|
Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article206
Entretien avec le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag,
combattant de la guérilla guévariste en Argentine
où il a été soumis à des tortures et
emprisonné pendant quatre ans. Miguel Benasayag vit en France
et est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont
L’éloge du conflit paru en 2007 (La Découverte).
Q : Le documentaire "le jeu de la mort" diffusé
sur France 2 le 17 mars 2009 met en scène un "faux"
jeu télévisé ("la zone extrême")
s’inspirant directeme nt des expériences réalisées
par Stanley Milgram à Yale en 1960-63. Ce jeu constitue un
prétexte pour étudier les réactions des candidats
devant un scénario "ludique" qui les conduit à
devenir les tortionnaires involontaires d’un quidam qui leur
est parfaitement inconnu. Le documentaire s’efforce de montrer
que les médias, et en particulier la télévision,
constituent dans les sociétés modernes une "autorité"
suffisamment forte pour amener des gens ordinaires à devenir
d’une minute à l’autre les bourreaux d’une
personne qui ne leur a rien fait, à l’instar de l’autorité
de la "Science" que Milgram stigmatisait dans les années
60. Après avoir vu l’émission, est-ce que cette
expérience vous a semblé convaincante ?
R : Il me semble important de faire un préalable sur l’actualité
de la torture. Nous vivons un moment historique très particulier.
En Occident, pendant très longtemps, toucher les corps humains
constituait un interdit total. Au cours de mes recherches, j’avais
beaucoup été marqué par le secret dans lequel
la torture devait être pratiquée. Des dictatures militaires
comme celles de Pinochet, de Videla, de Jaruzelski en Pologne, admettaient
tout, sauf qu’elles torturaient. Il s’agissait d’un
point anthropologique fondamental. Mon hypothèse de l’époque,
que je continue d’ailleurs d’avoir, est qu’en
Occident, le sujet de l’Histoire, celui qui exerce sa liberté,
qui est auteur des lois, c’est l’Homme, et que l’Homme
devait rester intouché. Dans les sociétés théocratiques,
celui qui doit rester intouché n’est pas l’Homme,
mais Dieu et ses représentants. La question que je m’étais
alors posée était la suivante : alors qu’à
l’époque du supplice de Damien, (tel qu’il est
décrit par Michel Foucault dans Surveiller et punir) il était
absolument légal et concevable de torturer à mort
quelqu’un sur la place publique, comment se fait-il que très
peu de temps après dans une perspective historique, tout
à coup, un gouvernement qui a pris le pouvoir par les armes,
puisse reconnaitre tout, même qu’il tue des personnes,
absolument tout, sauf qu’il torture ? Une lecture un peut
naïve dirait que « c’est le progrès »,
que c’est parce qu’on est meilleurs que les hommes du
passé. En fait, on a assisté en Occident à
un déplacement de la figure de l’interdit et de l’intouchable
vers l’Homme. Quand il y a quinze ans j’ai travaillé
sur la torture au Togo, on s’est aperçu de quelque
chose de très particulier : non seulement on ne cachait plus
le fait que l’on torturait, mais on montrait les corps torturés
et mutilés, morts ou survivants.D’un point de vue anthropologique,
cela change l’importance de la torture, que ce soit historiquement
ou géographiquement : dans les sociétés théocratiques
du passé ou du présent, torturer est possible parce
que l’intouchable est la divinité ; alors qu’en
Occident, la torture est un scandale majeur parce que la figure
interdite est devenue l’Homme. Mais depuis une vingtaine d’années,
et c’est pour ça que je parle d’ « actualité
» de la torture, on assiste en Occident à un déplacement
très inquiétant de la figure de l’interdit.
Le symptôme de cette évolution est que l’on re-torture
publiquement : pas sur la voie publique bien entendu, mais on reconnaît
que l’on torture. On voit donc que l’homme est redevenu
touchable, et même plus : on torture et on revendique la torture.
Pour l’ACAT, et pour n’importe qui étudiant la
question de la torture, qui doit résister à cette
horreur, c’est très important de comprendre ce déplacement.
