Source : site du centre social du 10ème Paris www.crl10.net
http://www.crl10.net/images/stories/pdf/cr_upls_seance_introductive.pdf
Après une brève présentation par le CRL10
de l'UPLS créée dans le 10e arrondissement de Paris,
Miguel Benasayag expose l'ensemble des thèmes qu'il compte
aborder en 2012:
Pour Miguel Benasayag, il existe peu de lieux en France où
on tente de penser notre réalité d'un monde en souffrance
de façon théorique et pratique, avec de nouveaux instruments
de pensée épistémologique. On navigue pour
l'instant avec des cartes périmées, tout en supposant
que nous allons encore pouvoir tout maîtriser...
Mythe du progrès, de la modernité
Ce mythe du progrès, de la modernité et des lendemains
qui chantent a la vie d'autant plus dure que l’Homme occidental,
continue de se croire sujet et maître de l’Histoire;
idée qui fonde d'railleurs l’Occident.
En médecine, par exemple, au 20e siècle, le mythe
du progrès ordonnait nos pratiques : on ne doutait pas qu’en
2012, on aurait vaincu le cancer. Cela allait de soi. On se rend
compte aujourd'hui que santé et maladie sont complexes et
que certains médicaments ont des effets négatifs.
Petit à petit, l’idée de vaincre le mal est
plus humble tout en gardant un petit espoir dans le mythe...
C’est la même chose en société, où
l'on se rend compte non seulement que ce n'est pas aujourd'hui la
fin de l'histoire mais aussi que le mythe même de progrès
est en train de se casser sans bruit.
Petit à petit, ce mythe commence à laisser la place
à l'idée qu'on se retrouve avec des limites et qu'on
ne va sans doute pas finir par occuper la place de Dieu...
On se sent comme balloté de tous côtés, on
est éloigné des manettes de commande, on est loin
de l’idéal moderne mais on continue à garder
une sorte de foi. On est déçu, on a un vécu
des limites mais on a du mal à penser avec de nouveaux instruments.
Pensée du complexe et Université populaire
La nouvelle carte dont il s'agit de se doter est la pensée
du complexe, liée à des solutions concrètes
qui doivent permettre de passer ensuite de la recherche à
l'action. C'est-à-dire, créer une autre pratique,
non autorisée. En Argentine, il existe aujourd'hui une pratique
différente, dans des lieux non autorisés par des personnes
"non-habilitées". En France, cela n’existe
pas...encore.
Le pari pour nous, ici, est double :
- Pratiquer dans des lieux non autorisés
- Dans ces lieux, commencer à penser selon de nouvelles
modalités
Dans les universités populaires classiques, le mode de pensée
est capturé: j’explique quelque chose à quelqu’un,
je lui apporte des savoirs, je vais le former et ensuite il va agir.
Nous sommes ici dans une autre attitude, étant persuadés
que la connaissance ne vient pas seulement "d'en haut"
mais aussi des gens eux-mêmes.
Le modèle de l’Homme de la modernité, c’est
"l’Homme normal", c’est-à-dire l’Homme
kantien qui agit avec sa raison, qui agit selon le bien. Avec la
crise de la modernité, cela s’écroule….Il
faut intégrer le niveau pulsionnel, l’Homme réel
est bien différent de l’Homme normal. Ici nous allons
construire quelque chose qui ressemble à l'Homme réel.
Savoir et pouvoir
En Argentine, autrefois, de jeunes progressistes ont voulu alphabétiser
les Gauchos. Ils pensaient que si les Gauchos savaient lire et écrire,
les gens de la ville ne pourraient plus les posséder selon
le principe de l’émancipation par la connaissance.
Les Gauchos leur ont répondu : "si vous nous apprenez
à lire et à écrire, là, vous allez nous
posséder!".
Selon Foucault, tout pouvoir produit un savoir qui renforce le
pouvoir. C'est intuïtivement ce que les Gauchos ont ressenti
quand ils ont refusé la connaissance venue des colons. Cette
population a dit : "quand j’incorpore ton système
de savoirs, je m’avale ton système de pouvoir".
