manière, il savait anticiper.
Sa faute, et celle de ses laudateurs aveugles, est d’avoir
cru qu’on peut fonder une " société humaine
" sur le culte du plus fort et du tri physique, sur la concurrence
généralisée et la compétition permanente,
sur l’idéal du dépassement, du risque et du
jeu avec la mort, sur l’apologie de la virilité (3),
sur la réification des athlètes, sur la chloroformisation
des consciences, les communions magiques et les délires chauvins,
sur les identifications les plus pauvres et les émotions
les plus fades, sur l’anti-intellectualisme maladif. L’idéologie
sportive a conquis la planète entière, et elle est
lourde de menaces. Il est grand temps qu’une majorité
de citoyens comprenne enfin qu’on ne peut pas être sportif
ou non sportif innocemment. Le premier geste symbolique, mais majeur,
de l’an 2000 aurait dû être la suppression du
" Dakar ", ce rallye de la honte.
Royaume de la pensée et du corps uniques, le sport est capitaliste
par essence et l’on ne changera pas sa logique interne sans
changer le système qui l’a enfanté. Devant le
bilan du siècle, les mots du philosophe allemand Ernst Bloch
restent d’une cruelle vérité : " Je ne
sais pas si on peut faire autre chose que détruire dans l’état
historique actuel. "
MICHEL CAILLAT
(*) Mouvement Critique du sport (58, rue de la Bretonnerie, 45000
Orléans).
(1) Lire Michel Caillat, Sport et civilisation, Paris, éditions
l’Harmattan, 1996.
(2) L’implantation d’implants et de puces électroniques
dans le corps, voire dans le cerveau, des athlètes est fort
probable. Plus que jamais, la lutte antidopage sera lors une vaste
hypocrisie !
(3) L’erreur des femmes est de croire qu’elles font
avancer leur cause en participant au " laboratoire méthodique
de la virilité ".
" J’ai choisi cette photo de Hitler aux Jeux de Berlin
en 1936. Au cours de l’histoire, le sport a toujours été
l’enfant chéri des dictatures. Voilà qui devrait
nous obliger à réfléchir sur les valeurs qu’il
véhicule. "
M. C.
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