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Origine : http://www.automatesintelligents.com/echanges/2008/fev/chroniquebb3.html
Miguel Benasayag a décidé de publier avec nous, sans
engager nécessairement la ligne rédactionnelle de
notre revue, une douzaine de chroniques où nous échangerons
à bâtons rompus des propos personnels non seulement
sur les sciences et les technologies mais sur la façon dont
elles sont reçues dans la France contemporaine. A.I.
Miguel Benasayag est philosophe et psychanalyste, enseignant, courriériste
et auteur de nombreux livres.
Pour plus de détails, voir :
http://www.peripheries.net/article186.html
http://fr.wikipedia.org/wiki/Miguel_Benasayag
Jean-Paul Baquiast
Dans la société traditionnelle, je pense par exemple
aux sociétés rurales ou de marins pêcheurs de
Bretagne, dont j’ai un peu étudié et pratiqué
les chants, la pratique artistique était véritablement
intégrée à la vie de tous les jours. Tout le
monde n’était pas compositeur. La plupart des chants
avaient été composés au fil des siècles,
parfois dans d’autres provinces. Mais le chanteur les réinterprétait
et souvent les recréait à sa façon, avec des
variantes chaque fois différentes Par ailleurs, il ne cherchait
pas à faire des numéros personnels, au service de
son seul ego. Il se voulait plutôt chef de chœur, chaque
assistant étant invité à danser et chanter
avec lui.
On ne demandait pas non plus aux participants de faire montre d’une
grande perfection technique. Ce qui comptait était la bonne
volonté que chacun mettait pour se joindre à la performance
du groupe. Dans les chants de marins, qui étaient souvent
des chants de travail destinés à soutenir l’effort
physique, les matelots n’avaient pas nécessairement
tous le ton juste. Mais un minimum de cacophonies ne gênait
personne. Ainsi chacun, depuis l’interprète principal
jusqu’aux exécutants, pouvait se sentir participant
actif de l’acte de création. Tous en tiraient un «
bonheur » certain, qui leur faisait accepter avec vaillance
les difficultés de leur condition. Aussi bien d’ailleurs,
en général, les chanteurs travaillaient gratuitement,
si l’on peut dire. Ils ne faisaient pas payer leurs prestations.
La considération venant du groupe leur était une récompense
suffisante. Tout ceci a disparu. C'est assez triste.
Aujourd’hui, la professionnalisation de la création
et même de l’interprétation, le luxe coûteux
des matériels imposés par la technologie, la recherche
maniaque de la perfection, font que le chant est devenu un investissement
hors de la portée des amateurs. Du coup, les entreprises
professionnelles qui se lancent dans ce business veulent rentabiliser
leurs produits en les vendant. Ceci même à l’époque
de l’Internet où le libre-accès à certains
produits se généralise.
De façon plus perverse, les producteurs, auteurs et interprètes
professionnels veulent se réserver le monopole de leurs activités,
en écartant les amateurs. Ils ne peuvent pas empêcher
les gens de composer et chanter spontanément, par exemple
pour les noces et banquets. Mais ils s’arrangent pour ridiculiser
ces pratiques, qui disparaissent progressivement. On se retrouve
avec une infime minorité de professionnels, face à
une immense majorité de consommateurs passifs, obligés
de payer un produit standard. Des affaires énormes comme
Star Academy, se montent pour exploiter cette veine. Les téléspectateurs
et acheteurs d’albums, pour ce qui les concernent, sont-ils
heureux de consommer ce qui leur est proposé tout packagé.
Ils sont rivés à leur siège bouche cousue,
avec au mieux la perspective de reprendre les tubes dans des bars
à karaoké. Ils «s’épanouissent»
sans doute beaucoup moins que leurs ancêtres le faisaient
quand ils participaient comme acteurs à une création
collective.
C’est un des aspects, un tout petit aspect, par lesquels
se manifestent les info-pouvoirs dont nous pourrons reparler. Dans
la société actuelle, nul n’est incité
à créer vraiment. Même les prétendus
auteurs sont fortement incités à utiliser des modèles
stéréotypes, seuls considérés comme
rentables par la grande distribution.