Le monde est de plus en plus complexe et incompréhensible;
la tentation face à cela est l’émergence de
lieux de diffusion du savoir... établi.
Notre pari n’est pas celui-là : nous voulons construire
ici des conditions locales pour que des dispositifs locaux produisent
des savoirs locaux qui permettront d’agir. Par des enquêtes
sur le
terrain, par exemple, puis production d'hypothèses, théorisation
et adaptation des hypothèses, avec, comme dans tout laboratoire,
essais et erreurs.
L'UPLS sur le territoire du 10e:
2 volets et 3 niveaux de participation
A Paris 10e, comme à Ris-Orangis, l’Université
Populaire-Laboratoire social comporte 2 volets et 3 niveaux de participation
:
Un 1er volet: un séminaire théorique conduit par
Miguel Benasayag, pour apprendre à manier une pensée
complexe avec des outils philosophiques afin de comprendre l’époque
et la profondeur de la crise que nous traversons.
Il s'agira d’aller au plus profond de cette crise, de traiter
de la fin d’une structuration occidentale du monde; et dans
ce monde-là, de trouver les outils théoriques pour
comprendre et retrouver la puissance d’agir.
Dans ce processus, des réunions intermédiaires sont
organisées dont le travail doit, au fur et à mesure
et en retour, alimenter la formation théorique en requestionnant,
en demandant des approfondissements.
En effet, l'ambition de l'Université populaire-laboratoire
social est de travailler autour d'un socle commun d'hypothèses
proposées dans le séminaire théorique, de s'approprier
ce socle et de l'enrichir. Le début du travail commence dans
ces réunions intermédiaires lors desquelles les hypothèses
sont enrichies par les expériences de chacun, les lectures
proposées et celles apportées par les participants.
Avec le 2e volet nous entrons dans le laboratoire social où,
munis des instruments théoriques proposés par Miguel
Benasayag, nous allons constituer une équipe de recherche
formée d'une sorte de noyau dur de personnes motivées
qui cherche à établir un autre rapport entre connaissance
et action. Il s'agira de comprendre au niveau du quartier ce qui
nous affecte et affecte les habitants, afin de chercher collectivement
des solutions concrètes pour agir.
Pour cela on ira chercher, expérimenter avec une nouvelle
cartographie, faire des enquêtes théoriques et pratiques
sur le territoire du 10e sur le mode: "et si j’applique
ce modèle-ci, à tel problème, qu’est-ce
que ça donne?" avec un aller-retour permanent entre
théorie et pratique.
Il s’agit de permettre d’accoucher les savoirs dont
les personnes sont porteuses. On cherche à recueillir l’expérience
de vie, pas de recueillir l’opinion mais le vécu.
Il y a 3 niveaux de participation
- Les séminaires;
- Les séminaires + les réunions intermédiaires;
- Les séminaires + les réunions intermédiaires
+ le Laboratoire social qui travaille sur un ou plusieurs thèmes
par groupes de travail.
Expériences de recherche
Florence Aubenas et Miguel Benasayag ont été invités
à la Cité des 4000 à la Courneuve (1998-2002)
où l'on voulait comprendre l’insécurité
et le problème des femmes. Il y a eu séminaire théorique,
enquêtes et recherche pour arriver à des solutions
concrètes; les jeunes de la Courneuve voulaient notamment
comprendre comment vivent "les Français" (c'est-à-dire
"de Paris", alors que eux-mêmes étaient bien
Français... mais de banlieue).
Un autre laboratoire social a été créé
dans un lieu demandeur: à Moreno, nom d'une localité
d'environ 300 000 habitants province de Buenos Aires. Ici aussi
Miguel Benasayag ne propose pas "d'éduquer" mais
de penser ensemble et de trouver des solutions concrètes
de manière collective. Avec un groupe de paysans des terres
ont ainsi été occupées, des usines autogérées
développées et des quartiers autogerés inventés.
