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Origine : Miguel Benasayag « De la perversion dans une époque obscure
», in Perversions, érès, 2006, p. 223-234.
URL : www.cairn.info/perversions--9782749206639-page-223.htm
Miguel Benasayag, philosophe, psychanalyste et écrivain.
Pourquoi parle-t-on de perversions ?
Et si on parle de perversions, qu’est-ce qu’il faut dire ?
Ou encore, comme pour n’importe quel sujet, il faut dire : quoi
de neuf ?
Pourquoi est-ce qu’on en parle ?
Parce qu’on peut, effectivement, revoir le sujet. Mais à la fois,
c’est bien de se poser la question telle que Nietzsche nous invite
à la poser : c’est que penser, ce n’est pas penser n’importe quoi
à n’importe quel moment et en suivant son caprice.
Penser signifie : penser ce qui, dans l’époque, se donne à penser.
Qui pense, pense à ce qui dans l’époque fait bruit, nous interpelle,
est en souffrance dans les deux sens du mot. En souffrance : ce
qui est en attente et en souffrance, c’est à dire en douleur.
Penser un sujet, pour moi, cela signifie penser en quoi notre
époque, en quoi notre réalité, a quelque chose à voir ou pas avec
le sujet proposé. Autrement, ce n’est pas la peine, autrement c’est
« être les gardiens du temple ».
Penser signifie vraiment se dire : mais quelle actualité va me happer
pour aborder ce sujet-là ? Alors, j’ai trouvé quelques points, un
peu sous la forme d’un collage. Je vais vous présenter cela comme
une invitation au dialogue ; peut-être aussi, une invitation en
tant que philosophe et clinicien : comment est-ce que la perversion
me parle à moi ? Comment il y a là quelque chose qui fait appel
?
Nous partons bien sûr de la base « psycho-social, social-psycho
» et très rapidement, je vais essayer de réunir les deux. Le mieux,
c’est de partir de la base que chaque être humain est un pli, un
pli de son époque. Quand nous pensons l’être humain comme un pli
de son époque, nous voyons bien que, en termes de la bande de Möbius,
ce qui nous est le plus intérieur n’est tissé que de pure extériorité,
et que ce qui nous est le plus extérieur nous est le plus intérieur.
C’est ma position par rapport à cette soi-disant dichotomie qui
pour moi n’existe pas, entre le social et l’individuel. Comme
le dit Plotin dans une de ses Ennéades : « Je ne peux
jamais dire avec clarté, jusqu’ici, c’est moi. » C’est-à-dire
que nous, en tant que personnes, en tant qu’êtres humains, nos limites
ne sont jamais définies une fois pour toutes. Au contraire, comme
le disait Novalis en parlant de l’amour : « Est-ce que tu peux dire
que tu aimes si tu ne trouves pas le monde, l’univers, dans l’être
aimé ? » L’universel est dans la singularité et la singularité
s’amplifie à l’infini dans le collectif, dans l’universel.
Alors, qu’est-ce qui fait pli dans l’époque ? De quoi est-elle
faite, cette époque dont nous sommes les plis ?
Elle est faite d’une époque obscure. Nous sommes au cœur d’une
époque obscure. Une époque caractérisée par ce que Spinoza présentait
comme les « passions tristes [1]
Les passions tristes ne sont pas celles par rapport auxquelles on
pleure. Les passions tristes signifient : la perte de puissance,
la perte des liens, la peur. On a peur, donc ça se réalise. La peur
se réalise, la peur tend à une identification moïque, et après moi
le déluge !
Parce que la peur casse tout lien y compris, bien entendu, non
pas simplement le lien avec l’autre, mais, comme dirait Melanie
Klein, les liens intérieurs, c’est-à-dire ceux qui me permettent
de penser.
