Origine : http://www.automatesintelligents.com/echanges/2008/mai/chroniquebb6.html
Miguel Benasayag a décidé de publier avec nous, sans
engager nécessairement la ligne rédactionnelle de
notre revue, une douzaine de chroniques où nous échangerons
à bâtons rompus des propos personnels non seulement
sur les sciences et les technologies mais sur la façon dont
elles sont reçues dans la France contemporaine. A.I.
Miguel Benasayag est philosophe et psychanalyste, enseignant, courriériste
et auteur de nombreux livres.
Pour plus de détails, voir :
http://www.peripheries.net/article186.html
http://fr.wikipedia.org/wiki/Miguel_Benasayag
Jean-Paul Baquiast
Tu souhaites dans cette 6e chronique insister sur le fait que les
macroprocessus, pour reprendre ton expression, qui paraissent conditionner
les comportements des individus dans nos sociétés,
ont en fait des origines beaucoup plus anciennes que les évènements
contemporains à propos desquels ils se manifestent.
Miguel Benasayag
Oui. Tu as signalé toi-même dans ton livre "Pour
un principe matérialiste fort" l'existence de superorganismes
qui sont des structures émergentes ordonnant la vie des membres
composant une espèce. Ces structures paraissent surplomber
les individus de l'espèce. En fait, elles ne les surplombe
pas mais déterminent le comportement de chaque individu.
Or elles ont toujours existé. Nous devons le rappeler car
nous entendons constamment aujourd'hui des propos selon lesquels
l'homme ne peut plus maîtriser ni l'économie ni les
développements techniques. On associe cela à une évolution
quasi deshumanisante de la société actuelle –
ou quasi post-humanisante, si l'on peut prendre ce terme. Or je
crois utile de montrer que ces mécanismes ont toujours structuré
dans des aller et retour en feed back la vie des membres d'une communauté.
L'idée n'est d'ailleurs pas nouvelle. Depuis la fin du «
règne de l'individu » dans les sciences humaines, les
chercheurs ont mis l'accent sur les grandes structures dont l'étude
leur a paru s'imposer pour comprendre l'histoire : l'Ecole des Annales,
le structuralisme de Lévy Strauss, le marxisme d'Althusser
…En enlevant la « chair » constitué par
les individus, ils ont voulu faire apparaître les «
squelettes » construisant les sociétés. Ils
se sont placés résolument dans l'au-delà de
l'humanisme.
La fin de l'impérialisme humaniste
Jean-Paul Baquiast
Il est certain qu'aujourd'hui, il faut distinguer, peut être
plus clairement que les structuralistes ne le faisaient eux-mêmes,
l'humanisme utilisé comme un principe général
d'explication du monde et de son histoire (on pourrait presque parler
d'anthropocentrisme) et les humains, membres d'une espèce
particulière. Cette distinction est indiscutablement à
la source de ce que nous pouvons appeler le mouvement posthumain
ou posthumaniste. Le concept de posthumain peut être considéré
non comme marquant la fin des hommes, mais comme marquant la fin
de cet impérialisme de l'humanisme.
Miguel Benasayag
C'est ce que certains de tes correspondants ne comprennent pas quand
ils te reprochent d'encourager ce que l'on pourrait appeler la fin
des hommes au profit des machines. Je vois deux affirmations dans
tes articles sur le posthumanisme. La première consiste à
nier la permanence de l'identité humaine, nier que l'homme
soit toujours le même. L'homme change.
Tu connais peut-être une bande dessinée américaine
qui illustre bien l'illusion que l'homme traverse les époques
sans changer. Elle montre un homme des cavernes vivant comme un
homme moderne avec ses animaux familiers, sa voiture, son travail,
mais ceci au sein d'animaux et avec des outils de l'époque
des cavernes. Il promène son petit dinosaure en laisse sur
le seuil de sa caverne….Cela parce que, pour l'auteur et ses
lecteurs, l'homme sera toujours l'homme…
Jean-Paul Baquiast
Ajoutons que dans l'esprit des auteurs de telles fictions, l'homme
en question est typiquement l'homo americanus, avec le mode de vie
américain jugé à l'époque « non
négociable ». On retrouve la même illusion dans
les ouvrages de science fiction, où les galaxies lointaines
sont elles aussi peuplées par des surhumains directement
inspirés par le modèle du surhomme américain.