De l'information et de l'engagement/désengagement
Dans les dictatures, l’information est subversive. Dans les
démocraties, l’information existe et se diffuse; cependant,
la sur-information a pour effet l'éloignement des problèmes
du monde: elle rend impuissant. On s’éloigne pour ne
pas être touché...
Par rapport à l’engagement, les problèmes croissent
et le néo-libéralisme monte en parallèle; le
règne de l'immédiat dans le monde éloigne de
l'essentiel et crée un désengagement. Ainsi une rage
de dents ou un pneu crevé nous éloignent des millions
de tués de Pol Pot au Cambodge des guerres au Ruanda et du
désastre écologique,.... L’immédiat permanent
éloigne du monde et de l'engagement: il y a production d'une
subjectivité matérialiste.
Essayons de comprendre la démobilisation des gens. Le modèle
de l’Homme sujet par rapport au monde objet (cf. Histoire
de la vie privée, Philippe Ariès et Georges Duby,
5 volumes, Seuil, Points Histoire, 1999) est en train de se modifier
et se trouve loin d'être "vrai" partout dans le
monde; ce modèle et le triomphe du néo-libéralisme
créent une sorte d'impuissance et empêchent d'agir,
tant l'Homme s'est individué.
L'homme moderne, connaissance et démobilisation
L'Homme moderne s'est construit sur l'individu, replié sur
lui-même; l'Homme post-moderne, l'Homme Facebook, a en outre
perdu toute intériorité et devient un Homme de représentation,
déterritorialisé et de pure surface, une sorte d'Homme
"sans qualités" (cf L'homme sans qualités,
Robert Musil, Edition Points, 1956).
En perdant toute épaisseur, cet Homme ne connaît plus
rien, il est fragile, il attend que les choses aillent mieux. Cet
Homme-là est l’Homme qui vit dans le 1er genre de connaissance
selon Spinoza : je ne connais que ce par quoi je suis affecté,
je n'en connais que les effets. Au niveau politique, je ne connais
que ce en quoi ce processus m’affecte moi. Et les responsables
s’adressent aux électeurs comme surface d’affectation
passive.
Gilles Deleuze met en garde contre les effets d'une profonde méconnaissance
et explique que l'Homme moderne ne connaît des gens que ce
qu'ils donnent: "ma mère me caresse DONC elle est gentille"
ou: "ma mère me rejette, DONC elle est méchante",
alors que, en réalité, on ne sait rien de cette femme.
Comment est-il possible de créer aujourd'hui des savoirs
théoriques et pratiques qui vont vers d'autres profondeurs
de connaissance?
C'est en tout cas ce qu'on veut faire ici.
Dans la démobilisation actuelle en Occident, on constate
que, en un siècle et demi de révolution, d'émancipation
classique, on en est arrivé exactement au contraire de ce
qu'on voulait obtenir. Et pourtant, un réel savoir populaire
a émergé de ce 1,5 siècle de mobilisation post-moderne,
une sorte de résistance.
Une des figures de cette résistance est le personnage de
Bartleby (cf Herman Melville, dans Bartleby le scribe, nouvelle
publiée pour la 1ère fois en 1853, Gallimard, collection
Folio, 1996), celui-ci indique: "Je préfère ne
pas..." pour expliquer qu'il connaît telle ou telle chose
mais qu'il préfère ne pas agir... ce qui constitue
un choix.
Selon Miguel Benasayag, le concept de la crise actuelle, marquée
par l'absence de liens, a une dimension tragique et grave.
- Dans la dimension tragique, je me sens affecté(e) par
un drame, l'holocauste, la guerre du Vietnam, ... alors qu'ils ne
me touchent pas directement.
Notre monde a perdu la dimension tragique, le lien immédiat,
le lien existentiel immédiat où je me sens affecté
dans ma vie par ce qui se passe. Aujourd'hui, le post-modernisme
a provoqué des guerres, des génocides et cela ne nous
affecte plus de la même manière qu'autrefois; on parle
de "grave" plutôt que de tragique.
