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Origine : http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/104/benasayag.htm
Nos lecteurs doivent pour la plupart connaître Miguel Benasayag.
D'une part parce qu'il s'agit d'une personnalité volontiers
bien accueillie dans les médias « progressistes »,
d'autre part parce qu'il a écrit un nombre importants de
livres, traduits en plusieurs langues, portant sur la société
moderne, sa politisation ou sa commercialisation, et plus généralement
sur l'humain moderne sous ses différentes formes. Nous avions
il y a deux ans publié sur ce site une série d'entretiens
avec lui concernant le thème provoquant mais vague du post-humain,
qui avaient suscité certains échos (voir la chronique
1.
http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2007/86/chroniquebb1.htm).
Son dernier livre, que nous présentons ici, constitue une
discussion très pertinente des différents développements
récents de l'intelligence artificielle, de la vie artificielle
et de l'homme dit « augmenté » par l'appel à
des prothèses de plus en plus sophistiquées. Il s'agit
de sujets qui sont couramment abordés sur ce site, mais Miguel
Benasayag y apporte une expérience humaine et professionnelle
qui lui donne un regard certainement plus critique que celui de
beaucoup de chercheurs et commentateurs, jeunes ou moins jeunes.
Faut-il rappeler qu'il a été lors de ses années
d'études en Argentine, victime de la junte qu'il combattait
comme beaucoup de citoyens argentins refusant la dictature militaire.
Il a échappé de justesse à la mort mais non
à la torture, ce qui donne à un homme une autorité
particulière pour lutter contre les résurgences toujours
présentes des tyrannies sous leurs diverses formes. Réfugié
en France et bien reçu par la gauche intellectuelle, il a
su y développer une culture très polyvalente, faisant
la meilleure synthèse possible des traditions de la pensée
progressiste (reprenons le mot qui est moins marqué que celui
d'altermondialiste ou de socialiste) survivant en France et dans
l'Amérique Latine d'aujourd'hui. A cela, il ajoute une expérience
clinique précieuse. Médecin d'origine, il s'est spécialisé
depuis dans la psychanalyse, qui le met au contact, on le devine,
avec un certain nombre de patients souffrant très concrètement
des contraintes indues imposées non seulement par le chômage
mais par la nécessité de s'adapter à des technologies
professionnelles ou commerciales imposant une idée a priori
de ce que doit être l'individu. Cette expérience de
soignant est complétée par les nombreux contacts qu'il
entretient dans le monde des associations s'intéressant notamment
aux jeunes des milieux dits défavorisés. Il y mesure
les ravages que font là encore les technologies de la «
normalisation » et du « contrôle ».
Tout ceci veut dire que son livre est loin d'être une apologie
sans nuances de ce qu'il nomme la virtualisation du vivant. L'ouvrage
est impossible à résumer, car il s'agit en fait, comme
d'ailleurs certains de ses précédents ouvrages, d'un
voyage à bâtons rompus dans le monde des technologies
modernes (certains disent post-modernes mais il est pour nous difficile
de faire la distinction). Ce voyage, riche en références
et en citations, s'inspire cependant de lignes directrices que nous
ne pouvons, pour notre part, qu'approuver. Miguel Benasayag est
particulièrement sensible à toutes les formes d'exploitation,
de conditionnement, de contrôle et finalement d'aliénation
que comportent des « progrès » présentés
comme libérateurs par leurs promoteurs et les pouvoirs qui
en tirent partie. Il a donc raison de nous mettre en garde contre
les illusions que nous pourrions avoir à cet égard.
Jamais dit-il, ou tout au moins pas avant longtemps on ne pourra
doubler la richesse du vivant et du social par des arfefacts produits
par la science et la technique.
Il se méfie particulièrement en ce sens de la volonté
des pouvoirs civils dominant la société néocapitaliste
(en passe de s'étendre dans tous les grands pays émergents),
pouvoirs politiques ou pouvoirs du business. Mais il pourrait évoquer
aussi un point que beaucoup de nos correspondants scientifiques
étrangers évoquent, celui des recherches militaires,
d'autant plus dangereuses qu'elles sont généralement
tenues secrètes ou ne se révèlent que lorsqu'elles
sont en état d'envahir sans susciter de protestations la
société civile. Nous pensons par exemple aux caméras
de surveillance, aux drones ou aux contrôles des contenus
de communication sur le web, dépassant très largement
les éventuels besoins de la lutte contre le terrorisme.
