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ENTRETIEN AVEC MIGUEL BENASAYAG Autour du principe de soumission à l’autorité
Entretien réalisé le 14 septembre 2010 par Jean-Etienne de Linares et Florence Hervey
vendredi 22 octobre 2010

Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article206

Entretien avec le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag, combattant de la guérilla guévariste en Argentine où il a été soumis à des tortures et emprisonné pendant quatre ans. Miguel Benasayag vit en France et est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont L’éloge du conflit paru en 2007 (La Découverte).

Q : Le documentaire "le jeu de la mort" diffusé sur France 2 le 17 mars 2009 met en scène un "faux" jeu télévisé ("la zone extrême") s’inspirant directeme nt des expériences réalisées par Stanley Milgram à Yale en 1960-63. Ce jeu constitue un prétexte pour étudier les réactions des candidats devant un scénario "ludique" qui les conduit à devenir les tortionnaires involontaires d’un quidam qui leur est parfaitement inconnu. Le documentaire s’efforce de montrer que les médias, et en particulier la télévision, constituent dans les sociétés modernes une "autorité" suffisamment forte pour amener des gens ordinaires à devenir d’une minute à l’autre les bourreaux d’une personne qui ne leur a rien fait, à l’instar de l’autorité de la "Science" que Milgram stigmatisait dans les années 60. Après avoir vu l’émission, est-ce que cette expérience vous a semblé convaincante ?

R : Il me semble important de faire un préalable sur l’actualité de la torture. Nous vivons un moment historique très particulier. En Occident, pendant très longtemps, toucher les corps humains constituait un interdit total. Au cours de mes recherches, j’avais beaucoup été marqué par le secret dans lequel la torture devait être pratiquée. Des dictatures militaires comme celles de Pinochet, de Videla, de Jaruzelski en Pologne, admettaient tout, sauf qu’elles torturaient. Il s’agissait d’un point anthropologique fondamental. Mon hypothèse de l’époque, que je continue d’ailleurs d’avoir, est qu’en Occident, le sujet de l’Histoire, celui qui exerce sa liberté, qui est auteur des lois, c’est l’Homme, et que l’Homme devait rester intouché. Dans les sociétés théocratiques, celui qui doit rester intouché n’est pas l’Homme, mais Dieu et ses représentants. La question que je m’étais alors posée était la suivante : alors qu’à l’époque du supplice de Damien, (tel qu’il est décrit par Michel Foucault dans Surveiller et punir) il était absolument légal et concevable de torturer à mort quelqu’un sur la place publique, comment se fait-il que très peu de temps après dans une perspective historique, tout à coup, un gouvernement qui a pris le pouvoir par les armes, puisse reconnaitre tout, même qu’il tue des personnes, absolument tout, sauf qu’il torture ? Une lecture un peut naïve dirait que « c’est le progrès », que c’est parce qu’on est meilleurs que les hommes du passé. En fait, on a assisté en Occident à un déplacement de la figure de l’interdit et de l’intouchable vers l’Homme. Quand il y a quinze ans j’ai travaillé sur la torture au Togo, on s’est aperçu de quelque chose de très particulier : non seulement on ne cachait plus le fait que l’on torturait, mais on montrait les corps torturés et mutilés, morts ou survivants.D’un point de vue anthropologique, cela change l’importance de la torture, que ce soit historiquement ou géographiquement : dans les sociétés théocratiques du passé ou du présent, torturer est possible parce que l’intouchable est la divinité ; alors qu’en Occident, la torture est un scandale majeur parce que la figure interdite est devenue l’Homme. Mais depuis une vingtaine d’années, et c’est pour ça que je parle d’ « actualité » de la torture, on assiste en Occident à un déplacement très inquiétant de la figure de l’interdit. Le symptôme de cette évolution est que l’on re-torture publiquement : pas sur la voie publique bien entendu, mais on reconnaît que l’on torture. On voit donc que l’homme est redevenu touchable, et même plus : on torture et on revendique la torture. Pour l’ACAT, et pour n’importe qui étudiant la question de la torture, qui doit résister à cette horreur, c’est très important de comprendre ce déplacement. Parce qu’on ne conteste pas la torture de la même manière dans une société où il existe un interdit anthropologique total de toucher l’Homme, et dans une société où il est redevenu possible de torturer. J’ai appris que depuis une vingtaine d’années dans les séries télé américaines, les « gentils » torturent. À l’époque c’était une série qui s’appelait Nikita, du nom du film de Luc Besson. Les gentils re-torturent et torturent ouvertement. Au début, on nageait un peu en eaux troubles : ceux qui torturaient le faisaient pour le bien, mais ça n’était pas si bien que cela. Aujourd’hui, le tortionnaire n’est plus identifié comme le mal absolu. Ça, c’est un changement anthropologique et sociologique majeur. C’est devenu le problème fondamental de notre époque : quelle est dont la nouvelle figure de l’intouchable ?