Parce qu’on ne conteste pas la torture de la même manière
dans une société où il existe un interdit anthropologique
total de toucher l’Homme, et dans une société
où il est redevenu possible de torturer. J’ai appris
que depuis une vingtaine d’années dans les séries
télé américaines, les « gentils »
torturent. À l’époque c’était une
série qui s’appelait Nikita, du nom du film de Luc
Besson. Les gentils re-torturent et torturent ouvertement. Au début,
on nageait un peu en eaux troubles : ceux qui torturaient le faisaient
pour le bien, mais ça n’était pas si bien que
cela. Aujourd’hui, le tortionnaire n’est plus identifié
comme le mal absolu. Ça, c’est un changement anthropologique
et sociologique majeur. C’est devenu le problème fondamental
de notre époque : quelle est dont la nouvelle figure de l’intouchable
?
Q : Selon vous, qui est cette nouvelle figure de l’intouchable
si ça n’est plus l’Homme ?
R : Pour le moment, elle n’est pas encore complètement
dessinée. On vit actuellement une époque de transition.
Mais on voit qu’un certain pôle « technico-économique
» est en train de devenir la figure de l’intouchable
: la technique et l’économie ont leurs propres raisons.
C’est une hypothèse, ça n’est pas une
certitude. Mais on voit bien comment on parle aujourd’hui
de la crise économique, comme de quelque chose qui survient
tel le Dieu de l’Olympe. Personne ne la veut, personne ne
l’a décidée, personne ne peut l’empêcher.
Ça arrive d’un lieu sans sujet, d’un lieu autonome.
Quant à la technique, on voit bien tout ce qu’elle
développe…Un pôle très inquiétant,
non humain, pas même vivant, est en train d’apparaître
comme un nouveau pôle anthropologique de l’intouchabilité.
Vous pouvez tout faire sauf toucher à certaines choses. Un
des symptômes majeurs de cela est que la torture n’occupe
plus la place de l’interdit. En Argentine, si on avait montré
qu’à l’École de mécanique de l’armée,
- la où ma femme est décédée- on torturait,
que sous le régime de Videla, qui avait tout fait comme horreurs,
il y avait une centaine de centres de torture, je crois que le régime
serait tombé. Pas comme ça, pas par décision
divine : il serait tombé parce qu’aucun pays ne pouvait
appuyer un régime qui admettait torturer. Hé bien
il faut savoir que ça, c’est fini.
Q : Au regard de l’évolution que vous venez de décrire
qui a pour conséquence que la torture n’occupe plus
la place de l’interdit dans la société, les
conclusions tirées de l’expérience présentée
dans le documentaire vous paraissent-elles pertinentes ?
R : Il y a deux choses à comprendre par rapport à
ce jeu. Une première chose, en prolongation de l’expérience
de Milgram, c’est le fait qu’une autorité suffisante
puisse mettre entre parenthèses ou annihiler toute capacité
de réflexion critique. Ça, cela ne fait aucun doute.
À l’époque de Milgram, l’autorité
pour un Américain moyen, était la science avec un
grand S. Pour un Français moyen de 2009, l’autorité
maximum c’est, bien entendu, les médias et la télévision.
Ça, c’est en continuité. Par contre, ce qui
n’est pas en continuité, c’est que pour un Américain
de 1960, torturer était le mal absolu. Tandis que pour un
Français de 2009, torturer n’est pas le mal absolu.
Ce qui a changé, c’est la gravité de ce que
torturer signifie pour quelqu’un qui regarde en permanence
à la télévision des séries avec des
tortionnaires, des reality show basés sur le sadisme…
De plus, il ne faut pas oublier que l’Occident est en train
de vivre un deuil majeur : celui du modèle de l’Homme
rationnel. Dans les années soixante, on croyait en l’Homme
Kantien, c’est à dire l’Homme qui guide ses pas
et décide tout au nom d’un bien commun transcendantal.
Cet Homme-là, qui était le modèle d’Homme
des candidats de Milgram, n’existe plus. Il est tombé.
Nous sommes aujourd’hui dans une société dans
laquelle d’un point de vue scientifique, la même expérience,
placée dans un contexte différent, n’est plus
la même. On n’en peut pas en tirer les mêmes conclusions.
La déception ressentie face à ce que l’Homme
peut faire comme horreurs dépend de l’attente que l’on
a de cet Homme. Or l’attente qu’on avait de l’humanité
en 1960 n’est plus la même en 2009. En 1960, on espérait,
grosso modo, que l’humanité allait faire le paradis
sur terre, grâce à la technique, la raison, le socialisme,
la démocratie, peu importe. Grosso modo, l’idée
c’était ça. L’espoir en l’avenir
reposait sur l’Homme, cette chose merveilleuse, qui devait
avec sa conscience être libre etc. Par conséquent,
découvrir que 60 % de cet Homme là pouvait torturer,
c’était une gifle énorme dans le narcissisme
humaniste. Alors qu’aujourd’hui, une expérience
qui montre que l’Homme est un salaud, c’est presque
R.A.S.