Miguel Benasayag
Rappelons que, pour Marx, dont toutes les idées ne sont pas
à rejeter d'un bloc, l'homme, dans la production sociale,
se produit lui-même. Autrement dit, il faut désubstantialiser
l'homme. Il n'existe pas une substance humaine qui se maintiendrait
en tous temps et en tous lieux égale à elle-même.
Tes correspondants qui te reprochent d'être « contre
l'humanité » devraient faire preuve d'un peu plus de
réflexion : comprendre la différence entre l'espèce
humaine et ce que l'on nomme la condition humaine, laquelle change
en permanence.
Les technologies pourront modifier l'espèce humaine
Mais il y a une seconde affirmation bien plus importante dans le
posthumanisme scientiste tel que tu le décris et auquel tu
sembles te rallier. Tu laisses entendre que ce qui se passe actuellement,
avec la généralisation des technologies, n'est pas
seulement la fin d'un mode d'être de l'humanité. On
en a connu beaucoup de telles fins depuis le début de l'histoire
et une nouvelle fin ne serait pas très grave. Mais nous serions
aujourd'hui à la conjonction d'une telle crise et d'un changement
beaucoup plus profond dans la production de l'homme par les outils
et les techniques. Tu laisses entendre que, pour la première
fois, les évolutions technoscientifiques actuelles pourraient
modifier l'espèce humaine, ceci quasiment en dehors de la
volonté explicite des humains.
Jean-Paul Baquiast
Je ne suis pas seul à le dire. Cela devient une idée
assez banale. Par ailleurs, je me borne pour ma part à formuler
une hypothèse, je ne peux rien affirmer…Je voudrais
ajouter qu'en ce qui concerne l'influence des technologies, on peut
faire valoir que les changements imprimés à l'espèce
humaine remontent aux origines, lorsque certains primates se sont
saisis d'une pierre afin de s'en servir comme d'un outil. C'est
ce qu'explique un colloque tenu en septembre à Cambridge,
UK, The Sapient Mind, où les participants s'étaient
interrogés sur les raisons de l'augmentation brutale du cerveau
chez les préhumains à l'époque de l'australopithèque.
Je l'ai évoqué dans un article de ce numéro.
Ceci dit, tu as raison, l'explosion technologique est toute récente,
elle n'est pas terminée et il ne faut pas s'étonner
que ses effets « bouleversants » sur l'espèce
humaine soient encore peu compris, voire peu visibles.
Miguel Benasayag
J'ajouterai que le défi que rencontre l'espèce humaine
tient non seulement au développement technoscientifique mais
à des dérèglements de type climatique, environnementaux
ou, en ce qui concerne l'humanité, démographiques,
dont les causes peuvent être attribuées à la
fois à la modification des comportements humains par l'abus
des outils techniques mais aussi à des causes de type génétique
que l'espèce humaine partage avec beaucoup d'autres espèces…
Jean-Paul Baquiast
Tu as tout à fait raison. Mais on peut faire l'hypothèse
que ces déterminismes génétiques que l'homme
partage avec beaucoup d'espèces vivantes n'ont pas produit
d'effets pervers tant que la technologie n'avait pas changé
radicalement les conséquences des comportements anciens.
On peut évoquer par exemple la propension génétique
à se reproduire jusqu'à épuisement des ressources
disponibles, propre à toutes les espèces. Elle devient
insupportable aujourd'hui parce que des populations humaines en
croissance incontrôlée éliminent les freins
naturels à la croissance démographique (tels que la
mortalité infantile) et par ailleurs abusent de technologies
destructrices des écosystèmes.
Miguel Benasayag
Non seulement les technologies modifient les écosystèmes
mais pour la première fois elles touchent ou vont toucher
à l'espèce, y compris au niveau génétique.
Au nom du bien commun, on va modifier le génome humain et
les modes de reproduction, y compris comme le signale Henri Atlan
en utilisant des utérus artificiels. Reste alors une question
que je ne vois pas comment résoudre actuellement : qu'est-ce
qu'est ou qu'est-ce que deviendra la condition humaine ?
