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Chroniques du post-humain Chronique V
Avenir du théâtre et des spectacles vivants dans un monde numérisé
Miguel Benasayag - Jean-Paul Baquiast
23/05/2008

Origine : http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2008/88/chroniquebb5.htm

Avec Miguel Benasayag, nous publions dans cette revue, sans en engager nécessairement la ligne rédactionnelle, une douzaine de chroniques où nous échangons à bâtons rompus des propos personnels non seulement sur les sciences et les technologies mais sur la façon dont elles sont reçues dans la France contemporaine. Jean-Paul Baquiast

Miguel Benasayag est philosophe et psychanalyste, enseignant, courriériste et auteur de nombreux livres.
Pour plus de détails, voir :

http://www.peripheries.net/article186.html

http://fr.wikipedia.org/wiki/Miguel_Benasayag


Jean-Paul Baquiast
Tu travailles en ce moment beaucoup sur le théâtre, avec des hommes de théâtre. On peut s'interroger sur l'avenir de ces activités, dans un monde où les individus seront de plus en plus engagés dans des activités numériques en réseau - sans mentionner l'influence qu'exercent sur eux les médias de la radio et de la télévision où leurs possibilités d'expression sont quasiment nulles.

Miguel Benasayag
C'est vrai. Nous publions à la rentrée, Angélique del Rey et moi, avec le metteur en scène Eric Lacascade, un livre intitulé «Pour un Théâtre matérialiste». Le directeur du Conservatoire de Paris m'a demandé par ailleurs de préparer un enseignement sur ce sujet. Nous réfléchissons donc précisément à la question que tu poses. Si le théâtre n'est pas autre chose qu'un divertissement populaire, on voit mal comment il pourrait subsister à côté des jeux vidéo et des sites de rencontres virtuelles. Mais on peut faire l'hypothèse que le théâtre est seul à pouvoir faire l'expérimentation de ce qui se passe avec des corps réels et des espaces réels.

Jean-Paul Baquiast
Juste une question avant d'aller plus loin. Inclus-tu dans ce que tu appelles ici le théâtre toutes les activités relevant de ce que l'on appelle aussi le spectacle vivant : la danse, les jeux de cirque… ou te restreins-tu à une conception classique du théâtre, avec des spectateurs assis sur leur siège, séparés des acteurs par une barrière infranchissable ?

Miguel Benasayag
J'inclus tout cela, mais dans des cercles concentriques. Au cœur de la question du théâtre, je pose la question de savoir à quelle nécessité organique correspond l'existence du théâtre. Jadis, le théâtre fut sans aucun spectateur, comme le montre ce que l'on a nommé le théâtre sacré : des gestes ou mouvements que des shamans ou initiés sous hypnose accomplissaient quasiment pour leur compte; A ce stade, l'humanité essayait de comprendre des problèmes qui la dépassaient. Dans les danses sacrées qui subsistent aujourd'hui, comme dans de nombreuses recherches théâtrales ou scénographiques, il est très facile de reconnaître les traits estompés des expérimentations de l'humanité primitive : qu'est-ce qui était possible, qu'est-ce qui ne l'était pas, compte tenu des limites du corps et du mental de l'époque, compte-tenu aussi des interdits ou tabous déjà existants.

Jean-Paul Baquiast
Ce théâtre dont tu parles n'est donc pas seulement la transmission d'un certain savoir. On a souvent dit que le théâtre primitif servait à communiquer l'expérience des anciens aux jeunes. Or, ce ne serait pas seulement cela. Il s'agirait d'une véritable création originale, dont les résultats ne seront transmis aux autres que dans un second temps.