Q : Selon vous, qui est cette nouvelle figure de l’intouchable si ça n’est plus l’Homme ?

R : Pour le moment, elle n’est pas encore complètement dessinée. On vit actuellement une époque de transition. Mais on voit qu’un certain pôle « technico-économique » est en train de devenir la figure de l’intouchable : la technique et l’économie ont leurs propres raisons. C’est une hypothèse, ça n’est pas une certitude. Mais on voit bien comment on parle aujourd’hui de la crise économique, comme de quelque chose qui survient tel le Dieu de l’Olympe. Personne ne la veut, personne ne l’a décidée, personne ne peut l’empêcher. Ça arrive d’un lieu sans sujet, d’un lieu autonome. Quant à la technique, on voit bien tout ce qu’elle développe…Un pôle très inquiétant, non humain, pas même vivant, est en train d’apparaître comme un nouveau pôle anthropologique de l’intouchabilité. Vous pouvez tout faire sauf toucher à certaines choses. Un des symptômes majeurs de cela est que la torture n’occupe plus la place de l’interdit. En Argentine, si on avait montré qu’à l’École de mécanique de l’armée, - la où ma femme est décédée- on torturait, que sous le régime de Videla, qui avait tout fait comme horreurs, il y avait une centaine de centres de torture, je crois que le régime serait tombé. Pas comme ça, pas par décision divine : il serait tombé parce qu’aucun pays ne pouvait appuyer un régime qui admettait torturer. Hé bien il faut savoir que ça, c’est fini.

Q : Au regard de l’évolution que vous venez de décrire qui a pour conséquence que la torture n’occupe plus la place de l’interdit dans la société, les conclusions tirées de l’expérience présentée dans le documentaire vous paraissent-elles pertinentes ?

R : Il y a deux choses à comprendre par rapport à ce jeu. Une première chose, en prolongation de l’expérience de Milgram, c’est le fait qu’une autorité suffisante puisse mettre entre parenthèses ou annihiler toute capacité de réflexion critique. Ça, cela ne fait aucun doute. À l’époque de Milgram, l’autorité pour un Américain moyen, était la science avec un grand S. Pour un Français moyen de 2009, l’autorité maximum c’est, bien entendu, les médias et la télévision. Ça, c’est en continuité. Par contre, ce qui n’est pas en continuité, c’est que pour un Américain de 1960, torturer était le mal absolu. Tandis que pour un Français de 2009, torturer n’est pas le mal absolu. Ce qui a changé, c’est la gravité de ce que torturer signifie pour quelqu’un qui regarde en permanence à la télévision des séries avec des tortionnaires, des reality show basés sur le sadisme… De plus, il ne faut pas oublier que l’Occident est en train de vivre un deuil majeur : celui du modèle de l’Homme rationnel. Dans les années soixante, on croyait en l’Homme Kantien, c’est à dire l’Homme qui guide ses pas et décide tout au nom d’un bien commun transcendantal. Cet Homme-là, qui était le modèle d’Homme des candidats de Milgram, n’existe plus. Il est tombé. Nous sommes aujourd’hui dans une société dans laquelle d’un point de vue scientifique, la même expérience, placée dans un contexte différent, n’est plus la même. On n’en peut pas en tirer les mêmes conclusions. La déception ressentie face à ce que l’Homme peut faire comme horreurs dépend de l’attente que l’on a de cet Homme. Or l’attente qu’on avait de l’humanité en 1960 n’est plus la même en 2009. En 1960, on espérait, grosso modo, que l’humanité allait faire le paradis sur terre, grâce à la technique, la raison, le socialisme, la démocratie, peu importe. Grosso modo, l’idée c’était ça. L’espoir en l’avenir reposait sur l’Homme, cette chose merveilleuse, qui devait avec sa conscience être libre etc. Par conséquent, découvrir que 60 % de cet Homme là pouvait torturer, c’était une gifle énorme dans le narcissisme humaniste. Alors qu’aujourd’hui, une expérience qui montre que l’Homme est un salaud, c’est presque R.A.S.

