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Origine : http://www.philo.8m.com/fouc.html
L’a priori historique et le diagnostic de l’actualité
chez Michel Foucault. Mohammed Chaouki Zine
I- Introduction :
L’a priori historique est l’un des concepts majeurs
dans le discours philosophique de Michel Foucault. Il joue un rôle
prépondérant, non seulement dans la disposition de
l’ensembles des strates empirico-historiques (positivités
selon Foucault) dans une époque donnée, mais son importance
dans les écrits mêmes de l’auteur, qui ne cesse
de référer à cet artifice rétrospectif
qui rend possible et organise le champ du savoir. On trouve par
exemple l’utilisation du mot dans son premier livre qu’il
a publié en 1954, maladie mentale et psychologie (PUF, p.101).
Il en va de même en ce qui concerne son livre monumental Histoire
de la folie à l’âge classique, publié
en 1961 (Plon, réédition chez Gallimard, 1972 ; p.143,
pp.245-246), et son livre intitulé Naissance de la clinique
(PUF/Quadrige, 1988, p.197). Dans son opus magnum, Les Mots et les
choses : une archéologie des sciences humaines (Gallimard,
1966), on trouve une définition de l’a priori historique
comme un champ d’organisation pour un savoir possible (p.171).
Son ouvrage L’archéologie du savoir (Gallimard,
1969) qui a été publié à la suite d’une
série d’interrogations que les ouvrages précédents
avaient laissé sans résolution, à savoir la
notion du discours et de l’énoncé, la pratique
et la formation discursives, la science et le savoir, l’archéologie
et l’histoire des idées ; inclut un sous-chapitre intitulé
: l’a priori historique et l’archive. Il analyse ici
d’une manière approfondie la notion d’a priori
historique comme un espace d’émergence et d’organisation
pour les énoncés qui se juxtaposent et se transforment
dans un champ associé que Foucault appelle l’archive
(nous y reviendrons).
En outre, une définition de l’a priori historique
n’est pas possible sans d’autres notions qui la complètent,
voire la supposent. Les notions, entre autres, de la positivité,
de l’épistémè, de l’archive, du
discours et de l’énoncé jouent un rôle
capitale pour savoir ce que veut dire l’a priori historique.
Il a ce qui le délimite du dehors (positivité, épistémè,..),
mais il a aussi ce qui le déborde du dedans (discours, énoncé,
archive,..). S’il est défini comme l’ensemble
des règles qui caractérisent une pratique discursive
(1), s’il est délimité comme condition de réalité
pour les énoncés, et s’il est déterminé
enfin comme ce qui se rapporte à un système de positivités
; on a là donc tout un réseau de notions enchevêtrées
et interpénétrées dont il faut savoir la structure
et la fonction des règles auxquelles obéissent l’ensemble
des pratiques discursives ; savoir aussi la notion du discours et
pour quelle raison est-il considéré comme une pratique
ayant sa propre régularité et ses modes d’existence,
de coordination et de subordination avec d’autres pratiques
; saisir les rapports que le discours entretient avec les pratiques
non discursives, à savoir les institutions, les champ sociaux
et économiques, le système des comportements individuels,
les décisions politiques, les modes de vie adoptés
dans une époque donnée, etc ; comprendre la notion
d’énoncé qui se présente comme une simple
fonction d’existence pour les signes (construits grammaticalement
ou déduits logiquement) ; comprendre ce que veut dire une
positivité, quel est le système qui régit son
apparition et sa métamorphose, quelles sont les caractéristiques
d’une analyse énonciative définissant une positivité
au niveau d’une formation discursive qui ne se rapporte ni
à une rationalité donnée, ni à sujet
pensant, mais qui soit analysée par des règles immanentes
au discours, etc. L’a priori historique apparaît donc
comme une tâche inlassablement déployée et sans
cesse modifiée qui rend compte des règles de formation,
des pratiques discursives, des positivités et des savoirs
dans leur apparition manifeste, dans le fait qu’ils existent
sans les ramener aux lois de l’esprit, ses intentions et ses
représentations, ni aux lois d’une mentalité
individuelle ou d’une mémoire collective, ni éventuellement
aux lois d’un devenir téléologique étranger.
a.. Morphologie de l’a priori : du fondement à
l’effondrement.
1.. L’a priori et ses apories :
Dans son vocabulaire technique et critique de la philosophie (2),
André Lalande définit l’a priori par 1°)
le point de vue gnoséologique qui consiste à distinguer
entre les connaissances qui viennent de l’expérience
(a posteriori) et ce que celle-ci suppose (a priori) ; 2°) le
point de vue méthodologique qui considère l’a
priori comme une idée ou connaissance antérieure à
cette expérience ou série d’expériences
spéciale. L’a priori est in dépendant du cadre
de la connaissance empirique et fonctionne comme condition de possibilité
de la connaissance : " Est a priori tout élément
qui appartient à la structure de notre appareil de connaissance
et qui est radicalement indépendant dans son origine de la
seule expérience que Kant reconnaisse : l’expérience
sensible " (3)
Mikel Dufrenne présente les grandes caractéristiques
de l’a priori en se basant sur son caractère transcendantal
:
1.. "l’a priori ne peut être que formel"
2.. "l’a priori est toujours antérieur à
l’expérience"
3.. "il n’offrira pas comme du constitué"
4.. "l’a priori est le fondateur de l’expérience".
