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PENSER LA SITUATION - Entretien avec Miguel Benasayag

Origine : http://revoltes.uing.net/1670/penser_la_situation_-_entretien_avec_miguel_benasayag.html?m_op=767-1670&m_is=1

X-Alta, n° 4, Social-sodomie, mai 2001, p. 99-108.

Bien que vos travaux ne soient pas directement liés à la question du multiculturalisme, nombre des problématiques qu’ils soulèvent sont proches de celles engendrées par ce phénomène. Trois ont notamment retenu notre attention : comment échapper au pouvoir de l’individu ? ; comment éviter de sombrer dans le constructivisme postmoderne à l’heure où hasard et incertitude ébranlent les conceptions déterministes du monde ? ; et enfin, comment vivre passionnément sans basculer dans les passions tristes dont parle Spinoza ? Pour chacune de ces problématiques, vous présentez un antidote libertaire à toute réponse liberticide, que vous nommez “ théorie de la situation ” ou pensée et assomption de la fragilité et de la quotidienneté de l’être (1). On pense alors aux théoriciens de l’École de Francfort, aux marxistes du sujet-objet, comme Adorno et sa dialectique négative (2) ou Karel Kosik et sa dialectique du concret (3). Pourtant, c’est plus chez Platon et Damascius que vous piochez pour construire cette théorie. Avant d’aller plus avant sur le problème du multiculturalisme, pourriez-vous nous préciser la genèse conceptuelle et le contenu de cette théorie de la situation ?

À mon avis, la problématique de l’individu est aujourd’hui centrale étant donné les problèmes énormes auxquels l’humanité est confrontée, qu’ils soient économiques, écologiques, de tout point de vue. Tout le monde se demande comment on peut responsabiliser les individus, créer du lien entre eux, faire pour qu’ils se sentent concernés par ce qui se passe. Je vois là plus qu’une aporie, vraiment une voie sans issue et un danger parce qu’on s’adresse à une entité qui est très particulière : l’individu. Ce que j’essaie de faire, c’est analyser, déconstruire l’individu, voir d’où vient cette entité et quel réel se cache derrière cette virtualité. J’oppose tout de suite personne à individu. La personne est ce que chacun de nous est en tant qu’immédiatement lié, c’est-à-dire que pour la personne, la question des liens est donnée : nous sommes liés ontologiquement. Alors que l’individu est cette construction lente et pénible de la séparation capitaliste dans laquelle chacun de nous va se sentir comme tout à fait délié, tout à fait séparé ; nous allons penser que nos liens sont optionnels, c’est-à-dire qu’on peut ou qu’on ne peut pas, de manière symétrique. Le propre de l’individu est de se dire : mais pourquoi ai-je dû naître à cette époque, mais pourquoi suis-je homme, mais pourquoi suis-je femme, ou pourquoi suis-je noir ou blanc ? L’individu est une entité qui se sent séparée du monde, des autres, et même de ses propres déterminations. De ce point de vue, l’individu est donc une pure virtualité qui est, comme le dit Marx dans Le Capital, la cheville ouvrière du capitalisme. C’est-à-dire qu’il faut bien déterritorialiser absolument les personnes pour que chacun de nous se sente tout à fait perdu et impuissant. L’individu est la figure de la tristesse, de la tristesse spinozienne, c’est-à-dire lorsqu’on est à un niveau minimum de puissance. Deleuze dit quelque chose de très drôle : “ La vie n’est pas quelque chose de personnel (4). ” Et bien justement, pour l’individu, la vie ne devient que personnelle. C’est-à-dire que plus on est impuissant, plus notre vie devient personnelle. Si la joie spinoziste est la communion, le communisme, la pensée de l’être dans le monde avec plus de puissance, plus de pouvoir d’être affecté, la tristesse de l’individu est le contraire : c’est l’optionnel. L’individu réagit comme une personne qui a une rage de dent : le monde devient cette dent, là où il a mal. Un exemple : il y a peu de temps, je lisais un bouquin qu’une copine anthropologue a écrit avec un chef vici (les Vici, c’est une tribu de la région du nord-ouest de chez nous, en Argentine) (5). Le chef parle d’un membre de la tribu et signale, avec commisération, que cet homme est un pauvre type. Il le voit souvent s’isoler pour manger tout seul et il ne comprend pas ce qui peut le faire tant souffrir pour qu’il garde le repas pour lui seul. Ainsi, pour une culture qui n’est pas une culture de l’individu, quelqu’un qui peut avoir l’idée de “ après moi le déluge, je me remplis la panse tout seul ”, c’est un pauvre type. Notre culture a pour idéal d’être un pauvre type !

Alors, la théorie de la situation est ce qui nous permet de nous penser, pour le dire en termes deleuziens, comme multiplicité parmi des multiplicités. C’est-à-dire que le moi, l’individu, n’est pas une pure illusion, comme le dirait le bouddhisme, mais ce n’est qu’une partie de la multiplicité.

Pour autant, lorsque vous parlez de situation, on pense aussi immédiatement au situationnisme. Or, la situation dont vous parlez semble échapper à la personne. Comment peut se faire le lien avec cet homme réel, historique, plongé dans un ensemble de situations qui ont toutes, selon vous, pour caractéristique d’être un “ procès sans sujet, ni objet (6) ” ?

