|
Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article112
Miguel Benasayag est philosophe et psychanalyste, enseignant, courriériste
et auteur de nombreux livres.
Pour plus de détails, voir : http://www.peripheries.net/article186.html
http://fr.wikipedia.org/wiki/Miguel_Benasayag
Jean-Paul Baquiast : Vous insistez sur le fait que la pensée
individuelle, contrairement aux illusions fréquentes, est
une propriété émergente pour la production
de laquelle celui qui pense ne joue qu’un rôle limité.
Pouvez-vous préciser ce point ?
Miguel Benasayag : Je travaille avec un modèle que je n’ai
pas eu encore à remettre en cause, selon lequel la pensée
est une combinatoire émergente à laquelle participent
en tant que soubassements les hommes, mais aussi les animaux, les
objets et les lieux. J’ai plusieurs fois vérifié
que les endroits où l’on se trouve, les murs, les ambiances,
influencent ce que l’on va penser. Il y a quelques années,
j’ai tenu un séminaire avec des détenus de la
Santé qui avaient étudié mes livres lors d’un
enseignement de philosophie. Nous avons discuté de certains
thèmes, constatant alors qu’il était impossible
de les aborder comme on l’aurait fait à l’extérieur.
Les prisonniers, les gardiens, les murs, l’odeur de la prison-même
dictaient quasiment nos propos. Nous étions face à
une pensée émergente, à la fois dépendante
de nos cerveaux et autonome par rapport à eux. Jean-Paul
Baquiast : A priori, cela ne paraît pas surprenant. L’ambiance
de la prison est si lourde que les pensées qui y naissent
sont bien différentes de celles que pourrait susciter un
environnement plus serein, tel que la forêt ou le bord de
mer. Vous y êtes vous-même d’autant plus sensible
que vous avez connu pire que la prison, après votre arrestation
par les militaires argentins. Miguel Benasayag : Il y a plus que
cela. Je ne me place pas seulement dans la perspective des souvenirs
que tel environnement peut évoquer dans l’esprit de
celui qui a déjà connu ce cadre. Je veux dire que,
lorsque nous pensons et parlons, nous sommes " agis "
par des structures qui nous dépassent et dont le plus souvent
nous ignorons l’existence et l’influence qu’elles
ont sur nous.
Jean-Paul Baquiast : Un méméticien vous dirait que
cela n’a rien d’étonnant. Pour un méméticien,
la pensée résulte essentiellement des conflits darwiniens,
au sein du cerveau individuel puis dans les échanges langagiers,
entre des populations de réplicants informationnels, slogans,
images(1). Ces entités prolifèrent comme des virus,
à l’insu du sujet, dès que le milieu leur en
donne l’occasion. Ce sont elles qu’il faut étudier
si l’on veut savoir pourquoi telle personne pense comme elle
le fait. Je dois dire que cette approche ne me convainc pas complètement.
Pourquoi suis-je envahi par tels mèmes et non par tels autres
? Il y a une question de terrain, comme en face d’une véritable
infection virale. Certains virus me contaminent et d’autres
pas. Miguel Benasayag : Je suis de votre avis. Je dirais que la
mémétique est caractéristique d’une certaine
conception anglo-saxonne empirique, que l’on retrouve dans
l’économie libérale. Pour cette conception,
les événements résultent de la compétition
d’agents individuels, sans qu’il soit nécessaire
de prendre en considération les structures où s’organise
cette compétition. La mémétique n’a que
peu de succès en Europe continentale, où l’on
est resté fidèle au structuralisme voire au post structuralisme.
Moi, je suis de tradition structuraliste.
Jean-Paul Baquiast : Mais parler de structures peut être
aussi imprécis que parler de mèmes. Tout peut être
"mème" comme, réciproquement, tout peut
être "structure". Il faudrait préciser. Reprenons
l’exemple de l’influence d’un environnement sur
la pensée. On peut admettre qu’un milieu naturel, tel
que la forêt ou la mer, "parle" par de multiples
messages, bruits, odeurs, à l’animal qui est en nous
et donne en conséquence une certaine tonalité à
nos pensées. Un milieu artificiel, tel que la prison, peut
aussi parler à l’animal en nous, ou au primitif, car
elle est symbole d’enfermement, de piège et donc de
dangers. Elle réveille ainsi des réflexes profondément
inscrits dans nos gènes. Voulez-vous dire que pour comprendre
pourquoi telle pensée est ce qu’elle est à tel
moment, il faille analyser en détail toutes les influences
qui peuvent s’exercer à ce moment sur celui qui pense
? Ce serait impossible...