Jean-Paul Baquiast
Sur ce point, ce que ne disent pas assez les généticiens,
notamment Atlan qui est quelque peu dualiste, c'est que les modification
des processus de reproduction ne résultent pas seulement
de la seule volonté des généticiens agissant
comme tu dis pour le bien commun. Elles résultent de l'évolution
spontanée, incontrôlable à long terme, des techniques
reproductives elles-mêmes.
Les héritages épigénétiques
Ceci dit, pour en revenir à ce que nous disions en introduction,
l'homme moderne n'est pas seulement conditionné par des macroprocessus
sociétaux, tenant par exemple au poids pris par telle ou
telle machine. Il est aussi conditionné par les héritages,
génétiques ou comportementaux (disons pour simplifier
épigénétiques) dont il a hérité
de ses ascendances animales : domination du mâle, conquête
du territoire, etc. Tu te demandais, si j'ai bien compris, comment
faire la différence entre des comportements génétiquement
déterminés qui nous conduisent par exemple à
nous battre avec un voisin pour un bout de terrain et des comportements
culturellement déterminés, liés notamment au
développement des technologies, tel que l'impression de malheur
que ressentent certaines personnes parce qu'à cause de revenus
insuffisants, elles ne peuvent pas s'acheter d'écrans plats.
Tu répondais toi-même à cette question en disant
qu'il n'est pas vraiment possible de faire la différence
entre ces déterminismes d'origine très différente.
Ils s'enchevêtrent en un feed back permanent.
Miguel Benasayag
Je m'appuie pour affirmer cela sur mon expérience de 25 années
de psychiatrie sans parler de celle encore plus extrême que
j'ai vécue dans les prisons et les salles de torture argentines.
Ces expériences me conduisent en effet à penser que
la plupart des comportements humains sont des comportements dans
lesquels, du point de vue épigénétique, on
ne peut pas isoler des composantes issues d'une sphère culturelle
et d'autres qui relèveraient de ce que Descartes appelait
(à tort d'ailleurs) l'animal machine. Selon mon expérience,
les gens passent leur temps à inventer des cohérences
artificielles (raisonnables) pour justifier les actes commandés
par des tropismes (ou instances) qu'ils partagent avec les autres
mammifères.
Jean-Paul Baquiast
C'est ce que Freud nommait la rationalisation...
Miguel Benasayag
Oui, parce que Freud était partagé entre deux types
d'explications, celle faisant appel à l'influence du verbe
et celle faisant appel à l'influence du biologique. Cela
dit, concernant des déterminismes lourds comme ceux relative
à la domination masculine, l'anthropologue François
Héritier constate qu'il existe une invariance, de l'animal
à l'homme, relative à ce que nous vivons comme une
domination mâle. Est-ce que cela veut dire que l'on ne peut
pas compenser cette invariance ? On le peut, mais pour le faire,
il ne suffit pas de vouloir éliminer les tropismes.
Jean-Paul Baquiast
Je vais te poser une question préalable. Quel est l'agent
qui poussent certains d'entre nous à lutter contre cette
invariance ? C'est quelque chose qui n'a rien de spontané
puisque on ne trouve pas cet agent chez les animaux.
Miguel Benasayag
C'est que précisément chez les « animaux humains
» se produisent des allers et retours permanents entre la
sphère culturelle et la sphère génétique.
La sphère culturelle héberge nécessairement
des contenus qui ne sont pas uniformes. Prenons le féminisme.
On peut y voir une exigence, partagée entre hommes et femmes,
vers plus de justice. Mais d'une façon plus réaliste,
on peut y voir aussi la constatation qu'utiliser les capacités
physiques et mentales des femmes constitue une bonne solution pour
la société dans son ensemble. A un niveau suffisant
de développement de la société industrielle,
il s'agit d'un besoin que l'on ne discute pas. Chez les anciens,
par exemple Philon d'Alexandrie, existait déjà un
étonnement écoeuré devant le maintien des femmes
au foyer. Aujourd'hui, beaucoup de gens ressentent un écoeurement
analogue en constatant la réalité des élevages
en batterie.
