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Origine : http://www.passant-ordinaire.com/revue/40-41-416.asp
Passant Ordinaire n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
En juillet 1998, au lendemain de la qualification de l’équipe
de France pour la finale de la Coupe du monde, Roland Castro écrit
: « Le Pen est bien silencieux, la préférence
nationale est de toutes les couleurs. C’est l’amorce
de son recul dans les têtes et chacun sait que c’est
d’abord dans les têtes que ça se joue. A l’occasion
de ce qui est devenu un festival de théâtre politique,
on assiste en France au premier recul de l’extrême droite
»1. Après l’hystérie collective du 12
juillet, la presse dans son ensemble et un grand nombre d’intellectuels
saluent sans mesure la victoire de l’équipe black-blanc-beur,
l’intégration réussie et la nation reconciliée.
« Le Mondial est peut-être le premier remède
efficace contre la lepénite » lance Guy Konopnicki2.
Selon Jean Daniel c’est Aimé Jacquet qui a dressé
le bilan le plus saisissant de la Coupe du monde : « Je suis
fier que l’épopée de l’équipe de
France constitue une victoire sur les funestes idées xénophobes
du Front National ». De Pascal Boniface, spécialiste
de géopolitique, voyant dans la victoire des Bleus des «
effets positifs sur le rang de notre pays dans le monde »
et « l’image d’une intégration réussie,
d’une cohésion interne » à Georges Vigarello,
sociologue et historien, notant que nos joueurs, « porte-drapeau
d’une France plurielle font davantage pour l’intégration
que dix ou quinze ans de politique volontariste »3, l’aveuglement
est total.
En proposant en ce mois de juillet 1998, un article au titre évocateur,
La fête est finie, l’ordre règne, je faisais
ce qu’Edgar Morin, dans un article délirant, nous reprochait
de ne pas faire : « Les intellectuels abstraits vont à
nouveau démystifier le football, le Mondial, le patriotisme
vécu, le bonheur. Comme toujours ils mépriseront plutôt
que de comprendre ». Le sociologue avait vu dans la soirée
du 12 juillet une « extase historique »4 là où
je voyais une « fête dégradée symptôme
d’un pays qui va mal ». Rompre le consensus était
sacrilège. Dire que l’insistance avec laquelle on parlait
du métissage de l’équipe était plus inquiétante
que rassurante, semblait indigne malgré la force de notre
argumentation. Le mépris du peuple était de leur côté,
mais seule leur parole était médiatisée. Notre
rôle n’est pas d’admirer mais d’armer. Nous
fûmes relégués au silence et traités
« d’intellos ». Loin du peuple bien sûr,
comme si être lucide ce n’était pas défendre
le peuple.
Quatre ans plus tard, le bilan est lourd. L’extrême
droite pèse encore entre 15 et 20 % de l’électorat,
Le Pen est au second tour de l’élection présidentielle,
l’intégration n’est pas réussie, les inégalités
se sont accrues, la nation n’est pas réconciliée.
Le sport continue à véhiculer un certain nombre de
valeurs (le culte du chef, l’idéal de pureté,
la négation de la lutte des classes, l’anti-intellectualisme,
l’obsession de la décadence, le goût prononcé
pour le rituel et les parades militaires, l’exploitation du
sentiment religieux des masses, l’exacerbation de l’individualisme
et du mérite personnel, le racisme, le sexisme, le recours
à l’irrationnel) sur lesquelles – là non
plus – aucune discussion sérieuse n’est permise.
Dans quelques semaines, la Coupe du monde aura lieu au Japon et
en Corée. Une nouvelle victoire de l’équipe
de France ferait retomber une grande partie de la population en
pleine communion magique. On feindra de croire une fois de plus
qu’on va résoudre par le sport ce qu’on ne veut
pas résoudre par la politique et le social. Pendant ce temps-là,
Le Pen se taira. Comme l’écrivait justement Charlie
Hebdo en 1998 : « Pourquoi Le Pen ne parle pas pendant le
Mondial. Parce que le Mundial parle pour lui ». On ne peut
pas mieux dire.
Michel Caillat Auteur de Idées reçues sur le sport
(Editions Cavalier Bleu, mai 2002).
(1) Libération, 10 juillet 1998.
(2) L’Evénement du Jeudi, 16 juillet 1998.
(3) Le Nouvel Observateur, 16 juillet 1998.
(4) Libération, 20 juillet 1998.
Michel Caillat
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