A l’origine de la théorie de l’effet miroir,
il y a un coup de fil. Celui d’Anne, une amie du philosophe
et psychanalyste Miguel Benasayag. Elle l’appelle, un dimanche
après-midi: enseignante dans un collège à Reims,
elle voudrait qu’il reçoive dans sa consultation de
pédopsychiatrie trois enfants congolais. Leur mère,
enceinte, vit en France sans titre de séjour. Ils ont vécu
une interpellation musclée à domicile et sortent tout
juste de centre de rétention. Ils étaient scolarisés.
Le plus jeune, 3 ans, a été menoté.
C’est cette histoire qui fait entrer Miguel Benassayag dans
le giron du Réseau éducation sans frontières
(RESF), dont il se décide à faire un objet de recherche.
Avec la philosophe Angélique del Rey, il entreprend en effet
un travail autour de l'engagement qui fonde le réseau. Pour
Miguel Benasayag, qui publiait au mois d'avril "La chasse aux
enfants - L'effet miroir de l'expulsion des sans-papiers",
"la société tout entière est traumatisée"
par la politique actuelle envers les migrants. (voir la vidéo)
"Le même flic protège l'un et menace
l'autre"
Le psychanalyste argue en fait que "les violences faites aux
migrants portent atteinte non pas à ce qu'ils font mais à
ce qu'ils sont". Dans cette mesure, la "chasse aux sans-papiers"
et la politique du chiffre engendrent "de profonds chocs psychologiques"
dans toute la société française qui "n'en
ressort pas indemne":
"Avec la chasse aux sans-papiers, ce qui est de nature à
bouleverser c'est que c'est le même flic qui protège
l'un et menace l'autre."
Pédopsychiatre de formation, Miguel Benasayag s'est d'abord
penché sur le traumatisme qui irradie l'ensemble des enfants
en milieu scolaire. Les enfants de sans-papiers au premier chef.
Mais aussi leurs camarades. Car la chasse aux enfants sans-papiers
a fait bouger les lignes de l'engagement mais aussi celles de l'autorité.
Le regard que les enfants portent aux institutions et notamment
à l'institution scolaire, en sort altéré.
Le philosophe, qui a démarré sa vie militante en
Argentine, son pays d'origine, y voit un ferment "morbide"
pour l'ensemble de la société. Une situation délétère
qui s'explique notamment par l'injustice dont peuvent faire preuve
les représentants de l'Etat. Et s'il estime la comparaison
à Vichy "contre-productive" et "simpliste",
il relève néanmoins qu'avec RESF se sont croisées
"la grande Histoire et la petite histoire", car c'est
dans leur quotidien que les militants se sont trouvés interpellés
par la traque des sans-papiers. (voir la vidéo)
Pour l'auteur, c'est cet effet miroir qui sous-tend l'engagement
au sein de RESF et l'aura de ce mouvement auprès de l'opnion
publique. Contrairement à ce qu'on croit parfois, RESF ne
s'est pas structuré après l’affaire de l’école
de la rue Rampal, à Paris, où un grand-père
chinois avait été arrêté, en mars 2007,
en allant chercher sa petite-fille.
C’est bien plus tôt qu’il faut situer l’origine
de RESF, comme le rappelle le témoignage du militant Pierre
Cordelier, que les auteurs du livre publient en avant-propos. C’est
en effet en janvier 2004 que germe l’idée d’un
mouvement spécifique, alors que Pierre Cordelier et quelques
autres battent le pavé pour la première journée
européenne de mobilisation pour la liberté de circulation.
Ce jour-là, une pétition circule: « Il faut
sauver les élèves Sandrina et Gladys. » Des
profs d’un lycée de Chatenay-Malabry en sont à
l’origine. L’idée est en germe et RESF prend
forme pour de bon le 26 juin 2004, avec l’Appel à la
régularisation des sans-papiers scolarisés.