Miguel Benasayag : C’est bien pourquoi je parle d’émergence.
Pour moi, l’émergence n’est pas créatrice
de nouveauté vraiment nouvelle. Je l’assimilerais plutôt
à ce que l’on nomme la résultante dans le parallélogramme
des forces utilisé en mécanique. Un certain nombre
de forces entrent en conflit, que nous ne connaissons pas nécessairement
en détail. Par contre, il en résulte une force résultante
que nous ne pouvons pas ignorer, car elle s’impose à
nous par son évidence. Mais elle était contenue dans
les prémisses. Nul besoin de l’hypothèse de
Dieu pour l’expliquer.
Pour en revenir à la pensée et aux paroles qui l’expriment
dans la bouche d’un individu particulier, je dirais que c’est
une propriété résultante, et donc émergente,
de nombreux facteurs dépassant largement la personnalité
propre de l’individu qui pense ou qui parle. Mais lui dire
cela ne lui fera pas nécessairement plaisir.
Systèmes de contrôle et échappatoires
Jean-Paul Baquiast : Pourquoi tenez-vous tant à rendre vos
interlocuteurs conscients de cela, au risque de leur déplaire
?
Miguel Benasayag : Parce que nous retrouvons là le problème
des macro-processus qui déterminent et contrôlent sans
qu’ils s’en aperçoivent les individus. Prenez
la question des réseaux dits sociaux sur Internet, dont on
discute beaucoup aujourd’hui. Des milliers de gens entrent
dans ces réseaux en se forgeant des personnalités
qui ne sont pas vraiment les leurs, mais qui répondent aux
caractères qui, selon les conventions de la mode diffusées
par les agences de publicité, sont les mieux à même
de leur permettre de "se faire des amis". Ils adoptent
alors un langage, tiennent des propos qu’ils n’auraient
jamais tenus s’ils étaient restés en dehors
de ce macro-processus. Ils finissent par se persuader que c’est
leur vraie nature qui se révèle ainsi, sans être
capables de voir à quel point chacun de leur propos leur
est dicté par des processus étrangers à eux.
Souvent, ces processus sont contradictoires, ce qui crée
un grand malaise chez l’individu au sein de la personnalité
duquel ils s’affrontent. De plus, comme ces processus sont
très loin des contraintes de la vie réelle que continue
à subir le sujet, et comme ils n’offrent à celui-ci
aucune solution pour affronter ces contraintes, ils poussent à
une fuite de plus en plus grande dans l’irréalité.
Jean-Paul Baquiast : Je suppose que si vous essayiez d’expliquer
à une de ces personnes qu’elle est "parlée"
par des processus qui la détournent de sa vraie nature et
l’enferment dans des impasses - telles que se lancer dans
des dépenses qu’elle ne peut pas se permettre, ou copier
des modèles qui sont construits de toutes pièces par
des publicitaires qui ne lui veulent aucun bien, elle se fâcherait.
Cela me rappelle une émission particulièrement éprouvante
de FR3, intitulée"C’est mon choix". Poussés
par le désir d’être sélectionnés
par les organisateurs et de passer à la télévision
en affichant des modes de vie bizarres, la plupart de ceux qui y
participaient se cramponnaient à des personnalités
qu’ils s’étaient forgées, aussi bizarres
voire inciviques soient-elles, en affirmant que c’était
là leur choix et que le monde entier devait en prendre acte.
On retrouve un peu la même chose quand on observe la façon
dont les personnes présentées par Jean-Claude Delarue
dans l’émission "Cela se discute"tiennent
des propos "émergents" qui manifestement sont la
résultante de nombreux facteurs dont ils n’ont pas
eux-mêmes la moindre idée, la plupart suggérés
par l’animateur et les promoteurs de l’émission.