Une époque triste, une époque obscure est une époque caractérisée
par cette perte de puissance, cette cassure des liens. Qui casse
tout lien et donc diminue l’époque, diminue l’être. C’est de cette
époque-là d’où je pars, pour mon analyse. Il me semble qu’on a été
un peu trop optimiste en croyant qu’on était arrivé, qu’on avait
touché le fond et qu’on allait rebondir, comme on dit. Non, la réalité
de notre époque est une époque dans laquelle la destruction matérielle,
objective de la vie, n’est pas finie. Nous ne sommes pas arrivés
du tout au point culminant de cette destruction, d’une certaine
façon, comme pour que les cycles puissent se renverser. Les cycles
ne se renversent jamais ni tout seuls, ni non plus comme fruits
d’un sujet qui décide de les renverser. Bien entendu, le cycle historique
ne dépend pas d’un sujet, c’est l’Histoire. Mais je pars de la base
qu’effectivement, il y a quelque chose dans la matérialité de la
destruction de notre époque qui est en plein développement.
C’est important d’être au clair par rapport à l’obscurité de l’époque
parce qu’on n’agit pas pareil, on ne fait pas de la clinique pareil,
on n’éduque pas pareil, on ne se lie pas pareil, on ne pense pas
sa vie pareil. Quand on pense qu’on est dans une époque de contre-offensive
de la vie, du lien, de la solidarité, de la pensée, ce n’est pas
du tout comme lorsqu’on pense qu’on est dans une époque de déclin.
C’est mon hypothèse mais enfin, cela ne signifie pas non plus que
j’aie découvert là quelque chose de nouveau.
Malheureusement, si on ose regarder ce qui nous entoure, si on
ose regarder la matérialité des faits au-delà du discours, on constate
que oui, en effet, notre humanité, la vie sur la planète, ne fait
que se dégrader. Alors, jusqu’où ira cette dégradation ? On ne le
sait pas vraiment. Mais il me semble toujours, d’un point de vue
médical, que le pire des pessimistes est celui qui nie la réalité
du diagnostic. Alors votre pessimisme, vous ne pouvez même pas le
dire, non. Imaginez un urgentiste qui arrive avec le samu et qu’il
y a quelqu’un avec la tête éclatée par terre (disons, par exemple,
qu’un bus lui est passé dessus. Vous savez bien pourquoi on ne veut
pas rester aux urgences, on est choqué, on a horreur de ces choses-là
!), alors l’urgentiste arrive et il dit : « Écoutez, moi, jusqu’à
la fracture du petit doigt, j’y vais. Après, non, je suis trop pessimiste.
» Alors oui, le pire des pessimismes, c’est de nier la réalité des
dégâts.
Mis à part ces plongées dans un égoïsme contra-phobique total,
il faut pouvoir regarder la réalité tout en ne se laissant pas envahir
par elle, au point de tomber dans une jouissance de la décadence
qui est l’autre danger. Mais il est vrai que c’est un équilibre
instable : Il ne faut pas nier la réalité, ni tomber dans cette
jouissance de fin du monde qui est si chaude, si agréable.
Alors, à cette époque-là, cette époque de passions tristes, cette
époque dans laquelle le cycle n’est pas fini, que vient-elle faire
là, la perversion ?
D’abord, d’un point de vue clinique, il serait absolument ridicule
de dire qu’en tant que structure, il y a plus de pervers aujourd’hui
qu’avant. Rien ne nous permet une telle affirmation. En revanche,
ce qu’on peut dire c’est que, dans une telle époque, des comportements
pervers, de type pervers, se développent énormément. On n’a pas
besoin d’imaginer des choses qu’on ne peut pas prouver, car après
on va nous dire : le psychologique, le social ; le psychologique,
le social, nous, on n’en sait rien !
Je parie plutôt que non : il n’y a aucune raison pour qu’il y
ait plus de structures perverses qu’avant ! En revanche, ce qui
est sûr, c’est que nous savons bien que ce terme de « structure
», il faut l’utiliser avec modération, comme on dit pour d’autres
produits toxiques. C’est-à-dire que la nosographie, il faut l’utiliser
avec modération. À un moment, on trouve quelqu’un qui est malade,
avec une structure, mais ce sont des mélanges, on est à la jonction.