Miguel Benasayag
Je pense qu’il faut replacer le problème de ce que
l’on pourrait appeler la création artistique spontanée
dans celui que nous avons examiné précédemment
: comment certains macro-processus à fort potentiel de contrôle
conditionnent-ils (déterminent-ils) les activités
créatrices des organismes individuels qui composent les super-organismes,
dès que ces individus ne sont pas de simples rouages mais
disposent d’une certaine autonomie et que par conséquent
il faut les contrôler. Les individus sont sensibles à
des flux d’influences multiples, chaotiques (modèles
à suivre, informations) qui circulent bien au-dessus d’eux
dans la société globale et de façon apparemment
désordonnée. Certains de ces flux leur inspirent des
déviances ou des désirs déviants au regard
des normes que les macro-processus cherchent à rendre obligatoire.
Les macro-processus veulent que les individus ne se livrent qu’à
des pratiques «utiles» ou «rentables» sur
le plan financier. Or certains individus n’ont pas nécessairement
la même appréciation de ce qui leur est utile, de ce
qui produit pour eux du plaisir, de ce qui peut susciter pour eux
du désir.
Jean-Paul Baquiast
Tu fais exactement allusion à ce que je signalais tout à
l’heure à propos du chant. Il existe un conflit implicite
permanent entre ceux qui voudraient que telle activité créatrice
soit rentable, devienne un produit marchand, et ceux qui voudraient
simplement la pratiquer pour l’amour de l’art, si je
puis dire, et en dehors des modes imposées par les grosses
boites au regard de ce qu’elles estiment (souvent à
tort d’ailleurs) comme pouvant se vendre dans les circuits
professionnels.
Miguel Benasayag
Exactement. La plupart des jeunes que je rencontre, dès qu’ils
touchent trois cordes de guitare – et alors qu’ils ont
des métiers qui peuvent les faire vivre, se posent la question
de savoir comment valoriser leur musique dans les circuits commerciaux.
Comme évidemment ils n’y arrivent pas, ils sont très
malheureux.
Ne pas demander à notre passion de nous alimenter
Or en général on ne peut pas demander à notre
passion, à notre désir créateur, de nous alimenter.
Lorsque cela coïncide c’est parfait. C’est la preuve
que cette passion, ce désir, ont rencontré une tendance
profonde de l’évolution sociale. Mais la plupart du
temps, notre passion nous reste individuelle. Dans ce cas, peu importe
qu’elle ne soit pas « payante » dès lors
qu’elle nous apporte d’autres satisfactions. Celles-ci
peuvent être de type narcissique. Mais plus généralement,
elles nous permettent d’assurer notre insertion au sein du
petit groupe avec lequel nous vivons et dont l’acceptation
nous est vitale.
A une toute autre échelle, on retrouve cette question en
ce qui concerne la recherche scientifique fondamentale, comparée
à la recherche appliquée. Il n’y a aucune raison
pour que la recherche fondamentale, considérée comme
la volonté de repousser les frontières d’une
époque, coïncide avec une utilité quelconque
immédiate. Vouloir lui imposer cette utilité consiste
tout simplement à la tuer.
Jean-Paul Baquiast
Ta comparaison entre l’acte de création découlant
de la recherche fondamentale et l’acte de production artistique
véritable est tout à fait fondée. Elle montre
qu’il existe une véritable fonction évolutionnaire,
de type darwinien, liée à la création authentique,
celle qui cherche à repousser les frontières afin
de faire apparaître d’autres territoires. On peut imaginer
que les organisations sociales qui ont survécu aux difficultés
de la vie dans la jungle primitive ne l’ont fait qu’en
multipliant les conduites exploratoires de ce type, dites par essais
et erreurs. Il leur fallait déployer ce que j’ai appelé
dans un de mes livres une véritable machine à inventer.
Cette machine devait générer des nouveautés
de façon désordonnée, chaotique, anarchiste,
sans chercher à connaître a priori l’utilité
pratique de ses productions. Si l’une de celle-ci se révélait
par un hasard heureux immédiatement utile à la survie
collective, c’était suffisant pour justifier le rôle
de la machine à inventer et l’énergie qu’elle
dépensait pour fonctionner. Mais il fallait pour que le processus
d’invention soit sélectionné par l’évolution
et s’imprime dans les gènes des individus que ceux-ci
y trouvent une gratification, un plaisir. Le plaisir devait être
de même nature, bien que se situant sur un autre plan, que
ne l’est celui découlant de l’acte génital.