- Le "grave" est ce qui me touche directement moi et
mon entourage. Aujourd’hui on passe du tragique au grave,
d’un monde du lien à un monde de déliaison,
de défragmentation.
Le non-engagement vient d’un nouveau type de sujet.
La promesse de la modernité: le négatif va disparaître...
Une seule culture, l'occidentale, la nôtre, a parié
sur le fait que le négatif allait disparaître un jour.
Elle en a fait la promesse et n'a pas voulu cohabiter avec le négatif.
Toutes les autres cultures, organiques, ont toujours produit des
articulations avec le négatif, sans le faire disparaître.
Dans les autres cultures, il y a un invariant: le sacrificiel.
Le sacrificiel veut dire qu’il y a et qu’il y aura toujours
de la perte. Dans les sociétés organiques, il y a
ainsi de la perte. Kepler disait :
"La seule différence entre Dieu et les Hommes est que
Dieu connaît tous les théorèmes depuis l’éternité,
l’Homme ne connaît pas tout encore". L’éradication
du négatif, le sacrificiel pour l’Homme moderne est
l’ignorance: les modernes se demandaient comment faire pour
arriver à
un monde sans perte.
La question du négatif est fondamentale; avec l'irruption
de la complexité, nous commençons à nous rendre
compte que le négatif ne va pas forcément disparaître.
Le socle commun de l'Histoire "universelle" occidentale
L'histoire universelle est "universelle" seulement en
Occident... et ce socle pour nous Occidentaux est en train de s'effriter.
Le socle commun de l'Histoire universelle occidentale et l'émergence
de l'Home post-moderne, ainsi que le relativisme culturel qui l'accompagne,
sera un des thèmes de nos prochains séminaires.
La théorisation de l'humanisme a commencé avec la
Controverse de Valladolid* et Las Casas**, à l'époque
de la destruction "des Amériques". Il s'agissait
de savoir si les Indiens avaient une âme; frère Las
Casas, historien, qui a vécu parmi les Indiens défend
qu'ils sont des humains qui ont les mêmes droits que les Européens,
tandis que le philosophe Sepulveda tient que les Indiens sont des
créatures que les Chrétiens ont pour droit et devoir
de soumettre par la force. Las Casas demande d’arrêter
le massacre des Indiens; il gagne emais sa victoire est une horreur.
Pour beaucoup, alors, les Indiens étaient peut-être
des humains mais des Hommes non accomplis qu'il fallait aider à
s'accomplir... Ceux qui sont plus accomplis doivent s’occuper
des moins accomplis. L’humanisme a ainsi pu conduire à
une justification de la colonisation et à l’esclavagisme.
Ce socle de l'Humanisme occidental est aujourd'hui fracturé;
il nous importe d'étudier pourquoi et comment il s'est cassé.
Il importe ensuite de chercher et de trouver par expérimentation
des solutions concrètes dans un monde où l'individualisme
règne en maître. L’individualisme est une perception,
un sentiment
de soi, une production culturelle. Hegel disait : "dans la
production sociale de son existence, l’Homme se produit lui-même".
Nous, ici, à l'UPLS, allons chercher à comprendre
comment le retour du négatif produit la rupture de tout lien
et de l'impuissance à agir. Notre défi, en tant que
société, est de trouver comment nous allons sortir
de cette rupture, comment créer un lien "d'amitié"
avec le négatif.
Compte rendu établi par Florence Coynault, Francine Loiseau
au 18 février 2012
* La Controverse de Valladolid, roman, Jean-Claude Carrière,
1992, adapté au théâtre en 1993, se fondant
sur des faits historiques situés vers 1550; c'est aussi un
Téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe, adapté du
roman de JC Carrère.
** Bartolomé de Las Casas, "Très brève
relation de la destruction des Indes", Paris, Maspero-La Découverte,
1979, préface de Fernando Retamar.
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