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UPLS DU CRL10 UNIVERSITE POPULAIRE - LABORATOIRE SOCIAL
PRESENTATION DES THEMES 2012 PAR MIGUEL BENASAYAG
RENDEZ-VOUS DU 21 JANVIER 2012

Source : site du centre social du 10ème Paris www.crl10.net

http://www.crl10.net/images/stories/pdf/cr_upls_seance_introductive.pdf


Après une brève présentation par le CRL10 de l'UPLS créée dans le 10e arrondissement de Paris, Miguel Benasayag expose l'ensemble des thèmes qu'il compte aborder en 2012:

Pour Miguel Benasayag, il existe peu de lieux en France où on tente de penser notre réalité d'un monde en souffrance de façon théorique et pratique, avec de nouveaux instruments de pensée épistémologique. On navigue pour l'instant avec des cartes périmées, tout en supposant que nous allons encore pouvoir tout maîtriser...

Mythe du progrès, de la modernité

Ce mythe du progrès, de la modernité et des lendemains qui chantent a la vie d'autant plus dure que l’Homme occidental, continue de se croire sujet et maître de l’Histoire; idée qui fonde d'railleurs l’Occident.

En médecine, par exemple, au 20e siècle, le mythe du progrès ordonnait nos pratiques : on ne doutait pas qu’en 2012, on aurait vaincu le cancer. Cela allait de soi. On se rend compte aujourd'hui que santé et maladie sont complexes et que certains médicaments ont des effets négatifs. Petit à petit, l’idée de vaincre le mal est plus humble tout en gardant un petit espoir dans le mythe...

C’est la même chose en société, où l'on se rend compte non seulement que ce n'est pas aujourd'hui la fin de l'histoire mais aussi que le mythe même de progrès est en train de se casser sans bruit.

Petit à petit, ce mythe commence à laisser la place à l'idée qu'on se retrouve avec des limites et qu'on ne va sans doute pas finir par occuper la place de Dieu...

On se sent comme balloté de tous côtés, on est éloigné des manettes de commande, on est loin de l’idéal moderne mais on continue à garder une sorte de foi. On est déçu, on a un vécu des limites mais on a du mal à penser avec de nouveaux instruments.

Pensée du complexe et Université populaire

La nouvelle carte dont il s'agit de se doter est la pensée du complexe, liée à des solutions concrètes qui doivent permettre de passer ensuite de la recherche à l'action. C'est-à-dire, créer une autre pratique, non autorisée. En Argentine, il existe aujourd'hui une pratique différente, dans des lieux non autorisés par des personnes "non-habilitées". En France, cela n’existe pas...encore.

Le pari pour nous, ici, est double :

- Pratiquer dans des lieux non autorisés

- Dans ces lieux, commencer à penser selon de nouvelles modalités

Dans les universités populaires classiques, le mode de pensée est capturé: j’explique quelque chose à quelqu’un, je lui apporte des savoirs, je vais le former et ensuite il va agir. Nous sommes ici dans une autre attitude, étant persuadés que la connaissance ne vient pas seulement "d'en haut" mais aussi des gens eux-mêmes.

Le modèle de l’Homme de la modernité, c’est "l’Homme normal", c’est-à-dire l’Homme kantien qui agit avec sa raison, qui agit selon le bien. Avec la crise de la modernité, cela s’écroule….Il faut intégrer le niveau pulsionnel, l’Homme réel est bien différent de l’Homme normal. Ici nous allons construire quelque chose qui ressemble à l'Homme réel.

Savoir et pouvoir

En Argentine, autrefois, de jeunes progressistes ont voulu alphabétiser les Gauchos. Ils pensaient que si les Gauchos savaient lire et écrire, les gens de la ville ne pourraient plus les posséder selon le principe de l’émancipation par la connaissance. Les Gauchos leur ont répondu : "si vous nous apprenez à lire et à écrire, là, vous allez nous posséder!".

