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Origine : http://www.conflitssansviolence.fr/lire.php?rub=LUPOURVOUS&cahier=1&art=44
Le documentaire « Le Jeu de la mort », présenté
récemment sur France 2 et qui reprend l’expérience
de Stanley Milgram sur la torture, peut donner lieu à de
mauvaises interprétations si elles restent concentrées
sur la télévision.
C’est le point de vue de Miguel Benasayag pour qui «
on ne nait pas bourreau ou résistant, on le devient ; ce
« Jeu de la mort » devrait nous faire réfléchir
à la face cachée de nos sociétés en
temps de paix. Chaque jour, des processus sont à l’œuvre
qui peuvent nous inciter à aller un peu plus du côté
de la passivité ou du côté du libre arbitre
» :
Le documentaire « Le jeu de la mort » diffusé
mercredi 17 mars sur France 2 est remarquable à plusieurs
titres (1). En reprenant les travaux de Stanley Milgram, qui avait
réalisé entre 1960 et 1963 cette même expérience
dans le cadre non pas d’un jeu télévisé
mais d’une démarche scientifique, il nous permet tout
d’abord de constater l’apparition d’un nouveau
poste d’autorité.
Dans l’expérience de Milgram, les participants suivaient
les instructions du scientifique, entre les mains duquel ils plaçaient
leur confiance et leur conscience. Dans « Le jeu de la mort
», c’est un média qui fait autorité. Mais
pas n’importe lequel : un jeu télévisé,
archétype du média spectaculaire. L’œil
de la caméra a pris la place de l’œil de l’homme.
Et l’on peut se demander s’il n’a pas, dans une
certaine mesure, pris la place de l’œil de Dieu…
Il y a un autre œil, que le documentaire évoque peu,
c’est celui du public de ce jeu. Si 20 % des participants
refusent de donner la décharge maximale, la totalité
du public assiste sans protester. C’est une variable importante,
qui n’entrait pas en compte dans l’expérience
de Milgram, et qui marque sans doute un changement d’époque.
Dans les années 1970, quand nous avons été
torturés avec mes compagnons argentins, le secret était
une donnée cruciale pour la dictature. Il ne fallait pas
que cela se sache. Aujourd’hui, nous apprenons un beau matin
dans le journal que les Américains pratiquent la torture
à Guantanamo. Et Guantanamo n’est toujours pas fermé.
Et l’on n’a pas vu des millions de démocrates
défiler dans les rues pour protester. Ce que démontre
ainsi le documentaire, c’est que la passivité d’un
public banalise la circulation d’une certaine barbarie.
Quant à la passivité des candidats devenus bourreaux,
un chercheur l’explique en disant : « On ne naît
pas résistant. » C’est exact. J’ai pu le
vérifier dans mon parcours d’opposant à la dictature
: je ne suis pas né résistant, je le suis devenu,
par des rencontres et des expériences. Mais ce que ma présence
dans des lieux de torture m’a aussi appris, c’est que
l’on ne naît pas tortionnaire.
Avec plusieurs compagnons, nous avions remarqué que certains
de nos geôliers faisaient tout pour éviter de pratiquer
la torture. Autrement dit, ils n’obéissaient pas à
n’importe quel ordre. La pratique de la torture suppose un
accord implicite, un continuum dans la dé¬marche du tortionnaire.
C’est sur ce point que l’on doit se méfier des
mauvaises interprétations du documentaire.
Si l’on se limite à dire que ces candidats-bourreaux
sont des êtres passifs soumis à une autorité
toute-puissante et seule fautive (comme l’ont titré
des journaux : « La télé rend-elle mauvais ?
», « La télé donne le droit de tuer ?
»…), on évacue des éléments déterminants.
Devenir un sujet obéissant et passif cela suppose en fait
beaucoup d’activité. De la même façon
que l’on se forge un esprit de révolte en accumulant
une quantité d’éléments infinitésimaux
(rencontres, expériences, lectures…) on devient bourreau,
en écrasant petit à petit tout désir, tout
libre arbitre, par des décisions, des gestes, des attitudes.
Comme la résistance, la passivité suppose le déploiement
et l’accumulation d’une multitude de processus individuels
et collectifs.
Passivité. Ce sur quoi ce « Jeu de la mort »
devrait nous faire réfléchir, c’est la face
cachée de nos sociétés en temps de paix. Chaque
jour, des processus sont à l’œuvre qui peuvent
nous inciter à aller un peu plus du côté de
la passivité ou du côté du libre arbitre. À
quoi aura servi ce documentaire s’il suscite l’indignation
de téléspectateurs qui, quelques jours avant, étaient
passés sans rien faire, sans rien dire, sans rien penser
devant un homme couché par terre, en pleine nuit, par moins
dix degrés, condamné à d’horribles souffran¬ces
voire à la mort ?
On pourrait mul¬tiplier les exemples, sur les violences au
travail ou au foyer, sur les mineurs arrêtés, sur les
étrangers humiliés, sur ces idéologies qui
sous couvert de vernis moderne, sympathique ou ludique instillent
dans nos pensées et nos gestes le poison de la loi de la
jungle, de la performance individuelle, de la concurrence acharnée.
Des idéologies pour lesquelles il arrive même que,
dans certains pays démocratiques, une majorité d’électeurs
se prononcent.
Miguel Benasayag est philosophe et psychanalyste. Dernier ouvrage
paru : Organismes et artefacts (La Découverte)
(1). Dans ce documentaire, des candidats étaient invités
à participer à un jeu (fictif, mais ils ne le savaient
pas) dans lequel ils étaient incités à faire
subir des décharges électriques à un candidat
qui répondait mal aux questions. 80 % des participants sont
allés jusqu’à délivrer la décharge
maximale, sachant qu’elle était mortelle.
Témoignage Chrétien
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