Mais ces « bons sentiments » n'entraînent de
changements que lorsque l'intérêt de l'espèce
et de sa survie l'exige. On voit bien aujourd'hui que dans les sociétés
où les femmes sont opprimées, les compétences
de leur cerveau sont gaspillées. Si l'émancipation
des femmes n'avait pas eu lieu, l'humanité se serait trouvée
dans une voie sans issue et n'aurait pu continuer à se développer.
Jean-Paul Baquiast
C'est vrai aussi des enfants, qui sont les premiers à souffrir
de l'oppression de la femme. Mais nous pouvons constater en passant
que cette idée simple semble ne pas encore effleurer la grande
majorité des hommes dans les sociétés soumises
à des impératifs traditionnels condamnant la femme
à la soumission. Les pays musulmans qui se plaignent d'un
retard de développement par rapport aux pays occidentaux
devraient pourtant s'aviser qu'au-delà des séquelles
du colonialisme, le sort fait chez eux aux femmes est désormais
pour eux un handicap majeur. Ce que nous disons ici du féminisme
s'applique aussi aux droits de l'homme et plus généralement
aux règles de droit criminel et de droit civil. Si le respect
de ceux-ci est généralement reconnu comme une nécessité
dans les sociétés complexes où nous vivons,
c'est parce que sans ces droits, il n'y aurait pas de survie possible.
Miguel Benasayag
Je constate moi-même que, bien qu'ayant été
toute ma vie très engagé en faveur de la justice sociale
et autres valeurs dites altruistes, je n'ai jamais vu dans cet engagement
de quoi me valoriser particulièrement au regard de ceux qui
vivent plus égoïstement. J'y vois seulement une nécessité
sociale, comme le fait de rouler à droite en voiture. Je
crois, de façon plus générale, que l'oppression
n'est considérée comme insupportable, contraire aux
droits de l'homme, que lorsqu'elle nuit directement à l'adaptabilité
(darwinienne) de la société.
Je te donne un exemple médical. La paralysie infantile n'était
pas considérée comme une injustice tant que les vaccins
(Salk et autres) n'étaient pas apparus. L'humanité
est confrontée à des réalités dures,
voire horribles. Mais on ne voit pas ces réalités
comme des injustices tant qu'il n'existe pas de moyens d'y échapper.
Il en est de même de la mort. La mort en fin de vie est acceptée,
mais pas celle qu'avec les moyens dont on dispose aujourd'hui on
pourrait retarder. Quand il existe des vaccins contre la paralysie
infantile ou des techniques socio-médicales pour prévenir
certaines formes de mort, nos sociétés considèrent
comme criminels ceux qui refusent de les employer. Ils mettent en
effet ce faisant en danger la survie de la société.
Jean-Paul Baquiast
Ceux qui nous critiquent vont se jeter sur nos propos et nous dire
que notre utilitarisme féroce va nous amener à légitimer
ce que le droit des gens considère comme des injustices,
par exemple laisser mourir les vieillards ou en pas soigner les
maladies incurables. A nouveau, nous serons traités de nazis.
Miguel Benasayag
En tant que ressortissant du tiers-monde (ce que je suis malgré
les apparences) j'ai bien vu le côté noir de l'humanisme,
de l'universalisme kantien, selon lequel il existe un Bien général
à l'égard duquel il ne faut pas faire de concession.
Toi et moi, ici, nous affirmons au contraire, en tant que matérialistes,
un nécessaire relativisme. Pour nous, le « juste »
n'apparaît comme tel que situationellement. Autrement dit,
il n'existe pas de principes éternels qui détermineraient
le bien et le mal. Etant contemporains, toi et moi, des barbaries
hitlériennes, staliniennes – et néolibérales
– il n'y a pas de doute pour nous que la résistance
à ces barbaries se met au service du déploiement de
la vie. En situation, il y a des asymétries entre le bien
et le mal qui sont repérables. Mais ce n'est qu'en situation.
L'illusion selon laquelle on pourrait fixer une sorte de Charte
éternelle du bien et du mal a donné naissance à
l'universalisme colonialiste le plus brutal.
