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Origine : http://malgretout.collectifs.net/spip.php?article36
Voici quelques réflexions qui n’ont pas l’ambition
d’être un texte, mais juste des réactions, au
fil de la plume, au texte de Richard Bourque (au sujet de celui
de madame Petit) qu’il m’a fait parvenir pour la préparation
de nos journées de travail. Dans son texte, Madame Petit
parle ainsi d’accouchement" comme métaphore du
moment où l’enfant sourd, ou le sourd tout court, commence
à parler. Quelle grande joie !, un être "incomplet",
un humain qui n’était "pas tout à fait
humain" accède à l’humanité ! Grand
moment civilisateur : celui qui n’avait pas accès à
la langue accède au monde des humains.
Or, il se trouve que depuis l’Antiquité chaque peuple
définissait comme barbare un autre peuple dont il disait
qu’il ne possédait pas de langue et qui se trouverait,
de ce fait, dans une périphérie de l’humanité,
no man’s land inquiétant entre l’homme et l’animal.
Et les massacres de millions d’Indiens furent aussi présentés,
dans ce qui est devenu le continent américain, comme un acte
civilisateur. Il faut noter ici que les conquistadores décrivaient
les Indiens comme des hommes "à l’humanité
non accomplie" et trouvaient qu’ils "baragouinaient
des dialectes", ce qui voulait dire qu’ils étaient
bien des barbares qu’eux se devaient, en tant qu’hommes
blancs civilisés, d’éduquer, voire de "réprimander"
au nom, bien entendu, de leur bien. Les conséquences de cette
"réprimande", nous les connaissons...
Ainsi, le sourd serait-il le barbare du blanc, pardon, de l’entendant
? Nos civilisations remplies de bonnes intentions veulent aussi
au nom du bien compléter cette "humanité imparfaite"
qui caractériserait le sourd. Les médecins éducateurs
font de leur mieux pour éliminer ce "handicap"
en suivant le précepte de Louis Pasteur qui disait en substance
: "je ne te demande pas à quelle race ou à quelle
religion tu appartiens ; tu souffres, tu m’appartiens".
De la sorte, l’humanité souffrante (ou "humanité
incomplète") appartient aux avant-gardes scientifiques
qui savent où est son bien. Tout ceci est très charitable,
à la nuance près que faire le bien des gens malgré
eux est une formule, une pratique qui, au cours de ce siècle,
a malheureusement fait ses preuves : camps de rééducation,
d’extermination, déportations, stérilisations...
Nos chers médecins qui détestent le dilettantisme
sont toujours prêts à réagir face à la
souffrance du monde. Aussi, ils ne voient pas de différence
entre un implant cochléaire réussi (?) et un pontage
cardiaque. Eux sont là, dans leurs hôpitaux bien propres...
des gens qui souffrent viennent... ils essayent de les guérir.
Pourtant, nous sommes en droit de nous demander : la surdité
est-elle si facilement assimilable à une "crise cardiaque"
ou a une mucoviscidose ? C’est loin d’être notre
avis. Essayons déjà de comprendre, ne serait-ce qu’un
petit peu ce qu’est un "mode d’être".
Un mode de d’être c’est comment "est"
ou "existe" quelqu’un, ses particularités,
ses singularités, ses potentialités, ses qualités,
ses goûts et tendances. Un mode d’être s’inscrit
dans le foisonnement des modes d’être à travers
lesquels l’humanité existe. Homme, femme mais encore
noir, blanc, petit, grand... mais aussi indien, esquimau, et une
myriade d’autres modes d’être. En revanche, une
maladie, c’est ce qui dans un mode d’être «
dysfonctionne », produit une gêne, voire, met en cause
la survie de quelqu’un. Mode d’être et maladie
peuvent tous deux occasionner des souffrances. Ainsi, une crise
de foie peut provoquer une douleur, mais encore être noir
peut, à cause du racisme, être la source d’une
souffrance. Bien entendu, nous ne pouvons pas assimiler les deux
souffrances, car, si la cause de la douleur peut être éliminée
dans la maladie, nous ne pouvons éliminer le noir pour lui
épargner ses souffrances existentielles dues au racisme...
