|
Origine :
http://www.rue89.com/2008/11/26/benasayag-assimiler-hortefeux-a-vichy-une-aberration?page=0
Ce mercredi matin, la cour d'appel de Paris a rendu son jugement
dans l'affaire Romain Dunand, que vous avez pu suivre sur Rue89.
Ce militant de l'organisation anarcho-syndicaliste CNT et du Réseau
éducation sans frontières (RESF) de 36 ans, qui vit
dans le Jura, avait été condamné en première
instance, le 14 février, à 800 euros d'amende pour
outrage. Romain Dunand avait envoyé à Nicolas Sarkozy,
époque ministère de l'Intérieur, un mail qui
se terminait par « salutations antifascistes », et reprenait
à son compte ce slogan, que nombre de militants crient aujourd'hui
dans les manifestations :
« Voilà donc Vichy qui revient. Pétain a donc
oublié ses chiens. »
L'audience en appel avait eu lieu il y a un mois, et mobilisé
pas mal de militants, puisque Romain Dunand fait partie de ces internautes
qui ont créé le Codedo, collectif réclamant
la dépénalisation du délit d'outrage. Ce mercredi,
la cour d'appel de Paris a décidé d'alléger
en partie l'amende, passée à 200 euros ferme. Là
où le ministère public avait, lui, requis une amende
de 1 000 euros. Au-delà de cette décision, le rapprochement
entre les actions menées par le gouvernement et la politique
du régime de Vichy ne convainc pas tout le monde, y compris
au sein des militants anti-Hortefeux et de RESF, quant à
l'usage du rapprochement avec Vichy et/ou Pétain. Sur certains
sites alter, Bellacio par exemple ou dans les commentaires d'articles
sur l'immigration (comme sur LibéOrléans), le débat
peut être virulent à cet égard.
Il y a un mois, à Vichy, où se tenaient sommet européen
sur l'Intégration et contre-sommet, Florimond Guimard, militant
RESF dans les Bouches-du-Rhône, exhortait justement les adversaires
de Brice Hortefeux à « ne pas céder à
la facilité » et « ne pas tomber dans le piège
de la comparaison ». Un point de vue d'autant plus intéressant
que c'est précisément pour témoigner de son
soutien à Florimond Guimard que Romain Dunand avait envoyé
ce mail place Beauvau. Pour l'instit marseillais, il faut se méfier
de ces comparaisons, dont on se souvient qu'elles étaient
déjà présentes au sein des militants qui occupaient
Saint-Bernard, en 1996. A l'époque, c'était le projet
de loi Debré qui mobilisait.
C'est aussi l'opinion de Miguel Benasayag. Le philosophe a publié
un livre sur le phénomène RESF, organisation dont
il est proche. Mardi, à la veille de la décision de
la cour d'appel, il a répondu aux questions de Rue89. Voici
son interview.
Pourquoi estimez-vous la référence à Vichy
pas pertinente pour discréditer le ministère Hortefeux
?
Parce qu'en procédant ainsi, on établit un mal maximum
de référence. Alors, tout le travail du militant revient
à montrer que le mal contre lequel on lutte ressemble à
ce mal maximum. Or, il n'y a pas d'archétype du mal ou de
palmarès des maux. En faisant cela, on est dans cette virtualisation
de la réalité et on ne se met pas à discuter
concrètement de ce qu'on condamne, préférant
discuter de si cette horreur-là est plus ou moins proche
de l'archétype. C'est une aberration intellectuelle. Annoncer
le pire en prenant Vichy comme horizon est-il dangereux ? Plus on
parle de Vichy, et plus Vichy s'estompe. Bien entendu, l'expérience
historique fait trace, et fait fondement. Mais pas en tant qu'archétype
du mal ou en tant que comparaison : plutôt en tant qu'enseignement
qui dit qu'il est possible de résister puisque ça
a été possible par le passé.
La référence historique doit être dynamique.
C'est aussi dangereux de prendre comme exemple de ce qu'on a décidé
d'être le mal total, car alors quoi ? Face à Vichy,
les résistants avaient pris les armes... Cette exagération
rend les gens impuissants, on finit par perdre de vue les lignes
de résistance possibles dans la situation concrète.
On dévitalise la résistance par la comparaison permanente
alors que l'évocation, elle, rend la résistance plus
vitale.
Vous pouvez expliciter cette différence que vous faites
entre évocation et comparaison ?
L'évocation, c'est de dire que si on a été
capable de lutter, on doit pouvoir en être capables. Alors
que la comparaison, c'est faire rentrer de force l'actualité
dans un schéma de ce qui fut il y a soixante ans. J'ajouterais
que c'est d'autant plus dangereux que, si quelqu'un arrive à
démontrer que ce n'est précisément pas Vichy,
que se passe-t-il ? Est ce que du coup on ne fait rien, parce que
ce n'est pas Vichy ?
C'est un des pièges de la comparaison. Ramener toute politique
musclée à Vichy représente une régression
du militantisme ? Oui. Un militantisme qui n'arrive plus à
bouger au nom d'un désir projectif et positif pour quelque
chose qu'on considère plus puissant est régressif.
Une militance qui ne prétend bouger qu'avec la menace du
pire est absolument régressive. En psychanalyse, on voit
que, sous la menace, les gens soit sont effondrés, soit agissent
de façon désespérée.
Or il faut lutter pour la démocratie parce que c'est mieux
que la dictature, lutter pour la solidarité parce que c'est
mieux que la rupture du lien social, etc. Cette régression
était déjà un peu là, mais elle devient
très importante faute d'alternatives positives, sur le mode
« résister c'est créer » [titre d'un essai
que Benasayag a coécrit avec Florence Aubenas, ndlr].
Vous avez consacré un livre à RESF. Le réseau
arrive-t-il à sortir de ces différents niveaux de
lecture et de cette cacophonie par rapport à Vichy ?
Honnêtement, de ce que je vois au sein de RESF, les gens
sur le terrain sont suffisamment effrayés de voir cette réalité
qui reste éclipsée aux yeux de la plupart des Français
qui n'y ont pas accès à force d'être dans le
« métro boulot dodo ». Et c'est vrai que la façon
dont on chasse les Afghans à Calais en ce moment ou la façon
dont on traite ceux qui travaillent et habitent en France (et dont
la majorité des Français n'ont pas idée) est
effrayante.
Alors, c'est vrai que cet effroi conduit certains à faire
des comparaisons. Mais je crois que c'est une question tout à
fait périphérique : la plupart des militants RESF
sont dans la pratique et l'action et ne se retrouvent pas autour
d'une table pour décider si c'est Vichy ou pas. Hortefeux
leur suffit, lorsqu'ils vont en préfecture le matin.
|
|