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Origine : http://alternativelibertaire.org/index.php?dir=journal/al068&page=&n=1
Alternative libertaire : Quel est, près de trois mois
après la finale, ton bilan général de la Coupe
du monde ?
Michel Caillat : La Coupe a parfaitement rempli sa fonction d'opium
du peuple, son rôle de diversion, et confirmé que le
sport, sujet tabou et consensuel par excellence, est le seul domaine
où droite, gauche voire extrême gauche peuvent communier
dans un même élan pseudo fraternel et faire passer
un événement planétaire pour un simple divertissement.
Or, nous y reviendrons, le sport n'est pas un jeu mais une vision
du monde.
La propagande sportiste - entretenue par les "journalistes
de connivence" et les tambourineurs de la société
du spectacle, totalement intoxiqués au ballon rond - a réussi
à nous faire croire que la France entière a "
communié dans un même idéal ", bref que
ce fut un " grand moment d'émotion collective et de
cohésion nationale ". Honte aux rabat-joie. Il fallait
les faire taire et ce fut fait.
Rompre le consensus était sacrilège. La censure y
veilla (dans le cas du sport, même les plus fervents défenseurs
des droits de l'homme s'en moquent), bref les diverses agences de
l'organisation du silence dégainèrent à la
moindre objection et firent passer les rares critiques pour des
extrémistes, des "intellos". Loin du peuple, bien
sûr, comme si être lucide ce n'était pas défendre
le peuple.
AL : Certains ont vécu cet événement comme
une fête qui a réuni Blacks, Blancs, Beurs...
M. C. : On peut au moins avoir une autre idée de la fête.
J'y reviendrai. Mais on ne me fera pas dire que le pays va mieux
parce que vingt-deux joueurs, qui ont chacun gagné 2,5 millions
de francs en cinq semaines, ont remporté une épreuve
de football. Voir le Président, Jospin, ses ministres et
tout le star-système, déguisés en supporters,
peinturlurés en tricolore pour certains et hurler comme des
ânes parce qu'une balle va trois fois au fond des filets,
et en plus, voir la cote des dirigeants monter me fait plutôt
honte, et me fait réfléchir sur le niveau de conscience
du pays.
La cérémonie de remise de la légion d'honneur
le 1 er septembre à l'Elysée comme le défilé
organisé la veille à Marseille par Jean-Claude Gaudin,
ont été autant de minuscules événements
(à côté de l'Algérie, de la Chine ou
du Kosovo), gonflés artificiellement, qui méritent
mieux que le simple sourire sarcastique des moins dociles.
J'ai retrouvé un article paru dans L'Equipe en décembre
1957 dans lequel on traitait de raciste un journaliste autrichien
qui avait cru bon de remarquer que dans l'équipe de France
de l'époque (preuve que le phénomène n'est
pas nouveau) il y avait des joueurs venus d'un peu partout (Kopa,
Piantoni, Ujlaki, etc.). En 1986, on n'avait pas palabré
sur le "métissage" de l'équipe conduite
par Platini. L'insistance avec laquelle on en parle aujourd'hui
m'inquiète plus qu'elle me rassure.
AL : Beaucoup d'intellectuels, habituellement peu intéressés
par le sport, ont salué l'événement ?
M. C. : Pour donner une belle image de l'intellectuel, ils auraient
mieux fait, pour la plupart, de se taire. Ils ont voulu "jouer
avec le peuple", jouer "au peuple", en gardant, bien
sûr, les yeux rivés vers les sommets et les honneurs.
Oubliant leurs idéaux d'antan, nombreux succombèrent
à l'hystérie footballistique (Morin, Sibony), et d'autres
sombrèrent dans l'aveuglement absolu. Roland Castro y vit
même le recul de l'extrême droite. Une fois de plus
la mythologie sportive a joué à plein. On croit résoudre
par le sport ce qu'on ne veut pas résoudre par la politique
et le social. C'est le mythe du sport remède qui, lui non
plus, n'est pas nouveau(2).
Je suis en total accord avec Charlie Hebdo qui a écrit :
" Pourquoi le Pen ne parle pas pendant le Mondial ? Parce que
le Mondial parle pour lui ". C'est mon principal domaine actuel
de recherche, ce que j'appelle le sportisme(3). J'approfondis la
thèse que j'ai rapidement mentionnée dans L'Idéologie
du sport en France et qui consiste à faire du sport une "
phénomène d'imprégnation fasciste ". Aujourd'hui,
la "fête" est finie, l'ordre règne et les
questions se posent.
AL : Lesquelles te paraissent les plus importantes ?
M. C. : La première est celle que j'évoquais précédemment
: le sport est-il un simple jeu ou une vision du monde ? S'interroger
ainsi c'est poser la question des valeurs mêmes du sport et
interroger son histoire. Pourquoi a-il toujours été
le complice des Etats les plus totalitaires (victoires mussoliniennes
en Coupe du monde 1934 et 1938, Jeux de Berlin en 1936, Mondial
en Argentine en 1978, J.O. de Moscou en 1980) ? Soit dit en passant,
qu'en ont dit alors tous les intellectuels-donneurs de leçons,
fraîchement convertis aux menus plaisirs du peuple ?
Ma thèse que les valeurs sportives correspondent parfaitement
aux objectifs des régimes les plus durs : le volontarisme
anti-intellectualiste, le rejet de la lutte de classes, la régénération
des élites, la fraternité d'armes, l'oubli de soi
dans la communion du groupe, la hiérarchie, le rituel (salut,
défilés), la nostalgie des fraternités viriles
(vivre de mâles aventures), l'exaltation de la morale héroïque,
le culte du chef, la sacralisation de la jeunesse, la surhumanité,
etc.