Q : Donc dans un certain sens, pour vous, l’expérience est ici faussée.

Elle n’est pas faussée, mais elle se situe dans un contexte tellement différent, qu’on ne peut pas en tirer les mêmes conclusions. Dans le contexte de l’Homme vaincu de 2009-2010, cette humanité qui est en train de revenir à des considérations communautaristes, tribales, dans lesquelles l’Homme se sauve lui même et se moque des autres, ce socle commun humaniste est écorné. La gifle était immense en 1960. Aujourd’hui, ce n’est qu’une constatation de plus. Ce déplacement là, les gens comme nous doivent en tenir compte. Car notre parole de dénonciation, notre acte de résistance à cette horreur là, ne trouvera plus dans la population le même écho. Par exemple, si aux États-Unis on passe à la gégène pendant un mois n’importe quel islamiste, il n’y aura personne pour s’y opposer. En France, petit à petit, on va vers ça.

Q : Justement, n’y a-t-il pas là une forme de paradoxe dans le fait de mettre en scène cette expérience de manière ludique et spectaculaire et de la diffuser à une heure de grande écoute sur l’une des principales chaînes de télévision française, tout en dénonçant la fascination et l’étrangeté qu’exercent le fléau qui en constitue le mobile ?

R : Je trouve l’aspect ludique intéressant et intelligent de leur part. C’est comme si le rôle du divertissement avait presque pris la place de la vérité scientifique. Ils se sont posé la question suivante : qu’est ce qui a pris la place de l’autorité scientifique ? Ce n’est pas une question facile. On se méfie de la politique… Le banquier ? Non plus. Qu’est ce qui a donc pris cette place ? C’est l’amuseur ! Ils ont été suffisamment malins pour ne pas reproduire l’expérience de Milgram en plaçant le principe d’autorité dans la science. S’ils l’avaient fait, ils auraient trouvé 90% de résistants, car aujourd’hui ce principe d’autorité là est brisé. Ils l’ont donc placé dans le Big Brother, dans la camera. Les gens font n’importe quoi devant la caméra et pour être devant la caméra ! C’est un principe panoptique triomphant. Ce qui était une prison pour Jeremy Bentham est devenu la société : être regardé est devenu désirable. Ça, c’est intelligent. Mais ce que montre surtout l’émission, c’est la montée d’un cynisme total : on torture pour des sous, pour s’amuser devant la caméra.

Q. La situation d’observation malsaine dans laquelle est placé le spectateur n’est-elle pas symptomatique de ce cynisme ? Le documentaire semble à la fois convoquer les capacités de réflexion du téléspectateur mais aussi - implicitement - la fascination qu’il pourrait éprouver en observant le bourreau : va-t-il aller jusqu’au bout ou pas ? Que vous évoque l’ambiguïté dans laquelle le téléspectateur est ainsi placé ?