" L’a priori se définit bien par rapport à
l’expérience, mais comme ce qui lui est antérieur,
et ceci détermine déjà sa nature transcendantale
" (4)
Etant fondateur, formel, constituant et antérieur, l’a
priori rend possible l’expérience non pas dans l’ordre
du fait (Quid facti ?), mais dans l’ordre du droit (Quid juris
?), c’est justifier ou autoriser.
Kant propose une différence entre ce qu’il appelle
"la connaissance pure" irréductible à toute
expérience sensible et "la connaissance empirique"
qui se rapporte à cette expérience. Il s’interroge
ainsi sur la possibilité d’existence de connaissances
indépendantes de l’expérience et de toutes les
impressions sensibles. Ce type de connaissance, Kant le nomme "a
priori". D’après lui, l’écart qui
distingue l’a priori de l’a posteriori peut se présenter
comme une règle générale à partir de
laquelle ils se communiquent et nouent des rapports spécifiques.
Elle joue le rôle des deux caractéristiques de l’a
priori qui sont l’universalité et la nécessité
: " Nécessité et universalité rigoureuses
sont donc des caractéristiques certaines d’une connaissance
a priori, et sont inséparables " (5)
En dépit de cette rigoureuse architecture qui accorde à
l’a priori toute priorité de fondement, il n’est
pas, pour ainsi dire, à l’abri d’un coup de marteau
que Foucault peut lui braquer. Il semble que son fondement ne peut
pas résister au séisme qui affecte son édifice
harmonieux. Il affronte, en effet, un infaillible effondrement dans
l’entreprise archéologique foucaldienne pour deux raisons
:
1) Foucault substitue à la norme du droit, un ordre de fait.
Il semble définir l’a priori, non pas comme condition
de validité pour des jugements, mais comme condition de réalité
pour les énoncés. Alors que l’a priori formel
se définit par rapport à l’expérience
comme ce qui lui est antérieur, l’a priori concret,
ou l’a priori de réalité " est une figure
purement empirique " (6). Foucault sort donc du tribunal kantien
pour faire une enquête historique et se met à la quête
des discours pour définir leur mode d’existence.
2) Il ne fait aucun recours à l’aspect transcendantal
de l’a priori. Alors que l’a priori formel se tient
à juger et valider l’expérience (question de
droit), ce qui justifie son recours au sujet (réalité
transcendantale), l’a priori concret sert simplement à
décrire un état, un mode d’existence, une transformation
(question de fait) sans qu’il y ait l’intervention d’un
sujet pensant, d’un Cogito visant son cogitatum. Le propre
d’un a priori, chez Foucault, est le mode d’être
des énoncés, leurs conditions d’émergence,
la loi de leur coexistence avec d’autres énoncés,
les principes selon lesquels il subsistent, se transforment et disparaissent
: " Cet a priori doit rendre compte des énoncés
dans leur non-cohérence, dans leur chevauchement et leur
remplacement réciproque, dans leur simultanéité
" (7)
Le propre d’un a priori est l’il y a des énoncés.
Il ne s’agit pas de valider ou de légitimer, bref,
de donner un jugement qui accorde un ses ou déclare une vérité,
mais simplement de suivre le processus des discours, la manière
dont ils fonctionnent comme pratique vouée à des règles
strictement mises en jeu, la manière dont ils se transforment
et donnent lieu à d’autres discours et la manière
dont ils subissent un éventuel effondrement.
L’a priori, chez Foucault, est voué à l’historicité.
Bien qu’on peut tracer l’histoire de l’a priori
dans les systèmes philosophiques (de Platon à Husserl),
on peut même définir un a priori dans l’histoire
par le biais des discours et des pratiques qu’il suppose.
Au lieu d’être un a priori constituant (comme dans le
cas des philosophies transcendantales, l’exemple de Kant)
des valeurs, des jugements, des sens et des vérités,
il demeure, dans son acception foucaldienne, un a priori constitué
à partir d’une série de formations, de transformations
et de renvois, " il est lui-même un ensemble transformable
" (8)
1.. l’a priori historique et le désenchantement
de l’histoire continue :
L’historicité de l’a priori essaie d’évaluer
les thèmes qui s’abstiennent d’appartenir à
une réalité transcendantale et théologique,
à savoir la plénitude sémantique, l’intériorité
intentionnelle, le recours originel et l’activité synthétique
du sujet. Elle représente un tissu (positivité, épistémè,
archive, discours) sans araignée (la stratégie et
le stratagème d’un sujet). C’est tissu, puisqu’il
est tissé de cette trame enchevêtrée et entrelacée
(les objets singuliers qu’elle prétend rendre possible)
figurée par l’épistémè (et "
Dans une culture et à un moment donné, il n’y
a jamais qu’une épistémè qui définit
les conditions de possibilité de tout savoir " (9) (nous
soulignons)), comme une couche d’interpositivité au
sein de laquelle les positivités se croisent et s’intercalent.
Ces positivités impliquent un système de disposition
(= l’archive) qui régit l’ensemble des discours
(prononcés) comme pratiques discursives et des énoncés
(effectivement dites) comme événements singuliers,
délimitant ainsi les règles de leur formation et leur
transformation. L’a priori historique est constitué
de systèmes (épistémè, positivités,
archive,..) et de sous-systèmes (discours, énoncés,..),
un système ayant sa propre structure (positivité,
archive, discours, énoncé,..) et sa propre fonction
(découpage d’un champ de savoir possible, définition
du mode d’être des objets, rendre compte des énoncés
dans leur dispersion et leur simultanéité,..). C’est
un système qui prouve son autonomie et son auto-affection,
son point fixe endogène (10)dira-t-on, sans faire une apothéose
d’un sujet qui serait une instance majestueuse guidant théologiquement
et téléologiquement sa totalité intrinsèque.