Q : Donc dans un certain sens, pour vous, l’expérience
est ici faussée.
Elle n’est pas faussée, mais elle se situe dans un
contexte tellement différent, qu’on ne peut pas en
tirer les mêmes conclusions. Dans le contexte de l’Homme
vaincu de 2009-2010, cette humanité qui est en train de revenir
à des considérations communautaristes, tribales, dans
lesquelles l’Homme se sauve lui même et se moque des
autres, ce socle commun humaniste est écorné. La gifle
était immense en 1960. Aujourd’hui, ce n’est
qu’une constatation de plus. Ce déplacement là,
les gens comme nous doivent en tenir compte. Car notre parole de
dénonciation, notre acte de résistance à cette
horreur là, ne trouvera plus dans la population le même
écho. Par exemple, si aux États-Unis on passe à
la gégène pendant un mois n’importe quel islamiste,
il n’y aura personne pour s’y opposer. En France, petit
à petit, on va vers ça.
Q : Justement, n’y a-t-il pas là une forme de paradoxe
dans le fait de mettre en scène cette expérience de
manière ludique et spectaculaire et de la diffuser à
une heure de grande écoute sur l’une des principales
chaînes de télévision française, tout
en dénonçant la fascination et l’étrangeté
qu’exercent le fléau qui en constitue le mobile ?
R : Je trouve l’aspect ludique intéressant et intelligent
de leur part. C’est comme si le rôle du divertissement
avait presque pris la place de la vérité scientifique.
Ils se sont posé la question suivante : qu’est ce qui
a pris la place de l’autorité scientifique ? Ce n’est
pas une question facile. On se méfie de la politique…
Le banquier ? Non plus. Qu’est ce qui a donc pris cette place
? C’est l’amuseur ! Ils ont été suffisamment
malins pour ne pas reproduire l’expérience de Milgram
en plaçant le principe d’autorité dans la science.
S’ils l’avaient fait, ils auraient trouvé 90%
de résistants, car aujourd’hui ce principe d’autorité
là est brisé. Ils l’ont donc placé dans
le Big Brother, dans la camera. Les gens font n’importe quoi
devant la caméra et pour être devant la caméra
! C’est un principe panoptique triomphant. Ce qui était
une prison pour Jeremy Bentham est devenu la société
: être regardé est devenu désirable. Ça,
c’est intelligent. Mais ce que montre surtout l’émission,
c’est la montée d’un cynisme total : on torture
pour des sous, pour s’amuser devant la caméra.
Q. La situation d’observation malsaine dans laquelle est
placé le spectateur n’est-elle pas symptomatique de
ce cynisme ? Le documentaire semble à la fois convoquer les
capacités de réflexion du téléspectateur
mais aussi - implicitement - la fascination qu’il pourrait
éprouver en observant le bourreau : va-t-il aller jusqu’au
bout ou pas ? Que vous évoque l’ambiguïté
dans laquelle le téléspectateur est ainsi placé
?
R : C’est vrai que du point de vue des téléspectateurs,
il ne s’agit que d’une épreuve de reality show
: jusqu’où va t-il torturer l’autre ? Jusqu’où
va t-il tenir ? C’est révélateur du sadisme
actuel : le spectateur a une position de tortionnaire passif. Ceci
fait appel à des mécanismes disons « pervers
» chez le spectateur, une sorte de jouissance scopique par
rapport à quelque chose qui nous fascine. Non pas jusqu’où
le candidat va supporter d’être torturé –
parce qu’il était clair que personne n’était
torturé - mais jusqu’où l’autre va supporter
la torture morale consistant à être le bourreau du
candidat. Milgram a fait son expérience tout seul, sans spectateurs,
il en a tiré des conclusions et c’est tout. Ici, ils
ont malgré eux offert au spectateur quelque chose d’un
peu pervers, qu’ils n’ont pas soupçonné.
Pour le spectateur, le jeu de massacre était réel.