Des conférences de consensus
Jean-Paul Baquiast
Comme au Bushisme néo-conservateur américain. Nous
retrouvons une des conclusions, si tu me permets de me citer, que
j'avais évoquée dans mon livre PMF. Je crois qu'il
convient de traiter, dans une société se voulant scientifique,
le bien et le mal comme l'on traite le vrai et le faux. Il n'existe
pas pour les scientifiques de Vrai absolu, mais des vérités
circonstancielles et évolutives. Ce sont donc des «
conférences de consensus » qui, régulièrement,
publient l'état des conclusions de la science relativement
à la « réalité » scientifique.
Il faudrait faire de même en matière de morale individuelle
ou collective. Des conférences de consensus devraient réunir
aussi bien des scientifiques que d'autres représentants de
la société civile pour en discuter et conclure, au
moins provisoirement, relativement à la validité morale
de tels ou tels objectifs. Il existe des comités d'éthique
dans certains pays qui jouent un peu ce rôle, concernant notamment
les sciences de la vie ou celles de l'environnement. Mais le fonctionnement
en est encore imparfait et biaisé par les pouvoirs politiques.
Miguel Benasayag
Après avoir lu ton livre, je t'avais effectivement contacté
en te disant que tu étais Spinoziste.
Jean-Paul Baquiast
Je n'ai jamais lu Spinoza, hélas.
Miguel Benasayag
Oui. Mais Spinoza dit exactement ce que tu dis. Il dit «L'homme
n'est pas un empire dans l'empire». Dans son livre L'éthique,
il va faire une différence entre éthique et morale.
Pour lui la morale repose sur des principes généraux
tandis que l'éthique doit tenir compte d'éléments
différents selon les situations. Il faut traiter les choses
de l'esprit de la même façon que l'on traite les choses
de la nature. Il n'y a aucune raison pour que l'esprit humain ait
pu prendre du recul par rapport à la nature. Spinoza va fonder
toute une éthique «amorale» traitant les affaires
des hommes comme les choses de la nature.
On peut dire cependant que l'histoire « fait trace ».
Pour juger en situation, on tient compte du passé. Mais ceci
ne fonde pas une morale. L'histoire remplit son rôle d'information
mais ne va pas jusqu'à créer une morale qui s'élèverait
au dessus du matériel.
Jean-Paul Baquiast
Pour en revenir aux macroprocessus, aux patterns, pour parler anglais,
on peut les considérer comme des façons par lesquelles
les sociétés dotées du langage expriment l'image
qu'elles ont d'elles-mêmes et de leurs capacités adaptatives.
Nous pouvons dire que les impératifs catégoriques
de la morale, qui sont le résultat d'une élaboration
par les sociétés parlantes de normes qui complètent
et adaptent les normes définies par le génétique,
sont elles-mêmes le résultat d'une production par la
société d'impératifs de survie rendus nécessaires
dans sa compétition avec d'autres sociétés.
En cas de guerre par exemple, on constate que les normes relatives
aux conflits ne sont plus celles retenues par une société
en état de paix avec ses voisines. Il ne faut pas s'étonner
en ce cas que ces impératifs prennent une telle importance.
Ils expriment des exigences de survie qui nous dépassent.
Dans une guerre, on trouve certes des insoumis qui tentent individuellement
de s'opposer à la mobilisation et à l'engagement.
Mais en réalité, ils ne sont pas écoutés.
Miguel Benasayag
Nietzsche dit la même chose. Dans un de ses livres, il donne
l'exemple d'un homme qui a vécu très longtemps en
mangeant très peu, donnant l'exemple d'un ascétisme
à haute valeur morale. Mais en réalité, il
était victime d'une fragilité intestinale qui lui
interdisait de manger beaucoup. Nietzsche s'appuie sur cet exemple
pour en faire le fondement de sa philosophie sans morale mais avec
éthique.
Les comportements propres
Pour ce qui nous concerne ici, et pour éviter aussi bien
le spiritualisme que le réductionnisme scientifique, nous
devons tenir compte de ce que Varela et Maturana ont appelé
les comportements propres d'un organisme. Il s'agit de comportements
qui définissent un organisme en intériorité.