C’est l’idée de concrescence, comme le dit Whitehead (7). Ce n’est pas tout à fait le situationnisme, parce que dans le situationnisme, il y avait cette idée très forte de sujet ou d’individu ; c’était très narcissique. Il y avait une préoccupation très forte pour être différent et supérieur aux autres. Pour moi, personne ne peut être différent ou supérieur aux autres. On ne peut pas parler de construire des situations. Les situations ne sont pas à construire par le sujet, elles sont ce qui est donné. La situation c’est là où, en mettant entre parenthèses la complétude, c’est-à-dire l’universel abstrait, nous existons dans l’universel concret. La question de la situation n’est pas de savoir quoi faire dans cette situation, mais d’être la situation. En ce sens, la question “ en quoi cela me regarde les désastres écologiques, en quoi cela me regarde les sans-papiers ? ”, est une fausse question. Parce que je suis la problématique de la situation. Dans la modernité, la liberté est domination. On est libre dans la mesure où l’on domine. On domine les autres, on domine son corps, on domine son époque, on domine son vieillissement, on domine ! Il y aurait une entité tout à fait abstraite, tout à fait virtuelle qui dominerait le réel. Dans la théorie de la situation, comme dans les cultures non modernes, la liberté signifie : assumer le destin. Mais le destin n’est pas la fatalité. Au contraire, le destin devient la fatalité dans la mesure où l’on essaie d’éviter le destin. Par exemple, il y avait un très bon film d’Ingmar Bergman qui s’appelait La Honte où un couple essaie de fuir la guerre, et bien sûr tout ce qu’ils rencontrent, dans l’île où ils vont se cacher, ce n’est pas la guerre mais le pire de la guerre. Chacun de nous, lorsqu’il essaie d’éviter son destin, tout ce qu’il peut faire, c’est rendre le destin fatalité. Parce que le destin est la situation, ce que nous sommes en tant que liés. Aujourd’hui, pour nous, notre problématique est bien : par où passe le dépassement du néo-libéralisme ? On ne peut pas être libre sans ce dépassement. On ne peut pas être libre en faisant autre chose. Chaque époque a sa problématique. Il y a un exemple tout bête, c’est celui des cathédrales. On ne peut plus faire des cathédrales comme au XIème siècle. Pourquoi ? Et bien parce que les cathédrales poussèrent comme ça… Et aujourd’hui on peut faire comme si, mais ce sera toujours comme si. Chaque époque est définie par une problématique et nous ne sommes pas libres. Arrêtons d’être libres… ! Nous participons à des devenirs de liberté dans la mesure où l’on travaille, comme des ouvriers à la chaîne, dans le sens de la liberté de l’époque. Aujourd’hui être libre, cela signifie vraiment se casser le cul pour penser le dépassement de la séparation du capitalisme mais pas seulement économique, parce que ça c’est un leurre. Comment peut-on dévoiler les liens —parce que les liens ne sont pas créés ? Comment peut-on créer des expériences collectives multiples et un réseau —parce que le collectif s’il ne se donne pas un réseau, est impuissant ? Je crois que la liberté est un défi situationnel. Mais les situations sont toutes intriquées, bien entendu.

Vous dites, dans vos travaux, qu’une société qui serait “ surcodée ”, comme la société capitaliste, tomberait d’elle-même (8). Il y a derrière ce principe sans doute une analyse très structuraliste mais aussi très idéaliste car, finalement, d’où vient cette situation ? C’est tout de même bien l’homme qui en est le constructeur, même si cela le dépasse dans le même temps puisque c’est une espèce de machinerie qui se passe de sa présence en tant qu’homme…

Absolument. Mais à la fois cela n’a pas beaucoup de sens de savoir si c’est l’homme ou si ce n’est pas l’homme. C’est la vie. Ce n’est pas structuraliste dans le sens où ces situations-là seraient des bêtes qui se développeraient toutes seules. Même si la notion de structure est très utile pour comprendre certaines choses qui se passent dans la situation. Mais ce n’est ni du structuralisme ni une philosophie du sujet. C’est ce spinozisme dans lequel les situations possèdent un sens, non pas téléologique, mais une asymétrie ontologique. C’est-à-dire que dans chaque situation, il y a grosso modo une tendance vers plus de vie et une tendance vers moins de vie. De ce point de vue-là, le capitalisme, aujourd’hui, est une tendance renforcée vers moins de vie. C’est-à-dire que l’on n’oppose pas au capitalisme un point de vue ou une idéologie : on oppose la vie au capitalisme. La vie foisonnante, avec des hypothèses différentes. De ce point de vue-là, je pense que toute solution globale contre le capitalisme est piégée parce que la globalité est capitaliste. Il faut être multiple, c’est-à-dire être des collectifs, des initiatives en réseau, mais multiples.

Pour bien vous cerner, une des solutions pour effectivement dépasser le capitalisme, ce serait donc de véritablement penser la situation dans l’ici et maintenant, la penser dans une volonté de perpétuer la vie beaucoup plus que de la figer dans la mort comme c’est le cas actuellement ?