Ce sujet, occupe des fonctions variables dans la trame de ce tissu
ou dans le champ aléatoire de ce système. Ce que l’a
priori historique emploie , ce sont des unités, des ensembles,
des séries et des rapports. Ce qu’il met en œuvre,
c’est un ensemble de dispersion et de disparition après
les conditions de formation et de transformation.
Les systèmes et les sous-systèmes de l’a priori
historique (plutôt son tissu) sont toujours traversés
par des moments de bouleversements et d’interruptions, là
où il y a de nouvelles configurations qui interviennent brusquement
sans avis préalable. Certes, ces bouleversements, qui se
produisent faisant apparaître une épistémè
en guise d’une autre épistémè, ne sont
pas l’effet d’une incapacité de lire minutieusement
ce qu’on a à lire ou d’une impuissance de voir
méticuleusement ce qu’on a à voir, mais il s’agit
vraisemblablement d’une mutation souterraine et anonyme, à
l’insu des techniques perfectionnées de la lecture
et des visions microscopiques rigoureuses. Un léger décalage
imperceptible (qui ressemble d’ailleurs à une mutation
biologique ou au processus énigmatique des systèmes
thermodynamiques) est susceptible de basculer toute une architecture
du savoir bien codifiée et ordonnée et rigoureusement
organisée. C’est ainsi que le mythe d’une continuité
paisible et d’une alliance ininterrompue est le dernier chant
du cygne de l’histoire sous sa forme traditionnelle.
L’histoire traditionnelle avait adopté une terminologie
visant le bon sens des événements historiques, leur
continuité nécessaire et homogène, la signification
qu’ils finissent par former et la définition de la
totalité selon laquelle l’histoire a une finalité
(un telos) vers laquelle elle s’achemine. À ces vieux
propos, la nouvelle analyse historique suggère le rôle
de la discontinuité comme un instrument opératoire
et un objet disposé à la description. Foucault s’intéresse
à ces nouveaux thèmes : l’isolement des strates
les unes des autres, l’instauration de certain type de séries,
l’adoption de certains critères de périodisation,
l’établissement des séries de séries,
etc. L’objectif de ce décalage concernant le sens et
la pratique de l’histoire (11) est de créer des distances,
et renforcer l’importance des discontinuités : "
Un des traits les plus essentiels de l’histoire nouvelle,
c’est sans doute ce déplacement du discontinu : son
passage de l’obstacle à la pratique ; son intégration
dans le discours de l’historien où il ne joue plus
le rôle d’une fatalité extérieure qu’il
faut réduire, mais d’un concept opératoire qu’on
utilise " (12)
C’est la notion de la discontinuité qui a donc changé
de statut. Etant à la fois le donné et l’impensable
pour l’histoire sous sa forme classique, étant ainsi
ce champ de dissémination événementielle que
l’historien avait la charge de supprimer de l’histoire,
elle demeure pour la nouvelle analyse historique le mode d’individualisation
des domaines : " ...les disciplines historiques ont cessé
d’être la reconstitution des enchaînements au-delà
des successions apparentes ; elles pratiquent désormais la
mise en jeu systématique du discontinu " (13)
À l’instar de l’a priori historique, la nouvelle
pratique de l’histoire ne s’adresse plus à l’activité
synthétique du sujet, ni au jugement transcendantal qui fonde
sa forme et détermine ses règles, mais, au contraire,
ses aléas se succèdent, se juxtaposent ou s’opposent
selon un jeu de dépendance permanent. Puisque " l’histoire
continue, c’est le corrélât de la conscience
" (14) elle dévoile un champ fertile et fructueux de
significations communes à tous les phénomènes.
Elle joue, en effet, le rôle de ce que Foucault semble définir
comme l’histoire globale. À cette forme d’histoire,
Foucault substitue une autre figure qui " suppose qu’une
seule et même forme d’historicité emporte les
structures économiques, les stabilités sociales, l’inertie
des mentalités, les habitudes techniques, les comportements
politiques, et les soumet tous au même type de transformation
" (15). Cette figure est l’histoire générale
qui analyse le discours comme un événement singulier,
le met en liaison avec d’autres discours qui conservent leur
propre spécificité, sans qu’il y ait une unité
fabuleuse qui les rassemble : " les discours doivent être
traités comme des pratiques discontinues qui se croisent,
se jouxtent parfois, mais bien aussi s’ignorent et s’excluent
" (16). L’histoire générale, ainsi décrite,
brise toute providence prédiscursive que l’histoire
classique suppose. Elle doit rendre compte du mode d’être
du discours, le discours en-tant-que-tel. Ni au-delà (Sujet
transcendantal, vérité ultime, histoire téléologique,..),
ni en deçà (signification caché, trésor
sémantique enfoui, idée profonde,..) le discours se
rapporte à lui-même.
a.. l’archive, la nébuleuse des pratiques
discursives :
Voiçi donc ce qu’est l’a priori historique : l’ensemble
des règles qui caractérisent une pratique discursive.