La recherche c’est une chose. La dénonciation publique
en est une autre. Ici, ce n’est pas du tout de la dénonciation
publique, mais un jeu de reality show de plus. C’est drôle
: on fait un faux reality show, mais en fait c’est un vrai
reality show, sauf que la personne qui souffre, c’est l’autre.
Au final, ils tombent dans ce qu’ils dénoncent. De
ce point de vue là, c’est un grand moment symptomatique
de la canaillerie ambiante. Finalement, Loft story et cette émission
ont quelque chose en commun qui a à voir avec la désacralisation
de l’homme : si l’Homme ne peut pas être torturé,
c’est parce qu’il y a une sacralisation de l’Homme.
Ici, à l’inverse, visiblement, il y a quelque chose
que l’on peut toucher, « tripoter », dont on peut
faire ce que l’on veut. On offre une scène sadique
aux téléspectateurs qui observent ces gens, se permettent
de les juger, de jouer avec ces personnes qui, elles, n’en
sont pas conscientes. Milgram recherchait quelque chose en utilisant
des êtres humains comme des cobayes. Là, ce ne sont
plus des cobayes, ce sont des dindons de la farce.
Q : Pour revenir plus particulièrement sur le principe de
soumission à l’autorité que vous évoquiez
plus tôt, pensez-vous que cette émission ou que l’expérience
de Milgram nous enseignent quelque chose sur la réalité
? Et y a-t-il selon vous d’autres facteurs que la soumission
à l’autorité qui entrent en jeu dans le processus
qui fait que les gens deviennent des tortionnaires ?
R : Je pense que ce qu’on appelle le principe de soumission
à l’autorité consiste très souvent en
un accord implicite avec l’autorité. Je ne crois pas
trop au fait que l’on puisse tout à coup perdre son
libre arbitre, le mettre au placard et obéir. En général,
quand quelqu’un obéit, en bien ou en mal, il porte
déjà en lui quelque chose qui fait écho avec
ça. Je ne crois pas à la psychologie des masses de
Freud, consistant à dire qu’une situation de massification
prive les gens de leur libre arbitre. Je pense que c’est beaucoup
plus compliqué que cela : par exemple, si demain dans un
meeting, Le Pen dit tout à coup qu’il s’est trompé
toute sa vie et qu’il change complètement de voie,
il se fait virer ! Les gens se massifient dans quelque chose pour
lequel ils désirent se massifier. Le leader et l’autorité
sont des pantins, et restent autoritaire et leader dans la mesure
où ils occupent exactement la place que la masse désire
qu’ils occupent. Il n’y a pas dans cet accord de principe
actif chez l’autorité ou le leader ni de principe tout
à fait passif dans la masse, je pense qu’il y a un
principe actif conjoint, diffus.
Q : En regardant l’émission on voit qu’il y
a l’autorité de l’animatrice, mais il nous semblait
aussi qu’il y avait l’autorité des spectateurs,
de l’émission elle-même, et qu’il y avait
un effet d’entrainement.
Il y a un effet également dans le fait que la personne fait
partie d’un sous bassement commun d’où va émerger
une activité. Bien sur, l’acte de torturer est porté
par la personne qui le fait, mais il l’est aussi par un ensemble
de données dont la personne fait partie comme sous bassement.
Il ne faut pas croire qu’une personne tout à fait passive
ferait cela. Si elle le fait, d’une certaine façon,
c’est qu’elle fonctionne avec. En Argentine, quand j’étais
dans la résistance, j’ai vu qu’au départ,
ils avaient recours à des personnages particuliers. C’était
très étonnant. Mon souvenir le plus marquant est celui
d’un tortionnaire, une espèce de bête totale,
qui était boucher. Après ils ont eu recours à
d’anciens boxeurs. Au début de l’utilisation
systématique de la torture contre l’opposition politique,
ils ont du aller chercher des gens pour faire ce boulot là,
car n’importe qui ne pouvait pas faire cela. Une fois que
ça commence à se généraliser, il y a
quelque chose qui entraine les personnes qui ont une prédisposition
quelconque pour cela. Et après, il y a effectivement un effet
d’ondes expansives, dans lequel lorsqu’une situation
devient horrible, c’est comme si l’horreur de la situation
changeait le seuil d’acceptabilité. Petit à
petit, il y a une sorte de changement de socle, qui a pour conséquence
qu’il y a de moins en moins de gens capables de résister
à la barbarie. Et comme les éléments de la
barbarie se banalisent, deviennent normaux, on voit l’onde
de contamination se développer.