Un système dit auto-poïétique ou auto-complexificateur
crée son propre comportement par se propre régulation.
Ainsi un système tel que le trafic routier dispose de comportements
propres qui, selon l'importance de ce trafic, génèrent
des embouteillages ou de la fluidité. Ces comportements ne
sont pas fonction de l'extérieur. Ils peuvent être
utiles, nuisibles ou neutres, que ce soit au regard de l'espèce
ou de l'organisme lui-même.
L'espèce humaine se manifeste par des comportements propres
qui lui sont soit utiles, soit nuisibles, soit neutres. Les individus
en son sein font de même. Ce que l'on définit comme
les impératifs moraux d'une société ne sont
donc pas simplement l'expression des comportements propres de l'individu
ou de l'espèce. C'est la résultante de tout ce qui
permet à l'ensemble d'évoluer en évitant l'effondrement.
Il s'agit donc d'un défi permanent. Chaque situation pose
la question des comportements propres devant être inhibés
ou encouragés pour éviter l'effondrement et permettre
le développement.
Jean-Paul Baquiast
Je me pose quand même la question de savoir pourquoi des comportements
propres nuisibles à la survie des sociétés
peuvent néanmoins se trouver conservés sinon encouragés
par l'évolution. En formulant la question d'une autre façon,
quand tu dis que chaque situation pose la question des comportements
propres à inhiber ou à encourager, quel est l'agent
qui décidera de cela ?
Miguel Benasayag
Je ne crois pas que les comportements nuisibles à la survie
d'une société soient encouragés par l'évolution.
Sur la longue durée, ils tendent à être éliminés
– si du moins ils sont véritablement et immédiatement
nuisibles. Pour le reste, des principes nécessaires à
la survie de la société émergent nécessairement
et spontanément, compte tenu des situations. Si j'assomme
un individu qui se noie et s'accroche à moi en menaçant
de nous faire couler tous les deux, le principe supérieur
consistant à nous sauver l'un et l'autre par des moyens appropriés
domine celui selon lequel assommer son semblable n'est pas favorable
à la paix sociale. A partir de là apparaît l'éthique.
Jean-Paul Baquiast
Revenons à la constatation que tu faisais selon laquelle
aujourd'hui l'humanité affolée constate que les individus
sont entraînés comme des fétus de paille par
des macroprocessus biotechnologiques. Que peut-on en dire à
ce stade de notre discussion ?
Miguel Benasayag
Nous avons commencé à montrer que ce que nous vivons
aujourd'hui résulte d'un changement des rapports entre l'espèce
humaine et les macroprocessus qui la structurent – sans oublier
ce que tu avais noté et qui est très important, c'est-à-dire
qu'aujourd'hui l'espèce humaine risque d'être modifiée
par les technologies qu'elle a générées elle-même
et qui pourraient se développer indépendamment des
volontés conscientes ou explicites des humains.
Comme exemple de ces changements, on peut regarder la façon
dont la mort d'un enfant est considérée aujourd'hui,
tout au moins dans les sociétés relativement favorisées.
Ce qui était vu dans les siècles passés comme
quasiment un non-évènement devient tout un drame.
C'est normal, surtout si cette mort pouvait être évitée.
Jean-Paul Baquiast
Même dans ce cas, les déterminismes anciens, de type
épigénétique, reviennent encore à la
surface. J'avais noté qu'un père de 40 ans en larmes
devant son enfant mort, à la suite du tremblement de terre
au Sichuan, se lamentait en expliquant que plus personne ne pourrait
s'occuper de lui quand il serait vieux. Ce faisant, il s'en prenait
aussi à la politique de l'enfant unique imposée par
le gouvernement. On aurait pu penser qu'il aurait pleuré
son enfant mort plutôt que s'apitoyer sur son propre cas.
Mais il exprimait un principe ancestral à l'œuvre dans
les pays pauvres selon lequel il faut avoir le plus d'enfants possibles
pour qu'ils puissent travailler puis ensuite entretenir les parents
en fin de vie. Cet homme profitait aussi de la présence de
la télévision pour rappeler au gouvernement que le
nécessaire contrôle des naissances ne devait pas contrecarrer
cette vieille obligation.