Selon Foucault, tout pouvoir produit un savoir qui renforce le pouvoir. C'est intuïtivement ce que les Gauchos ont ressenti quand ils ont refusé la connaissance venue des colons. Cette population a dit : "quand j’incorpore ton système de savoirs, je m’avale ton système de pouvoir".

Le monde est de plus en plus complexe et incompréhensible; la tentation face à cela est l’émergence de lieux de diffusion du savoir... établi.

Notre pari n’est pas celui-là : nous voulons construire ici des conditions locales pour que des dispositifs locaux produisent des savoirs locaux qui permettront d’agir. Par des enquêtes sur le

terrain, par exemple, puis production d'hypothèses, théorisation et adaptation des hypothèses, avec, comme dans tout laboratoire, essais et erreurs.

L'UPLS sur le territoire du 10e:

2 volets et 3 niveaux de participation

A Paris 10e, comme à Ris-Orangis, l’Université Populaire-Laboratoire social comporte 2 volets et 3 niveaux de participation :

Un 1er volet: un séminaire théorique conduit par Miguel Benasayag, pour apprendre à manier une pensée complexe avec des outils philosophiques afin de comprendre l’époque et la profondeur de la crise que nous traversons.

Il s'agira d’aller au plus profond de cette crise, de traiter de la fin d’une structuration occidentale du monde; et dans ce monde-là, de trouver les outils théoriques pour comprendre et retrouver la puissance d’agir.

Dans ce processus, des réunions intermédiaires sont organisées dont le travail doit, au fur et à mesure et en retour, alimenter la formation théorique en requestionnant, en demandant des approfondissements.

En effet, l'ambition de l'Université populaire-laboratoire social est de travailler autour d'un socle commun d'hypothèses proposées dans le séminaire théorique, de s'approprier ce socle et de l'enrichir. Le début du travail commence dans ces réunions intermédiaires lors desquelles les hypothèses sont enrichies par les expériences de chacun, les lectures proposées et celles apportées par les participants.

Avec le 2e volet nous entrons dans le laboratoire social où, munis des instruments théoriques proposés par Miguel Benasayag, nous allons constituer une équipe de recherche formée d'une sorte de noyau dur de personnes motivées qui cherche à établir un autre rapport entre connaissance et action. Il s'agira de comprendre au niveau du quartier ce qui nous affecte et affecte les habitants, afin de chercher collectivement des solutions concrètes pour agir.

Pour cela on ira chercher, expérimenter avec une nouvelle cartographie, faire des enquêtes théoriques et pratiques sur le territoire du 10e sur le mode: "et si j’applique ce modèle-ci, à tel problème, qu’est-ce que ça donne?" avec un aller-retour permanent entre théorie et pratique.

Il s’agit de permettre d’accoucher les savoirs dont les personnes sont porteuses. On cherche à recueillir l’expérience de vie, pas de recueillir l’opinion mais le vécu.

Il y a 3 niveaux de participation

- Les séminaires;

- Les séminaires + les réunions intermédiaires;

- Les séminaires + les réunions intermédiaires + le Laboratoire social qui travaille sur un ou plusieurs thèmes par groupes de travail.

Expériences de recherche

Florence Aubenas et Miguel Benasayag ont été invités à la Cité des 4000 à la Courneuve (1998-2002) où l'on voulait comprendre l’insécurité et le problème des femmes. Il y a eu séminaire théorique, enquêtes et recherche pour arriver à des solutions concrètes; les jeunes de la Courneuve voulaient notamment comprendre comment vivent "les Français" (c'est-à-dire "de Paris", alors que eux-mêmes étaient bien Français... mais de banlieue).

Un autre laboratoire social a été créé dans un lieu demandeur: à Moreno, nom d'une localité d'environ 300 000 habitants province de Buenos Aires. Ici aussi Miguel Benasayag ne propose pas "d'éduquer" mais de penser ensemble et de trouver des solutions concrètes de manière collective. Avec un groupe de paysans des terres ont ainsi été occupées, des usines autogérées développées et des quartiers autogerés inventés.