Voilà, ce qui est à mon avis le point central dans
la question de surdité : soit nous acceptons que les sourds
sont des malades, et donc qu’il faut éliminer à
tout prix la cause de la maladie, ceci pouvant aller de l’implant
cochléaire au dressage du jeune sourd pour qu’il singe
l’entendant, sans oublier les dix-sept mille sourds stérilisés
sous l’Allemagne nazie, bref, oeuvrer vers la recherche d’une
"solution finale" à la question des sourds. Alors
de ce point de vue, il s’agirait de faire le bien du sourd
malgré le sourd, quitte à "réprimander"
ces "malades récalcitrants" qui revendiquent leur
surdité. Soit nous admettons que les sourds constituent un
véritable "peuple du silence" qui a su produire
sa propre langue, sa propre culture, et qu’être sourd
ne signifie pas avoir l’ouïe en moins par rapport au
modèle dominant blanc, pardon, entendant, mais que sourd
est un mode d’être dans le monde qui possède
ses propres singularités et dimensions, ses propres "plus"
par rapport auxquels nous, entendants, restons exclus.
Qu’il existe un peuple du silence avec ses propres dimensions,
sa singularité, c’est bien ce que nos sociétés
normalisatrices et unidimensionnelles ne veulent pas admettre. Mais
combien de dimensions, combien de mondes cachés dans les
plis du monde ont été perdus, écrasés
et enfouis dans l’oubli au nom de la normalité et du
modèle dominant ? Par exemple, Tatanga Mani, indien Stoney
(tribu d’Amérique du nord) décrivait la perte
irréparable de certaines dimensions humaines due à
la colonisation (nous dirions éducation et normalisation)
: "Oh oui ! je suis allé à l’école
des hommes blancs, j’ai appris à lire leurs livres
de classe, les journaux et la bible. Mais j’ai découvert
à temps que cela n’était pas suffisant. Les
peuples civilisés dépendent beaucoup trop de la page
imprimée, je me tournai vers le livre du Grand Esprit qui
est l’ensemble de sa création. Vous pouvez lire une
grande partie de ce livre en étudiant la nature. Vous savez,
si vous prenez tous vos livres et les étendez sous le soleil
en laissant, pendant quelque temps, la pluie, la neige et les insectes
accomplir leur oeuvre, il n’en restera plus rien. Mais le
Grand Esprit nous a fourni la possibilité, à vous
et à moi, d’étudier à l’université
de la nature les forêts, les rivières, les montagnes,
et les animaux dont nous faisons partie".
En fait, LE monde n’existe pas. Il existe des mondes, des
dimensions infinies. LE monde est le nom du projet normalisateur,
unidimensionnel des maîtres peureux et dangereux qui craignent
toute dimension qui leur est inconnue. Ouvrir la tête d’un
enfant du peuple du silence pour lui introduire l’appareil
qui lui permettra de (mal) entendre la loi de l’homme "normal"
est un acte hautement scientifique et réalisé au nom
du bien de l’enfant et de la société, exactement
au même titre que l’excision pratiquée sur les
petites filles est un acte présenté comme civilisateur
pour le bien de la fille et de la société.
Un sourd qui parle est un sourd qui entend, non pas qu’il
entende ce qui est beau à entendre, la musique et les chants
des oiseaux par exemple ; un sourd qui parle entend surtout la loi
de la norme dans sa tête, c’est le pourquoi de tant
d’efforts pour que le sourd parle. Prenons un exemple concret
pour illustrer la question des dimensions multiples dans les différents
modes d’être : à Paris, des aveugles organisent
avec des voyants des soirées-diners qui se passent dans l’obscurité
totale. On pourrait penser qu’il s’agit là pour
quelques voyants bien intentionnés de compatir avec des handicapés
à qui manque la vision. Mais à vrai dire, il s’agit
de véritables soirées initiatiques dans lesquelles
les aveugles agissent comme "passeurs" pour que les voyants
accèdent aux dimensions perceptives propres à la cécité.