Exactement. Par exemple, je dis que les chômeurs n’existent pas. Les chômeurs, c’est une catégorie sociologique. Face aux chômeurs, je ne peux être qu’impuissant. Ce qui existe, ce sont des gens concrets, dans mon quartier, dans mon boulot, qui vont rester au chômage. Si je pense par rapport aux gens, alors il y a quelque chose de réel qui arrive à enjamber cet étiquetage capitaliste. Le capitalisme c’est quand l’étiquette prend la place du réel. Effectivement, je peux créer un collectif avec dix chômeurs et il ne s’agit pas de “ petits ” ou de “ grands ”, il s’agit du multiple, il s’agit d’un réseau. Autre chose, il faut savoir que la seule révolution — malgré ce que pensent mes compatriotes latino-américains —, la seule révolution qui a vraiment triomphé dans le monde, c’est la Révolution française ; et elle est venue par le bas, pas par le haut. C’est-à-dire que c’est en construisant ici et maintenant des liens communistes, des liens de solidarité, que le capitalisme tombera. Mais on ne peut pas viser la chute de la globalité parce que la globalité est virtuelle. On est en train de se bagarrer avec quelque chose de virtuel et, de fait, on se condamne à l’impuissance. Chez nous, en Argentine, à chaque fois qu’il y a des Indiens ou des paysans qui occupent des terres, il y a toujours des malins pour leur dire : “ D’accord, tu occupes tant d’hectares mais que fais-tu de la dette extérieure et de la dette envers le FMI ? ” Or, à chaque fois qu’on évoque ces choses-là, en ayant l’air sérieux, on est des bouffons ! Parce que concrètement, la dette, c’est quelque chose qui n’existe nulle part, qui n’existe même pas ! À part dans un ordinateur… C’est une image virtuelle ! Par contre, des Indiens qui occupent des terres et qui vivent en se mettant en réseaux, avec d’autres réseaux alternatifs, et construisent le communisme ici et maintenant, ça, ça existe ! Ce qu’il faut, c’est effectivement enjamber cette impuissance. On vit une époque triste, dans laquelle les gens se sentent impuissants. Nous constatons tous combien les gens sont devenus velléitaires ces quinze, vingt dernières années. Avant, ils ne l’étaient pas. Avant, quand ils pensaient quelque chose, ils le faisaient. Maintenant, ils sont devenus velléitaires. Cela devrait nous mettre la puce à l’oreille ! Entre le prozac, la ritaline, l’alcool, etc., et les gens velléitaires ! C’est un fait politique : le fait politique que l’impuissance est là ! Les gens n’arrivent plus, noyés sous la virtualité, noyés sous des informations virtuelles, le monde, l’économie, le chômage, l’intoxication à la dioxine, etc. Ils sont noyés sous des informations sur lesquelles ils n’ont aucune prise. C’est virtuel dans le sens le plus pur. Effectivement, les gens voudraient bien et ils veulent tous bien, mais ils ne voient pas de quel côté il y a quelque chose de tangible.

En fait, on rejoint le problème dont parle Hegel, de la pensée abstraite et de l’homme abstrait. Le multiculturalisme semble aller dans le sens de ces abstractions : il va y avoir le Black, le Blanc, le Beur, des entités très abstraites où l’on ne sait plus quelle situation concrète mettre derrière. Pourriez-vous nous dire ce que vous entendez par multiculturalisme ? À quels repères, à quelles lignes directrices, rattachez-vous ce phénomène ?

J’en ai entendu parler effectivement, et il est vrai que cela pose un problème parce qu’on ne sait pas très bien de quoi on parle tant il y a de définitions. Mais ma première réaction sur le multiculturalisme serait de dire qu’il s’agit d’un étiquetage capitalistique, d’un étiquetage de la société de séparation. Je crois que le découpage des problématiques ne correspond jamais aux étiquettes. Spinoza écrit dans l’Éthique : “ Personne […] n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le Corps (9). ” Cela veut dire quoi ? Quand on définit ce qu’un corps peut, ce que l’on va définir c’est l’impuissance et non pas la puissance. Un exemple : quand je dis que lui est médecin, je ne suis pas en train de définir sa puissance, je définis tout ce qu’il n’est pas. Dans le multiculturalisme, je vois plutôt un mouvement d’étiquetage et d’impuissance car une fois que je dis ce que quelqu’un est, je ne définis pas une puissance mais je définis tout ce qu’il n’est pas. Je crois que l’éthique ne veut pas que l’on sache ce que le corps peut et ce que sont les Blacks, les Blancs, les Beurs. Ce sont des absurdités qui plongent les gens dans l’impuissance et qui, vraiment, plongent notre monde dans la virtualité ! Dans une situation où il y a des gens avec des multiplicités différentes, ce n’est pas du tout forcé que quelqu’un qui soit black parle en tant que Black, et encore heureux ! Dès que l’on commence à savoir ce qu’un corps peut, quand on commence à distribuer des droits, on est tout de suite dans l’impuissance gestionnaire.

Pourtant, c’est effectivement ce que proposent des communautariens comme Michael Walzer (10) ou Michael Sandel (11) qui eux, quand vous dites qu’il faut sortir du pouvoir de l’individu, proposent de faire droit aux particularismes des communautés. Est-ce là où il y a cet écueil de la séparation, puis étiquetage et finalement retour vers l’arrière plutôt que création d’un nouveau et de quelque chose qui n’existe pas encore ?

Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’individu n’est pas chacun de nous en tant que mammifère. L’individu est le nom d’un pouvoir : un pouvoir économique, politique, un mode politique. C’est pour cela que lorsqu’on dit qu’il faut protéger l’individu du pouvoir, c’est une blague ! L’individu est le pouvoir ! Il faut se protéger du pouvoir de l’individu… Même quand on oppose individu et masse : l’individu est la masse. Parce que ces temps-ci, aucune culture qui ne soit pas une culture de l’individu, n’est un phénomène de masse. Le phénomène de masse nécessite du saucissonnement, de la sérialisation, pour que des individus qui se vivent comme seuls et isolés puissent s’identifier à une idée, à une secte ou à un gourou, peu importe, et c’est là que l’individu est une forme de pouvoir. Alors, que l’on organise la société de l’individu par sectes ou par cultures ou encore par ethnies, on est toujours en train de remanier la société de l’individu. Les gens qui font cela renforcent la société de l’individu. Ils proposent aux individus une notification différente. C’est ce qu’il ne faut pas faire. Il faut au contraire éclater ce pouvoir et s’y attaquer parce que même dans un groupe psychopathologique, c’est-à-dire un groupe de la souffrance existentielle concrète, il peut y avoir des gens, des militants honnêtement très inquiets pour dépasser le capitalisme. Le capitalisme, c’est l’impuissance extrêmement concrète dans laquelle nous vivons, c’est la tristesse quotidienne. La question ne devrait pas être : “ Qu’est-ce que t’en as à faire, toi ? ” Parce que s’il est une chose dont il faut se préoccuper, c’est de lutter contre ce devenir personnel de la vie. La vie n’est pas quelque chose de personnel, elle ne peut être personnelle que lorsqu’on est vraiment dans l’impuissance.