C’est sans doute pour cela que l’on peut expliquer
le plaisir que certains individus, même s’ils ne sont
pas exceptionnellement doués, peuvent trouver à créer
vraiment, soit en faisant des hypothèses de type philosophique
sur le monde, soit en utilisant les moyens des différents
arts, soit en publiant leurs idées sur Internet. Mais leur
incitation à s’exprimer, le plaisir qu’ils y
trouveront, seront d’autant plus grands qu’ils iront
chercher ce qu’ils ont à dire au fond d’eux-mêmes,
et non en reprenant des lieux communs à la mode, même
si ceux-ci trouvent plus facilement des acheteurs.
Miguel Benasayag
Cette recherche du profit à tout moment est vraiment attristante.
Récemment, un de mes confrères a refusé que
je publie une de ses observations concernant l’efficacité
d’un médicament, sous prétexte que cela ne lui
rapporterait rien. Je vois de plus en plus autour de moi se répandre
l’idéologie très dure selon laquelle il faut
que le moindre petit geste se traduise par un gain monétaire.
Jean-Paul Baquiast
Nous avons parlé de la musique. Dans ce domaine, les sociétés
de production disposent d’un appareillage énorme, imposant
une grande technicité, qui décourage effectivement
les chanteurs et musiciens dès lors qu’ils doivent
aller à la rencontre d’un public extérieur.
Ceci concerne jusqu’aux chants de marins que je mentionnais.
De moins en moins de chanteurs n’osent maintenant se produire
en public, même dans les kermesses, même dans les carrés
d’équipage, car ils se heurtent à des professionnels
des chants marins qui ont imposé des normes de qualité
– je dirais de prétendue qualité, avec des tas
de variation qui n’ont plus rien de marin – lesquelles
normes leur paraissent inaccessibles. Il en est de même du
cinéma ou de la vidéo. Si l’on veut produire
pour le marché, la moindre minute de production coûte
des millions.
Miguel Benasayag
On pouvait espérer qu’avec Internet les gens produiraient
plus facilement des images et que la création authentique
se populariserait. Mais il faut bien constater que peut-être
90% de la production d’images animées ou non sur Internet
concerne la pornographie, dont les auteurs, pour beaucoup, cherchent
à se rémunérer en faisant payer l’accès.
Je n’ai rien contre la pornographie, mais je n’aime
pas son exploitation commerciale, qui mène vite à
des délits pénaux. Il s’agit par ailleurs d’une
pornographie sans aucune recherche d’originalité. Je
pense que ceux qui s’étonnent de cette explosion de
la pornographie commerciale n’ont pas compris les ressorts
profonds auxquels obéissent les super-organismes sociaux.
Les outils apportés par les nouvelles technologies pourraient
servir de révélateurs. Encore faudrait-il étudier
les phénomènes avec des yeux neufs. Ce n’est
pas le cas, puisque les critiques de la pornographie en ligne se
partagent entre l’indignation moralisatrice et la volonté
de ne pas chercher à connaître et moins encore analyser
le pourquoi de ce qui se passe au cœur des réseaux numériques.
Jean-Paul Baquiast
En ce qui concerne d’autres arts que la musique ou la vidéo,
comme la peinture et la sculpture, les créateurs ne se trouvent
pas dans la même obligation de recourir à des outils
devenus hors de portée. Ils peuvent maîtriser plus
facilement les techniques nécessaires. Ils pourraient donc
produire beaucoup plus souvent des œuvres originales, au travers
desquelles ils chercheraient des satisfactions personnelles, même
s’ils ne pouvaient pas les vendre sur le marché de
l’art. Celui-ci est en effet aux mains, tout le monde le sait,
de galeristes, vendeurs et collectionneurs qui, en ce qui concerne
les œuvres nouvelles, ne recherchent pas l’originalité
mais seulement l’adéquation aux modes du moment, généralement
manipulées par les spéculateurs.
Miguel Benasayag
Il est vrai que bien que tout le monde puisse faire un tableau monochrome
ou une sculpture faite de boites de conserve, il n’en tirera
aucune considération ni aucun profit s’il n’a
pas la signature qui fait vendre.
Jean-Paul Baquiast
Oui, mais prends les impressionnistes à leurs débuts,
alors qu’ils étaient encore des peintres maudits. Ils
ne réussissaient ni à exposer ni à vendre,
mais ils continuaient à produire, en refusant explicitement
les normes permettant de trouver des clients, celles du portrait
académique ou des scènes de genre. Pourquoi s’entêtaient-ils
à « bouffer de la vache enragée », comme
on disait? Sans doute parce que quelque force sociale, dans le milieu
qui était le leur, les encourageait, au moins implicitement,
à créer envers et contre tout. Ils n’avaient
donc pas l’impression de perdre leur temps, encore moins d’être
ridicules.