Miguel Benasayag
On pourrait aussi faire l'hypothèse que ton paysan chinois
exprimait sans le vouloir une autre règle de survie des sociétés
animales, selon laquelle il faut encourager la biodiversité
en évitant l'application de règles globales, telles
que celles imposées actuellement par l'autorité du
PC chinois. Celui-ci, encore très proche des vieilles autorités
mandarinales, semble considérer qu'il faut soumettre l'ensemble
du pays à une règle unique. Par la voix du père
en larmes, l'espèce parlait en signalant les fragilisations
qui menacent.
Jean-Paul Baquiast
La règle de l'enfant unique s'impose pourtant, semble-t-il,
si l'on veut éviter l'explosion démographique menaçant
la Chine. On ne peut lui tolérer d'exceptions, sauf dans
des cas très particuliers comme celui du désastre
actuel, où des parents encore jeunes ayant perdu leur enfant
demandent à pouvoir procréer à nouveau. Si
nous voulons relier cela à un macroprocessus supérieur,
nous pourrions dire que le PC chinois parle au nom de l'espèce
en retrouvant d'autres réflexes, eux-aussi souvent déterminés
génétiquement, selon lesquels la natalité d'une
population, ou la fécondité des reproducteurs, doivent
s'adapter, surtout en période de crise, à la quantité
des ressources disponibles.
Miguel Benasayag
Nous voyons effectivement ainsi comment les macroprocessus se manifestent.
Ils le font par les voix, parfois opposées, des individus
qui s'insèrent dans leur champ d'influence. Mais ces individus
ne sont pas nécessairement conscients des impératifs
de survie qu'ils sont amenés à mettre en œuvre
concrètement.
Jean-Paul Baquiast
De ce fait, ils obéissent selon les circonstances à
des impératifs de survie qui, se recoupant ou se superposant,
peuvent devenir contradictoires. Ils peuvent alors se comporter
d'une façon qui vue de l'extérieur ou avec le recul
de l'histoire paraîtrait suicidaire. C'est le cas de la natalité,
pour y revenir. Lévy Strauss avait écrit, dans un
article récent, que le pire ennemi de l'humanité est
l'humanité elle-même. Une population dont les effectifs
prévus seront d'au moins 9 milliards de personnes vers 2050,
constitue déjà un véritable rouleau compresseur
écrasant tout l'écosystème, ruinant la diversité
biologique et provoquant sur l'ensemble des continents et des mers
des effets de destruction en chaîne. Or les experts traitant
ces questions ne le disent pas avec la vigueur qui serait nécessaire.
Les représentants des intérêts économiques
et politiques qui veulent que le business continue « as usual
» le disent encore moins. Nous avons l'impression d'être
entraînés par des sociétés suicidaires
allant droit au gouffre et sur lesquelles les individus que nous
sommes ne peuvent rien.
La société globale, comme les sociétés
plus limitées entre lesquelles nous nous répartissons,
en tant que producteurs ou consommateurs, se comportent comme des
forces aveugles, comparables à des tsunamis. Faute de capteurs,
ces sociétés sont aveugles. Elles ne savent pas ce
qui se passe dans leur intérieur, ni dans leur extérieur.
Même lorsqu'elles marquent quelques succès, on découvre
généralement après coup que ces succès
entraînent des effets pervers à d'autres endroits.
Miguel Benasayag
C'est vrai, mais cela correspond au fait que personne, ni en tant
qu'individu ni en tant que groupe, ne peut être complètement
lucide. Il s'agit d'une application de ce principe épistémologique
d'incomplétude montrant que la connaissance n'est jamais
absolue ni définitive. Nous devons partir de ce principe.
Chaque noyau de compétence rationnelle devrait en même
temps reconnaître son incomplétude.
Jean-Paul Baquiast
Bien sûr. Le cerveau ne peut pas se représenter lui-même
et la conscience, émanation à portée limitée
du cerveau, encore moins.