L'exploration des frontières

Miguel Benasayag
Dans une autre chronique, nous avions envisagé la question des rapports entre les individus et les macroprocessus qui les structurent. Or ces rapports là ne peuvent pas être évoqués directement. On ne peut pas mettre côte à côte un déterminisme global et l'individu qu'il détermine, afin d'étudier l'influence de l'un sur l'autre. Le rôle organique de la culture, le rôle d'interphase, pour reprendre un mot qui me parait bon, constitué par l'art et notamment par le théâtre, consiste à jouer ce rôle de médiation. L'activité théâtrale n'a pas seulement pour fonction la transmission de certains rituels, l'explicitation de certaines règles collectives indispensables à la vie sociale. Elle exécute un travail autrement difficile et nécessaire, celui d'explorer les frontières. Il s'agit alors pour l'humanité d'explorer les frontières qui à la fois menacent mais aussi potentialisent l'époque. Le théâtre primitif, qui jouait essentiellement ce rôle, n'avait pas besoin de spectateurs. Les spectateurs étaient même interdits, car ils auraient nui à la gravité, au caractère sacré de l'exploration.

Jean-Paul Baquiast
Pourtant, un auteur primitif comme Sophocle ne pouvait se passer de spectateurs…

Miguel Benasayag
Oui, mais Sophocle était intervenu bien après les premières explorations chamaniques qui lui avaient servi de précurseurs. Son théâtre était destiné à être montré à des hommes ordinaires, mais il n'avait pas cependant perdu son caractère sacré d'origine. Il existait alors toute une graduation entre le théâtre caché, le théâtre ouvert à des initiés et le théâtre spectacle. Au centre de ces cercles concentriques, le théâtre explorait l'époque et cherchait à comprendre comment les hommes, les animaux et l'environnement pouvaient cohabiter. La société générait des interdits multiples, d'inspiration généralement religieuse. Le théâtre demandait : « pourquoi ces interdits, et que se passerait-il si on les transgressait ? »

Jean-Paul Baquiast
Il est indéniable qu'aujourd'hui encore, un théâtre digne de ce nom joue un rôle de questionnement et de transgression expérimentale. Mais qui en prend la responsabilité : l'auteur, le metteur en scène, les acteurs, les spectateurs ? Ou bien tous ces gens réunis dans une sorte de superroganisme temporaire ?

Miguel Benasayag
Pour répondre, il faut bien voir la différence existant entre une pièce écrite et une pièce jouée. Seule cette dernière et la chorégraphie qui l'accompagne, permettent de générer de l'inattendu. Un inattendu qui est souvent renouvelé tous les jours, du fait aussi bien des acteurs que des spectateurs.

Le théâtre ne sera jamais remplacé par le film

Jean-Paul Baquiast
Cette constatation indiscutable nous oblige à séparer radicalement le théâtre tel que tu le décris d'avec les films de cinéma ou de télévision où l'on peut penser que seul un auteur et dans le meilleur des cas seuls certains acteurs ont le droit d'innover, tout le reste étant formaté à l'avance…

Miguel Benasayag
Tout à fait. Dans la pratique comparée du jeu théâtral et du jeu filmique, on voit bien comment l'acteur de la pièce de théâtre expérimente sur scène les limites des corps agencés. Au contraire, dans le cinéma, on découpe, on coupe et on reconstruit. Dans le cinéma, on est déjà dans le postulat du « Tout est possible ». Ce postulat sera poussé à l'extrême avec les techniques de l'image virtuelle. Mais à ce moment, quelle sera la différence entre une représentation filmique et la création, obéissant à des règles toutes différentes, d'univers virtuels imaginaires faisant appel à l'image de synthèse ? Il n'y en aura plus.

Jean-Paul Baquiast
Tu veux dire qu'au-delà de tout passéisme et conservatisme culturel, on sera conduit à se demander si les formes les plus sophistiquées de la création artistique pourraient survivre à la disparition de ce soubassement central de la création qui implique des corps vivants. Autrement dit, les « avatars » pourront démonter ou expliciter beaucoup de choses, mais pas tout ce que peut démontrer et expliciter un corps en situation.