Cela rejoint ce que vous dites lorsque vous citez Plotin qui propose dans les Ennéades : “ Il n’y a pas un point où l’on puisse fixer ses propres limites de manière à dire, jusqu’ici c’est moi (12). ” Finalement, le multiculturalisme n’est-il pas le mythe de l’individu puisque celui-ci doit se retrouver dans une communauté, avec un intérieur et un extérieur ?

Dans ce passage de Plotin, on retrouve bien le thème éthique de Spinoza. Lorsqu’on dit ce qu’un corps peut, quand on dit à quelle culture appartient quelqu’un, là, c’est l’impuissance. Cela rejoint ce que dit Simone de Beauvoir quand elle précise : “ On ne naît pas femme, on le devient (13). ” Aucun mammifère ne naît femme. Certes, dans une multiplicité infinie, il y a de la femmelité. Mais de là à ce qu’un des éléments de l’être soit gamète femelle, fasse devenir femme, alors là il y a étiquetage. Il y a donc l’impuissance et l’aliénation. Pour moi, ce n’est vraiment pas une question d’opinion : je reste convaincu plus que jamais que c’est ça la vraie barbarie. On ne peut pas convaincre un individu que son intérêt soit d’être solidaire parce que le seul intérêt de l’individu, c’est : “ Après moi, le déluge. ” L’individu arrive à aimer son enfant, sa femme ou son mari à peine, ses parents plus ou moins, et cet amour est sous une condition très individualiste : la projection. Si je ne me sens pas assez projeté narcissiquement dans mon enfant, les “ psys ” sont là pour m’expliquer que je n’ai pas à m’ennuyer avec des relations pathologiques ou névrotiques. Un exemple : j’ai eu un patient qui est une vedette, qui a beaucoup de succès, pour qui la vie va très bien. Il a un frère qui a un grave problème d’alcoolisme. En général, que fait le “ psy ” ? Il travaille, travaille, travaille jusqu’à dire : tu crois aider ton frère mais en fait, celui-ci te fait trop suer ! S’il peut trouver dans l’enfance un souvenir où le frère l’a ennuyé, c’est génial, comme ça, on peut casser les liens ! Mais quand bien même l’on peut trouver ce souvenir, cet homme-là ne sera libre que dans la mesure où il aide son frère ! Les liens sont ontologiques : on ne peut avoir envie ou pas d’assumer les liens, car les liens sont le désir. On peut avoir envie ou non d’assumer son désir, mais le désir n’est pas tous azimuts. Ce n’est pas : je désire aider mon frère ou je ne désire pas l’aider. Il y a quelque chose de très fort dans cet individu absolument couillon qui n’est même pas capable d’aimer ! Dans l’amour de l’individu, chacun doit y trouver son compte.

Cela rejoint la métaphore que vous employez souvent : celle de l’île comme pli de la mer. C’est-à-dire que la mer recouvre l’île tellement cette dernière a envie de rester toute seule. N’est-ce pas symptomatique de la situation dans laquelle nous sommes actuellement et de ce que proposent les grands chantres démocratistes du multiculturalisme ?

Tout à fait. La psychanalyse et la psychologie vont beaucoup dans ce sens-là parce que l’on n’arrête pas de dire aux gens qu’ils croient pleurer pour le Kosovo, qu’ils croient pleurer pour l’écologie mais qu’en fait ils pleurent parce que maman-papa, etc. C’est fou la perte de culture ! Ce que je dis là, c’est L’Anti-Œdipe (14). Deleuze et Guattari vont dire que l’on ne délire pas avec papa-maman, on délire avec des tribus nomades, on délire avec le monde, etc. L’individu est un personnage très dangereux car il est dans le fond très barbare. C’est notre civilisation qui la première a produit des gens si ignares ! On dit que c’est une civilisation scientifique… Ce n’est pas vrai : 90 % des gens ne savent absolument pas ce qui se passe entre le moment où ils appuient sur le bouton et lorsque la chose arrive. C’est une culture où l’on ne possède pas la technique : nous sommes possédés par la technique. Et dans cette ignorance, on se sent tellement étranger au monde dans lequel on vit que la violence dont nous sommes capables est une violence très dangereuse envers un monde qui nous paraît être comme un décor.

Justement, en parlant de ces problèmes scientifiques, nous voudrions aborder la question du constructivisme postmoderne. L’idéologie de la complexité structurale du monde fait dire aux postmodernes qu’il nous est impossible d’avoir une intelligence suffisante d’une situation, donc de prendre position. Tout est alors question d’opinions, de récits. Ainsi, le souci des hommes devrait se limiter à la gestion des hommes. Le multiculturalisme, tel qu’il s’exprime aux états-Unis avec les gender studies (15), ou en Europe avec la charte des langues régionales, le PACS, la loi sur la parité, etc., n’illustre-t-il pas ce principe de gestion de l’homme par l’homme ?