Alors, il est vrai que dans une époque comme la nôtre, il y a
quelque chose dont je parlerai, qui invite ces éléments récessifs
(dans un sens latent) des perversions à s’épanouir. Et dire qu’une
époque invite à certains comportements psychologiques n’est nullement
« sociologiser la psychanalyse ». Parce que Freud lui-même
expliquait par exemple qu’en temps de guerre, il n’y a pas d’hystérique.
Effectivement, dans cette dialectique intérieur/extérieur, c’est
tout à fait normal, il n’y a rien de très osé à dire que certaines
époques vont favoriser des agencements propres à la perversion,
même si ça ne touche en rien le pourcentage de pervers qu’il y a
dans une société. J’insiste là-dessus parce que vous savez très
bien que le pourcentage de pervers, s’il n’était pas si bas, la
société ne tiendrait pas le coup. Donc effectivement, la quantité
des pervers de structure doit rester la même mais, simplement, il
y a des agencements sociaux-historiques qui favorisent ce qui est
latent, chez pas mal d’entre nous qui agissent en pervers, même
si cela ne correspond pas absolument à la structure perverse.
Alors, que fait un pervers ? Nous savons tous qu’une classification
clinique existe entre perversion, névrose et psychose. Le psychotique
ne souffre pas de la réalité parce qu’il l’ignore et qu’il peut
la changer comme il veut. On dit que le névrotique, lui, souffre
de la réalité parce qu’il ne peut la changer : la réalité psychique
est là. En enlevant tout côté moralisant, c’est très proche du concept
de « mauvaise foi » de Sartre. Et le pervers ? Le pervers, c’est
celui qui reconnaît la réalité mais il la manipule, il la malaxe,
il la tord, d’après sa pulsion. (J’évite de dire désir parce que
c’est un peu compliqué de dire désir pervers, il s’agit davantage
de sa pulsion.) De ce point de vue, si le pervers se définit non
pas en tant que sujet, mais en tant que son fonctionnement, qu’est-ce
qu’il fait ? Eh bien, le pervers a des difficultés selon la façon
dont il traite son objet. Le pervers, il a besoin de manipuler l’objet,
de le malaxer, de le tripoter, parce qu’il est dans une sorte de
narcose, d’anesthésie, et il ne peut pas sentir, il a besoin de
voir. De voir comment le corps, comment l’objet va réagir aux manipulations,
à la souffrance, au mal que le pervers lui inflige. Le pervers a
besoin de sentir par personne interposée, par objet interposé. Il
a besoin d’un objet qui, en dehors de toute empathie, en dehors
de toute sympathie ou de reconnaissance, soit absolument, sans aucun
type de limitation. Cela veut dire que le comportement pervers se
caractérise par le fait que son objet ne présente aucune limite.
Il n’y a pas de limites, tout est possible. Voilà un élément qu’on
entend souvent à notre époque.
Quel est l’objet que le pervers de structure ou le pervers d’époque
manipule aujourd’hui ? Quel est l’objet de la perversion qui, aujourd’hui,
circule dans l’atmosphère ? On peut dire que l’objet c’est le monde,
la société, l’autre. C’est ce monde qui devient virtuel, c’est ce
monde qu’on considère pouvoir manipuler comme on veut, qu’on a cru
pouvoir gagner dans une prétendue guerre contre la nature. L’homme
est un objet, le monde est un objet, l’homme gagne une guerre contre
la nature. L’objet de la perversion de l’époque, c’est le monde,
et la société, et l’autre. Cet autre par rapport auquel on peut
tout faire ! Ce sont les « hommes Kleenex » qu’on vire quand ils
ne servent plus. Ce sont les hommes qu’on laisse entrer dans les
pays du Nord juste comme il nous faut, juste pour pouvoir les traiter
en tant qu’esclaves, ce sont ces hommes qui meurent aujourd’hui
au Maroc en essayant de gagner l’Occident du Nord. Et c’est aussi
chacun de nous, car ce qui se passe quand dans une situation il
y a une indignité profonde, c’est que tout le monde est victime.