La courte vue des institutions finançant le spectacle vivant

Miguel Benasayag
Je suis en effet persuadé que seul un organisme vivant est encore capable de faire apparaître la complexité forte sous jacente à l'agencement des corps. Si cette complexité disparaissait, la virtualisation qui prétendrait s'y substituer perdrait toute épaisseur. C'est là que les organismes officiels finançant la « culture », comme ils disent, font erreur. Lorsqu'ils veulent en finir avec telle ou telle petite salle, tel ou tel spectacle vivant se promenant de village en village, ils expriment un aveuglement inquiétant par rapport à la nature profonde des processus anthropologiques liés à la création.

Jean-Paul Baquiast
Les cyniques te répondront que ces institutions culturelles, aujourd'hui dominées par les impératifs commerciaux qui embrigadent toutes les formes d'expression, veulent en réalité décourager les divers « intermittents du spectacle » et ceux qui s'y intéressent. Il s'agit à leurs yeux d'argent et d'énergie qui ne s'investiront pas dans la culture Coca-Cola, pour parler sommairement. Mais en y réfléchissant, je crois que l'on peut aller plus loin dans la critique des politiques culturelles qui privilégient la télévision au théâtre. La télévision est une école de passivité et de docilité. Jamais le téléspectateur ne peut participer à l'action, malgré l'illusion que les « animateurs » (espèce à maudire) veulent donner avec l'emploi de certains processus interactifs, tel le téléphone ou les SMS. Au contraire, avec le théâtre, surtout dans les petites salles, le spectateur, j'allais dire le participant, peut toujours imaginer qu'il pourra monter sur la scène et se mêler à la pièce. Peu le font, mais ceux qui le font ne sont généralement pas rejetés, ils sont au contraire bien accueillis par les officiants.

Une recherche culturelle de type fondamental

Miguel Benasayag
Je vois dans ce que tu dis deux choses qui pour moi sont très importantes. Il y a d'abord l'effet produit par la réalité matérielle des corps qui s'agencent. On ne peut pas, au nom d'impératifs économiques, de profitabilité, l'éliminer. Mais pourquoi, après tout, faire tant d'efforts pour éliminer cette réalité matérielle ? Il ne s'agit tout compte fait que d'activités marginales. Or ces activités, comme nous l'avons dit, apparaissent en réalité profondément contestataires des impératifs économiques et politiques dominants. Pour moi, elles correspondent, dans le domaine culturel, à ce que l'on appelle la recherche fondamentale en science. L'aveuglement de notre époque, en science, consiste à n'attribuer de valeur qu'à la recherche appliquée. Dans quelques années, en ce cas, la recherche appliquée s'étiolera et disparaîtra. Au plan culturel, c'est la même chose. Si on élimine toutes les formes de création sauvage qui ne demandent qu'à se manifester, on élimine tout espoir d'arriver aux réalités profondes d'une recherche culturelle fondamentale.

Mais il y a un autre point dans ton propos. Pour moi, le public fait partie du soubassement qui permet que le spectacle émerge. La séparation quasi ontologique entre comédiens et spectateurs, entre agents et agis, est une illusion. Dans le spectacle vivant, il émergera quelque chose qui aura à voir avec les subtils échanges entre le public, le texte, les comédiens voire la salle dont l'ambiance est chaque fois différente. Il n'est donc pas vrai que les spectateurs du théâtre soient à la même place que les spectateurs de la télévision.

Jean-Paul Baquiast
Dans ce cas, on pourrait peut-être comparer le spectateur du théâtre avec le spectateur des compétitions sportives dans les stades – je dis bien les stades et pas les compétitions retransmises à la télévision. On dit que ces spectateurs sont passifs. C'est vrai en ce sens que généralement ils n'envahissent pas le stade pour jouer à la place des joueurs. Mais cependant, ils s'investissent physiquement beaucoup plus qu'ils ne devraient le faire en bonne économie. C'est souvent parce que ce sont souvent des joueurs eux-mêmes qui, non seulement vivent la performance par procuration, mais testent en esprit leurs propres limites, pour le cas échéant suivre l'exemple des champions dans leurs petits clubs.