Je crois qu’il y a une différence énorme, par exemple, entre la loi concernant l’avortement, la loi Weil, et la loi sur le PACS. Parce que les lois en tant que représentation d’un mouvement vivant de la société, soit sanctionnent ce qui existe à la base, soit, face à une existence totale de la base, gèrent des vides de désir. Maintenant, au niveau des lois c’est terrible car il y en a qui obligent, par exemple, des parents à aider leurs enfants ! La loi aujourd’hui ne reflète plus le mouvement vivant de la société. Elle gère parce qu’on se rend compte que ce serait mieux par rapport à un lobby, par rapport à un groupe de pression, par rapport à des critères tout à fait gestionnaires.

La pensée postmoderne déclare la fin des idéologies, le début d’une ère où tout homme ne serait plus privé du sens de la situation. Sur ce terreau fleurit le relativisme culturel : ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît. Dès lors, tout réside dans le pacte social entre individus libres et différents. Que pensez-vous de cette tendance démocratiste typiquement postmoderne qui met au placard un concept central : la réification ?

En fait, ce qui se passe, c’est la chute du mythe du progrès. La chute de ce mythe-là est aussi la perte du sens parce que le sens était jusque-là incorporé en tant que sens téléologique. Il y a une espèce de pseudo-démocratisme car tout se passe comme si, tout à coup, la question du sens n’étant plus donnée, elle reviendrait à chacun de nous comme une petite question du sens individuel. Voilà une époque sans sujet de l’histoire mais une époque remplie de subjectivisme ! C’est impossible car on ne peut pas prétendre que la question du sens soit une question individuelle. Chacun son sens, c’est la barbarie ! Par rapport à la réification, dans le sens le plus strict, c’est la possession, ce que vaut chacun de nous en tant que marchandise.

L’idéologie postmoderne — son constructivisme — et l’idéologie multiculturaliste — son relativisme culturel — semblent présenter une fausse identité sujet-objet où le sujet dissout l’objet. C’est sans doute en cela qu’elles se rejoignent. Mais c’est aussi en masquant l’identité satanique du sujet absorbé par l’objet, caractéristique de nos sociétés administrées, qu’elles ont un tel impact pour voiler les dominations dans nos sociétés capitalistes. Qu’en pensez-vous ?

C’est angoissant, par exemple, avec la chose technique. On se demande si la technique est pour ou contre l’humanité. La technique est une combinatoire tout à fait autonome qui, en se servant de techniciens scientifiques, pose le problème technique qui se reçoit en termes techniques. Dans ce sens-là, il y a effectivement une réification de la vie des gens parce que, faute de pouvoir se poser la question du sens, ils sont dépendants d’un sens qui n’est même pas inhumain mais a-humain, qui est le sens de ce développement de la combinatoire technique.

Dans le même temps se crée aussi la pensée que dénonçait Adorno quand il parlait de “ jargon de l’authenticité (16) ”. On est dans un moment où l’on parle beaucoup d’authenticité. C’est-à-dire que là où il n’existerait plus d’en-soi, chaque pour-soi serait amené à essayer de trouver son authenticité. La volonté d’authenticité n’est-elle pas la caractéristique de la pensée multiculturaliste tout autant que de la pensée postmoderne ?

Adorno parle de jargon de l’authenticité en faisant référence à Heidegger. J’ai beaucoup étudié Heidegger et ses textes sont magnifiques. Mais quand même, je trouve que son être pour la mort c’est comme Le Roi se meurt d’Eugène Ionesco : chacun de nous, roi de l’univers et centre de l’univers, considère comme une catastrophe inadmissible le “ comment “JE” va mourir ? ”. Parce que c’est JE le centre de l’univers. Dans ce sens-là, les gens cherchent effectivement au plus profond d’eux-mêmes une vérité. Le problème est que ce plus profond d’eux-mêmes se résume la plupart du temps, comme peut-être toujours, par ce que Deleuze appelle “ les sales petits secrets ”. Il suffit de voir lorsque les gens tombent amoureux ou en amitié : la première chose qu’ils vont donner comme offrande à l’autre, ce sont quelques sales petits secrets personnels du type : “ Quand j’étais petit, j’ai souffert ; quand j’étais petit(e), on m’a violé(e) ”. Car on cherche dans cette chaîne de faits une espèce de vérité qui ne peut que se dérober. Les causes de souffrance deviennent gages d’authenticité. Je travaille un peu avec un moine français qui se nomme Matthieu Ricart. Nous discutons tous les deux. Il est bouddhiste et je trouve que dans le bouddhisme il y a, comme dans le taoïsme, des choses très intéressantes ; je ne suis pas un philosophe français qui a l’aisance de rejeter cela d’emblée, je pense que dans le bouddhisme et dans le taoïsme, comme chez les Chiens, les cyniques, il y a quand même quelque chose avec lequel je suis tout à fait d’accord : la pratique. C’est une pensée qui ne peut pas se séparer de la pratique. Il y a donc chez ces gens-là une critique de l’individu et du moi. Le problème est qu’en Occident, les gens cherchent dans ces courants-là une authenticité intérieure. Ce moi qu’il faut dévoiler ou diluer, comme diraient les bouddhistes, ce moi, en Occident, a pris une forme matérielle : c’est le capitalisme. Les banques, l’armée, la police, les usines, la prison ! Alors, quand les gens parlent d’authenticité et qu’ils tendent vers un délire mystique, il faudrait tout bêtement leur donner une réponse mystique. C’est-à-dire que d’un point de vue mystique, et bien ils se trompent ! Si l’on veut faire éclater le moi, il faut l’éclater là où il est. Le moi, aujourd’hui, est un système matériel. Si j’étais un Tibétain et que je me mettais soudain à me prendre pour une personne, je pourrais méditer et dépasser mon erreur. Si je suis un Occidental, et que je me prends pour un individu, ce qu’il faut que je fasse c’est lutter contre le capitalisme. Ce que je vois donc dans toutes ces recherches d’authenticité, c’est beaucoup de branlette ! Surtout que même du point de vue de leur appareillage théorique, ils se trompent.