On est victime à des places différentes, mais on est tous victimes ;
il n’y a aucune possibilité de se sauver sans qu’il y ait de victimes.
À la limite, la victime est celui qui se sauve le mieux.
Je me souviens qu’en Argentine, par rapport aux prisonniers, par
rapport aux gens qui subissaient ce qu’on subissait à l’époque de
la dictature, la place de celui qui doit souffrir énormément, n’est
peut-être pas la pire. Parce que cette salissure qui laisse, ne
serait-ce que la complicité de la passivité, moi personnellement,
en ayant occupé l’autre place, je n’échangerais pas ma place. Je
préfère avoir vécu ce que j’ai vécu à l’époque de la résistance
à la dictature, et non pas d’avoir évité ce que j’ai pu vivre en
ayant été « sauvé ». Parce que personne ne se sauve. Dans une situation
d’oppression, d’inhumanité, on est tous victimes à des places différentes.
Alors, de ce point de vue-là, ce monde à malaxer, ce monde à exploiter,
ce monde à dévorer, ce monde de marchandises, eh bien ce monde-là
est le monde des situations historiques perverses. C’est le monde
dans lequel je regarde une forêt et je sais tout sur la forêt, parce
que je peux l’évaluer économiquement. C’est le monde dans lequel
j’évalue ma vie en termes de capital-vie, c’est le monde dans lequel
je me lève le matin en disant : « Est-ce que je suis utile ou inutile
? », c’est le monde dans lequel mon propre investissement narcissique
dépend du monde disciplinaire : c’est l’inutilarisme.
Ça, c’est effectivement une époque perverse. C’est une époque
dans laquelle il n’y a aucune dignité de la vie, il n’y a aucune
dignité humaine, il n’y a aucune dignité des hommes, des femmes,
des peuples : il n’y a aucune dignité qui fasse barrage aux pulsions
du pervers. Vous avez compris que le pervers, je ne pense pas qu’il
ait envie d’être pervers. Je parle d’un agencement « pervers par
rapport à telle époque », bien entendu. Cet agencement pervers/époque
agit vraiment comme un pervers : rien ne fait barrage. C’est l’énoncé
de base de notre époque, de l’économie : tout est possible !
Je suis très ami avec Gino et Carine Russo [2] . Ce sont les parents
d’une des filles qui avaient été tuées par Marc Dutroux [3] et qui
ont été à l’origine de la Marche blanche. Ces gens-là, quand leur
enfant a été enlevée, tuée… Une véritable horreur ! (Marc Dutroux
n’était pas un fou échappé d’une prison, il faisait partie d’un
réseau pédophile très puissant). Donc, quand ils ont arrêté Dutroux,
les journalistes sont venus demander aux parents : « Vous êtes pour
la peine de mort, non ? » Et les parents ont répondu : « Voyez,
nous, on était contre la peine de mort avant et on est contre la
peine de mort maintenant. Parce que notre fille a été victime d’un
monde dans lequel, à force d’utiliser les gens, les pays, les forêts,
les fleuves, comme des Kleenex, comme des “utilisables”, quelqu’un
a dit : “Pourquoi est-ce que je n’utiliserais pas aussi des petites
filles pour assouvir mes désirs ?” »
C’est ce qu’ils ont dit. Ils ont dit : il y a là simplement un
pas de plus franchi par rapport à notre époque. Celui qui est un
« pédophile prolétaire » ou qui est un tout petit peu phobique et
qui ne veut pas voyager, qui ne veut pas aller par exemple en Thaïlande
ou dans n’importe quel autre pays du tiers-monde, eh bien celui-là,
il va rester en Belgique avec son petit réseau.