Ce ne sont pas des règles logiquement antérieures,
ou ésotériquement intérieures, mais archéologiquement
inhérentes au discours lui-même. Ces règles
apparaissent en termes de rapports et de fonctions : "c’est
la loi de...", "en quoi consiste le...", "la
manière de...". Elles expriment une tâche (inachevée)
qui se déroule dans le discours comme pratique qui est toujours
en-train-de s’établir, se transformer, se découper,
s’organiser, se disperser, disparaître, etc. non point
celle qui a exploré minutieusement sa géographie discursive.
Ces règles doivent rendre compte des quatre schèmes
qui articulent une formation discursive : " On appellera règles
de formation, les conditions auxquelles sont soumis les éléments
de cette répartition (objets, modalité énonciatives,
concepts, choix thématiques). Les règles de formation
sont des conditions d’existence (mais aussi de coexistence,
de maintien, de modification et de disparition) dans une répartition
discursive donnée " (17)
1.. La formation des objets :
Le discours psychiatrique au XIXe siècle, par exemple, se
caractérise non point par des objets privilégiés,
mais par la manière dont il forme ses objets. Cette formation
est assurée par un ensemble de relations qui déterminent
la loi d’apparition d’un discours et la manière
dont il peut donne naissance simultanément ou successivement
à des objets différents : " Il existe sous les
conditions positives d’un faisceau complexe de rapports "
(18), parmis lesquels les institutions, les processus économiques
et sociaux, les formes de comportements , les systèmes de
normes, les types de classification, etc. Elles n’en forment
pas un type de rationalité ou un horizon de scientificité,
plutôt ce qui lui permet d’apparaître sous telle
ou telle forme, de se juxtaposer à d’autres objets,
de se situer par rapport à eux. Outre ces modes de relations,
le discours est dôtée de rapports qui lui sont concomitants
et se situent à sa limite. Il lui offrent les objets dont
il peut parler. Ces objets, loin d’être rapportés
au fond des choses, désignent l’ensemble des règles
qui permettent de les former comme objets d’un discours et
constituent ainsi leurs conditions d’apparition historique.
a.. la formation des modalités énonciatives
:
Il s’agit de repérer les positions plurifonctionnelles
qu’un sujet peut occuper par rapport au divers domaines ou
groupes d’objets : le médecin, dans le discours clinique,
est tour à tour le questionneur souverain, l’œil
qui regarde, le doigt qui touche, l’organe de déchiffrement
des signes, le technicien de laboratoire. Cette fonction multidimensionnelle
n’est pas donnée neutre, mais il y a tout un faisceau
de rapports qui se trouve mis en jeu : les relations entre l’espace
hospitalier comme lieu d’assistance, d’observation,
de modes thérapeutiques ; les relations entre le rôle
du médecin comme thérapeute, son rôle de pédagogue,
son rôle de relais dans la diffusion du savoir médical
et son rôle de responsable de la santé publique dans
la société. Le discours clinique doit donc montrer
les lieux où le sujet peut se déplacer par rapport
aux divers domaines et aux différents objets : " Dans
l’analyse proposée, les diverses modalités d’énonciation
au lieu de renvoyer à la synthèse ou la fonction unifiante
d’un sujet, manifestent sa dispersion " (19).
1.. la formation des concepts :
Le système de formation conceptuelle se trouve lui aussi
pris dans un ensemble de relations qui le constituent comme tel.
La formation de ces objets n’est pas faite à partir
d’éléments, si hétérogènes
et si dispersés qu’ils soient, mais par la mise en
jeu de leurs rapports réciproques. Il existe, en somme, un
champ préconceptuel au sein duquel les concepts peuvent coexister.
Ce champ, loin d’être donné dans une antériorité
logique ou dans une intériorité intentionnelle, est
soumis à l’ensemble des règles qui caractérisent
la formation des concepts dans l’élément du
discours. Le (pré)conceptuel, qui est cependant immanent
aux concepts, puisqu’il en est le lieu d’émergence,
est l’ensemble des règles qui s’y trouvent effectivement
appliquées : " Dans l’analyse qu’on propose
ici, les règles de formation ont leur lieu non pas dans la
"mentalité" ou la conscience des individus, mais
dans le discours lui-même " (20). Le "préconceptuel"
et les règles auxquelles ils est soumis ne sont pas le résultat
d’opérations faites par les individus, ou des contraintes
qui, aux confins de l’histoire et de ses couches sédimentées,
s’imposent au discours de l’extérieur. Ils sont
le fonctionnement même de ce discours en tant que pratique
ayant des rapports spécifiques avec la masse discursive concomitante.
Ce préconceptuel et ces règles jouent le rôle
d’un a priori historique et concret et d’une couche
souterraine et anonyme rendant possible et nécessaire le
foisonnement des thèmes, la cristallisation des croyances
et l’élaboration des représentations, si on
fait recours à l’histoire des idées.
a.. la formation des stratégies :
Les discours (l’économie, la médecine, la grammaire,
l’histoire naturelle,..) donnent lieu à certaines organisations
conceptuelles, à certains regroupement d’objets, à
certains types d’énonciation qui forment, selon leur
cohérence et leur rigueur, des thèmes et des théories
que Foucault nomme, conventionnellement, stratégies : le
discours économique (21) à l’époque classique,
se définit par une manière constante de mettre en
rapport des possibilités de systématisation intérieures
à un discours, d’autres discours qui lui sont extérieures
et tout un champ, non discursif, de pratiques, d’appropriations,
d’intérêts et de désirs (22). Ces stratégies
ou ces choix thématiques ne sont pas le résultat d’un
projet fondamental et antérieur au discours, ce ne sont pas
non plus des systèmes architectoniques construits sur la
base d’une vison du monde, mais ce sont des rapports discursifs
restreints et spécifiques se liant à un champ de pratiques
non discursives pour pouvoir parler de leurs objets, élaborer
leurs concepts et former leurs énoncés.