R : C’est vrai que du point de vue des téléspectateurs, il ne s’agit que d’une épreuve de reality show : jusqu’où va t-il torturer l’autre ? Jusqu’où va t-il tenir ? C’est révélateur du sadisme actuel : le spectateur a une position de tortionnaire passif. Ceci fait appel à des mécanismes disons « pervers » chez le spectateur, une sorte de jouissance scopique par rapport à quelque chose qui nous fascine. Non pas jusqu’où le candidat va supporter d’être torturé – parce qu’il était clair que personne n’était torturé - mais jusqu’où l’autre va supporter la torture morale consistant à être le bourreau du candidat. Milgram a fait son expérience tout seul, sans spectateurs, il en a tiré des conclusions et c’est tout. Ici, ils ont malgré eux offert au spectateur quelque chose d’un peu pervers, qu’ils n’ont pas soupçonné. Pour le spectateur, le jeu de massacre était réel. La recherche c’est une chose. La dénonciation publique en est une autre. Ici, ce n’est pas du tout de la dénonciation publique, mais un jeu de reality show de plus. C’est drôle : on fait un faux reality show, mais en fait c’est un vrai reality show, sauf que la personne qui souffre, c’est l’autre. Au final, ils tombent dans ce qu’ils dénoncent. De ce point de vue là, c’est un grand moment symptomatique de la canaillerie ambiante. Finalement, Loft story et cette émission ont quelque chose en commun qui a à voir avec la désacralisation de l’homme : si l’Homme ne peut pas être torturé, c’est parce qu’il y a une sacralisation de l’Homme. Ici, à l’inverse, visiblement, il y a quelque chose que l’on peut toucher, « tripoter », dont on peut faire ce que l’on veut. On offre une scène sadique aux téléspectateurs qui observent ces gens, se permettent de les juger, de jouer avec ces personnes qui, elles, n’en sont pas conscientes. Milgram recherchait quelque chose en utilisant des êtres humains comme des cobayes. Là, ce ne sont plus des cobayes, ce sont des dindons de la farce.

Q : Pour revenir plus particulièrement sur le principe de soumission à l’autorité que vous évoquiez plus tôt, pensez-vous que cette émission ou que l’expérience de Milgram nous enseignent quelque chose sur la réalité ? Et y a-t-il selon vous d’autres facteurs que la soumission à l’autorité qui entrent en jeu dans le processus qui fait que les gens deviennent des tortionnaires ?

R : Je pense que ce qu’on appelle le principe de soumission à l’autorité consiste très souvent en un accord implicite avec l’autorité. Je ne crois pas trop au fait que l’on puisse tout à coup perdre son libre arbitre, le mettre au placard et obéir. En général, quand quelqu’un obéit, en bien ou en mal, il porte déjà en lui quelque chose qui fait écho avec ça. Je ne crois pas à la psychologie des masses de Freud, consistant à dire qu’une situation de massification prive les gens de leur libre arbitre. Je pense que c’est beaucoup plus compliqué que cela : par exemple, si demain dans un meeting, Le Pen dit tout à coup qu’il s’est trompé toute sa vie et qu’il change complètement de voie, il se fait virer ! Les gens se massifient dans quelque chose pour lequel ils désirent se massifier. Le leader et l’autorité sont des pantins, et restent autoritaire et leader dans la mesure où ils occupent exactement la place que la masse désire qu’ils occupent. Il n’y a pas dans cet accord de principe actif chez l’autorité ou le leader ni de principe tout à fait passif dans la masse, je pense qu’il y a un principe actif conjoint, diffus.

Q : En regardant l’émission on voit qu’il y a l’autorité de l’animatrice, mais il nous semblait aussi qu’il y avait l’autorité des spectateurs, de l’émission elle-même, et qu’il y avait un effet d’entrainement.

Il y a un effet également dans le fait que la personne fait partie d’un sous bassement commun d’où va émerger une activité. Bien sur, l’acte de torturer est porté par la personne qui le fait, mais il l’est aussi par un ensemble de données dont la personne fait partie comme sous bassement. Il ne faut pas croire qu’une personne tout à fait passive ferait cela. Si elle le fait, d’une certaine façon, c’est qu’elle fonctionne avec. En Argentine, quand j’étais dans la résistance, j’ai vu qu’au départ, ils avaient recours à des personnages particuliers. C’était très étonnant. Mon souvenir le plus marquant est celui d’un tortionnaire, une espèce de bête totale, qui était boucher. Après ils ont eu recours à d’anciens boxeurs. Au début de l’utilisation systématique de la torture contre l’opposition politique, ils ont du aller chercher des gens pour faire ce boulot là, car n’importe qui ne pouvait pas faire cela. Une fois que ça commence à se généraliser, il y a quelque chose qui entraine les personnes qui ont une prédisposition quelconque pour cela. Et après, il y a effectivement un effet d’ondes expansives, dans lequel lorsqu’une situation devient horrible, c’est comme si l’horreur de la situation changeait le seuil d’acceptabilité. Petit à petit, il y a une sorte de changement de socle, qui a pour conséquence qu’il y a de moins en moins de gens capables de résister à la barbarie. Et comme les éléments de la barbarie se banalisent, deviennent normaux, on voit l’onde de contamination se développer.