C’est seulement exagéré pour celui ou celle qui veut nier cette
réalité, parce ce qu’il y a là une réalité. D’ailleurs ce ne sont
pas mes paroles, je dis les paroles de quelqu’un qui, en mettant
son corps en souffrance avec la souffrance d’avoir perdu un enfant
dans ces conditions-là, fait barrage à quoi ? À la perversion. Parce
qu’il dit : « Dans toute situation, il y a des principes non
violables. » Voilà la résistance. Ces gens-là disent, dans
un moment où on les invite à la perversion, à la vengeance à travers
des questions comme : « Qu’est-ce que tu lui ferais ? Qu’est-ce
que tu lui ferais, hein, toi, maintenant ? », ces gens répondent
: « La Loi. » Voilà une résistance à la perversion.
Nous sommes très loin, parce que nous sommes à deux doigts d’admettre
qu’au terroriste et au nom du terrorisme, on doive effectivement
abolir certaines libertés démocratiques. On est à deux doigts de
tomber dans cette jouissance : comme l’autre est un barbare, je
peux appliquer la barbarie sur les barbares ! Ça, c’est un élément
fondamental de la perversion agencée par notre époque. C’est l’idée
qu’il y aurait une bonne barbarie, celle qui élimine la mauvaise
barbarie.
Un journaliste argentin a dit un jour par rapport au terrorisme
d’État : « C’est une très mauvaise affaire pour en finir avec l’anthropophagie
que de bouffer les anthropophages. »
Eh bien, notre société nous propose une anthropophagie sotte !
La bonne anthropophagie, elle vient des barrages qui sont là : les
barrages à cette perversion sont là, ils nous font appel.
Qui est-il, cet homme de la « bonne barbarie », la « barbarie
blanche », la barbarie du Nord, la barbarie occidentale ? Cet homme-là
est un homme qui, tout compte fait, a des problèmes avec le temps.
C’est important le temps dans la perversion, qu’il soit dans la
structure ou qu’il soit dans l’agencement, parce que le pervers
est quelqu’un qui ne va jamais ajourner une pulsion. Or, notre époque
a des problèmes aussi avec le temps, parce que nous sommes passés
du temps messianique de la promesse, au temps de la peur de la menace.
Notre société pensait que le futur était promesses, elle est convaincue
aujourd’hui que le futur est menaces.
On a donc des problèmes avec la temporalité, on a des problèmes
à s’installer dans la temporalité, parce que qui s’installe dans
la temporalité a peur de perdre. Alors, il faut de l’instantané,
il faut de l’immédiat. C’est un élément fondamental dans la perversion,
c’est-à-dire l’attaque contre les liens, dans le sens de Melanie
Klein, c’est-à-dire pas de concept, pas de pensée, pas de sas pour
penser, pas de réactions, seulement des actes réflexes !
Comme par hasard, notre époque découvre que les molécules sont
efficaces dans les hôpitaux. Bien sûr ! Parce que pas le temps du
concept, pas le temps du diagnostic, pas le temps de la parole,
il faut être efficace. Mais efficace par rapport à quoi ? Efficace
pour aller où ? Ces questions-là, on ne les pose pas ! Alors cet
homme-là, cet homme qui n’a plus le temps – je vous rappelle que
Ludwig Binswanger, le phénoménologue, décrit la dépression comme
cet état (les phénoménologues, les psychiatres, comme votre compatriote
Eugène Minkowski, utilisent des images très riches pour décrire
la psychopathologie) – disait : « Un dépressif est quelqu’un
qui sent qu’il n’y a plus d’instant et qu’il n’y a plus d’espace
où aller. » Notre société, effectivement, n’a plus de temps et grâce
à Internet, il n’y a plus d’espace, c’est-à-dire que tout est bien
discipliné devant l’écran.