Ces quatre schèmes (les objets, les énonciations,
les concepts et les stratégies) sont mis en jeu par un système
de formation qui prescrit ce qui a dû être mis en rapport,
dans une pratique discursive, pour que celle-ci réfère
à tel ou tel objet, pour mettre en jeu telle ou telle énonciation,
pour utiliser tel ou tel concept et pour organiser telle ou telle
stratégie. L’unité d’un discours n’est
possible que par la mise en œuvre d’une dispersion d’éléments
et l’entrelacement d’une multitude de rapports. Elle
réside dans le système qui rend possible et régit
leur formation. Il ne s’agit pas, certes, d’une unité
fabuleuse qui transcende l’ensemble des singularités
et des multiplicités enchevêtrées ou qui comble
les failles et les interstices et rassemble les éléments
répartis et disséminés autour d’un axe
totalisant. Ces failles et ces discontinuités, cette dispersion
et cette répartition sont des éléments nécessaires
pour toute description archéologique, sans quoi il est difficile
de repérer le discours dans sa spécificité
comme une pratique ayant des rapports avec d’autres discours
et d’autres pratiques.
Le discours, entendu comme lieu d’émergence des concepts,
est un événement singulier doté d’une
matérialité et d’un domaine d’apparition,
de transformation et d’effondrement. Ce lieu d’émergence
et cet espace d’exploration discursive est l’archive.
Celle-ci n’est pas, selon Foucault, la mémoire conservée
d’une époque dans une masse documentaire, dûment
et rigoureusement transmise, ou la réminiscence d’une
époque révolue ; mais le jeu des règles qui
déterminent l’apparition et la disparition des énoncés,
la rémanence et l’effacement des systèmes énonciatifs
: " J’appellerai archive, non pas la totalité
des textes qui ont été conservés par une civilisation,
ni l’ensemble des traces qu’on a pu sauver de son désastre,
mais le jeu des règles qui déterminent dans une culture
l’apparition et la disparition des énoncés,
leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale
d’événements et de choses " (23)
L’archive montre que les choses dites ne surgissent pas selon
les lois de la pensée et n’occupent pas une fonction
de signalisation, mais elles apparaissent grâce à tout
un jeu de relations qui caractérisent un discours. Elle traite
les faits du discours, non pas comme documents ayant une signification
cachée ou une règle de construction linguistique et
de déduction logique, mais comme monuments ayant un mode
d’existence spécifique qui doit être décrit
selon les règles d’une pratique discursive. L’archéologie
assume la tâche d’une telle description. L’archéologie
est contre tout archè, contre tout recours originaire à
une réalité transcendantale ou subjective. L’archéologie
versus "archè" et l’a priori historique versus
"a priori formel" traitent le discours, non pas à
partir de "ce qu’il a voulu dire" (il ne s’agit
pas de faire un commentaire ou de creuser au fond du discours pour
mettre à jour une signification pléthorique), mais
en fonction de "ce qu’il dit effectivement".
L’archive demeure, en effet, une machine disparate qui rend
compte des énoncés dans leur dispersion et leur éclatement,
c’est ce qui déborde les discours et les expose au
jeu de la différence, occupant ipso facto une fonction similaire
par rapport à l’a priori historique, en ce sens qu’elle
fait apparaître les règles d’une pratique qui
permettent le jeu de la différenciation des énoncés,
leur modification, leur manipulation et leur substitution : "
c’est le système général de la formation
et de la transformation des énoncés " (24). Il
ne s’agit pas de repérer une origine primitive ou un
fondement à partir de quoi toute une architecture discursive
serait possible, mais de dégager des commencements relatifs,
si dispersés et éparpillés qu’ils soient
(une tâche instauratrice et non pas une tâche fondatrice).
L’archive est une microphysique du discours, non pas en termes
d’une harmonie discursive préétablie, mais en
vertu d’une nébuleuse énonciative qui foisonne
hic et nunc, donnant lieu à un système énonciatif
disséminé. Etant à la fois choses et événements
singuliers mis en jeu par l’archive, les énoncés
ne renvoient pas à la réalité muette des choses
ni à l’intériorité profonde des choses,
mais se situent à mi-chemin entre les mots et les choses.
L’archéologue met hors circuit ces deux derniers, pour
ne rendre compte que des énoncés qui circulent à
travers leur espace, se dispersent, se juxtaposent, s’opposent
et disparaissent. C’est une sorte de topologie énonciative
qui ne fait aucune référence à une typologie
hiérarchique. L’archive en est la couche discursive
(plutôt "discoursphérique") où peuvent
se situer et se localiser les énoncés par rapport
à d’autres multiplicités énonciatives,
formant un champ associé, donnant lieu une position neutre
pour être effectivement remplie par des individus différentes.
Mais, l’archive a une bordure dangereuse dans la mesure où
elle met en application un ensemble de règles à l’intérieur
duquel notre discours est possible. Elle lui donne ses modes d’apparition
et de disparition et ses formes d’existence et de coexistence.
