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De l’émergence
Chroniques du post-humain 2I (suite de l’introduction)
dimanche 6 avril 2008

Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article112

Miguel Benasayag est philosophe et psychanalyste, enseignant, courriériste et auteur de nombreux livres.
Pour plus de détails, voir :

http://www.peripheries.net/article186.html

http://fr.wikipedia.org/wiki/Miguel_Benasayag

Jean-Paul Baquiast : Vous insistez sur le fait que la pensée individuelle, contrairement aux illusions fréquentes, est une propriété émergente pour la production de laquelle celui qui pense ne joue qu’un rôle limité. Pouvez-vous préciser ce point ?

Miguel Benasayag : Je travaille avec un modèle que je n’ai pas eu encore à remettre en cause, selon lequel la pensée est une combinatoire émergente à laquelle participent en tant que soubassements les hommes, mais aussi les animaux, les objets et les lieux. J’ai plusieurs fois vérifié que les endroits où l’on se trouve, les murs, les ambiances, influencent ce que l’on va penser. Il y a quelques années, j’ai tenu un séminaire avec des détenus de la Santé qui avaient étudié mes livres lors d’un enseignement de philosophie. Nous avons discuté de certains thèmes, constatant alors qu’il était impossible de les aborder comme on l’aurait fait à l’extérieur. Les prisonniers, les gardiens, les murs, l’odeur de la prison-même dictaient quasiment nos propos. Nous étions face à une pensée émergente, à la fois dépendante de nos cerveaux et autonome par rapport à eux. Jean-Paul Baquiast : A priori, cela ne paraît pas surprenant. L’ambiance de la prison est si lourde que les pensées qui y naissent sont bien différentes de celles que pourrait susciter un environnement plus serein, tel que la forêt ou le bord de mer. Vous y êtes vous-même d’autant plus sensible que vous avez connu pire que la prison, après votre arrestation par les militaires argentins. Miguel Benasayag : Il y a plus que cela. Je ne me place pas seulement dans la perspective des souvenirs que tel environnement peut évoquer dans l’esprit de celui qui a déjà connu ce cadre. Je veux dire que, lorsque nous pensons et parlons, nous sommes " agis " par des structures qui nous dépassent et dont le plus souvent nous ignorons l’existence et l’influence qu’elles ont sur nous.

Jean-Paul Baquiast : Un méméticien vous dirait que cela n’a rien d’étonnant. Pour un méméticien, la pensée résulte essentiellement des conflits darwiniens, au sein du cerveau individuel puis dans les échanges langagiers, entre des populations de réplicants informationnels, slogans, images(1). Ces entités prolifèrent comme des virus, à l’insu du sujet, dès que le milieu leur en donne l’occasion. Ce sont elles qu’il faut étudier si l’on veut savoir pourquoi telle personne pense comme elle le fait. Je dois dire que cette approche ne me convainc pas complètement. Pourquoi suis-je envahi par tels mèmes et non par tels autres ? Il y a une question de terrain, comme en face d’une véritable infection virale. Certains virus me contaminent et d’autres pas. Miguel Benasayag : Je suis de votre avis. Je dirais que la mémétique est caractéristique d’une certaine conception anglo-saxonne empirique, que l’on retrouve dans l’économie libérale. Pour cette conception, les événements résultent de la compétition d’agents individuels, sans qu’il soit nécessaire de prendre en considération les structures où s’organise cette compétition. La mémétique n’a que peu de succès en Europe continentale, où l’on est resté fidèle au structuralisme voire au post structuralisme. Moi, je suis de tradition structuraliste.