Miguel Benasayag n'est par particulièrement hostile aux
sciences et technologies émergentes. Son livre montre d'ailleurs
qu'il les connaît très bien. Il veut cependant s'élever
contre la tentation du "tout est possible", présente
non seulement chez ceux qui financent les recherches, mais chez
les chercheurs eux-mêmes. Le livre multiplie les exemples
montrant que, si l'on peut parler simplement, les choses (les réalités)
sont plus complexes que les ingénieurs et expérimentateurs
ne les imaginent. Dans les derniers chapitres notamment, l'auteur
développe le concept d'invariants biologiques. Il s'agirait
notamment de relations entre les composants des systèmes
vitaux rendant difficiles, sinon impossibles et en tous cas dangereuses,
des approches réductionnistes partielles, surtout quand elles
visent à une artificialisation ultérieure. Certes...
L'inconvénient cependant de cette salutaire entreprise de
démystification des avancées de la technologie, qui
sont loin évidemment de cesser de progresser, saute aux yeux,
y compris à la lecture du livre. C'est que plus rien n'est
innocent et que tout ce qui bouge devient suspect. Certes, rien
n'est jamais innocent. Faut-il cependant frapper de suspicion ceux
qui bougent, c'est-à-dire en particulier les chercheurs et
inventeurs qui cherchent à comprendre le monde et en proposer
des modèles artificiels? Quant au concept d'invariants biologiques,
il est difficile (l'auteur l'admet lui-même) d'en faire des
contraintes absolues. Il s'agit là encore de constructions
qui d'une façon ou d'une autre résultent du regard
de l'observateur/acteur. Il est utile cependant d'envisager ce thème.
Y faire appel évite en effet de croire que l'on pourrait
faire n'importe quoi avec la manipulation des composants de la vie.
Faut-il, dans un autre ordre d'idées, condamner ceux qui
essaient d'utiliser des méthodes modernes dans la gestion
des affaires de la République. Nous pensons par exemple à
la question du contrôle de l'acquisition des compétences
engagé par les institutions académiques occidentales,
auquel Miguel Benasayag fait allusion p. 162 de son livre. Nous
insistons un peu ici sur ce cas, car il nous parait significatif
des inconvénients de la méthode d'analyse proposée
par l'auteur et par ceux qui s'inspirent de cette façon de
voir (dont, encore une fois, nous tenons parallèlement à
souligner les vertus).
On ne peut pas ne pas demander à des responsables d'éducation,
à qui on reproche par ailleurs de ne jamais en faire assez
pour faire face à l'afflux des besoins de formation, de s'assurer
que ces besoins sont, au moins en partie, satisfaits par le système.
Certes, une lourdeur dans les processus d'évaluation, un
éventuel risque de « fichage » des élèves
et des enseignants, peuvent en dériver, mais ce sera à
la société civile de s'assurer que les méthodes
proposées satisfont aux objectifs nécessaires de bonne
gestion du système, sans donner lieu à des exploitations
politiques ou commerciales. Les enseignants et parents d'élève
le font d'ailleurs assez bien, tout au moins en France où
l'Ecole de la République demeure encore – pour combien
de temps – un peu à l'écart des offensives religieuses
et politiques que l'éducation subit ailleurs.
Nous ne reprochons évidemment pas au livre de Miguel Benasayag
de tomber dans de telles critiques faciles. Il est trop intelligent
et trop averti pour cela. Ce que nous pourrions par contre lui objecter
c'est peut-être de ne pas assez chercher à mettre en
évidence la nature de ce qu'il appelle lui-même les
macroprocessus aveugles entraînant les évolutions symbiotiques
du vivant et de la technique. Nous avons nous-mêmes à
cet égard proposé quelques hypothèse dans notre
dernier livre, Le paradoxe du Sapiens (Jean-Paul Bayol) dont lui
et moi avions d'ailleurs convenu d'assurer une parution chronologiquement
corrélée. Autant dire que nous ne pouvons qu'inciter
nos lecteurs respectifs à une lecture en parallèle
des deux ouvrages (pour le plus grand bien de l'éditeur),
les qualités et les défauts de l'un et de l'autre
ouvrage se conjugueront pour produire ce qui apparaîtra peut-être,
avec le recul, comme un des chefs d'oeuvre de ce début de
siècle. Amen.
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