De l'information et de l'engagement/désengagement

Dans les dictatures, l’information est subversive. Dans les démocraties, l’information existe et se diffuse; cependant, la sur-information a pour effet l'éloignement des problèmes du monde: elle rend impuissant. On s’éloigne pour ne pas être touché...

Par rapport à l’engagement, les problèmes croissent et le néo-libéralisme monte en parallèle; le règne de l'immédiat dans le monde éloigne de l'essentiel et crée un désengagement. Ainsi une rage de dents ou un pneu crevé nous éloignent des millions de tués de Pol Pot au Cambodge des guerres au Ruanda et du désastre écologique,.... L’immédiat permanent éloigne du monde et de l'engagement: il y a production d'une subjectivité matérialiste.

Essayons de comprendre la démobilisation des gens. Le modèle de l’Homme sujet par rapport au monde objet (cf. Histoire de la vie privée, Philippe Ariès et Georges Duby, 5 volumes, Seuil, Points Histoire, 1999) est en train de se modifier et se trouve loin d'être "vrai" partout dans le monde; ce modèle et le triomphe du néo-libéralisme créent une sorte d'impuissance et empêchent d'agir, tant l'Homme s'est individué.

L'homme moderne, connaissance et démobilisation

L'Homme moderne s'est construit sur l'individu, replié sur lui-même; l'Homme post-moderne, l'Homme Facebook, a en outre perdu toute intériorité et devient un Homme de représentation, déterritorialisé et de pure surface, une sorte d'Homme "sans qualités" (cf L'homme sans qualités, Robert Musil, Edition Points, 1956).

En perdant toute épaisseur, cet Homme ne connaît plus rien, il est fragile, il attend que les choses aillent mieux. Cet Homme-là est l’Homme qui vit dans le 1er genre de connaissance selon Spinoza : je ne connais que ce par quoi je suis affecté, je n'en connais que les effets. Au niveau politique, je ne connais que ce en quoi ce processus m’affecte moi. Et les responsables s’adressent aux électeurs comme surface d’affectation passive.

Gilles Deleuze met en garde contre les effets d'une profonde méconnaissance et explique que l'Homme moderne ne connaît des gens que ce qu'ils donnent: "ma mère me caresse DONC elle est gentille" ou: "ma mère me rejette, DONC elle est méchante", alors que, en réalité, on ne sait rien de cette femme.

Comment est-il possible de créer aujourd'hui des savoirs théoriques et pratiques qui vont vers d'autres profondeurs de connaissance?

C'est en tout cas ce qu'on veut faire ici.

Dans la démobilisation actuelle en Occident, on constate que, en un siècle et demi de révolution, d'émancipation classique, on en est arrivé exactement au contraire de ce qu'on voulait obtenir. Et pourtant, un réel savoir populaire a émergé de ce 1,5 siècle de mobilisation post-moderne, une sorte de résistance.

Une des figures de cette résistance est le personnage de Bartleby (cf Herman Melville, dans Bartleby le scribe, nouvelle publiée pour la 1ère fois en 1853, Gallimard, collection Folio, 1996), celui-ci indique: "Je préfère ne pas..." pour expliquer qu'il connaît telle ou telle chose mais qu'il préfère ne pas agir... ce qui constitue un choix.

Selon Miguel Benasayag, le concept de la crise actuelle, marquée par l'absence de liens, a une dimension tragique et grave.

- Dans la dimension tragique, je me sens affecté(e) par un drame, l'holocauste, la guerre du Vietnam, ... alors qu'ils ne me touchent pas directement.

Notre monde a perdu la dimension tragique, le lien immédiat, le lien existentiel immédiat où je me sens affecté dans ma vie par ce qui se passe. Aujourd'hui, le post-modernisme a provoqué des guerres, des génocides et cela ne nous affecte plus de la même manière qu'autrefois; on parle de "grave" plutôt que de tragique.