Internet fait-il disparaître les "artistes maudits"?
Aujourd’hui, sur Internet, heureusement, on peut trouver
quelques équivalents de ce qu’était à
Paris la « bohème » à la fin du 19e siècle
pour les artistes non reconnus par les critiques « officiels
», les peintres dits maudits. Le milieu de la bohème,
avec ses mœurs plus ou moins libérées, offrait
aux artistes suffisamment de récompenses pour qu’ils
continuent à créer en toute originalité, sans
avoir encore trouvé de publics extérieurs. Or sur
Internet, tu trouve de plus en plus d’artistes qui, même
s’ils ne vendent pas, même s’ils ne cherchent
pas à vendre, sont contents de pouvoir publier leurs œuvres.
Ils se font ainsi connaître dans de petits cercles, ils entretiennent
des relations fussent-elles seulement par messagerie avec des personnes
qu’ils ne rencontreront jamais mais qui leur disent avoir
pris du plaisir à regarder leurs travaux. Ceci dans tous
les domaines, et pas seulement la peinture. Ainsi sur mon site nous
hébergeons une amie qui fait de la mosaïque (voir site)
et qui reçoit énormément de messages d’encouragement,
alors même que ses correspondants n’imaginent pas lui
acheter ses œuvres. Vois par exemple
Miguel Benasayag
Peut-être devrait-elle s’installer sur des sites sociaux
du web 2.0 qui sont devenus de véritables points de passage
obligés pour tous ceux qui veulent s’exprimer, soit
pour créer véritablement, soit pour propager des lieux
communs. Cependant, mieux vaut sans doute qu’elle reste sur
ton site, où elle est appréciée sans avoir
à se se couler dans des stéréotypes. Dès
que l’on cherche à se rendre « populaire »,
on est tenté de céder aux modes et l’on cesse
d’être créatif.
Il est vrai que des diktats sociaux très forts s’exercent,
différemment selon les lieux et les époques, définissant
ce qu’il faut faire pour être reconnu. Je me souviens
que lorsque j’étais jeune à Buenos Aires, l’idéal
social était de vivre dans une certaine frugalité
matérielle, mais avec beaucoup de livres et d’amis
avec qui discuter. Cette image aujourd’hui est devenue impossible.
C’est l’image du looser. S’il te vient la moindre
idée en tête, tu ne pourras juger de son intérêt
que si elle te rapporte des dollars. Même sur les sites d’interaction
sociale, tu ne te trouveras des « amis » que si tu donnes
l’impression d’être capable de gagner de l’argent.
Jean-Paul Baquiast
Oui, mais qu’est ce qui, dans le super-organisme auquel nous
appartenons aujourd’hui, impose ce diktat de la profitabilité
? Trouve-t-on des « marchands » qui cherchent délibérément
à tirer profit de tout et éliminer ceux qui créent
en dehors de leurs circuits ? Existe-t-il des contraintes plus profondes,
relevant de ce que Howard Bloom nomme les «gardiens de la
conformité», par lesquelles nos sociétés
devenues craintives se protègent d’innovations qui
pourraient mettre en danger les statuts établis ?
Miguel Benasayag
C’est un sujet sur lequel je voudrais en effet revenir dans
une autre discussion. Je me pose d’ailleurs une question,
dans le fil de ce que nous venons de dire. Comment et pourquoi l’essence
de la création artistique échappe-t-elle au fait d’avoir
un public ou pas ? D’un point de vue matérialiste,
comment pouvons nous définir le rôle de la création.
J’ai avancé quelques hypothèses sur cette question
dans un travail sur le théâtre dont j’aimerais
que nous puissions parler. Je voulais comprendre pourquoi un être
vivant, notamment un humain, se met à penser à ce
qu’il pense. Pourquoi son cerveau génère-t-il
telle représentation à tel moment. Pourquoi est-il
conduit à exprimer éventuellement cette représentation
par le langage ? Si nous répondons à cette question
en disant simplement qu’il sacrifie au besoin d’être
vu et reconnu par les autres, nous manquons certainement des causes
plus profondes.
Jean-Paul Baquiast
Alain Cardon, dont je te parlerai plus tard, se pose la même
question concernant les robots autonomes, capables de générer
des pensées artificielles. Pourquoi et comment se mettront-ils
à penser à quelque chose, même en dehors de
stimuli extérieurs. Il croit avoir trouvé la réponse
à cette question capitale, grâce à laquelle
ses systèmes de conscience artificielle pourront devenir
véritablement autonomes.