Alors cet homme-là, cet homme des passions tristes, cet homme qui
fait de la dépression, il se sent étonnamment maître de sa vie.
C’est quand même drôle, n’est-ce pas ? On n’a jamais été dans une
société aussi disciplinaire, et maintenant, la seule réalisation
de la société se trouve bien entendu en train de devenir la société
archi-disciplinaire : il n’y a rien de plus disciplinaire qu’une
société « pour se réaliser ». Non pas parce que « Big
Brother » vient, mais parce que l’ombre et la tristesse ont besoin
du tyran pour se justifier. J’ai besoin du tyran pour justifier
ma tristesse, sinon pourquoi je ne me lie pas, pourquoi je ne pense
pas, pourquoi je n’assume pas mon époque ?
Cet homme-là se sent très libre, il se sent autonome. Le mythe
de l’autonomie, du libre arbitre, poussé à l’extrême, coïncide très
bien avec cette attaque contre les liens, parce que nous sommes
tous devenus des hommes sans racine, sans lien, des hommes qui pouvons
tout faire dans notre vie, qui considérons que toute détermination
est une vexation faite à notre liberté. Cet homme-là, c’est l’homme
d’aujourd’hui, il se sent de plus en plus libre parce qu’il tourne
le dos à sa société, à sa famille, à son histoire, à son groupe
social et à toute cette détermination. Spinoza écrit : « On se sent
libre du seul fait qu’on ignore la chaîne. » Mais plus on ignore
les chaînes, plus on est des esclaves.
Dans L’anti-Œdipe[4] , Deleuze nous dit qu’Œdipe est
un type qui, ayant appris qu’il va faire de très mauvaises choses,
qu’il va tuer son papa, coucher avec sa maman, essaie d’échapper
à son destin. Et que se passe-t-il ? Quand on essaie d‘échapper
à son destin, on le trouve dans les chemins comme fatalité. Ça,
c’est le diagnostic de notre époque. Notre époque est une époque
où quand on essaie d’échapper à notre destin, à tout lien, à la
nature, à l’Histoire, à la culture, à nos parents, à notre famille,
à notre classe sociale (parce qu’un homme libre est libre de maîtriser
son destin), eh bien, on trouve son destin, comme un coup de poing
dans la figure, sous la forme de la fatalité.
C’est l’histoire de l’Occident qui, en essayant de vaincre le
lien qui nous attache à la nature, trouve la nature comme fatalité.
De ce point de vue, cet homme-là, c’est un homme qui est objectif,
c’est l’homme de la gestion. Dans une réunion altermondialiste,
j’ai entendu un philosophe dire comme un mot d’ordre (de gauche,
alternatif, radical) : « Nous sommes les chefs d’entreprise de notre
vie. » Et tout le monde a applaudi ! C’est une horreur ! Parce qu’il
suffit de lire Freud pour savoir que « nul n’est maître dans sa
maison », car qui sait quoi mettre dans sa maison y met le bordel,
il détruit sa maison.
Aristote, qui n’était pas un altermondialiste, décrivait ainsi
l’esclave et l’homme libre dans sa Métaphysique : l’esclave
est quelqu’un dont on peut couper les racines, les déplacer, l’occuper
comme on veut, au-delà de tout lien, au delà de toute racine, au-delà
de tout ce qu’il est. C’est-à-dire qu’on peut l’utiliser comme main-d’œuvre,
comme force de travail, comme on veut. Aristote décrit notre société
comme une société d’esclaves, une société qui désire être esclave
parce que « désirer », c’est penser sans lien.
Je me souviens d’un patient qui était un comédien, pour qui tout
allait bien, qui avait un certain succès, etc. Et puis, tout à coup,
il se rend compte qu’il a un frère qui est alcoolo et qui est quand
même une charge lourde. Alors, qu’est-ce qu’il demande ce patient
? Il demande de pouvoir diminuer un peu ce qu’il nomme le « surmoi
» pour pouvoir ne pas culpabiliser si lui, il faisait sa vie et
laissait plonger son frère. Eh bien, la pathologie, elle est là.