Pouvoir se passer, ou tout au moins pouvoir relativiser le monopole
de la vision ouvre ainsi les portes à d’autres dimensions
perceptives, à d’autres mondes, et ce sont des richesses
que les aveugles peuvent apporter au monde quand on arrête
de les faire singer les voyants.
Ainsi, je crois qu’il est important de résister au
discours dominant et dominateur qui prétend que tout mode
d’être différent est à éliminer,
guérir, éduquer. Il s’agit particulièrement
de comprendre qu’il existe une violence inacceptable dans
le message qui dit à une catégorie de la population
: "vous ne devez pas, vous ne devez plus être comme vous
êtes". Que ceci soit dit gentiment ou de façon
plus musclée, le résultat est le même. Il faut
arrêter l’hypocrisie qui consiste à faire supporter
à quelqu’un la ségrégation, la moquerie,
etc., pour dire ensuite qu’il souffre parce qu’il "est
comme ça". Prenons un exemple : on dit que les nains
souffrent d’être nains et on met alors tout en place
pour éliminer les nains. D’une part on accepte l’eugénisme
dans les cas de nanisme décelé intra-utérus,
d’autre part on propose aux nains des traitements barbares
et douloureux pour qu’ils gagnent quelques centimètres.
Tout ceci au nom de la souffrance du nain. On lui explique donc
que le projet que la norme lui propose est de disparaître.
C’est comme si ces êtres là étaient des
furoncles dont l’humanité voulait se débarrasser.
Soyons honnêtes : de quoi souffre un nain ? La réponse
est simple : un nain, qui n’est pas un malade mais un mode
d’être dans l’humanité, souffre de la ségrégation,
de la méchanceté, de l’intolérance de
la société et de l’idéologie dominante
(et non pas normale comme elle le prétend). Moi, je dis,
du fond de mon cœur, qu’un monde sans nain serait un
monde diminué
On nous affirme, à juste titre, que tous "ces gens-là"
sont désarmés face à cette société
intolérante. Par exemple, on peut imaginer qu’un fils
à papa au volant de sa voiture de sport, klaxonnant pour
avoir une place vide, pourrait renverser un sourd qui n’entend
pas son signal, mais pourquoi n’écraserait-il pas le
nain pas assez visible, ou bien le noir parce qu’il fait nuit,
les vieillards parce que trop lents, bref, on ne trouverait bientôt
plus que des hommes blonds, performants, sportifs, éternellement
jeunes, un rien arien, mais ceci a un goût de déjà-vu...
Si la société est trop dure, nous pouvons toujours
choisir entre éliminer les "faibles" pour qu’ils
ne souffrent pas, ou, drôle d’idée, changer la
société. Cela dit il ne s’agit pas ici d’humanisme,
car le dominateur est fort, certes, mais il est pauvre, unidimensionnel
et sans esprit. Ses victimes, elles, ne sont pas "faibles",
elles sont comme nous tous, simplement "fragiles" parce
que nous tentons de vivre dans les mille dimensions de la liberté
humaine.
Nous vivons aujourd’hui dans l’idéologie de
la performance propre à l’entreprise et nous ne sommes
pas sans savoir qu’un des éléments centraux
de cette idéologie est l’idéologie de la communication
: il FAUT communiquer. Mais précisons que la communication
ne s’identifie pas à la langue ni au langage. La langue
du sourd n’a pas à être jugée selon le
simpliste critère communicant : une langue est une vision
du monde, une cosmogonie, c’est une culture. Moi même,
qui suis exclu de la belle langue des signes, je suis pourtant capable
de reconnaître des "accents", des "intonations"
différentes lorsque je vois des sourds discuter. Je ne peux
pas ne pas me sentir un peu diminué, moi qui suis si submergé
par la parole sonore qui se détache du corps d’une
façon bien trop rapide, désincarnée. Il me
semble que d’avoir une langue qui nous rappelle notre corps
a des conséquences, car le corps s’engage ainsi, se
compromet dans le discours.