Q : Ce que vous voulez dire c’est que notre société,
a un moment, s’habitue un peu à l’horreur.
Tout dépend du niveau d’horreur banalisé. Dans
un niveau d’horreur très bas, par exemple à
Paris, cet après-midi, si on vient chercher quelqu’un
et qu’on l’abat, comme ça, sur le trottoir, c’est
un scandale total. Mais à la 200ème personne que l’on
vient abattre, et qu’on a soi-même peur, qu’on
commence à se sentir soulagé que cela ne soit pas
soi… ? Il faut savoir que l’être humain a en lui
une capacité à reconstruire du cohérent, qui
va très, très loin. L’être humain construit
de la cohérence avec presque n’importe quoi. Aujourd’hui,
si vous voyez trois personnes tuer quelqu’un dans la rue,
si vous allez voir un psy dans vingt ans vous lui direz probablement
que vous êtes resté traumatisé. Si en revanche
on commence tout à coup à tuer des gens dans la rue,
d’ici à six mois vous aurez reconstruit dans votre
tête un mécanisme de cohérence qui vous permettra
de vivre avec ce seuil là. Les gens peuvent s’habituer
à des niveaux d’horreur très élevés
et reconstruire une cohérence, un quotidien… Pour peu
que l’horreur se stabilise, pour peu que tout à coup,
après une période de crise, les magasins soient ravitaillés
par exemple, la cohérence se reconstruit. La construction
d’un socle de violence plus élevé dépend
d’un tas de choses banales, comme la distribution de vivres,
des discours rassurants, la détermination de la population
poursuivie, le fait de se sentir à l’abri… Dans
ce passage d’un socle à l’autre dans l’horreur,
les capacités de résistance deviennent plus rares.
Plus le niveau de violence, d’horreur banalisé, monte,
moins il y aura de gens susceptibles de résister. Si là
on tabasse à mort quelqu’un dans la rue, presque tout
le monde s’y opposera. A la 300ème personne qu’on
tabasse à mort dans la rue, 50% diront non. Et à la
1000ème, il restera 5 ou 10% de personnes qui diront non.
C’est devenu une norme, c’est comme ca, mais ces quelques
personnes là refuseront de construire de la cohérence
la dessus. Pourquoi ? Du fait d’expériences personnelles,
d’un parcours qui lié à la construction d’une
cohérence propre… Mais il y a très peu de gens
qui construisent cette cohérence propre là. Tout ça
pour dire, que de mon point de vue, dire que l’ « Homme
» peut torturer, est un énoncé trop abstrait
qui vise à avaliser la canaillerie ambiante, et c’est
la conséquence de l’émission, plutôt que
de vraiment démontrer quelque chose. Si l’on veut démontrer
que l’Homme, dans sa grande majorité, est capable de
barbarie, ça n’est pas la peine de faire une émission
de télé. C’est beaucoup plus complexe que cela
: il faut analyser pourquoi est ce qu’à un moment donné,
la torture devient l’interdit total, et comprendre qu’aujourd’hui,
de façon très inquiétante, elle se déplace
vers une zone de tolérance.
Q : Donc pour vous la diffusion d’une telle émission
n’est pas de nature à faire avancer la dénonciation
de la torture et de ses causes aujourd’hui, mais participe
au contraire à cette acceptation, cette noirceur, ce cynisme
ambiant ?
R : Oui. Ça n’est certainement pas un remake spectaculaire
de l’expérience de Milgram qui va aider à penser
la question de la torture et à s’opposer à sa
pratique. Je ne crois pas qu’une seule personne qui ait regardé
cette émission ait développé le lendemain,
ne serait-ce qu’un tout petit peu, sa capacité critique.
Le problème, révélateur du manque de sérieux
des personnes qui ont conçu l’émission, c’est
qu’elles n’ont pas tenu compte de la position de spectateur
passif qui détermine la réflexion du téléspectateur.