Miguel Benasayag : Je n’ai pas l’ambition d’ouvrir
les yeux de tous ceux qui sont manipulés par les faiseurs
d’opinion, notamment à la télévision.
La tâche serait trop immense. Cependant, quand j’ai
la possibilité de dialoguer avec notamment des jeunes qui
éprouvent des difficultés relationnelles et tentent
de les fuir par des langages ou comportements qui leur sont imposés,
tels que le recours à une certaine violence, j’essaye
de les pousser à analyser ce qui les surdétermine.
Jean-Paul Baquiast : Votre conception de l’émergence,
appliquée au langage, paraît légitime et je
ne la discute pas. Je crois cependant qu’une autre version
de l’émergence peut être également intéressante.
Pour moi, en m’inspirant de ce que j’ai cru pouvoir
retenir des exposés de la physique quantique, je dirais qu’un
objet ou un événement émergeant est quelque
chose d’absolument original, totalement irréductible.
Autrement dit, il s’agit d’une invention au sens plein
du terme. Le phénomène émergeant, en physique,
ne peut pas être réduit à des composantes que
l’on pourrait mettre en évidence et dont on pourrait
analyser les rapports de forces. Si les fluctuations d’énergie
au sein du vide quantique génèrent à tout instant
des univers émergeants, pour reprendre une hypothèse
à la mode, l’organisation de ces bulles d’univers
n’est pas déterminée par des facteurs analysables.
Il s’agit d’un produit complètement aléatoire.
Ne disons pas pour autant qu’il pourrait s’agir d’une
création divine. Disons seulement que les lois fondamentales
de l’univers, si celles-ci existent, qui déterminent
l’émergence de cette bulle d’univers-là
et non de telle autre échappent à la connaissance
scientifique actuelle.
Vous m’objecterez que lorsque nous parlons, nous ne nous
comportons pas comme un générateur de particules émergentes
dans un accélérateur. C’est vrai. Nous générons
de l’émergence, mais il n’est pas impossible,
en confrontant dans un dialogue partagé telle pensée
avec telle autre, de faire apparaître certains des facteurs
qui produisent ces pensées. C’est d’ailleurs
sur de tels dialogues partagés, je suppose, que réside
l’efficacité de la cure psychanalytique.
Il reste que pour moi, dans la mesure où nous représentons
la résultante, pour reprendre votre terme, d’un nombre
immense de composants, notre pensée et même nos paroles
peuvent faire apparaître - par éclairs - des résultats
totalement imprévisibles et, plus qu’imprévisibles,
aléatoires au sens de la physique quantique. Il s’agit
alors d’une véritable création ou mutation au
sens darwinien, pouvant donner naissance à une nouvelle théorie,
à un nouveau paradigme, pour le meilleur ou pour le pire.
A la limite, on pourrait trouver là certaines transitions
vers le post-humain. Certes, le plus souvent, le milieu social,
se chargera alors très vite de normaliser voire de faire
taire celui qui tient des propos trop novateurs. Mais il arrivera
pourtant parfois que le propos émergeant devienne une règle
reconnue par la société. Je crois que c’est
important de le faire savoir à tous. On éviterait
ainsi de décourager ceux qui, parmi eux, pour des raisons
impossibles à prévoir à l’avance voire
difficile à analyser a posteriori, se révèlent
capables de créer des mondes, petits ou grands, véritablement
différents du monde en place.
(à suivre)
PS : les propos qui précèdent n’épuisent
pas la question des super-processus et de l’émergence.
Nous y reviendrons nécessairement par la suite. BB
Notes
(1) A propos de la mémétique, voir :
le site de la société francophone de mémétique
http://www.memetique.org/ ; on lira aussi avec avantage l’ouvrage
de Pascal Jouxtel "Comment les systèmes pondent"
(éditions Le Pommier, 2005) [voir la recension de l’ouvrage,
par Christophe Jacquemin : http://www.automatesintelligents.co....
Cette page propose également l’écoute de l’Emission
Science Frictions (France culture) consacrée à la
mémétique, avec pour invités Pascal Jouxtel
et Jean-Paul Baquiast)
|
|