Jean-Paul Baquiast : Mais parler de structures peut être aussi imprécis que parler de mèmes. Tout peut être "mème" comme, réciproquement, tout peut être "structure". Il faudrait préciser. Reprenons l’exemple de l’influence d’un environnement sur la pensée. On peut admettre qu’un milieu naturel, tel que la forêt ou la mer, "parle" par de multiples messages, bruits, odeurs, à l’animal qui est en nous et donne en conséquence une certaine tonalité à nos pensées. Un milieu artificiel, tel que la prison, peut aussi parler à l’animal en nous, ou au primitif, car elle est symbole d’enfermement, de piège et donc de dangers. Elle réveille ainsi des réflexes profondément inscrits dans nos gènes. Voulez-vous dire que pour comprendre pourquoi telle pensée est ce qu’elle est à tel moment, il faille analyser en détail toutes les influences qui peuvent s’exercer à ce moment sur celui qui pense ? Ce serait impossible...

Miguel Benasayag : C’est bien pourquoi je parle d’émergence. Pour moi, l’émergence n’est pas créatrice de nouveauté vraiment nouvelle. Je l’assimilerais plutôt à ce que l’on nomme la résultante dans le parallélogramme des forces utilisé en mécanique. Un certain nombre de forces entrent en conflit, que nous ne connaissons pas nécessairement en détail. Par contre, il en résulte une force résultante que nous ne pouvons pas ignorer, car elle s’impose à nous par son évidence. Mais elle était contenue dans les prémisses. Nul besoin de l’hypothèse de Dieu pour l’expliquer.

Pour en revenir à la pensée et aux paroles qui l’expriment dans la bouche d’un individu particulier, je dirais que c’est une propriété résultante, et donc émergente, de nombreux facteurs dépassant largement la personnalité propre de l’individu qui pense ou qui parle. Mais lui dire cela ne lui fera pas nécessairement plaisir.
Systèmes de contrôle et échappatoires

Jean-Paul Baquiast : Pourquoi tenez-vous tant à rendre vos interlocuteurs conscients de cela, au risque de leur déplaire ?

Miguel Benasayag : Parce que nous retrouvons là le problème des macro-processus qui déterminent et contrôlent sans qu’ils s’en aperçoivent les individus. Prenez la question des réseaux dits sociaux sur Internet, dont on discute beaucoup aujourd’hui. Des milliers de gens entrent dans ces réseaux en se forgeant des personnalités qui ne sont pas vraiment les leurs, mais qui répondent aux caractères qui, selon les conventions de la mode diffusées par les agences de publicité, sont les mieux à même de leur permettre de "se faire des amis". Ils adoptent alors un langage, tiennent des propos qu’ils n’auraient jamais tenus s’ils étaient restés en dehors de ce macro-processus. Ils finissent par se persuader que c’est leur vraie nature qui se révèle ainsi, sans être capables de voir à quel point chacun de leur propos leur est dicté par des processus étrangers à eux. Souvent, ces processus sont contradictoires, ce qui crée un grand malaise chez l’individu au sein de la personnalité duquel ils s’affrontent. De plus, comme ces processus sont très loin des contraintes de la vie réelle que continue à subir le sujet, et comme ils n’offrent à celui-ci aucune solution pour affronter ces contraintes, ils poussent à une fuite de plus en plus grande dans l’irréalité. Jean-Paul Baquiast : Je suppose que si vous essayiez d’expliquer à une de ces personnes qu’elle est "parlée" par des processus qui la détournent de sa vraie nature et l’enferment dans des impasses - telles que se lancer dans des dépenses qu’elle ne peut pas se permettre, ou copier des modèles qui sont construits de toutes pièces par des publicitaires qui ne lui veulent aucun bien, elle se fâcherait. Cela me rappelle une émission particulièrement éprouvante de FR3, intitulée"C’est mon choix". Poussés par le désir d’être sélectionnés par les organisateurs et de passer à la télévision en affichant des modes de vie bizarres, la plupart de ceux qui y participaient se cramponnaient à des personnalités qu’ils s’étaient forgées, aussi bizarres voire inciviques soient-elles, en affirmant que c’était là leur choix et que le monde entier devait en prendre acte. On retrouve un peu la même chose quand on observe la façon dont les personnes présentées par Jean-Claude Delarue dans l’émission "Cela se discute"tiennent des propos "émergents" qui manifestement sont la résultante de nombreux facteurs dont ils n’ont pas eux-mêmes la moindre idée, la plupart suggérés par l’animateur et les promoteurs de l’émission.