Miguel Benasayag
Concernant la conscience, j’aimerais en effet que nous puissions
discuter avec Alain Cardon. Je pense que chez le créateur
le cerveau, conscient ou non, fait appel à des fonctions
beaucoup plus complexes que celles permettant de générer
des représentations afin de communiquer leurs contenus. L’impératif
de communiquer l’œuvre écrase les dimensions ontologiques
qui motivent la génération de représentations.
Pourquoi une machine voudrait-elle penser, c’est-à-dire
créer ? Le problème se pose de la même façon
concernant ces machines que sont nos cerveaux. Nous devons essayer
de faire apparaître ce que les vitalistes, dont je ne suis
évidemment pas, appellent l’élan vital. Cette
fonction, que nous ne pouvons pas appeler élan vital de par
notre position de scientifiques matérialistes, doit être
analysée. Pourquoi toi, par exemple, veux tu peindre, même
si tu n’exposes pas ? Pourquoi ton amie réalise-t-elle
des mosaïques, même si elle ne les met pas toutes en
ligne sur Internet. Il s’agit je crois d’une question
très profonde. Si nous répondons que l’on fait
cela pour communiquer avec autrui, ou simplement pour exercer nos
sens ou notre habileté manuelle, nous perdons sans doute
l’occasion d’approfondir l’essentiel de la chose
?
L'"art pour l'art", impératif de survie dans la
compétion darwinienne
Jean-Paul Baquiast
Je pense que pour élargir la question, il faut se demander
si les hommes (et les robots autonomes) sont ou seront les seuls
à générer des pensées en dehors du besoin
de les communiquer. Les animaux ne font-ils pas la même chose,
sans que nous ne nous en rendions compte. On peut trouver de nombreuses
activités chez eux qui apparaissent tout à fait gratuites.
Je veux dire que les comportements de ces animaux, par exemple les
danses et les chants de certains oiseaux, ne semblent pas seulement
motivés, comme le supposent les évolutionnistes, par
la nécessité de la séduction ou celui d’exercer
leurs muscles. On pourrait parler véritablement à
leur propos d’actes gratuits, d’art pour l’art.
Mais peut-être se trompe-t-on.
Miguel Benasayag
As-tu lu les propos de Darwin concernant le rôle des caractères
sexuels dans la sélection naturelle ? Il recense là
tous les proto-mécanismes que l’on trouve développés
dans l’art, dans la chanson, dans l’esthétique.
C’est un travail fantastique d’exploration de l’archéologie
de l’esthétique, laquelle commence très tôt
à se manifester dans l’évolution des espèces.
Jean-Paul Baquiast
Tu as raison de lier la création esthétique (et notamment
les formes qu’elle prend chez les animaux) à l’évolution
darwinienne. C’est grâce à elle que les sociétés
animales se sont différenciées de façon explosive,
au-delà des mutations pouvant toucher les gènes des
individus. On peut penser que la multiplication de « productions
esthétiques » crée de micro-milieux sociaux.
Ces milieux exercent un effet sélectif spécifique
sur les mutations au hasard qui surviennent par ailleurs. Il en
résulte un sens bien défini donné à
l’évolution suivie par l’espèce bénéficiaire.
Je serais tenté de dire qu’il s’agit là
d’une manifestation de la sélection par la construction
de niches (Niche Construction) par laquelle les darwiniens modernes
répondent aux critiques des partisans du Dessein Intelligent
selon lesquelles les mutations génétiques survenant
au hasard ne pourraient pas à elles seules expliquer la grande
diversité des formes vivantes. Point n’est besoin d’invoquer
le doigt de Dieu en ce cas. L’aptitude des espèces
à ce que nous appelons la production d’œuvres
d’art y pourvoirait en partie.
Miguel Benasayag
Il y a en effet chez les animaux, y compris chez les hommes, de
nombreuses activités dont on ne comprend pas la raison en
termes d’utilitarisme immédiat et qui contribuent en
fait à la construction du monde pour les espèces considérées
– comme d‘ailleurs finalement à la construction
du monde global. Si tu empêches un chien de faire quatre tours
sur lui-même avant de se coucher pour dormir, tu le rends
fou. Je ne dis pas qu’il s’agit pour le chien de faire
œuvre d’art en faisant ses tours – encore que -.
