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Comment devenir un bourreau
Miguel Benasayag
Témoignage Chrétien
avril 2010

Origine : http://www.conflitssansviolence.fr/lire.php?rub=LUPOURVOUS&cahier=1&art=44

Le documentaire « Le Jeu de la mort », présenté récemment sur France 2 et qui reprend l’expérience de Stanley Milgram sur la torture, peut donner lieu à de mauvaises interprétations si elles restent concentrées sur la télévision.

C’est le point de vue de Miguel Benasayag pour qui « on ne nait pas bourreau ou résistant, on le devient ; ce « Jeu de la mort » devrait nous faire réfléchir à la face cachée de nos sociétés en temps de paix. Chaque jour, des processus sont à l’œuvre qui peuvent nous inciter à aller un peu plus du côté de la passivité ou du côté du libre arbitre » :

Le documentaire « Le jeu de la mort » diffusé mercredi 17 mars sur France 2 est remarquable à plusieurs titres (1). En reprenant les travaux de Stanley Milgram, qui avait réalisé entre 1960 et 1963 cette même expérience dans le cadre non pas d’un jeu télévisé mais d’une démarche scientifique, il nous permet tout d’abord de constater l’apparition d’un nouveau poste d’autorité.

Dans l’expérience de Milgram, les participants suivaient les instructions du scientifique, entre les mains duquel ils plaçaient leur confiance et leur conscience. Dans « Le jeu de la mort », c’est un média qui fait autorité. Mais pas n’importe lequel : un jeu télévisé, archétype du média spectaculaire. L’œil de la caméra a pris la place de l’œil de l’homme. Et l’on peut se demander s’il n’a pas, dans une certaine mesure, pris la place de l’œil de Dieu…

Il y a un autre œil, que le documentaire évoque peu, c’est celui du public de ce jeu. Si 20 % des participants refusent de donner la décharge maximale, la totalité du public assiste sans protester. C’est une variable importante, qui n’entrait pas en compte dans l’expérience de Milgram, et qui marque sans doute un changement d’époque.

Dans les années 1970, quand nous avons été torturés avec mes compagnons argentins, le secret était une donnée cruciale pour la dictature. Il ne fallait pas que cela se sache. Aujourd’hui, nous apprenons un beau matin dans le journal que les Américains pratiquent la torture à Guantanamo. Et Guantanamo n’est toujours pas fermé. Et l’on n’a pas vu des millions de démocrates défiler dans les rues pour protester. Ce que démontre ainsi le documentaire, c’est que la passivité d’un public banalise la circulation d’une certaine barbarie.

Quant à la passivité des candidats devenus bourreaux, un chercheur l’explique en disant : « On ne naît pas résistant. » C’est exact. J’ai pu le vérifier dans mon parcours d’opposant à la dictature : je ne suis pas né résistant, je le suis devenu, par des rencontres et des expériences. Mais ce que ma présence dans des lieux de torture m’a aussi appris, c’est que l’on ne naît pas tortionnaire.

Avec plusieurs compagnons, nous avions remarqué que certains de nos geôliers faisaient tout pour éviter de pratiquer la torture. Autrement dit, ils n’obéissaient pas à n’importe quel ordre. La pratique de la torture suppose un accord implicite, un continuum dans la dé¬marche du tortionnaire. C’est sur ce point que l’on doit se méfier des mauvaises interprétations du documentaire.

Si l’on se limite à dire que ces candidats-bourreaux sont des êtres passifs soumis à une autorité toute-puissante et seule fautive (comme l’ont titré des journaux : « La télé rend-elle mauvais ? », « La télé donne le droit de tuer ? »…), on évacue des éléments déterminants. Devenir un sujet obéissant et passif cela suppose en fait beaucoup d’activité. De la même façon que l’on se forge un esprit de révolte en accumulant une quantité d’éléments infinitésimaux (rencontres, expériences, lectures…) on devient bourreau, en écrasant petit à petit tout désir, tout libre arbitre, par des décisions, des gestes, des attitudes. Comme la résistance, la passivité suppose le déploiement et l’accumulation d’une multitude de processus individuels et collectifs.

Passivité. Ce sur quoi ce « Jeu de la mort » devrait nous faire réfléchir, c’est la face cachée de nos sociétés en temps de paix. Chaque jour, des processus sont à l’œuvre qui peuvent nous inciter à aller un peu plus du côté de la passivité ou du côté du libre arbitre. À quoi aura servi ce documentaire s’il suscite l’indignation de téléspectateurs qui, quelques jours avant, étaient passés sans rien faire, sans rien dire, sans rien penser devant un homme couché par terre, en pleine nuit, par moins dix degrés, condamné à d’horribles souffran¬ces voire à la mort ?

On pourrait mul¬tiplier les exemples, sur les violences au travail ou au foyer, sur les mineurs arrêtés, sur les étrangers humiliés, sur ces idéologies qui sous couvert de vernis moderne, sympathique ou ludique instillent dans nos pensées et nos gestes le poison de la loi de la jungle, de la performance individuelle, de la concurrence acharnée. Des idéologies pour lesquelles il arrive même que, dans certains pays démocratiques, une majorité d’électeurs se prononcent.

Miguel Benasayag est philosophe et psychanalyste. Dernier ouvrage paru : Organismes et artefacts (La Découverte)


(1). Dans ce documentaire, des candidats étaient invités à participer à un jeu (fictif, mais ils ne le savaient pas) dans lequel ils étaient incités à faire subir des décharges électriques à un candidat qui répondait mal aux questions. 80 % des participants sont allés jusqu’à délivrer la décharge maximale, sachant qu’elle était mortelle.

Témoignage Chrétien