Parce que ce patient, il devait assumer ce lien, l’assumer non pas
névrotiquement, non pas en tant que culpabilité (parce que la culpabilité,
nous le savons bien, c’est la passion la moins chère : on se tient
quitte des liens qu’on n’assume pas), mais assumer vraiment, en
pratique, en se disant : ça, c’est ma donne ; celui qui est là en
train de couler, c’est moi aussi. Il y a quelque chose dont je ne
pourrai être quitte que si je peux l’assumer, et sans culpabilité,
justement.
De ce point de vue-là, notre société est une société d’hommes
et de femmes qui désirent être esclaves.
Une fois qu’on a dit tout cela, eh bien oui, il faut bien résister
à ça, non pas parce que nous désirons personnellement résister,
mais parce que la vie n’est pas quelque chose de personnel, la vie
n’est personnelle que lorsqu’on l’a disciplinée comme dans un entonnoir
: elle devient alors une toute petite histoire personnelle. Résister
à ça parce que nous sommes vivants et parce que vivre, en définitive,
c’est résister à cette horreur qui nous appelle, sans que pour autant
ont ait besoin de justifier qu’on est cousin lointain de celui qui
souffre. Quand nous avons la chance de ne pas souffrir directement
de ça, nous avons la responsabilité de celui qui est dans l’arrière-garde,
tranquille parce qu’il n’est pas au front. La vie n’est pas quelque
chose de personnel, en ce sens-là, mais il y va, dans la vie, de
la possibilité d’assumer l’époque en tant que notre vie la plus
intime en faisant ce qu’on assume.
Alors résister signifie justement, pour nous par exemple, en tant
que cliniciens, résister à ce bulldozer qui nous propose de passer
de la médecine du diagnostic, de la médecine de la rencontre, vers
une médecine de la classification, de la non-rencontre, de l’évitement
de l’autre.
Cette virtualisation-là, c’est exactement là où nous sommes convoqués
à résister en tant que cliniciens. Ne pas virtualiser l’autre c’est
partir de la base éthique dans laquelle nous sommes embarqués, à
des places différentes mais dans la même situation, et qu’il y a
un pari aussi chaque fois que je reçois quelqu’un, et que ce pari-là
est sans garantie.
Parce que, à force de vouloir avoir des garanties et des assurances,
on finit par promouvoir la discipline. Et, à force d’être discipliné
et de discipliner les gens, au nom de l’assurance, on finit par
désirer la discipline. C’est comme le chien de Pavlov : il salive
parce qu’il entend la sonnette. Nous, nous finissons par aimer la
discipline parce qu’on nous a dit : la discipline, c’est bien. Vous
voyez, on met d’abord métonymiquement l’objet, à côté de la discipline,
après on nous laisse la discipline toute seule.
Comment résister à cette « disciplinarisation » de la société ?
Avec Florence Aubenas [5] , on avait écrit un livre qui s’appelait
: Résister, c’est créer[6] (la formule venait d’une conférence
qu’avait donnée Gilles Deleuze à l’École du cinéma. Gilles Deleuze
avait dit : « Créer, c’est résister », et nous avons inversé les
termes dans le sens où la résistance ne peut pas seulement s’exercer
contre l’autre). Résister, c’est créer des liens, créer ce sas de
contention, dire que nous sommes dans la défense du concept, parce
que Hegel définit le concept comme « le temps de la chose », mais
qu’il n’y a aucun accès direct à la chose, il y a le temps.