Q : Ce que vous voulez dire c’est que notre société, a un moment, s’habitue un peu à l’horreur.

Tout dépend du niveau d’horreur banalisé. Dans un niveau d’horreur très bas, par exemple à Paris, cet après-midi, si on vient chercher quelqu’un et qu’on l’abat, comme ça, sur le trottoir, c’est un scandale total. Mais à la 200ème personne que l’on vient abattre, et qu’on a soi-même peur, qu’on commence à se sentir soulagé que cela ne soit pas soi… ? Il faut savoir que l’être humain a en lui une capacité à reconstruire du cohérent, qui va très, très loin. L’être humain construit de la cohérence avec presque n’importe quoi. Aujourd’hui, si vous voyez trois personnes tuer quelqu’un dans la rue, si vous allez voir un psy dans vingt ans vous lui direz probablement que vous êtes resté traumatisé. Si en revanche on commence tout à coup à tuer des gens dans la rue, d’ici à six mois vous aurez reconstruit dans votre tête un mécanisme de cohérence qui vous permettra de vivre avec ce seuil là. Les gens peuvent s’habituer à des niveaux d’horreur très élevés et reconstruire une cohérence, un quotidien… Pour peu que l’horreur se stabilise, pour peu que tout à coup, après une période de crise, les magasins soient ravitaillés par exemple, la cohérence se reconstruit. La construction d’un socle de violence plus élevé dépend d’un tas de choses banales, comme la distribution de vivres, des discours rassurants, la détermination de la population poursuivie, le fait de se sentir à l’abri… Dans ce passage d’un socle à l’autre dans l’horreur, les capacités de résistance deviennent plus rares. Plus le niveau de violence, d’horreur banalisé, monte, moins il y aura de gens susceptibles de résister. Si là on tabasse à mort quelqu’un dans la rue, presque tout le monde s’y opposera. A la 300ème personne qu’on tabasse à mort dans la rue, 50% diront non. Et à la 1000ème, il restera 5 ou 10% de personnes qui diront non. C’est devenu une norme, c’est comme ca, mais ces quelques personnes là refuseront de construire de la cohérence la dessus. Pourquoi ? Du fait d’expériences personnelles, d’un parcours qui lié à la construction d’une cohérence propre… Mais il y a très peu de gens qui construisent cette cohérence propre là. Tout ça pour dire, que de mon point de vue, dire que l’ « Homme » peut torturer, est un énoncé trop abstrait qui vise à avaliser la canaillerie ambiante, et c’est la conséquence de l’émission, plutôt que de vraiment démontrer quelque chose. Si l’on veut démontrer que l’Homme, dans sa grande majorité, est capable de barbarie, ça n’est pas la peine de faire une émission de télé. C’est beaucoup plus complexe que cela : il faut analyser pourquoi est ce qu’à un moment donné, la torture devient l’interdit total, et comprendre qu’aujourd’hui, de façon très inquiétante, elle se déplace vers une zone de tolérance.

Q : Donc pour vous la diffusion d’une telle émission n’est pas de nature à faire avancer la dénonciation de la torture et de ses causes aujourd’hui, mais participe au contraire à cette acceptation, cette noirceur, ce cynisme ambiant ?