Elle représente le champ même de notre dire et de notre
regard, en radicalisant notre altérité. Elle traduit
le problème que Foucault a abordé dans ses analyses
archéologiques : " Mon problème pourrait s’énoncer
ainsi : comment se fait-il qu’à une époque donnée
on puisse dire ceci et que jamais cela n’ait été
dit ? " (25). L’archive brise le miroir de notre discours
grâce auquel nous avons examiné nos pratiques dans
l’instant même où elles s’y manifestent.
L’instant de nos pratiques discursives se trouve, désormais,
fragmenté par le coup de marteau de l’archive qui brise
son unité et élargit son écart. Notre identité
est les éclats mêmes de cet instant qui nous dissipe
et nous disperse. Il reflète notre différence au sein
de laquelle nous agissons sans prétendre une origine oubliée
qu’il faut exhumer, ou un but jamais atteint auquel on parviendra.
Ni archè ni telos, on se trouve pris dans le jeu de la différence
et le labyrinthe de l’archive.
a.. Le jeu de la différence : pour une ontologie
historique de nous-mêmes.
1- Du pronostic au diagnostic : l’actualité du présent.
Etant le tissu de nos pratiques discursives, l’archive est,
selon l’archéologue, cette région à la
fois proche de nous, mais différente de notre actualité.
C’est la part de l’histoire face à la part de
l’actuel, la différence entre "ce que nous sommes
et cessons d’être" et "ce que nous sommes
en train de devenir" comme disait Gilles Deleuze (26). L’archéologue
place le diagnostic au premier plan pour toute analyse visant l’actualité
dans sa singularité. Pour bien élucider la part importante
du présent dans l’analyse des modes d’être
actuels des pratiques discursives, Foucault interprète le
fameux texte de Kant : was ist Aufklärung ? (Qu’est que
les Lumières ?). Il conçoit cet opuscule comme une
originalité sur la manière dont les sujets doivent
être traités et abordés philosophiquement. Il
s’agit d’un art de philosopher qui consiste à
traiter son époque dans tous les domaines qu’elle englobe.
Il est question du présent : " Qu’est-ce qui se
passe aujourd’hui ? Qu’est-ce qui se passe maintenant
? Et qu’est-ce que c’est que ce "maintenant"
à l’intérieur duquel nous sommes les uns et
les autres " (27). Ce présent que le penseur ou le philosophe
analyse et déchiffre ses signes les plus explicites est le
présent même auquel il appartient (la bordure de l’archive
qui nous entoure dont Foucault parle). Le penseur en est l’élément
et l’acteur, le sujet qui analyse et l’objet qui doit
être analysé : " bref, il me semble qu’on
voit apparaître dans le texte de Kant la question du présent
comme événement philosophique auquel appartient le
philosophe qui en parle " (28). Cette appartenance que le penseur
éprouve vis-à-vis de son présent, n’est
pas censée être une époque ou une tradition,
mais un certain "Nous" qui se rapporte à un ensemble
culturel caractéristique de son actualité qui lui
est propre. Sous ce biais, le philosophe assume la tâche d’une
problématisation d’une actualité. Ce type de
questionnement caractérise ce qu’on pourrait appeler
la modernité : " quelle est mon actualité ? Quel
est le sens de cette actualité ? Et qu’est-ce que je
fais lorsque je parle de cette actualité " (29).
Parler de l’actualité est, dans l’entreprise
kantienne, une tâche qui sert à problématiser
l’instant présent. À l’herméneutique
d’Augustin qui interroge le présent pour essayer de
déchiffrer en lui les signes d’un événement
prochain, d’où la puissance d’une distentio animi,
et à l’aurore d’un nouveau monde comme un tournant
décisif pour le présent chez Vico, Kant substitue
à ce pronostic téléologique, un diagnostic
qui porte sur la pure actualité, dépourvue de toute
finalité intérieure d’un processus historique.
Diagnostiquer, c’est diagnostiquer à partir des symptômes.
Le symptôme est la forme sous laquelle se présente
l’événement (comme la maladie d’ailleurs),
de tout ce qui est visible. La critique intervient comme un élément
crucial qui assure la minutie du décryptage de cette actualité
en étant une symptomatologie du présent. L’Aufklärung
détermine, en effet, la modernité de l’instant
présent que Foucault envisage comme une attitude, "
et par attitude, je veux dire un mode de relation à l’égard
de l’actualité " (30). Elle est plutôt ce
"Nous" auquel le philosophe fait partie et entretient
un rapport étroit avec son actualité. Il s’agit
pour Baudelaire d’une attitude qui permet de saisir ce qu’il
y a d’héroïque dans le moment présent.
Un processus d’héroïsation du présent qui
ne veut pas dire le conserver et le perpétuer, mais de saisir
l’éternité dans l’instant présent
et de se situer par rapport au jeu difficile entre la vérité
du réel et l’exercice de la liberté. Nous comprenons,
d’ores et déjà, le fameux Sapere aude kantien
qui donne le courage et la responsabilité de se servir de
son propre entendement sans l’instruction d’autrui.
C’est l’art de sortir de sa propre minorité et
se servir de son savoir au sein d’un jeu dangereux de la liberté.
a.. l’ethos philosophique comme mode d’être
actuel :
Cette attitude traduit l’Aufklärung comme un type d’interrogation
philosophique " qui problématise à la fois le
rapport au présent, le mode d’être historique
et la constitution de soi-même comme sujet autonome "
(31). Il consiste à mener une critique permanente de notre
être historique en traçant les bornes qui nous délimitent.