C’est vraiment la pensée trans-situationnelle : on ne pense plus le présent et on essaie tant bien que mal de se raccrocher à quelque chose qui, si possible, ne nous broierait pas trop…

C’est ce que je disais à Ricart quand je trouvais qu’il ne se rendait pas compte de ce que cela représentait que de faire méditer des gens tout à fait droitiers qui vivent très bien du capitalisme. Je crois qu’il faut attaquer et dévoiler cela, sans dire que ce sont des réactionnaires mais que du point de vue de leur appareillage théorique, ils se trompent. Il n’y a pas d’authenticité dans l’individu parce que l’individu n’est pas chacun de nous, l’individu est le capitalisme. Que l’on réclame plus d’authenticité dans sa vie, d’accord. C’est même très bien de passer de la survie à la vie. Ce passage-là est d’ailleurs un passage profondément anti-capitaliste.

Le multiculturalisme pose le problème de la reconnaissance inter-individuelle par ce que chacun a de fondamentalement différent (la femme, le Beur, l’homosexuel, l’ouvrier, etc.). Or, cette reconnaissance n’est possible que par le truchement d’une première étape nécessaire, à savoir la reconnaissance “ intra-individuelle ”. L’homme doit se reconnaître, devenir ce qu’il est, pour que ses pairs le reconnaissent en tant que tel. N’a-t-on pas ici affaire à ce type de pensée mystique, à ce type d’ascèse qui présuppose le Troisième Œil et qui induit ce que vous appelez “ la lumière qui nous illumine ” plutôt que “ la lumière qui illumine le monde (17) ” ?

Je crois que tout cela est condamné parce que cela reste comme une espèce de poche, de pochette de l’individu. C’est comme l’inconscient : la découverte géniale de l’inconscient dit que nous sommes maîtrisés par des surdéterminations. Mais nous avons fait de l’inconscient une espèce de poche derrière la tête et donc, on a réindividualisé tout cela. La production intellectuelle du capitalisme est très puissante car à chaque fois qu’on montre que l’individu est surdéterminé, on va réintroduire ces surdéterminations dans l’individu comme dans une pochette. Effectivement, ce dont il s’agit, ce n’est pas de se reconnaître ou reconnaître l’autre, mais d’oser une multiplicité dans laquelle la question n’est pas “ qui suis-je ? ”, mais : “ Qu’est-ce que nous devenons ? ” ; “ De quel côté la situation devient ? ” La question n’est pas de savoir si je suis libre, parce qu’à partir du moment où je me pose cette question, je ne le suis plus. La question est : “ Dans quel devenir de libération sommes-nous ? ” “ Qui suis-je ? ” est vraiment une question absolument piégée.

Les guerres inter-ethniques dont se nourrit le capitalisme sont symptomatiques de l’impuissance des hommes face à l’histoire. C’est là où se montrent les passions tristes les plus morbides. Quand des technocrates construisent dans le même temps l’Europe en ayant la phobie d’y perdre leur âme nationale et culturelle (18), n’est-on pas en droit de s’inquiéter de la prolifération de ce type de guerre entre “ moi ” réincarnés dans leur drapeau, leur fanion, leur emblème ?

Je fais la différence entre gestion et politique : la gestion s’occupe du pouvoir, de la complexité, et la politique s’occupe de ce qui se passe à la base, c’est la puissance. Il y a eu des guerres qui étaient des guerres politiques, mais aujourd’hui toutes les guerres sont des guerres de gestion. Ce qui se passe au Kosovo, en Yougoslavie, etc., nous ne pouvons le comprendre que comme des situations de dépolitisation totale. C’est une pure gestion où il n’y a pas de sens ; il n’y a pas un côté par lequel la politique passe. Ce sont des situations totalement dépolitisées dans le sens où la politique et la puissance sont absentes. Ce sont des situations où se montre l’impuissance totale, dans lesquelles, à force de jouer aux sorciers, on arrive à identifier des communautés entières avec des étiquettes tout à fait vides ; et plus il y a d’étiquettes, plus on est dans la barbarie. Dans ce sens-là, je pense par exemple que les massacres au Rwanda sont des massacres bien européens. Les cultures non-modernes ne sont absolument pas des cultures du bon sauvage. Mais ce sont des cultures qui, de par le lien avec le milieu, génèrent une autorégulation de la violence. La violence démesurée est la violence dans laquelle seule la société de l’individu peut tomber parce qu’il n’y a plus d’autorégulation de cette violence. Dans les guerres écologiques ou économiques, il n’y a pas d’autorégulation.

Pour nombre d’auteurs sensibles à la philosophie politique des multiculturalistes, tel Alain Touraine en France, l’enjeu central de la vie publique est celui de la démocratie culturelle. Pour ces partisans d’une forme de social-démocratie libérale, la revendication de ces droits culturels permet le surgissement d’acteurs nouveaux. Les exemples les plus souvent cités sont ceux de la lutte des femmes, des Beurs, des sans-papiers, etc., qui s’intéresseraient moins à changer la société qu’à faire reconnaître publiquement leurs particularités. Que pensez-vous de ces acteurs sociaux autonomes dont il s’agirait de favoriser la communication inter-culturelle ?