Naïveté et absence de ligne idéologique
A la toute première réunion, ils n’étaient
que sept, se souvient encore Pïerre Cordelier, qui avait déjà
participé au mouvement de Saint-Bernard, en 1996. Près
de quatre ans plus tard, la notoriété et la popularité
de RESF sont immenses. Pour Miguel Benasayag, qui se livre ici à
un décryptage intéressant du phénomène
RESF en lui-même, c’est justement l’effet miroir
qui explique cette mobilisation sans précédent autour
des sans-papiers.
Aujourd’hui, l’un des slogans de RESF reste «
Laissez-les grandir ici ». Dans son ouvrage, le philosophe
décrypte de façon intéressante en quoi la mobilisation
a aussi battu son plein parce qu’elle se structurait autour
des enfants. Et, s’il l’on entend parfois résonner
d’une note un peu naïve « Tout sauf les enfants
» en signe de ralliement autour de la politique migratoire,
Miguel Benasayag relève surtout qu’il existe «
plusieurs niveaux d’analyse au sein de RESF ». Car une
des spécificités du réseau tient précisément
à son absence de hiérarchisation et à sa structure
horizontale.
La question du leadership n’a certes pas manqué de
faire débat au sein des soutiens aux sans-papiers, et continue
parfois à faire des remous. Toutefois, le réseau est
resté sans figure de tête. Une spécificité
qui modifie aussi le terreau idéologique de cette nouvelle
forme d’engagement, relèvent les philosophes auteurs
de « La chasse aux enfants »:
« Le BA-ba de RESF, c’est de ne jamais dire qu’il
y a ‘une ligne’. Même dire qu’il n’y
a pas de ligne ne passe pas: car ceux qui ont une ligne seront en
réalité ‘accueillis’ aussi. Le fondement
de ce type de mouvement de résistance et d’engagement,
c’est la mise entre parenthèses d’un sens dans
l’histoire. »
Miguel Benasayag voit dans RESF une vraie nouveauté dans
le domaine de l’engagement. Pour lui, qui avait coécrit
avec la journaliste Florence Aubenas « Resister c’est
créer » et appelait à l’émergence
d’un « militantisme joyeux », une des spécificités
du mouvement réside dans ce que, contrairement à l’engagement
politique ou syndical, il ne s’agit pas ici de s’accorder
sur un socle idéologique.
Ni promesses ni grand soir
En réfléchissant sur l’idéologie qui
sous-tend le réseau, les auteurs relèvent ainsi l’origine
très variée des militants: « beaucoup de catholiques
» mais aussi des militants d’extrême gauche, des
électeurs socialistes, et même « quelques personnes,
plus rares, qui ont voté Front national », précise
même Miguel Benasayag. Ce qui rassemble ces horizons si différents,
c’est cette implication « dénuée de promesses
». Car les militants RESF ne sont pas au service d’une
cause:
« Le mode d’engagement à RESF n’est pas
transitif: on s’engage ‘dans’ et non ‘pour’,
alors surtout pas ‘pour’ que vive RESF.(…) RESF
a placé entre parenthèses la question de savoir s’il
y aura ou non ‘un autre monde’. »
Miguel Benasayag poursuit son décryptage en se réclamant
ici du philosophe Gilles Deleuze:
« Les militants de RESF actent le fait que la vie n’est
pas une affaire personnelle. Ils attestent de la matérialité
objective du lien. »
C’est d’ailleurs ce qui ressort de la lecture de la
dizaine de témoignages publiés dans cet ouvrage. Ainsi,
Pia découvre avec son implication dans le réseau qu’elle
« fait partie d’un tout ».
Une autre enseignante, qui reste anonyme dans l’ouvrage, déclare
carrément pour sa part, avec une ferveur un peu étonnante:
« Je ne m’appartiens plus vraiment. Ma vie s’est
organisée autour du soutien. »
La Chasse aux enfants - L’Effet miroir de l’expulsion
des sans-papiers, de Miguel Benasayag et Angélique Del Rey
avec des militants de RESF (La découverte, 129 pages, 10€)
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