Miguel Benasayag
C'est en effet une caractéristique de notre époque que ne pas voir la matérialité de la différence des participations en fonction de la nature des façons de voir le spectacle. On ne participe pas de la même façon à un match vu à la télévision et à un match vu de la tribune d'un stade, où l'on se trouve soi-même présent corporellement. De même, le téléspectateur ou le joueur d'un jeu virtuel, sans être totalement passif, s'implique beaucoup moins que le spectateur d'un théâtre vivant.

Jean-Paul Baquiast
Les concepteurs de jeux interactifs ne seront pas d'accord. Ils te diront qu'ils ouvrent à l'imaginaire conscient et inconscient du participant des espaces immenses, ce que la vie réelle, même très stimulante, ne permet pas. A la limite, le participant à un jeu virtuel pourra dans l'avenir créer de véritables mondes d'une richesse sans commune mesure avec ce que permettra notre petit monde, même amélioré par les spectacles vivants. Il en sera nécessairement transformé. Les spectacles actuels s'enferment dans des traditions très limitées dans le temps et dans l'espace. Par ailleurs, ils ne laissent aucune trace. Le rideau tombé, plus rien ne peut être transmis. La création virtuelle peut accumuler au contraire des masses de sédiments qui, à la longue, finiront par générer un monde virtuellement global et habitable, bien plus riche que le monde réel et où beaucoup de gens peut-être souhaiteront s'enfermer.

Dans le réel, tout n'est pas possible

Miguel Benasayag
Je crois qu'il y a là un problème anthropologique, celui du rapport de la civilisation avec ce que l'on appelle le réel. Il me semble que le développement exponentiel du virtuel porte en germe l'évitement très dangereux du réel. Dans le virtuel, tout devient possible. Pour qu'une civilisation puisse se développer, il faut qu'elle sache que tout, dans son rapport au réel, n'est pas possible. Quand on développe le virtuel, comme par hasard, des gourous et des illuminés apparaissent pour inventer des réels illusoires, accessibles d'emblée au croyant, même s'ils comportent des limites très strictes imposées par les textes prétendus sacrés sur lesquels ils s'appuient. Dans le spectacle vivant, comportant des corps et des espaces à 3 dimensions, nous constatons au contraire l'émergence d'un « réel qui vit ». On y fait l'expérience du fait que tout n'est pas possible, non pas parce qu'un dogme révélé l'interdirait, mais parce que la rationalité courante, comme d'ailleurs la rationalité scientifique, nous obligent à tenir compte d'impossibilité de fait. Face au réchauffement climatique, par exemple, nous sommes obligés de constater que tout n'est pas possible. Un spectacle vivant qui nierait cela ne serait pas crédible. Au contraire le virtuel imagine des situations où ces questions d'énergie et de réchauffement ne se posent pas. Ces illusions mettent en danger la façon dont nous devons nous représenter une action sur le monde, autrement difficile et longue.

Jean-Paul Baquiast
On peut reprendre la même observation à propos du tourisme ou plus exactement du voyage. Avec le développement de la télévision et de l'Internet, qui disent tout sur tout, on a tendance à penser que le voyage devient inutile. Mais les gens qui voyagent vraiment prétendent que le voyage virtuel, s'il est utile pour obtenir des vues globales, ne permet pas d'analyses en profondeur. Celles-ci, même si leur champ est limité aux moyens d'information fournis par les organes sensoriels du voyageur, ici et maintenant, peuvent être infiniment plus éclairantes. Le tourisme commercial, qui montre le monde derrière les vitres de l'autocar, se situe à mi-chemin du reportage télévisuel et de l'immersion imposée au voyageur individuel livré à ses seules ressources. Malheureusement, un tel type de voyage individuel deviendra de plus en plus un luxe inabordable.