R : Oui. Ça n’est certainement pas un remake spectaculaire de l’expérience de Milgram qui va aider à penser la question de la torture et à s’opposer à sa pratique. Je ne crois pas qu’une seule personne qui ait regardé cette émission ait développé le lendemain, ne serait-ce qu’un tout petit peu, sa capacité critique. Le problème, révélateur du manque de sérieux des personnes qui ont conçu l’émission, c’est qu’elles n’ont pas tenu compte de la position de spectateur passif qui détermine la réflexion du téléspectateur. La situation télé est une situation très particulière, c’est une situation un peu hypnotique. Le principe de fonctionnement neurologique qui s’applique à une émission comme celle-ci est le même que pour la pornographie : c’est « voir l’interdit ». Des mécanismes sous hypnotiques se mettent à fonctionner et « accrochent » l’attention de la personne, la polarise. Tout disparaît autour. Lorsque les gens regardent des jeux télévisés, des pornos, ou jouent à des jeux vidéos, il y a comme une sorte de perte de la notion d’espace et du temps. Au niveau cortical, les mécanismes de contrôle de l’espace et du temps sont inhibés. Par conséquent, l’attention de quelqu’un qui est en train de regarder cette émission va être complètement polarisée sur la question « va t-il tenir, ou ne va-t-il pas tenir ? ». C’est une très mauvaise position pour réfléchir à quoi que ce soit. Si je lis tranquillement les conclusions de Milgram, je suis dans une position différente parce que la lecture ouvre une sorte de colloque intérieur. Je suis en train de penser, j’associe, j’arrête la lecture, je reviens en arrière. Mais la pulsion scopique fonctionne comme une sorte d’hypnose qui fait que tout ce colloque intérieur disparaît. Or ici, ils ont créé involontairement une situation expérimentale dans laquelle le téléspectateur est dans un état sous hypnotique qui s’oppose à toute réflexion. C’est très important de comprendre la question de la torture, c’est très important de trouver la façon de résister, mais ça, ça n’est certainement pas la méthode.

Q : Revenons sur cette notion de déplacement de l’interdit que vous évoquiez plus tôt : vous disiez que s’il devait y avoir des terroristes passés à la gégène, il n’y aurait pas de protestation. Il y en a quand même, heureusement. Il nous semble qu’il reste des mouvements de protestation forts. Lors du scandale autour d’Abou Ghraïb, de Guantanamo, tous les Américains n’ont pas approuvé, ça a été beaucoup critiqué. De même quand on parle de la lapidation, il reste beaucoup de gens qui n’admettent pas cela. Quand vous disiez « on a déplacé la torture », vous mettez qui finalement derrière ce « on » ?

R : Quelque chose de terrible, selon moi, s’est passé. Face à la crise historique de l’Occident, à la crise qui a renversé cet idéal d’Homme rationnel, on a fini par accepter toute noirceur comme allant de soit. On vit une époque obscure, triste, dans laquelle on reconnait plus ou moins implicitement, tous, y compris moi, qu’on avait refoulé la partie, disons « obscure », de l’être humain, qu’on pensait qu’on l’avait dépassée….et là, la négativité nous revient en pleine figure. Face à cette négativité, certains disent « d’accord, mais on va la dépasser quand même ». C’est une profession de foi un peu en l’air : on va la dépasser au nom de quoi ? « L’homme pourra être parfait, on pourra vivre dans une harmonie totale, plus jamais de guerre et on va tous de tenir par la main… » Ils s’accrochent encore à cet espoir là, à cette promesse. Avant, c’était la croyance dans le progrès. Ce modèle, je ne l’accepte pas car c’est un espoir qui ne se traduit par aucune puissance de résistance réelle. Ensuite, il y a ceux qui ont complètement abandonné la promesse et qui se disent « puisque nous sommes comme ça, il faut l’accepter ». Je refuse également ce cynisme. Et puis il y a les gens dont je fais partie, et dont j’espère vous faites partie aussi, qui se disent : c’est vrai, nous vivons une époque dans laquelle la grande illusion de Kant, comme quoi l’Homme peut être rationnel, est tombée. Ceci nous amène à nous poser la question suivante : comment faire pour ne pas tomber dans la barbarie, tout en acceptant un modèle plus complexe d’être humain qui inclut une partie de noirceur non ré absorbable ? Car ce n’est pas pareil de dire, au nom d’un homme clair et rationnel, « la torture est une horreur », et d’accepter au contraire que nous sommes beaucoup moins clairs que nous voudrions l’être, que l’être humain est porteur de pas mal de choses négatives qui n’ont pas vocation à disparaitre. Une fois qu’on accepte cet Homme là, qui a pris une grande gifle dans son narcissisme, la question est la suivante : comment faire pour résister a la torture, à la barbarie, sans l’aide de l’idée de l’existence d’un homme pur, sans s’appuyer sur la promesse d’un monde meilleur ? Comment résister sans promesse ? Je pense que c’est ça, notre défi.

Q : Et quels sont selon vous les moyens qui permettent de relever ce défi ?