Touraine est devenu depuis un bon bout de temps l’idéologue de l’individualisme et du libéralisme. Il y a un problème parce qu’on a trop abusé du néo-libéralisme. Il y a un tour de passe-passe par lequel les gens critiquent le néo-libéralisme pour mieux justifier et ne pas attaquer le capitalisme. Le néo-libéralisme est un avatar du capitalisme mais ce n’est pas identique. C’est un peu comme dans la théorie des excès : les militaires ont commis des excès, et avec ces excès on justifie les structures. Le néo-libéralisme a, dans le fantasme général, le rôle de l’excès, de l’inévitable du capitalisme. Il faut dire non : le néo-libéralisme n’est qu’un pli du capitalisme. Sortir du libéralisme pour mieux rentrer dans le capitalisme est le sens intellectuel choisi par ces mêmes intellectuels.

Touraine fait effectivement partie des défenseurs de la flexibilité du travail, des emplois Mac-Do, de la culture d’entreprise à l’école, etc. (19).

C’est là où l’on voit la stratégie de mieux attaquer le néo-libéralisme pour mieux défendre le capitalisme. Je crois que Daniel Cohn-Bendit en est un bon exemple. On attaque les excès du néo-libéralisme, c’est tout. En Argentine j’ai participé à la formation d’un réseau alternatif dans lequel on trouve des Indiens sans-terres, une centrale syndicale classique, sans doute des groupes contre les expulsions en Belgique. Mais on a fait attention de ne pas se laisser tenter par la tendance du politiquement correct. Il faut revenir à l’idée d’une union contre le capitalisme, sinon on va se trouver avec des remaniements capitalistiques qui l’arrangeront très bien.

Dans cette lignée, attaquer le capitalisme c’est attaquer de plein fouet le sport et l’idéologie sportive. On retrouve dans le sport actuel, et notamment lors de la Coupe du monde 98, une tendance multiculturaliste avec le fameux “ Black-Blanc-Beur ”. Que pensez-vous de cet engouement, souligné par de nombreux intellectuels, pour une France enfin colorée, réunifiée avec ses différences et ses égalités ?

Je faisais partie avec Jean-Marie Brohm des parias qui ont osé gâcher la fête. Je pense avec Guy Debord — il faut suivre ce que dit Foucault, la “ boite à outils ”, par rapport au concept, c’est-à-dire que si quelque chose de Debord nous sert, utilisons Debord — que la société du spectacle unit les séparés mais les unit en tant que séparés (20). C’est cela la fête du “ Black-Blanc-Beur ” : c’est vraiment le capitalisme en plein. Parce que le capitalisme va unir ce qu’il a séparé, mais il unit en cristallisant les séparations. C’est le contraire d’une multiplicité en fusion, en situation, vraiment un communisme ou une solidarité. C’est vraiment l’exemple typique du capitalisme et c’est quand même tristissime que tous les gens s’y soient adonnés. C’est vrai que les passions tristes et les époques obscures comme la nôtre ne sont pas sans fêtes, mais ce sont des fêtes tristes, ce sont des fêtes de hyènes. C’est un mot qui plaît à Jean-Marie Brohm ! C’est le rire de la hyène : la hyène bouffe une fois par an et puis quoi ? De la merde ! Et nous, comme des hyènes, on rigole parce que le capitalisme nous montre que nous sommes séparés, que nous le sommes définitivement, et il nous unit, mais en tant que séparés. Si nous créons dorénavant du multiple et du collectif, il faut savoir que ce collectif doit enjamber la séparation. Le capitalisme n’est pas le néo-libéralisme mais le capitalisme est la séparation. C’est-à-dire que ce n’est pas simplement la séparation de l’ouvrier et de son produit, c’est toute une série de séparations. C’est le régime de la séparation créant un monde virtuel qui prend la place du monde réel. De ce point de vue-là, il faut faire attention à cette nouvelle radicalité que nous voyons fleurir partout, parce que toutes les initiatives ne sont pas un dévoilement et un renforcement des liens. Il y a des organisations non gouvernementales qui ne sont pas radicales. Le point de radicalité est là : est-ce qu’on est unit en tant que séparés ou est-ce qu’on enjambe la séparation ? Enjamber la séparation, cela signifie vivre dans des pratiques autres. Non pas, en tant qu’entité, faire quelque chose avec l’autre, mais vraiment assumer la situation. Par exemple, non pas être solidaire avec les sans-papiers, mais assumer notre problème des sans-papiers. Un autre exemple, celui de la France de 1939-1945. Le problème des Juifs n’était absolument pas le problème des Juifs ! Le problème des Juifs, c’était plutôt : est-ce que la France est une merde ou non ? En l’occurrence, la France était majoritairement une merde ! Dans ces situations, il y a des victimes directes, des victimes moins directes, d’autres qui jouissent de la situation, mais une situation, globalement, va vers la merde ou vers la vie. De ce point de vue-là, une situation n’est pas un moment où l’on se positionne en tant qu’individu.

Pour revenir sur la Coupe du monde, on a vu le cortège des intellectuels magnifier qui le “ coït extatique (21) ”, qui le “ lyrisme des foules (22) ”, etc. Pensez-vous que ce moment était un moment où l’engagement contre la Coupe était impossible ?