Miguel Benasayag
Croire que notre conscience, à elle seule, pourrait se représenter le monde en dehors des informations précises fournies par notre corps en situation, constitue une erreur classique du dualisme. Un corps privé de toute expérience vécue pense moins bien. Si j'étudie la Tunisie par Internet, j'obtiendrai beaucoup de données sur ce pays. Si je passe une semaine en Tunisie, je ne capterai pas toutes ces données, mais peut-être seulement le millième. Mais mon corps tout entier, de façon sous-corticale, si l'on peut dire, captera des informations autrement plus riches que l'information unidimensionnelle consciente. Son comportement ultérieure, conscient et inconscient, en sera transformé.

C'est ce que j'ai personnellement constaté à propos de la Bolivie et de Evo Morales. Du fait de mes liens avec les latino-américains, j'avais recueilli beaucoup d'informations sur ce pays et ce régime. Mais ayant passé trois semaines en Bolivie, avec Angélica, non pas pour faire des conférences mais seulement pour y vivre la vie de tous les jours, nous avons compris que toute l'information dont nous disposions antérieurement ne pesait pas face à la réalité simple représentée par la chaleur du soleil de La Paz à 4.000 mètres d'altitude. Si ton corps ne sait pas cela, il ne peut pas bien comprendre la politique du président Evo Morales. Cela parait magique à dire, mais pour nous, c'était indiscutable.

Conserver l'irremplaçable odeur de la mort

Jean-Paul Baquiast
C'est ce qui disent actuellement les envoyés spéciaux sur les lieux des cyclones et autres tremblements de terre et tsunamis : « Je ne peux transmettre que des images, mais pas l'odeur de la mort qui imprègne tout. Donc vous ne pouvez pas tout comprendre de ce drame ». Pour ceux qui ont dans leur vie déjà senti l'odeur des cadavres, le propos est parfaitement clair.

Miguel Benasayag
C'est pourquoi, pour ce qui nous concerne, nous n'avons aucun intérêt à opposer les développements du virtuel aux possibilités offertes par l'interaction avec le réel. Il faut, non pas obliger l'un à éclipser l'autre, mais conserver les deux, afin de permettre leur enrichissement respectif.

Jean-Paul Baquiast
Ce propos est à retenir au regard de ce que nous pourrons dire des univers posthumains où il y aura beaucoup de virtualité et, plus précisément, d'artificialité. Condamner d'emblée ces univers serait inutile, parce qu'ils existeront de toutes façons. Mais condamner en contrepartie, sous prétexte d'on ne sait quel impératif économique, ce qui restera des corporéités et des sociétés traditionnelles, serait aussi illusoire. On peut au contraire envisager des sociétés où les nouvelles entités posthumaines et les prétendus archaïsmes humains, sinon préhumains ou animaux, pourraient cohabiter.

Miguel Benasayag
C'est là la Nouvelle Alliance proposée par certains philosophes, une cohabitation des développements les plus sophistiqués avec les tropismes anciens les plus telluriques, lesquels ne relèvent pas d'une survivance de l'obscurantisme.

Un théâtre de bourgeois-bohèmes ?

Jean-Paul Baquiast
Mais, pour en revenir au théâtre tel que tu le défends, ne faut-il pas regretter qu'il ne touche qu'une part infime des populations, ceux qui d'ailleurs se classent, dans nos sociétés, parmi les couches favorisées, dites bobo. Les personnes qui en auraient le plus besoin ne peuvent y accéder. Ces personnes ne rencontrent que des prédicateurs plus ou moins instrumentalisés par des pouvoirs politiques et religieux, comme le montre le succès des méga-churches anglo-saxonnes et celui des sectes de diverses obédiences, fortement ritualisées mais fortement encadrées idéologiquement.