Qui peut croire aujourd'hui, comme le disent certains sociologues
officiels, que le sport en général - et le football
en particulier - est un contre-pouvoir alors qu'il est toujours
- et a toujours été - un facteur d'ordre ? Combien
y a-t-il eu de Salman Rushdie ou de Matoub Lounès du sport
?
La deuxième grande question porte sur le "public sportif"
(pratiquants, spectateurs, responsables). Il ne faut pas oublier
que le sport c'est 25 millions de pratiquants en France et 37 milliards
de téléspectateurs lors de la Coupe du monde. Or,
interrogeons-nous : la jouissance des fanatiques du sport (pas simplement
du football) exclut-elle leur aliénation ? Avoir la mainmise
sur le plaisir des gens n'est-ce pas avoir la mainmise sur les gens
? Est-il possible de condamner, sans être traîné
dans la boue, l'abrutissement de foules à l'état pur,
l'hystérie de ces " machines hurlantes à sens
unique " comme le disait Henri Lefebvre ? L'image de ces sportifs,
passionnés de la souffrance, sont des marques plus proches
de la régression, voire de la Barbarie, que de l'idée
de progrès de la civilisation.
Je soutiens que, loin d'être une fête, les rassemblements
sportifs sont autant d'affrontements sociaux sublimés dans
la confusion émotionnelle. Si l'on considère que le
sport crée un état de dépendance, qu'il est
plus inhibiteur d'action que moteur d'action, qu'il se nourrit d'irrationalité
et de passion (au sens de passivité), que la grégarité
conduit davantage à la spontanéité animale
et à la dissolution des liens sociaux qu'à la convivialité,
il me paraît adéquat d'utiliser le terme d'opium du
peuple.
AL : Tu ne crains pas d'être accusé d'élitisme...
M. C. : Est-ce élitiste de dire au peuple que le sport est
un élément majeur de destruction de sa conscience
de classe, et est-ce populaire d'encourager, par démagogie
ou ignorance, ces faux plaisirs, ces " illusions brillantes
qui nous masquent le tragique de la vie " ? Est-il pensable,
sans être traité d'intello mauvais coucheur, d'avoir
une autre idée de la fête que celle qui consiste à
vociférer, crier, se jeter nus dans les fontaines, sauter
sur des bus, bloquer des rues, faire rugir ses moteurs, klaxonner
une nuit entière et boire de la bière sans fin en
s'identifiant à onze "héros" footballeurs
? Je considère ces "fêtes dégradées"
comme autant de symptômes d'une vie quotidienne mal vécue.
Ces fêtes sont d'autant plus facilement acceptées par
les autorités qu'elles créent un faux désordre.
Organisez un jour une grande manifestation de chômeurs ou
de sans-papiers à partir de 23 heures et l'on verra la réaction
des autorités. On me dit aussi que le football passionne
désormais les femmes. ça fait sans doute partie du
bourrage de crâne mais même si c'est vrai, en quoi le
sport en général, et le Mondial en particulier, ont-ils
fait avancer la cause des femmes ? (4).
AL : Le sport ne trouve pas grâce à tes yeux ?
M. C.: Il est important de préciser que ce que je dénonce
c'est le sport entendu comme pratique corporelle de compétition
institutionnalisée. Ce sport qui ne peut pas échapper
à la base matérielle (le capitalisme) sur laquelle
il a été édifié. Je suis persuadé
que c'est seulement à partir d'une vision d'ensemble de la
place du sport dans le capitalisme qu'on peut en comprendre la genèse,
les structures, le fonctionnement. Le flou entretenu volontairement
par certains sur la définition même du mot sport (confondu
avec la simple activité physique) conduit aux plus terribles
contresens.
Après avoir clairement précisé de quoi l'on
parle, le rôle du sociologue critique (de l'intellectuel)
est d'inciter à la réflexion (et non à l'acclamation),
de faire du sport un lieu de pensée. Mon but est qu'il soit
enfin sérieusement soumis à l'analyse critique, comme
les autres institutions. Il vaut mieux compter sur les débats
publics que sur la presse pour que ce débat voie réellement
le jour...
Nous sommes ici en présence d'un milieu où l'on raffole
de la diversité des opinions pourvu qu'elles soient toutes
conformes. Au royaume de la pensée alignée ce qui
dérange c'est d'imaginer non plus le sport comme une zone
neutre mais comme une institution sociale complexe intégrée
aux rouages de la société qui l'a enfantée.
Je combats le capitalisme, et je le combats dans un secteur particulier
qui est délaissé par le plus grand nombre, et surtout
par trop de militants qui veulent pourtant changer le système.
C'est tout dire sur le travail que nous devons faire !
Professeur d'économie et de droit à Orléans,
Michel Caillat est également sociologue du sport. Il est
membre du Mouvement critique du sport (1) et auteur de Sport et
Civilisation (Ed. L'Harmattan, 1996), et de L'Idéologie du
sport en France (Ed. de la Passion, 1989).
(1). Ouvrages et renseignements à demander au Mouvement
Critique du Sport, 58, rue de la Bretonnerie, 45000 Orléans.
(2). Voir le très intéressant numéro de la
revue Prévenir, "Sport et santé", n°34,
1 er semestre 1998 (Prévenir-CVM, BP 92, 13362 Marseille
cedex 10).
(3). Lire " Football et Passions politiques ", Manière
de Voir, n°39, mai-juin 1998 (supplément au Monde Diplomatique)
(4). Lire Annick Davisse et Catherine Louveau, Sports, Ecole, Société
: la différence des sexes - Féminin, masculin et activités
sportives -, Paris, Ed. L'Harmattan, 1998.
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