Je crois que qu’il ne faut pas tomber dans les discussions sophistiques du type « la torture ? Jamais dans aucune situation ! ou bien « La torture est toujours un mal absolu ». Il faut montrer comment la torture est utilisée par le pouvoir, de la même façon que le terrorisme est utilisé par d’autres pouvoirs, même s’ils sont clandestins, plutôt que d’abuser des grandes affirmations « universelles ». Ce qu’il faut faire c’est dire « ici et maintenant, nous ne pouvons que constater que la lapidation est une horreur, que Guantanamo est une horreur ». Il faut passer à une résistance plus immanente dans laquelle on n’a pas besoin de promesse hypothétique pour trouver des asymétries dans une situation donnée. Il y a trente ans, on résistait aux dictatures au nom d’une promesse, on disait : « je lutte pour ce futur qui nous est promis ». Aujourd’hui, le seul futur qu’on nous promet est pire que le présent (rires). Il faut donc construire des formes de résistance qui ne tombent pas dans le piège qui consiste à reconstruire la promesse.

Q : Et elles existent ? Vous les voyez comment ces formes de résistance ?

R : Oui, en France par exemple, des mouvements comme RESF (Réseaux éducation sans frontières) ou comme le DAL (Droit au logement), ne se demandent pas comment le monde devrait être. Ils parlent de ce qui est intolérable au nom d’une asymétrie, ici et maintenant. En Amérique latine, il y a beaucoup de mouvements de ce type. Au sein d’un petit collectif dont je fais partie, on avait écrit le premier manifeste des sans terres. Les gens venaient et nous posaient des questions du type « mais vous êtes contre la propriété privée ? », nous on répondait « non » ; « Mais vous pensez qu’il faut occuper des terres partout ? » « Non ». « Mais vous pensez quoi ? » Notre logique à nous c’était « On pense que ces gens, ici et maintenant, doivent vivre. Ici, il y a des terres, donc on va les occuper. »

Q : Vous voulez dire qu’il s’agit d’une sorte de morale de l’instant, de respect de la dignité de celui qui est en face de vous ?

R : C’est plutôt une sorte d’éthique situationnelle : se demander ce qui, dans cette situation concrète, est juste. Chercher les asymétries situationnelles c’est agir d’un point de vue éthique, individuellement, socialement, en groupe, peu importe. L’idée est de chercher les raisons d’agir au milieu de la tempête de notre époque. Je pense qu’on les trouve dans les asymétries concrètes. Dire, concrètement, que les Indiens crèvent de faim à coté des terres de gros propriétaires terriens ça n’est pas pareil que de dire « les indiens occupent cette terre là ». Il faut éviter le piège des modes de pensée globale. et re-territorialiser les questions, les rendre plus concrètes. À la fameuse question « un terroriste pose une bombe, tu as le terroriste en face de toi, qu’est ce que tu fais ? », là on répond « le jour où je serai confronté à cette situation, là on verra. Pour le moment, on ferme Guantanamo parce qu’aucune des personnes présentes à Guantanamo n’a posé de bombe prête à exploser ». On n’a pas besoin de grands principes, d’autant que de mon point de vue les grands principes sont systématiquement récupérés par des leaders qui rétablissent un principe d’autorité et qui, quand ils arrivent au pouvoir, font le contraire de ce qu’ils disaient. Il me semble que les grands principes, constituent toujours le moyen par lequel les maîtres reprennent le pouvoir.

Q : Mais nous justement pour lutter contre la torture à l’ACAT, comme dans d’autres associations, on s’appuie sur ces principes. On le dit : « La torture jamais, quoi qu’il arrive ! » C’est quelque chose que l’on dit en permanence. Et quelque part, vous trouvez que ce n’est pas une bonne méthode ?

Je pense que le principal de l’ACAT, ce ne sont pas les principes, c’est l’action. Agir et invoquer des principes, n’a pas la même portée que d’avoir des principes en tant qu’opinions. Les principes sont ici mis en œuvre dans des pratiques. Donc de ce point de vue là, vous ne vous trompez absolument pas. Vous voulez donner aux principes la place qu’ils doivent avoir, c’est à dire faire partie des pratiques.

Q : C’est un moyen d’action parmi d’autres.