L'utilitarisme néo-libéral
Miguel Benasayag
Oui, et l'utilitarisme néo-libéral, justement, est
irrationnel parce que les hypothèses consistantes, donc rationnelles,
de l'utilitarisme, sont présentées comme absolues,
complètes. Il agit comme un organisme dominateur, hégémonique,
qui anéantit tout ce qui vient de la très longue durée.
Par la très longue durée, je ne parle pas seulement
de la longue durée en histoire, mais des tropismes biologiques,
de type génétique, remontant souvent à l'origine
des espèces. Le grand danger de l'utilitarisme associé
à la technique est que tout ce qui vient du fond diachronique
est balayé par la force synchronique. Là sont les
dangers, là sont les défauts sacrificiels de l'utilitarisme.
Jean-Paul Baquiast
C'est effectivement sous une autre forme, ce que l'on reproche au
capitalisme financier dont le désir de profit à court
terme, le court-termisme, pour reprendre l'expression, renonce soit
à sauver les éléments du monde que l'humanité
devrait absolument protéger, soit à réaliser
les investissements dont elle aura besoin dans le futur.
Miguel Benasayag
Quel est le statut de la diachronie, de la très longue durée,
des tropismes, dans leur articulation avec la force horizontale
de la technique et de la science ? Certains esprits intellectuels
de notre temps diront que la question n'a pas d'importance politique.
De leur côté, les prêtres te diront que la longue
durée c'est Dieu et que là encore il n'y a pas lieu
de s'en occuper. Or il faut bien se rendre compte que si l'on veut
vraiment désacraliser la longue durée, il faut en
contrepartie pouvoir défendre une pensée complexe
obligeant à articuler les connaissances technoscientifiques
avec ce qui vient de la diachronie. Il faudra trouver la façon
de parler en termes rationnels de l'articulation entre la diachronie
ou longue durée et la technique.
Je suppose que, pour les lecteurs de Automates Intelligents, la
chose peut se jouer de façon purement cosntructiviste : comment
combiner dans l'horizontalité technique les éléments
de la machine afin que celle-ci fonctionne convenablement. Mais
ils oublieraient, s'ils pensaient cela, que la machine ne marche
pas simplement dans l'horizontalité. Si elle se limite à
la prise en compte des données horizontales, synchroniques,
elle va faire dysfonctionner la vie. Non pas parce que la vie est
sacrée, mais parce que, lorsque l'on essaye d'écraser
tous les tropismes, l'on fait un mauvais pari.
Jean-Paul Baquiast
Certes. Mais on pourrait espérer que la conjugaison de toutes
les sciences mises en réseau, l'articulation de tous leurs
capteurs, une possibilité d'expression ouverte à tous
ceux qui estiment devoir dire quelque chose, scientifiques, politiques,
usagers, citoyens, bref ce que nous pourrions appeler l'hyperscience
déployée dans une société vraiment démocratique,
tout ceci devrait permettre de recréer des images de la société
globale replacée dans son passé et son futur. Ces
images, constamment mises à jour, pourraient nous aider à
mieux comprendre ce qui se passe en profondeur dans cette société.
Il s'agit d'un rêve un peu idyllique, mais avant de le juger
irréalisable, il serait bon de se prononcer sur sa valeur.
Miguel Benasayag
Je pense que ce rêve est aujourd'hui tout à fait réalisable.
L'image que j'ai en tête est inspirée du titre de l'ouvrage
de Prigogine et Stengers, La Nouvelle Alliance. Il s'agirait de
bâtir une nouvelle alliance entre la puissance de la technique
et les réalités contradictoires et non utilitaristes
de tous les organismes composant le monde.
Jean-Paul Baquiast
Nous pouvons retenir provisoirement cette image, afin d'en faire
un objectif. Mais ce n'est pas nous qui déciderons. Il faudra
qu'un tel concept recrute suffisamment de soutiens pour pouvoir
s'imposer au sein du pandemonium que représente le conflit
darwinien des idées, tant dans les cortex individuels que
dans les réseaux d'information sociaux.
Note
Voir aussi, sur ce sujet, dans ce numéro:
* Crise alimentaire, gouvernance mondiale et déterminismes
génétiques par Jean-Paul Baquiast
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