Miguel Benasayag
Je suis persuadé que le développement de la mobilisation politique des populations notamment celles dites défavorisées, passera inévitablement par le développement des jeux de rôle où les individus, hommes mais aussi femmes et enfants, apprendront à réagir concrètement face à des complexités qui leur paraissent indépassables. Du temps où je militais contre la dictature argentine, les jeunes que nous étions voulaient d'emblée passer à l'acte, par exemple désarmer des policiers. Les anciens nous disaient, pas du tout, apprenez d'abord à le faire dans un jeu de rôle.

Jean-Paul Baquiast
C'est bien ainsi en effet que commence l'entraînement, dans le civil ou le militaire, permettant de maîtriser les situations complexes. On voit aussi, dans un problème qui n'est guère plus souriant, celui de la lutte contre le sida, comment le théâtre permet à des femmes jusqu'alors complètement dominées par la tradition d'apprendre à négocier l'emploi des préservatifs. Les explications théoriques ne peuvent pas remplacer l'expérience des corps vivants.

Miguel Benasayag
Je crois, pour revenir à ta question sur l'avenir du théâtre, que celui-ci ne sera plus principalement destiné au public. Je peux imaginer que dans une société posthumaniste le travail théâtral ou chorégraphique ne soit pas destiné à un public indifférencié. Il visera à développer les nouveaux comportements devenus nécessaires dans une société qui connaîtra de profonds changements. Il le fera dans des lieux destinés à l'expérimentation, reposant donc en priorité sur des personnes acceptant de participer à de véritables recherches. Il ne faut pas croire que le théâtre ne survivrait pas s'il n'avait plus de spectateurs. Le sens profond du théâtre, comme nous l'avons dit, consiste à inventer de nouvelles formes impliquant des corps vivants.

L'intérêt d'un financement par saupoudrage

Jean-Paul Baquiast
Sans doute, mais cela posera, demain comme aujourd'hui, la question du financement de ces activités et donc du rôle que joueront les pouvoirs politiques et technologiques dans leur « promotion ». Si c'était de tels pouvoirs, dans la société posthumaine, qui définissaient les contenus et les techniques des spectacles, l'enfermement dictatorial serait encore plus grand qu'il n'est aujourd'hui. La même question se posera à propos de l'art dans une société post-humaine, comme nous l'avons évoqué dans une chronique précédente. Si les arts et les artistes y restaient soumis aux contraintes de la censure politique ou aux impératifs de la commercialisation des produits de consommation, ils n'auraient aucun rôle créateur ou de catharsis. Il faudrait pour bien faire qu'ils trouvent dans leurs seules ressources la possibilité de créer. Pour nous prendre nous-mêmes en exemple, c'est bien ce que nous faisons toi et moi en ce moment, dans cette discussion. Personne ne nous finance et nous n'en tirerons pas de revenus monétaires. Cependant, nous y consacrons du temps, c'est-à-dire aussi de l'argent.

Quand je parle des ressources à consacrer à la création, il s'agit non seulement des ressources économiques mais des ressources intellectuelles, seules à même de susciter l'intérêt du public en profondeur. En France, le côté un peu dérisoire des « intermittents du spectacle » est que, dès qu'ils font trois pirouettes, ils accusent les pouvoirs publics et les citoyens de ne pas les financer suffisamment. Ils ne questionnent pas vraiment la valeur de leurs prestations et s'étonnent quand celles-ci ne trouvent pas de public. Or on ne peut pas revendiquer le statut de professionnel de la création, protégé à vie, que ce soit en matière artistique, théâtrale ou scientifique.

Miguel Benasayag
Il y a un point que le ministère de la culture ne comprend pas : pour qu'il y ait des voies d'excellence, il faut un soubassement créatif très large dans lequel la pire des œuvres réalimentera par feedback le meilleur de la création. Ce que nous apprend la philosophie des organismes, par exemple celle de Whitehead, est que tu ne peux pas isoler des autres, dans un organisme, la fonction estimée utile. La bêtise du ministère est de croire que l'on pourrait isoler une voie d'excellence en la distinguant des scories.