Je dis seulement qu’il s’agit d’une activité
qui ne peut pas être expliquée dans la linéarité
de ce qui paraîtrait fonctionnel, en termes par exemple d’économie
de l’énergie.
L’activité artistique, si nous admettons ceci, ne
peut pas être dite gratuite, c’est-à-dire ne
correspondre à aucun bénéfice. Mais elle ne
peut pas être mesurée au regard d’un utilitarisme
simpliste. Il sera donc intéressant de comprendre, au cas
par cas, les bénéfices qu’elle apporte d’abord
à son auteur puis à l’espèce à
laquelle appartient ledit auteur.
Jean-Paul Baquiast
Je dirais que la création artistique authentique, celle qui
bouleverse un tant soit peu l’ordre social, doit être
rangée dans ce que Howard Bloom, toujours lui, appelle les
générateurs de diversité. Ce sont ces mécanismes
qui, en s’opposant en permanence aux gardiens de la conformité,
empêchent que le super-organisme ne s’endorme dans l’auto-reproduction
de son passé. Ainsi pourrait s’expliquer le paradoxe
que nous évoquions. Si, dans les sociétés humaines,
les pouvoirs politiques et économiques qui sont en général
des gardiens de la conformité font tout pour décourager
l’art en empêchant les authentiques créateurs
de vivre de leur talent, il se trouve cependant en permanence un
nombre suffisant de créateurs pour créer quand même,
fut-ce dans l’isolement de leur chambre ou en rupture avec
leur milieu. Peu importe pour eux que leur création soit
originale au regard des canons sociaux. L’essentiel est qu’elle
soit originale au regard de leurs façons habituelles de ressentir
le monde. Ainsi le peintre du dimanche fera un grand effort d’originalité
en peignant une fleur « comme il la ressent », dès
lors qu’il se sera obligé pour ce faire à ne
pas copier une photographie. C’est cet effort d’originalité,
d’invention, dont le résultat nous paraîtra peut-être
très «pompier», qui le rendra heureux.
Dans les sociétés post-humaines, qui seront de plus
en plus touchées par la raréfaction des ressources
matérielles, les activités de production-consommation
marchandes seront limitées par le coût des matières
premières et de l’énergie. Au contraire, rien
ne restreindra la possibilité de produire des valeurs intellectuelles
ou artistiques. Ces productions deviendront alors de plus en plus
nécessaires à l’équilibre global des
individus et des sociétés. Sinon, les gens, comme
ton chien qui devient fou lorsqu’on lui interdit de tourner
sur lui-même avant de se coucher, deviendraient fous si on
leur interdisait de faire des tours de ville en 4/4 avant de gagner
leur lit.
Miguel Benasayag
Je me dis en t’écoutant que les artistes, les philosophes
et plus généralement le grand public seraient étonnés
d’entendre un propos comme celui que tu viens de tenir. Ils
pensent que la science ne s’intéresse qu’à
ce qui peut produire de la valeur économique ou militaire.
Elle serait donc selon eux incapable de comprendre l’intérêt
des activités artistiques ou autres comportements relevant
du gratuit. Or toi, dans une approche d’inspiration scientifique,
tu montres que ces activités sont très importantes
car elles contribuent à « faire monde » si je
puis dire. Ainsi la résistance à l’utilitarisme
simpliste pourrait émaner maintenant de la science elle-même.
Qu’un artiste ou un philosophe conteste l’utilitarisme
paraît normal. Mais qu’un scientifique à son
tour apporte des arguments pour refuser la linéarité
utilitaire et la marchandisation généralisée
qui l’accompagne paraîtra tout à fait nouveau.
Je crois important pour nous de montrer que la science, au moins
la science moderne, et à plus forte raison la science de
demain que nous pourrions qualifier de post-humaine, auront une
perception toute différente de cette indispensable création
de complexité et d’apparent désordre qu’apportent
les artistes et les philosophes authentiques.
Jean-Paul Baquiast
Je suppose que par ce qualificatif d’authentique tu veux désigner
ceux qui ne feront pas de l’art ou de la philosophie de pacotille
à l’usage des média « trendy »,
mais qui s’attacheront à la rude tâche de définir
un autre monde, avec les moyens dont ils disposent….On en
trouvera plus qu’on ne croit, mais pas dans les cercles officiels.
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A lire
* Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux, Le marché
de l’art contemporain. La Découverte 2006
* Judith Benhamou-Huet, Art Business (2) Assouline, 2007
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