La situation télé est une situation très particulière,
c’est une situation un peu hypnotique. Le principe de fonctionnement
neurologique qui s’applique à une émission comme
celle-ci est le même que pour la pornographie : c’est
« voir l’interdit ». Des mécanismes sous
hypnotiques se mettent à fonctionner et « accrochent
» l’attention de la personne, la polarise. Tout disparaît
autour. Lorsque les gens regardent des jeux télévisés,
des pornos, ou jouent à des jeux vidéos, il y a comme
une sorte de perte de la notion d’espace et du temps. Au niveau
cortical, les mécanismes de contrôle de l’espace
et du temps sont inhibés. Par conséquent, l’attention
de quelqu’un qui est en train de regarder cette émission
va être complètement polarisée sur la question
« va t-il tenir, ou ne va-t-il pas tenir ? ». C’est
une très mauvaise position pour réfléchir à
quoi que ce soit. Si je lis tranquillement les conclusions de Milgram,
je suis dans une position différente parce que la lecture
ouvre une sorte de colloque intérieur. Je suis en train de
penser, j’associe, j’arrête la lecture, je reviens
en arrière. Mais la pulsion scopique fonctionne comme une
sorte d’hypnose qui fait que tout ce colloque intérieur
disparaît. Or ici, ils ont créé involontairement
une situation expérimentale dans laquelle le téléspectateur
est dans un état sous hypnotique qui s’oppose à
toute réflexion. C’est très important de comprendre
la question de la torture, c’est très important de
trouver la façon de résister, mais ça, ça
n’est certainement pas la méthode.
Q : Revenons sur cette notion de déplacement de l’interdit
que vous évoquiez plus tôt : vous disiez que s’il
devait y avoir des terroristes passés à la gégène,
il n’y aurait pas de protestation. Il y en a quand même,
heureusement. Il nous semble qu’il reste des mouvements de
protestation forts. Lors du scandale autour d’Abou Ghraïb,
de Guantanamo, tous les Américains n’ont pas approuvé,
ça a été beaucoup critiqué. De même
quand on parle de la lapidation, il reste beaucoup de gens qui n’admettent
pas cela. Quand vous disiez « on a déplacé la
torture », vous mettez qui finalement derrière ce «
on » ?
R : Quelque chose de terrible, selon moi, s’est passé.
Face à la crise historique de l’Occident, à
la crise qui a renversé cet idéal d’Homme rationnel,
on a fini par accepter toute noirceur comme allant de soit. On vit
une époque obscure, triste, dans laquelle on reconnait plus
ou moins implicitement, tous, y compris moi, qu’on avait refoulé
la partie, disons « obscure », de l’être
humain, qu’on pensait qu’on l’avait dépassée….et
là, la négativité nous revient en pleine figure.
Face à cette négativité, certains disent «
d’accord, mais on va la dépasser quand même ».
C’est une profession de foi un peu en l’air : on va
la dépasser au nom de quoi ? « L’homme pourra
être parfait, on pourra vivre dans une harmonie totale, plus
jamais de guerre et on va tous de tenir par la main… »
Ils s’accrochent encore à cet espoir là, à
cette promesse. Avant, c’était la croyance dans le
progrès. Ce modèle, je ne l’accepte pas car
c’est un espoir qui ne se traduit par aucune puissance de
résistance réelle. Ensuite, il y a ceux qui ont complètement
abandonné la promesse et qui se disent « puisque nous
sommes comme ça, il faut l’accepter ». Je refuse
également ce cynisme. Et puis il y a les gens dont je fais
partie, et dont j’espère vous faites partie aussi,
qui se disent : c’est vrai, nous vivons une époque
dans laquelle la grande illusion de Kant, comme quoi l’Homme
peut être rationnel, est tombée. Ceci nous amène
à nous poser la question suivante : comment faire pour ne
pas tomber dans la barbarie, tout en acceptant un modèle
plus complexe d’être humain qui inclut une partie de
noirceur non ré absorbable ? Car ce n’est pas pareil
de dire, au nom d’un homme clair et rationnel, « la
torture est une horreur », et d’accepter au contraire
que nous sommes beaucoup moins clairs que nous voudrions l’être,
que l’être humain est porteur de pas mal de choses négatives
qui n’ont pas vocation à disparaitre. Une fois qu’on
accepte cet Homme là, qui a pris une grande gifle dans son
narcissisme, la question est la suivante : comment faire pour résister
a la torture, à la barbarie, sans l’aide de l’idée
de l’existence d’un homme pur, sans s’appuyer
sur la promesse d’un monde meilleur ? Comment résister
sans promesse ? Je pense que c’est ça, notre défi.
Q : Et quels sont selon vous les moyens qui permettent de relever
ce défi ?