Miguel Benasayag : Je n’ai pas l’ambition d’ouvrir les yeux de tous ceux qui sont manipulés par les faiseurs d’opinion, notamment à la télévision. La tâche serait trop immense. Cependant, quand j’ai la possibilité de dialoguer avec notamment des jeunes qui éprouvent des difficultés relationnelles et tentent de les fuir par des langages ou comportements qui leur sont imposés, tels que le recours à une certaine violence, j’essaye de les pousser à analyser ce qui les surdétermine.

Jean-Paul Baquiast : Votre conception de l’émergence, appliquée au langage, paraît légitime et je ne la discute pas. Je crois cependant qu’une autre version de l’émergence peut être également intéressante. Pour moi, en m’inspirant de ce que j’ai cru pouvoir retenir des exposés de la physique quantique, je dirais qu’un objet ou un événement émergeant est quelque chose d’absolument original, totalement irréductible. Autrement dit, il s’agit d’une invention au sens plein du terme. Le phénomène émergeant, en physique, ne peut pas être réduit à des composantes que l’on pourrait mettre en évidence et dont on pourrait analyser les rapports de forces. Si les fluctuations d’énergie au sein du vide quantique génèrent à tout instant des univers émergeants, pour reprendre une hypothèse à la mode, l’organisation de ces bulles d’univers n’est pas déterminée par des facteurs analysables. Il s’agit d’un produit complètement aléatoire. Ne disons pas pour autant qu’il pourrait s’agir d’une création divine. Disons seulement que les lois fondamentales de l’univers, si celles-ci existent, qui déterminent l’émergence de cette bulle d’univers-là et non de telle autre échappent à la connaissance scientifique actuelle.

Vous m’objecterez que lorsque nous parlons, nous ne nous comportons pas comme un générateur de particules émergentes dans un accélérateur. C’est vrai. Nous générons de l’émergence, mais il n’est pas impossible, en confrontant dans un dialogue partagé telle pensée avec telle autre, de faire apparaître certains des facteurs qui produisent ces pensées. C’est d’ailleurs sur de tels dialogues partagés, je suppose, que réside l’efficacité de la cure psychanalytique.

Il reste que pour moi, dans la mesure où nous représentons la résultante, pour reprendre votre terme, d’un nombre immense de composants, notre pensée et même nos paroles peuvent faire apparaître - par éclairs - des résultats totalement imprévisibles et, plus qu’imprévisibles, aléatoires au sens de la physique quantique. Il s’agit alors d’une véritable création ou mutation au sens darwinien, pouvant donner naissance à une nouvelle théorie, à un nouveau paradigme, pour le meilleur ou pour le pire. A la limite, on pourrait trouver là certaines transitions vers le post-humain. Certes, le plus souvent, le milieu social, se chargera alors très vite de normaliser voire de faire taire celui qui tient des propos trop novateurs. Mais il arrivera pourtant parfois que le propos émergeant devienne une règle reconnue par la société. Je crois que c’est important de le faire savoir à tous. On éviterait ainsi de décourager ceux qui, parmi eux, pour des raisons impossibles à prévoir à l’avance voire difficile à analyser a posteriori, se révèlent capables de créer des mondes, petits ou grands, véritablement différents du monde en place.

(à suivre)

PS : les propos qui précèdent n’épuisent pas la question des super-processus et de l’émergence. Nous y reviendrons nécessairement par la suite. BB

Notes

(1) A propos de la mémétique, voir :

le site de la société francophone de mémétique http://www.memetique.org/ ; on lira aussi avec avantage l’ouvrage de Pascal Jouxtel "Comment les systèmes pondent" (éditions Le Pommier, 2005) [voir la recension de l’ouvrage, par Christophe Jacquemin : http://www.automatesintelligents.co.... Cette page propose également l’écoute de l’Emission Science Frictions (France culture) consacrée à la mémétique, avec pour invités Pascal Jouxtel et Jean-Paul Baquiast)