Jean-Paul Baquiast
On ne peut pas cependant financer tout le monde. Pour suivre ton raisonnement, il vaudrait mieux alors « saupoudrer », comme l'on dit, très largement, plutôt que concentrer les financements sur quelques gros organismes reconnus.

Miguel Benasayag
Je le pense. Il faut éviter de générer des hyper-privilégiés largement subventionnés face à une foule de malheureux qui devraient mourir de faim. Dans la fonction organique de l'art, il est important que beaucoup de gens puissent vivre en suivant leurs tropismes. La France, vue de l'étranger, a toujours donné une image bien particulière : elle semblait capable de financer beaucoup de recherches dites désintéressées et sans débouchés immédiats, que ce soit dans les sciences ou dans les arts. Il serait dommage qu'elle perde cette particularité, qui lui donnait, même si les « décideurs » ne s'en rendent pas compte, un avantage compétitif particulier.

Il faut voir ce qui se passe ailleurs. Sans mentionner les Etats-Unis, où les industries culturelles à finalité économique dominent l'art, le président Lula, au Brésil, réputé pourtant homme de gauche, vient de décider que ce sera une commission composée de grands industriels qui désignera ceux méritant d'être aidé. Par comparaison, la solution française, à mes yeux, est comme disait Churchill, la pire à l'exception de toutes les autres.

Des robots et des humains sur scène

Jean-Paul Baquiast
Pour en revenir à l'artificiel et au théâtre, on pourrait très bien imaginer que dans une future société posthumaine, des humains disposant de corps augmentés par diverses technologies et des robots intégrant un certain nombre de fonctions corporelles proches du vivant, puissent dialoguer et créer un monde de relations fonctionnelles ou artistiques d'un grand intérêt.

Miguel Benasayag
Bien sûr. Mais on peut toujours craindre que la part de l'artificiel dans de tels hybrides écrase la part de corporéité héritée de l'humain ou de l'animal traditionnel. Les capacités de prolifération de l'artificiel, si l'on peut dire, seront bien plus grandes que celles dont disposera le biologique. La grande question de notre époque est là : à partir de quel moment une ligne sera franchie, au-delà de laquelle les soi-disant enrichissements de l'espèce par l'artificiel écraseront ses dimensions organiques.

Jean-Paul Baquiast
En disant cela, tu magnifie l'espèce, l'espèce humaine en particulier, faisant d'elle une entité intangible devant survivre à tous les changements de milieu. On pourrait au contraire juger que l'espèce n'étant pas déterminée à l'avance, n'étant pas obligée de respecter un statut quasi divin conféré par on ne sait quelle puissance supérieure, pourra s'adapter et se transformer avec succès au travers de multiples avatars technologiques. Elle évoluera, comme elle a déjà commencé à le faire, y compris au niveau de son organisation génétique.

Miguel Benasayag
Le problème que je perçois tient au rythme de l'évolution. Le développement de l'artefactualisation sera-t-il suffisamment progressif pour que le génétique, y compris en ce qui concerne les structures cérébrales, puisse s'adapter au même rythme ? La nouvelle alliance dont je parle obligera à faire très attention, sur la longue durée, à la conservation de ce qui serait impossible d'abandonner sans parler d'un changement complet de monde. Les hommes sont trop attirés par les nouvelles possibilités technologiques pour se rendre toujours compte de ce qu'ils perdraient en échange de la généralisation de celles-ci.

Je considère que le constructivisme à 100% n'est pas possible. Aujourd'hui, tous ceux qui s'y opposent paraissent se rattacher à des métaphysiques dépassées. Je crois pour ma part qu'il faut opposer à ce qui serait un constructivisme déchaînée la prise en compte d'une temporalité permettant la réalisation d'une nouvelle alliance – à laquelle d'ailleurs aujourd'hui nul ne peut ni ne doit donner de contenus précis.