Je crois que qu’il ne faut pas tomber dans les discussions
sophistiques du type « la torture ? Jamais dans aucune situation
! ou bien « La torture est toujours un mal absolu ».
Il faut montrer comment la torture est utilisée par le pouvoir,
de la même façon que le terrorisme est utilisé
par d’autres pouvoirs, même s’ils sont clandestins,
plutôt que d’abuser des grandes affirmations «
universelles ». Ce qu’il faut faire c’est dire
« ici et maintenant, nous ne pouvons que constater que la
lapidation est une horreur, que Guantanamo est une horreur ».
Il faut passer à une résistance plus immanente dans
laquelle on n’a pas besoin de promesse hypothétique
pour trouver des asymétries dans une situation donnée.
Il y a trente ans, on résistait aux dictatures au nom d’une
promesse, on disait : « je lutte pour ce futur qui nous est
promis ». Aujourd’hui, le seul futur qu’on nous
promet est pire que le présent (rires). Il faut donc construire
des formes de résistance qui ne tombent pas dans le piège
qui consiste à reconstruire la promesse.
Q : Et elles existent ? Vous les voyez comment ces formes de résistance
?
R : Oui, en France par exemple, des mouvements comme RESF (Réseaux
éducation sans frontières) ou comme le DAL (Droit
au logement), ne se demandent pas comment le monde devrait être.
Ils parlent de ce qui est intolérable au nom d’une
asymétrie, ici et maintenant. En Amérique latine,
il y a beaucoup de mouvements de ce type. Au sein d’un petit
collectif dont je fais partie, on avait écrit le premier
manifeste des sans terres. Les gens venaient et nous posaient des
questions du type « mais vous êtes contre la propriété
privée ? », nous on répondait « non »
; « Mais vous pensez qu’il faut occuper des terres partout
? » « Non ». « Mais vous pensez quoi ? »
Notre logique à nous c’était « On pense
que ces gens, ici et maintenant, doivent vivre. Ici, il y a des
terres, donc on va les occuper. »
Q : Vous voulez dire qu’il s’agit d’une sorte
de morale de l’instant, de respect de la dignité de
celui qui est en face de vous ?
R : C’est plutôt une sorte d’éthique situationnelle
: se demander ce qui, dans cette situation concrète, est
juste. Chercher les asymétries situationnelles c’est
agir d’un point de vue éthique, individuellement, socialement,
en groupe, peu importe. L’idée est de chercher les
raisons d’agir au milieu de la tempête de notre époque.
Je pense qu’on les trouve dans les asymétries concrètes.
Dire, concrètement, que les Indiens crèvent de faim
à coté des terres de gros propriétaires terriens
ça n’est pas pareil que de dire « les indiens
occupent cette terre là ». Il faut éviter le
piège des modes de pensée globale. et re-territorialiser
les questions, les rendre plus concrètes. À la fameuse
question « un terroriste pose une bombe, tu as le terroriste
en face de toi, qu’est ce que tu fais ? », là
on répond « le jour où je serai confronté
à cette situation, là on verra. Pour le moment, on
ferme Guantanamo parce qu’aucune des personnes présentes
à Guantanamo n’a posé de bombe prête à
exploser ». On n’a pas besoin de grands principes, d’autant
que de mon point de vue les grands principes sont systématiquement
récupérés par des leaders qui rétablissent
un principe d’autorité et qui, quand ils arrivent au
pouvoir, font le contraire de ce qu’ils disaient. Il me semble
que les grands principes, constituent toujours le moyen par lequel
les maîtres reprennent le pouvoir.
Q : Mais nous justement pour lutter contre la torture à
l’ACAT, comme dans d’autres associations, on s’appuie
sur ces principes. On le dit : « La torture jamais, quoi qu’il
arrive ! » C’est quelque chose que l’on dit en
permanence. Et quelque part, vous trouvez que ce n’est pas
une bonne méthode ?
Je pense que le principal de l’ACAT, ce ne sont pas les principes,
c’est l’action. Agir et invoquer des principes, n’a
pas la même portée que d’avoir des principes
en tant qu’opinions. Les principes sont ici mis en œuvre
dans des pratiques. Donc de ce point de vue là, vous ne vous
trompez absolument pas. Vous voulez donner aux principes la place
qu’ils doivent avoir, c’est à dire faire partie
des pratiques.
Q : C’est un moyen d’action parmi d’autres.