Ce qui nous est donné comme universel, nécessaire
et obligatoire doit être substitué par ce qui est singulier,
contingent et dû à des contraintes arbitraires. Il
s’agit, en somme, d’une critique pratique, qui ne doit
pas chercher les structures formelles qui ont une valeur universelle,
mais assumer une enquête (une tâche en quête de..)
historique à travers les événements qui nous
constituent comme des êtres historiques ayant un rapport avec
leur actualité sous forme de ce que nous faisons, pensons,
disons. Le paragraphe précédent le montre d’ailleurs
: il s’agit d’une tache philosophique à trois
repères : 1) problématisation du rapport au présent
; 2) problématisation du mode d’être historique
; 3) constitution de soi-même comme sujet autonome. Le rapport
au présent reflète l’ensemble culturel (le Nous)
auquel on se trouve soumis, le mode d’être historique
détermine la manière dont nous agissons au sein même
de ce présent et la constitution de soi-même essaie
de franchir sa sphère dans le but de déterminer le
partage entre la vérité du réel et l’exercice
de la liberté.
La critique de ce que nous disons, pensons et faisons, à
travers une ontologie historique de nous-mêmes, n’est
pas des prolégomènes à toute sciences future
qui se présenterait comme métaphysique ; elle est
" généalogique dans sa finalité et archéologique
dans sa méthode " (32). Archéologie, en ce sens
qu’elle traite les discours qui articulent ce que nous pensons,
disons et faisons, comme autant d’événements
historiques. Généalogie, en ce sens qu’elle
pense le jeu de la liberté en acte en se déplaçant
de "ce nous sommes et cessons d’être" pour
franchir les possibilités de "ce que nous sommes en
train de devenir" : " je caractériserai donc l’ethos
philosophique propre à l’ontologie critique de nous-mêmes
comme une preuve historico-pratique des limites que nous pouvons
franchir, et donc comme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes
en tant qu’êtres libres " (33).
L’ethos philosophique (34) doit rendre compte, non pas des
représentations des hommes, leur vision du monde et leur
théorie de la connaissance, mais ce qu’ils font et
la manière dont ils le font. Il doit ainsi rendre compte
des trois grands domaines : celui des rapports de maîtrise
sur les choses (le savoir), celui des rapports d’action sur
les autres (le pouvoir), celui des rapports à soi-même
(l’éthique) : " en d’autres termes, l’ontologie
historique de nous-mêmes a à répondre à
une série ouverte de question (...) comment nous sommes-nous
constitués comme sujets de notre savoir ; comment nous sommes-nous
constitués comme sujets qui exercent ou subissent des relations
de pouvoir ; comment nous sommes-nous constitués comme sujets
moraux de nos actions " (35).
L’ontologie historique de nous-mêmes est motivée
par une volonté acharnée qui se préoccupe de
son processus actuel dans la trame d’un devenir (ce que nous
devenons), et non pas dans l’affection d’un souvenir
(ce que nous cessons d’être). Le Nous auquel appartient
l’archéologue-généalogiste est l’espace
même de son diagnostic. C’est un champ complexe et dangereux
et un sol épineux dont il faut savoir où mettre les
pieds nus. Si l’archive nous délimite, c’est
qu’il y a effectivement un labeur patient qui donne forme
à l’impatience de la liberté. Cette tâche
cherche toujours à franchir les limites que nécessite
le travail de la critique. C’est pour cette raison que la
découverte d’un champ transcendantal coïncide
avec l’instauration de la finitude comme une bordure établissant
les limites de la connaissance. En effet, la mise en abîme
de l’aspect transcendantal par Foucault, qui s’est réveillé
de son sommeil anthropologique, et le surgissement du discours comme
une instance instauratrice de toutes les pratiques et les formes
du penser, du dire et du faire impliquent que la finitude occupe
une place fondamentale dont il s’agit de créer des
modes d’individuation au-delà d’un savoir prégnant
et d’un pouvoir régnant : " On dit ceci, on fait
cela : quel mode d’existence cela implique-t-il ? Parfois
un geste, un mot suffisent. Ce sont des styles de vie, toujours
impliqués, qui nous constituent comme tel ou tel " (36)
Les possibilités de franchir la sphère du présent
et la constellation de l’archive expriment une manière
de passer du nécessaire au possible, de l’existence
à l’expérience, de ce qui existe hors de nous
vers ce qui demeure en nous. En effet, il n’existe ici aucune
trace d’une origine voilée qu’on doit révéler,
ni l’ombre d’une restituo ad integrum qu’on a
la charge d’en extraire ; car, ce qui est vrai est vrai pour
nous, et le diagnostic vaut pour notre actualité. Rien ne
le montre qu’un passage de Le Gai savoir : " Si nous
établissons tout le nécessaire selon notre actuelle
manière de penser, nous n’avons rien prouvé
du "vrai en soi" et seulement le "vrai pour nous",
c’est-à-dire ce qui rend possible notre existence en
vertu de l’expérience - et ce processus est invétéré
à ce point que vouloir en convertir la pensée est
impossible. Tout a priori se situe là " (37). L’actualité
est le mode de ce qui est actuel, ce qui est en acte et non pas
en puissance. Ce paradoxe peut se résumer ainsi : l’actuel
n’est jamais lui, mais ce qui toujours "en-train-de",
puisqu’il échappe à tout commencement et puisqu’il
est en recul, en ce sens qu’il ne pourrait jamais être
contemporain de lui-même. Il se produit donc une sorte de
métamorphose perpétuelle qui, en demeurant aux confins
de l’actuel, donne lieu à d’autres possibilités
de dire et devoir autrement. Ainsi, ce qui demeure dans le champ
de Nous ne se réduit pas au présent, même s’il
est pris dans ses lois. Il ne cesse de se rapporter à lui-même
dans un renvoi perpétuellement réalisé, sous
forme d’un mode d’être qui le caractérise.