R : Bien sûr. Parce que les principes que l’ACAT défend, sont des principes gagnés grâce à de longues luttes historiques. Ce sont des acquis de la société sur lesquels je pense qu’il ne faut pas céder. En revanche, est-ce que ces principes là sont des principes universaux, intangibles. Je pense qu’il ne vaut mieux pas s’aventurer sur cette discussion, parce qu’étant donné le relativisme et le cynisme ambiant, il vaut mieux trouver des principes plus costauds, plus concrets.

Q : Mais le risque de cette approche n’est-il pas que différentes personnes puissent avoir des analyses différentes ?

R : Ça c’est le drame existentiel total. Effectivement l’être humain est déterminé ?[« placé »], en tant qu’humanité, par ses incertitudes. Lorsque j’étais en prison en Argentine, des compagnons arrivaient brisés parce qu’ils avaient tout avoué. Ils avaient révélé l’emplacement d’une cache d’armes, avaient dénoncé des gens, parfois même leur propre femme… Il y avait plusieurs réactions face à cela. Classiquement, les résistants considèrent les personnes qui ont parlé sous la torture et ceux qui ont collaboré comme des traîtres, et les condamnent parfois même à mort. D’autres les sanctionnent ou les excluent. J’avais demandé à mon organisation de m’occuper de la récupération psychologique et politique de ces gens qui arrivaient démolis. Pour moi, c’était un défi total : je me disais que ça n’était pas possible qu’ils soient « dé-tissés » au point qu’il ne reste plus rien. Comment « re-tisse » t-on un être humain ? J’avais gagné mes galons dans la résistance, et comme j’avais étudié la médecine et que j’avais fait philo, j’avais le bon profil pour faire cela. Alors ils m’ont donné ce droit. Je n’avais aucune certitude que l’on pouvait « re-tisser » un être humain. À l’inverse, l’autre n’était pas certain- même s’il croyait l’être - qu’il fallait tuer un traître. Mais le drame existentiel total c’est qu’en situation, nos actes comportent un pari. L’éthique consiste justement à être conscient qu’il s’agit d’un pari, à ne pas croire que l’on détient la vérité. J’ai toujours constaté que les gens qui se comportent éthiquement en situation, c’est à dire en sachant que ce qu’ils font est un pari, sont beaucoup moins enclins à commettre des actes de barbarie que ceux qui croient détenir une vérité. Alors quand vous me dites « oui, mais comment faire, parce qu’il y en a qui proposent ceci, d’autres qui proposent cela ? » Moi je pense que ce qu’il faut, c’est avoir conscience de ce qu’est vraiment la Liberté en tant que drame pour l’être humain. En situation, on s’engage un peu dans l’ignorance. Et cela, paradoxalement, c’est un barrage contre la barbarie : je ne sais pas trop si c’est exactement ça qu’il faut faire, donc je fais attention. Je le fais, mais je fais attention. Je pense que l’éthique veut qu’en situation, il y ait un doute. Alors, pour en revenir à la torture, je conçois mal quelqu’un qui est dans une éthique de doute, dans une éthique situationnelle radicale, appliquer la gégène à un homme et une femme attachés nus sur une table de torture.

Q : Oui, parce qu’il faut être bardé de certitudes pour faire les actes pareils. Certitude que l’autre ne vaut rien…

R : Certitude qu’on a l’Histoire en sa faveur. Quand on regarde par exemple tous les groupes révolutionnaires qui ont commis les pires crimes, des massacres… Les hommes et femmes qui faisaient cela étaient convaincus qu’ils le faisaient au nom du bien de toute l’humanité, et que même la victime qu’ils étaient en train de tuer, quelque part, c’était pour son bien. C’est exactement ce qui m’a valu de rester dans la structure militaire et de ne pas être promu dans la structure politique. Parce que justement je ne « croyais » pas assez. Et je me souviens qu’une partie de mes compagnons doutait. Cela n’a pas pour autant fait de nous des saints. Nos balles n’avaient pas d’anesthésique, elles tuaient. Mais il me semble qu’aujourd’hui, face au déboussolement général, il faut défendre une éthique radicale de la situation, qui responsabilise la personne et qui dit : « Ici et maintenant, c’est toi ».