Jean-Paul Baquiast
Pour en revenir au théâtre transposé dans un monde posthumain, considères tu que des robots autonomes, véritablement autonomes c'est-à-dire non programmés par des hommes, puissent avoir des activités ludiques et se livrer, notamment, à des créations sur le mode théâtral qui enrichiraient leur société ou la nôtre ?

Miguel Benasayag
Ta question retrouve celle posée dans les années trente par Adolfo Bioy Casares dans son livre « L'Invention de Morel ». Il imaginait un monde peuplé de machines inventées par un certain Morel, qui auraient continué à vivre et se développer après la disparition des hommes. J'estime qu'il s'agit d'une fiction métaphysique. On ne peut pas imaginer sans faire appel à la SF, qui est une sorte de métaphysique, un monde où tous les segments vivants auraient disparu et où des machines très sophistiquées continueraient à fonctionner.

Jean-Paul Baquiast
Sur ce point, je ne suis pas de ton avis. Toute la cosmologie s'efforce actuellement de d'imaginer des mondes où le vivant tels que nous le connaissons n'existerait pas mais où des formes de vie porteuses d'intelligence se seraient néanmoins développées. Il s'agit certes d'une forme de métaphysique, que j'avais qualifiée dans mon livre de métaphysique scientifique (Baquiast, Pour un principe matérialiste fort, op.cit). Mais je suis persuadé qu'elle se révélera un jour vérifiable expérimentalement.

Cependant, ma question n'était pas là, je me bornais à demander comment nous réagirions dans le cadre d'un compagnonnage avec des robots aussi corporels et spirituels que nous, mais sur le mode non biologique.

Miguel Benasayag
Je crois à des mixtes homme-machine, mais pas à des machines ayant totalement exclu l'homme. Le fantasme mettant en scène des robots se rebellant contre les hommes me parait relever de la métaphysique. Donc je suis persuadé, pour te répondre, que la cohabitation avec des robots, y compris sur le plan effectif et sexuel, sera tout à fait possible et fructueuse, mais la part de l'humain dans cette cohabitation ne pourra pas disparaître entièrement, sauf à en revenir à l'univers de Morel. Pour te montrer que je ne refuse pas le dialogue avec des robots, je peux ici confirmer que je participe à la préparation de mises en scène, sans doute un ballet, où interagiront des danseurs et des robots.

Jean-Paul Baquiast
Voilà en effet une initiative qui ne manquera pas d'intéresser les lecteurs de notre revue, dès lors que tu pourras préciser les modalités de telles performances. Nous ne manquerons pas, avec Christophe Jacquemin, d'en faire le reportage.

Un théâtre matérialiste

Jean-Paul Baquiast
Mais je voudrais pour conclure te poser une dernière question. Tu as indiqué, au début de cet entretien, que ton prochain livre, portant sur le théâtre, s'intitulera « Pour un théâtre matérialiste ». Qu'entends-tu par cet adjectif?

Miguel Benasayag
Nous avons essayé de comprendre la fonction organique, matérialiste, du théâtre, conçu comme qualité émergente des organismes sociaux. Le théâtre remplit à nos yeux une fonction vitale liée à l'auto-génération de l'organisme et donc à son renouvellement par un mécanisme de création continue.

Jean-Paul Baquiast
C'est en effet une thèse importante à défendre, que nous avons tenté d'illustrer dans cet entretien. Mais on n'oubliera pas comment les manifestations extérieures de la théâtralité sont parallèlement captées en permanence par les forces qui veulent imposer au contraire la domination des religions et des dictatures, refusant ainsi toute révolution de fond susceptible d'être apportée par la création théâtrale spontanée. Je pense aussi bien aux mises en scène assez terrifiantes, se drapant dans les apparences du théâtre, produites par les grandes religions, hier comme aujourd'hui, ou par les tyrannies politiques dont l'hitlérisme et le stalinisme avaient fourni des exemples toujours d'actualité.