R : Bien sûr. Parce que les principes que l’ACAT défend,
sont des principes gagnés grâce à de longues
luttes historiques. Ce sont des acquis de la société
sur lesquels je pense qu’il ne faut pas céder. En revanche,
est-ce que ces principes là sont des principes universaux,
intangibles. Je pense qu’il ne vaut mieux pas s’aventurer
sur cette discussion, parce qu’étant donné le
relativisme et le cynisme ambiant, il vaut mieux trouver des principes
plus costauds, plus concrets.
Q : Mais le risque de cette approche n’est-il pas que différentes
personnes puissent avoir des analyses différentes ?
R : Ça c’est le drame existentiel total. Effectivement
l’être humain est déterminé ?[«
placé »], en tant qu’humanité, par ses
incertitudes. Lorsque j’étais en prison en Argentine,
des compagnons arrivaient brisés parce qu’ils avaient
tout avoué. Ils avaient révélé l’emplacement
d’une cache d’armes, avaient dénoncé des
gens, parfois même leur propre femme… Il y avait plusieurs
réactions face à cela. Classiquement, les résistants
considèrent les personnes qui ont parlé sous la torture
et ceux qui ont collaboré comme des traîtres, et les
condamnent parfois même à mort. D’autres les
sanctionnent ou les excluent. J’avais demandé à
mon organisation de m’occuper de la récupération
psychologique et politique de ces gens qui arrivaient démolis.
Pour moi, c’était un défi total : je me disais
que ça n’était pas possible qu’ils soient
« dé-tissés » au point qu’il ne
reste plus rien. Comment « re-tisse » t-on un être
humain ? J’avais gagné mes galons dans la résistance,
et comme j’avais étudié la médecine et
que j’avais fait philo, j’avais le bon profil pour faire
cela. Alors ils m’ont donné ce droit. Je n’avais
aucune certitude que l’on pouvait « re-tisser »
un être humain. À l’inverse, l’autre n’était
pas certain- même s’il croyait l’être -
qu’il fallait tuer un traître. Mais le drame existentiel
total c’est qu’en situation, nos actes comportent un
pari. L’éthique consiste justement à être
conscient qu’il s’agit d’un pari, à ne
pas croire que l’on détient la vérité.
J’ai toujours constaté que les gens qui se comportent
éthiquement en situation, c’est à dire en sachant
que ce qu’ils font est un pari, sont beaucoup moins enclins
à commettre des actes de barbarie que ceux qui croient détenir
une vérité. Alors quand vous me dites « oui,
mais comment faire, parce qu’il y en a qui proposent ceci,
d’autres qui proposent cela ? » Moi je pense que ce
qu’il faut, c’est avoir conscience de ce qu’est
vraiment la Liberté en tant que drame pour l’être
humain. En situation, on s’engage un peu dans l’ignorance.
Et cela, paradoxalement, c’est un barrage contre la barbarie
: je ne sais pas trop si c’est exactement ça qu’il
faut faire, donc je fais attention. Je le fais, mais je fais attention.
Je pense que l’éthique veut qu’en situation,
il y ait un doute. Alors, pour en revenir à la torture, je
conçois mal quelqu’un qui est dans une éthique
de doute, dans une éthique situationnelle radicale, appliquer
la gégène à un homme et une femme attachés
nus sur une table de torture.
Q : Oui, parce qu’il faut être bardé de certitudes
pour faire les actes pareils. Certitude que l’autre ne vaut
rien…
R : Certitude qu’on a l’Histoire en sa faveur. Quand
on regarde par exemple tous les groupes révolutionnaires
qui ont commis les pires crimes, des massacres… Les hommes
et femmes qui faisaient cela étaient convaincus qu’ils
le faisaient au nom du bien de toute l’humanité, et
que même la victime qu’ils étaient en train de
tuer, quelque part, c’était pour son bien. C’est
exactement ce qui m’a valu de rester dans la structure militaire
et de ne pas être promu dans la structure politique. Parce
que justement je ne « croyais » pas assez. Et je me
souviens qu’une partie de mes compagnons doutait. Cela n’a
pas pour autant fait de nous des saints. Nos balles n’avaient
pas d’anesthésique, elles tuaient. Mais il me semble
qu’aujourd’hui, face au déboussolement général,
il faut défendre une éthique radicale de la situation,
qui responsabilise la personne et qui dit : « Ici et maintenant,
c’est toi ».
|
|