- Le "grave" est ce qui me touche directement moi et mon entourage. Aujourd’hui on passe du tragique au grave, d’un monde du lien à un monde de déliaison, de défragmentation.

Le non-engagement vient d’un nouveau type de sujet.

La promesse de la modernité: le négatif va disparaître...

Une seule culture, l'occidentale, la nôtre, a parié sur le fait que le négatif allait disparaître un jour. Elle en a fait la promesse et n'a pas voulu cohabiter avec le négatif. Toutes les autres cultures, organiques, ont toujours produit des articulations avec le négatif, sans le faire disparaître.

Dans les autres cultures, il y a un invariant: le sacrificiel. Le sacrificiel veut dire qu’il y a et qu’il y aura toujours de la perte. Dans les sociétés organiques, il y a ainsi de la perte. Kepler disait :

"La seule différence entre Dieu et les Hommes est que Dieu connaît tous les théorèmes depuis l’éternité, l’Homme ne connaît pas tout encore". L’éradication du négatif, le sacrificiel pour l’Homme moderne est l’ignorance: les modernes se demandaient comment faire pour arriver à

un monde sans perte.

La question du négatif est fondamentale; avec l'irruption de la complexité, nous commençons à nous rendre compte que le négatif ne va pas forcément disparaître.

Le socle commun de l'Histoire "universelle" occidentale

L'histoire universelle est "universelle" seulement en Occident... et ce socle pour nous Occidentaux est en train de s'effriter. Le socle commun de l'Histoire universelle occidentale et l'émergence de l'Home post-moderne, ainsi que le relativisme culturel qui l'accompagne, sera un des thèmes de nos prochains séminaires.

La théorisation de l'humanisme a commencé avec la Controverse de Valladolid* et Las Casas**, à l'époque de la destruction "des Amériques". Il s'agissait de savoir si les Indiens avaient une âme; frère Las Casas, historien, qui a vécu parmi les Indiens défend qu'ils sont des humains qui ont les mêmes droits que les Européens, tandis que le philosophe Sepulveda tient que les Indiens sont des créatures que les Chrétiens ont pour droit et devoir de soumettre par la force. Las Casas demande d’arrêter le massacre des Indiens; il gagne emais sa victoire est une horreur. Pour beaucoup, alors, les Indiens étaient peut-être des humains mais des Hommes non accomplis qu'il fallait aider à s'accomplir... Ceux qui sont plus accomplis doivent s’occuper des moins accomplis. L’humanisme a ainsi pu conduire à une justification de la colonisation et à l’esclavagisme.

Ce socle de l'Humanisme occidental est aujourd'hui fracturé; il nous importe d'étudier pourquoi et comment il s'est cassé.

Il importe ensuite de chercher et de trouver par expérimentation des solutions concrètes dans un monde où l'individualisme règne en maître. L’individualisme est une perception, un sentiment

de soi, une production culturelle. Hegel disait : "dans la production sociale de son existence, l’Homme se produit lui-même".

Nous, ici, à l'UPLS, allons chercher à comprendre comment le retour du négatif produit la rupture de tout lien et de l'impuissance à agir. Notre défi, en tant que société, est de trouver comment nous allons sortir de cette rupture, comment créer un lien "d'amitié" avec le négatif.

Compte rendu établi par Florence Coynault, Francine Loiseau au 18 février 2012

* La Controverse de Valladolid, roman, Jean-Claude Carrière, 1992, adapté au théâtre en 1993, se fondant sur des faits historiques situés vers 1550; c'est aussi un Téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe, adapté du roman de JC Carrère.

** Bartolomé de Las Casas, "Très brève relation de la destruction des Indes", Paris, Maspero-La Découverte, 1979, préface de Fernando Retamar.