Des gens bien intentionnés proposent d’assimiler,
d’intégrer les sourds au monde des entendants. Il ne
s’agit pas pour moi de faire une petite place aux sourds dans
le monde des "normaux". Je crois plutôt que la marge
doit toujours interroger le centre, doit le modifier. Si on intègre,
on fait une petite place, on fixe à jamais l’apartheid
entre les humains. Par contre, c’est en essayant de repenser
le monde, en incorporant les dimensions sensorielles et culturelles
apportées par les sourds, que l’ensemble des sourds
et des entendants en sera alors modifié. De ce point de vue
un bilinguisme est certainement souhaitable, mais un bilinguisme
non seulement pour les sourds mais aussi pour les entendants.
D’autre part, il faut ajouter qu’un tel projet n’est
un projet ni de sourd ni d’entendant. C’est un projet
tout simplement libre pour tous ceux qui n’ont pas peur des
mille dimensions de la liberté. Il y a quelque temps, aux
États-Unis, des étudiants d’une université
pour sourds ont fait une grève pour réclamer que la
directrice de leur établissement soit une sourde. C’est
très bien mais il ne faut pas oublier qu’en Afrique
du sud, à l’époque de l’apartheid, des
flics noirs tapaient sur des noirs et, en général,
les C.R.S. sont de la même famille que les ouvriers. Ce que
je veux dire par là c’est qu’être sourd
ne me paraît pas une garantie suffisante pour partager les
projets d’une société différente. Le
peuple du silence existe, mais son projet est un projet d’hommes
et de femmes libres. La ligne de partage ne passe pas entre le fait
d’être sourd ou entendant mais entre les hommes et les
femmes libres d’une part et ceux qui sont structurés
par le cauchemar de la ségrégation et de l’oppression
de l’autre.
On nous dit qu’il est difficile de se comprendre entre sourd
et entendant, c’est certain. Mais il est également
difficile de s’entendre entre homme et femme, et pire encore
d’essayer de s’entendre avec soi-même. La question
n’est donc pas de savoir sur quel point tomber d’accord
mais plutôt vers quel projet de liberté marcher ensemble.
Finalement, je ne peux pas oublier que pendant les longues années
que j’ai passées dans les prisons en Argentine sous
la dictature, nous utilisions une certaine langue des signes pour
communiquer entre nous à l’insu des geôliers
et tortionnaires, belle langue que celle des signes qui est capable
de structurer la résistance.
Reste alors le beau poème de Françoise Chastel :
Un enfant
A l’intérieur
D’une prison de verre Et vous devant
Cherchent à briser le verre
Prendre sa main
La porter à vos lèvres...
Magie du moment
Quand vos regards se rencontrent
Le verre paraît plus léger
La cloison plus mince...
Vos mains envoient un baiser
Et l’enfant vient à vous...
Ne baissez pas les yeux
N’abandonnez pas vos mains
Sinon la prison se referme
Résolutions tant de fois recommencées
Depuis des siècles et des siècles
Lorsque des lèvres froides et dédaigneuses
Ont laissé le bloc se souder
Avec l’enfant dedans
Le verre plus dur que le diamant...
Laissez vos mains éclore dans l’air...
Offrez lui une fleur Portez la à son cœur Puis, les
doigts ailés. Devenez papillon Devenez chanson
Devenez liberté.
Je crois que pour devenir papillon, chanson, liberté, il
faut accepter de ne pas briser le verre qui entoure l’enfant.
Pour devenir liberté, laissons l’enfant dont parle
Françoise Chastel nous révéler à nous-mêmes
le verre qui nous entoure. Il ne s’agit pas d’être
gentil avec les fragiles, mais que chacun assume sa fragilité.
Pour que le verre paraisse plus léger et les cloisons plus
minces, pour devenir liberté, chacun de nous doit accepter
ses différentes surdités, non pas comme un handicap,
mais comme un message qui nous dit que les hommes ne sont pas des
idoles en pierre mais des créatures fragiles et subjectives.
Un mode d’être c’est justement cela : une subjectivité,
et comme le disait Hegel, quand on élimine la subjectivité
d’un individu c’est l’individu qu’on élimine.
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