Ce danger est fort pressenti dans les écrits mêmes
de Foucault : " Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent
pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis
et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale
d’état-civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle
nous laisse libres quand il s’agit d’écrire "
(38). Dès lors, ce qui s’impose du dehors (l’archive,
le présent, la morale,..) trace toujours des limites insurmontables,
mais ce qui se donne du dedans (le diagnostic, le mode d’être,
l’éthique,..) comme règles facultatives, débouche
sur une surface libre et étendu. Ce qui nous délimite
ici, nous accorde le franchissement là-bas, " Cela veut
plutôt dire que, en découvrant les failles du système
dans lequel s’inscrit et se produit comme sujet, le sujet
s’ouvre du même coup un domaine d’intervention,
à l’intérieur du système et non hors
de lui, en gagnant la position à partir de laquelle une certaine
revendication de liberté prends une sens " (39).
Qu’il soit un art de penser autrement, un essai ou une expérience,
une création de concepts, un diagnostic de l’actualité
ou une symptomatologie du présent, l’ethos philosophique
comme exercice de soi sur soi (Foucault disait " une "ascèse",
un exercice de soi, dans la pensée " (40)) dans l’élément
de la liberté et à l’intérieur des jeux
du pouvoir et des enjeux du savoir, essaie toujours d’échapper
à la totalité et à la clôture du système.
Notes:
(1) M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard,
1989, p.168
(2) A. Lalande, Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie,
paris, PUF, 1992, p.74
(3) J-M. Muglioni et M. Crampe-Casnabet, "A priori",
in Encyclopédie philosophique universelle, les notions philosophiques,
Paris, PUF, 1990, pp.140-141.
(4) M. Dufrenne, La notion d’a priori, Paris, PUF, coll.
épiméthée, 1959, p.3
(5) E. Kant, Critique de la raison pure, in ? uvres philosophiques,
bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1980,
p.757
(6) Foucault, L’archéologie, idem., p.167
(7) Idem., p.168
(8) Idem., p.168
(9) Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1969, p.179
(10) Nous empruntons cette expression à Jean-Pierre Dupuy.
(11) Cf. Michel de Certeau, "L’opération historique",
in Faire de l’histoire, I- Nouveaux problèmes, sous
la direction de Jacques Le Goff et de Pierre Nora, Paris, Gallimard,
coll. folio/histoire, 1986, pp.19-68 ; cf. aussi Michel de Certeau
et Régine Robin, Entretiens, in Dialectiques, n°14, 1976,
pp.42-62
(12) Foucault, L’archéologie, p.17
(13) Foucault, "Réponse au Cercle d’Epistémologie",
in Cahiers pour l’Analyse. Généalogies des sciences,
n°9, été 1968, p.11
(14) Idem., p.11
(15) Foucault, l’archéologie, p.18
(16) Foucault, l’Ordre du discours, Gallimard, 1992, pp.54-55
(17) Foucault, l’archéologie, p.53
(18) Idem., p.61
(19) Idem., p.74
(20) Idem., p.83
(21) Cf. Foucault, Les mots et les choses, idem., pp.177-225
(22) Foucault, l’archéologie, p.92
(23) Foucault, Réponse au Cercle, idem., p.19
(24) Foucault, l’archéologie, p.171
(25) Foucault, Dits et écrits, textes établis par
François Ewald et Daniel Defert, tome I, Paris, Gallimard,
p.787
(26) G. Deleuze, "Qu’est-ce qu’un dispositif ?"
in Michel Foucault philosophe, Paris, 9, 10 et 11 janvier 1988,
des travaux/Seuil, éd. du Seuil, septembre 1989, pp.185-195
(27) Foucault, Cours inédit, Magazine littéraire,
n°207, mai 1984, p.35
(28) Idem., p.35
(29) Idem., p.36
(30) Foucault, Cours inédit (Qu’est-ce que les Lumières
?), Magazine littéraire, n°309, avril 1993, p.67
(31) Idem., p.69
(32) Ethos - subst. gr. Signifiant habitude, coutume, employé
par certain pour désigner la manière d’être
habituelle des personnes. Cf. Paul Foulquier, Dictionnaire de la
langue philosophique, Paris, PUF, 1992, p.238
(33) Foucault, Cours inédit, ML, n°309, idem., p.71
(34) Idem., pp.71-72
(35) Idem., p.73
(36) G. Deleuze, "La vie comme une œuvre d’art",
in Foucault vivant, Le Nouvel Observateur, aout-septembre 1986,
p.60
(37) F. Nietzsche, Le Gai savoir. Posthuma, trad. fr. de Klossowski,
Paris, Gallimard, p.348
(38) Foucault, l’archéologie, p.28
(39) P. Macherey, "Foucault : éthique et subjectivité",
in À quoi pensent les philosophes ? Autrement, série
mutation, n°102, novembre 1988, pp.94-95.
(40) Foucault, Histoire de la sexualité, t. II, L’Usage
des plaisirs, Paris, Gallimard, 1983, p.15
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