Défendre ce temps-là, résister à l’urgence qui exige que nous
soyons performants économiquement dans nos services, résister à
cette circulaire dans laquelle on nous dit de ne plus recevoir les
métèques s’ils ne font pas, au préalable, un dépôt d’argent. Résister
à ça ! Pourquoi ? Non pas pour défendre des excès de concepts d’ordre
pratique, tels les petits moines qui défendent des petits concepts,
car un concept dogmatique n’est plus un concept. Beaucoup de très
bonnes idées ne résistent pas à la barbarie de l’époque parce que
justement on les a seulement en tant qu’idées, et quand le bulldozer
arrive, voilà, on est occupé à bavarder avec le copain d’à côté,
et on est vite écrasé.
C’est effectivement partir de ce que Spinoza a posé comme le cœur,
l’axe de son éthique, il dit : « On ne sait jamais ce qu’un corps
peut. »
Ça veut dire quoi ? Ça veut dire justement la résistance théorique
et pratique au nom de la discipline. Parce que le monde de l’utilitarisme,
le monde de l’agencement pervers qui a fait de nous des marchandises,
est un monde dans lequel on sait tout, toujours. On sait pourquoi
on se lève, on sait pourquoi on ne se lève pas. On sait pourquoi
on bouge : on bouge parce qu’il y a des sous, parce qu’il y
a la marchandise, parce qu’on désire le pouvoir, etc.
Eh bien, justement, une résistance théorique et pratique à cette
barbarie passe par dire : je ne sais pas ! Et il est des moments
où il faut revendiquer de véritables sas de non-sens, de non-savoir
par rapport à moi, par rapport à d’autres et par rapport à notre
monde. Parce que si nous ne pouvons pas assumer le non-savoir, la
barbarie ne fera qu’avancer et nous, nous serons convoqués soit
à être performants, soit à jouir de la décadence.
Notes
1 Le pouvoir d’être affecté a une double signification chez Spinoza
: à la fois puissance d’agir lorsque les affections sont actives,
et puissance de pâtir lorsque l’individu est soumis à la passion.
Les passions tristes représenteraient le plus bas degré de notre
puissance, le moment où nous sommes séparés de notre puissance d’agir,
aliénés, livrés à la superstition, aux tyrans. Seule la joie vaut
et la tristesse est toujours impuissance.
2 En 1996, l’affaire Dutroux a particulièrement secoué la Belgique.
Marc Dutroux est accusé du rapt et du viol de six filles âgées entre
8 et 19 ans, et de la mort de quatre d’entre elles. La Marche blanche,
à l’instigation des parents de Julie et Mélissa (toutes deux tuées
par Dutroux), a vu plus de 300 000 personnes
défiler dans les rues de Bruxelles, portant des vêtements blancs,
des bouquets ou des ballons blancs. Carine Russo, mère de Mélissa,
a déclaré à la presse : « Si la mort de Julie et de Mélissa, d’An
et Eejje, a fait pleurer et se lever une population entière, c’est
qu’elle représente pour tout un peuple trop longtemps réduit au
silence, un symbole de souffrance, de tout ce qui a été très longtemps
oublié dans cette société qu’on ose encore appeler démocratique.
Elle représente un espoir d’envol vers un autre monde, un monde
meilleur. »
3 Marc Dutroux a été condamné en 2004 à la prison à perpétuité
assortie d’une mise à disposition du gouvernement pendant dix ans.
Mais de nombreux points sont restés sans réponse au cours de ce
procès, et l’incurie du pouvoir, de la police, de la justice a été
largement mise en avant dans cette triste affaire. Les parents Russo
ont d’ailleurs refusé de participer au procès de Dutroux.
4 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie.
L’anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972.
5 Florence Aubenas est journaliste à Libération. La France
entière s’est mobilisée autour de son nom lorsqu’elle a été enlevée
en Irak, avec son chauffeur Hussein, en janvier 2005, puis libérée
le 11 juin 2005 après cent cinquante-sept jours de captivité.
6 Florence Aubenas et Miguel Benasayag, Résister, c’est créer,
Paris, La Découverte, 2003.
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