Il y a des époques et des moments plus obscurs que d’autres. Je pense que le moment de la Coupe du monde en France était un moment plus obscur que d’autres. Dans les moments obscurs, il faut faire mais il faut savoir où faire. Il ne sert à rien de s’attaquer à ce qu’on ne peut pas vaincre. Mon seul problème doit être : qu’est-ce que je peux, dans une situation donnée, développer comme puissance ? Ce que je ne peux pas faire, il vaut mieux l’oublier comme disaient les stoïciens ! À un moment donné, nous avons essayé, vous, Jean-Marie Brohm, comme d’autres, de nous opposer, de faire un petit barrage, mais il y a des moments où la meilleure chose à faire est de conserver ses propres forces. Il est toujours possible de s’engager et il faut s’engager dans une situation ; mais parfois l’engagement est petit, très minoritaire. Certes, ce n’est pas parce qu’il est minoritaire qu’il n’est pas. C’est là où souvent il faut surtout tenir. C’est quand nous sommes moins nombreux que nous sommes plus importants. Après, quand on est dans un moment plus lumineux, on peut se reposer, à la limite. Il y a une contradiction parce que dans les moments obscurs on se plaint de son impuissance, alors que c’est là où l’on est le plus puissant. C’est là où nous pouvons faire le plus parce que nous sommes tellement peu nombreux, tellement isolés, que c’est là où l’on peut avoir de l’impact. Dans les moments lumineux, par contre, on peut se permettre d’être moins puissant.

Lorsqu’au mois de juin 1998 vous co-signiez un texte pourfendant le spectacle de la Coupe du monde, vous affirmiez en conclusion : “ Le danger que fait courir un événement à peine maîtrisé est trop grand pour une démocratie fragile comme la nôtre. Et nos moyens pour le faire savoir sont réduits. D’autres voix voudront-elles s’élever pour prendre note (23) ? ” Or, depuis décembre 1997, le COBOF (24) existait et vous avait transmis une brochure et une pétition dénonçant cette Coupe dans des termes à peu près similaires aux vôtres. Le COBOF ne pouvait-il pas être compris comme une voix pour prendre date ? N’était-il pas assez élevé pour que vous décidiez de lui apporter votre soutien ?

Je l’ai vécu comme un panier de crabe autour du COBOF. Je croyais que l’on irait tous vers le COBOF, dans cette unité, parce qu’il ne fallait pas laisser passer cela sans parler. Mais je me suis heurté à un des éléments de la tristesse qui correspond au fait que, même chez des militants, souvent la vie devient très personnelle et des problèmes personnels prennent la place de la vie. Je crois que c’était cela. Il ne faut pas chercher à lire notre incapacité à vous rejoindre, ou à faire une action plus puissante. J’ai senti que là c’était très compliqué pour des problèmes, malheureusement, d’impuissance. Car à chaque fois qu’il y a problème personnel, il faut le traduire par un problème d’impuissance.

Notes

(1) Miguel Benasayag, Le Mythe de l’individu, Paris, La Découverte, 1998, p. 32.

(2) Cf. Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 1992.

(3) Cf. Karel Kosik, La Dialectique du concret, Paris, Éditions de la Passion, 1989.

(4) Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Les éditions de Minuit, 1980.

(5) Mercèdès Cravero, Les Vici, Buenos Aires, éditions Eudeba.

(6) Miguel Benasayag, Le Mythe de l’individu, op. cit., p. 98.

(7) “ La “concrescence” est le procès par lequel l’univers, avec sa pluralité de choses, acquiert une unité individuelle propre. Celle-ci s’obtient en reléguant chacun des éléments de la pluralité à un rôle subordonné dans la constitution de l’unité nouvelle. ” Alfred North Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, Paris, Gallimard, 1995, p. 344.

(8) Miguel Benasayag, Le Mythe de l’individu, op. cit., p. 125.

(9) Baruch de Spinoza, Éthique, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 137.

(10) Cf. Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, 1997 ; Pluralisme et Démocratie, Paris, Éditions Esprit, 1997.

(11) Cf. Michael J. Sandel, Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

(12) Plotin, Énnéades, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 93.

(13) “ La femme n’est pas une réalité figée, mais un devenir ; c’est dans son devenir qu’il faudrait la confronter à l’homme. ” Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, “ Les faits et les mythes ”, Paris, Gallimard, 1988, p. 73.

(14) Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Les éditions de Minuit, 1995.

(15) Les gender studies ou cultural studies permettent aux étudiants de certaines universités américaines de choisir un cursus qu’ils jugent conforme à leur appartenance culturelle ou à leur orientation sexuelle.

(16) Cf. Theodor W. Adorno, Jargon de l’authenticité, Paris, Payot, 1989.

(17) Miguel Benasayag, Herman Akdag et Claude Secroun, Peut-on penser le monde ? Hasard et incertitude, Paris, Éditions du Félin, 1997, p. 105.

(18) Dans un article laissé au journal Le Monde le 1er juin 1999, Claude Allègre et Pierre Moscovici commentent la mise en place d’une Europe des cultures et apportent des motifs convaincants pour cette construction : “ La seconde raison est plus profonde encore : c’est la défense de notre âme, de notre identité. ”

(19) Cf. Alain Touraine, Comment sortir du libéralisme ?, Paris, Fayard, 1999.

(20) “ Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé. ” Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p. 30.

(21) Cf. Edgar Morin, “ Une extase historique ”, Libération, 20 juillet 1998.

(22) Expression maintes fois prononcée par Alain Finkielkraut lors de divers soliloques footballistiques à la radio.

(23) Cf. Jacques Ardoino, Miguel Benasayag, Jean Chesneaux, Georges Labica, Marc Perelman et Jean Ziegler, “ Les stades de la honte ”, Le Monde, 12 juin 1998.

(24) Cf. “ Déclaration du Comité pour l’organisation du boycott de la Coupe du monde de football en France (COBOF) ”, X-Alta, n° 1, “ La tentation du bonheur sportif ”, janvier 1999, p. 85 sq.