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Origine : http://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2005-4-page-27.htm
Jean-Claude Liaudet : Dans votre livre La fragilité
[1], la déconstruction, que vous
tentez, de ce que l’on pourrait appeler indifféremment une certaine
ontologie ou mythologie occidentale, me paraît concerner la psychanalyse.
Tout d’abord parce qu’elle donne à penser la psychanalyse comme
novatrice, voire innovatrice en matière de méthode scientifique.
En effet, dans son rapport à son réel, la psychanalyse ne vise pas
un savoir absolu de type positiviste. Son entreprise ne vise pas
à épuiser son objet dans un savoir totalisant : l’inconscient
reste définitivement inconscient, quelle que soit la « science »
que l’on puisse en acquérir. Et aussi parce que la métapsychologie
freudienne décrit un système qui tire son unité du rapport dynamique
existant entre ses parties (ses instances) ; c’est également
un système ouvert sur d’autres systèmes (que vous appelez « soubassement »),
notamment par étayage, c’est-à-dire n’existant pas de lui seul.
Mais surtout, votre travail conduit à interroger la psychanalyse
dans la reprise qu’elle fait de la conception traditionnelle du
sujet – quand bien même elle y apporte sa marque en soulignant sa
division. Notre univers occidental, en effet, est marqué par le
dualisme entre un moi créateur et un monde objet, dont on peut trouver
l’ancrage dans le mythe biblique de la création : Dieu dit,
et cela est. Ce dualisme premier se décline en cascade, par exemple
dans l’inextricable distinction psyché/soma où, au mieux, le corps
parle ou converse ; également dans l’opposition individu/société,
qui amènerait à river la psychanalyse à la singularité du sujet,
le reste n’étant que sociologie…
On ne peut exactement dire que les psychanalystes ne s’intéressent
pas au sociétal, mais c’est toujours en dépit de la théorie. Chez
Freud déjà, si gêné avec ce qu’il nomme sans nommer « inconscient
collectif ». Aujourd’hui, certains psychanalystes développent,
souvent de façon passionnante, des repérages de l’histoire collective
dans l’histoire individuelle, ou des réflexions en matière de psychanalyse
sociale (pourrait-on dire), mais ils tentent rarement d’en donner
la théorie.
Estimez-vous que les ouvertures philosophiques opérées par certains
scientifiques qui acceptent de s’éloigner du scientisme, notamment
ceux qui développent la théorie de l’émergence que vous décrivez,
pourraient aider à penser ce que j’appelle pour l’instant, et peut-être
à tire provisoire, le collectif en psychanalyse ?
Miguel
Benasayag
: Je crois que, dans la psychanalyse, il existe
en effet une prise en compte de la non-maîtrise, du non-dévoilement
possible d’une « totalité », qui, d’une façon utilitariste,
pourrait déployer le réel, dire « le vrai sur le vrai ».
Mais, à la fois, force est de reconnaître que cette attitude n’est
pas (loin s’en faut) l’apanage de la psychanalyse, il n’y a pas
là « monopole ». Nous sommes là dans des sujets qui touchent,
entre autres, à ce que Nicolas de Cues nommait « la docte ignorance »
ou, dit autrement, il existe un développement du savoir, des savoirs
qui ne sont pas en opposition avec un non-savoir. Ce « non-savoir »
n’est pas de l’ignorance, c’est cette « docte ignorance »,
loin de tout mysticisme, il s’agit là de ce non-savoir qui, tout
en étudiant et en comprenant par les causes, ne prétend pas pouvoir
« déployer » le réel.
Notre époque est en plein dans cette problématique et, étonnamment,
la psychanalyse se trouve dans une attitude de repli, de dogmatisme,
qui tourne le dos à ce qui, dans notre époque, « se donne à
penser ». Pourquoi ? La question est vaste. Il existe,
à mon avis, dans la pratique psychanalytique, un contenu sacrificiel,
par défaut, qui s’ignore, mais ce n’est pas la seule ni la principale
raison.
Bien sûr que l’inconscient « reste inconscient », comme
vous l’écrivez, et pour cause, la structure n’a rien a dévoiler
en tant que telle, elle n’est pas son contenu. Mais l’impensé de
la psychanalyse touche à la fois à la question qui sépare les processus
d’individuation des processus de singularisation. Les premiers vont
dans le sens d’une identité fixe, réductionniste, en tant que la
singularisation est « pré-individuation ». Dans la singularisation,
nous sommes dans des processus multiples, des multiples diversement
unifiés, mais multiples quand même.
Nous ne pouvons pas identifier, par décret, l’individu à une singularité.
Un individu peut, dans une situation concrète, recouvrir une singularité,
mais ceci ne fait pas de lui le lieu, le nom, de la singularité.
La psychanalyse a beaucoup de mal à penser ces processus multiples,
où les agencements qui fondent une situation débordent largement
la figure étriquée de l’individu.
Bref, ce que la psychanalyse cherche chez l’individu, ne se trouve
certainement pas chez l’individu, voilà le problème. La vie n’est
pas quelque chose de personnel, comme l’écrivait Deleuze. Comment
pouvons-nous fonder une pratique, une clinique à partir de cet énoncé ?
Jean-Claude Liaudet : Vous dites, me semble-t-il,
que la psychanalyse parle d’un « sens commun » (au sens
d’origine autant que de visée) et ne connaît pas le « paysage »
dont elle fait partie… Deux notions que vous développez dans votre
livre.
Par « sens commun », vous entendez « une sorte d’atmosphère
conceptuelle, faite d’expériences, d’ensembles d’images, d’histoire,
de couplages, porteurs à la fois de la longue durée et de l’efficacité ».
On pourrait dire que ce sens commun est créateur de la réalité que
nous vivons, et dont nous avons une perception immédiate :
« les choses sont ainsi ! », disons-nous, sans comprendre
que ce que nous voyons, c’est ce que nous mettons en place. Cette
réflexion, c’est, je crois, ce que vous appelez la pensée critique,
dont vous dites qu’elle est plus proche de son soubassement qu’elle
ne le voudrait, qu’elle ne peut se concevoir sans elle : impossible
de penser l’inconscient sans le fond commun d’une conscience maîtresse
d’elle-même. Il me semble que la psychanalyse est une de ces pensées
critiques – mais pas très critique vis-à-vis de son soubassement ?
J’associe ce que vous appelez sens commun à ce que je nomme névrose
collective que je définis ici, sommairement, comme un ensemble de
représentations communes à un groupe humain, qui donnent à vivre
des idéaux, des objets à désirer et des objets à rejeter. En cela
proche de ce que l’on peut entendre de la névrose d’un individu,
à savoir un ensemble à la fois conflictuel et systématisé de représentations
qui permet la satisfaction de pulsions au prix d’un certain nombre
de symptômes (pathologiques ou non, c’est une question de point
de vue… c’est-à-dire de névrose collective !). La question
serait donc : en quoi un discours psychanalytique reconduit
purement et simplement la névrose collective, et en quoi il contribue
à la faire bouger ?
Quand vous dites : « ce que la psychanalyse cherche chez
l’individu ne se trouve certainement pas chez l’individu »,
vous laissez entendre, me semble-t-il, qu’elle reconduit le sens
commun, selon quoi il y aurait de la volonté libre (éventuellement
divisée, mais le fantasme est plus libre encore…) d’un côté, et
le monde objet de l’autre. C’est dire que, pour être une pensée
critique, elle devrait réinterroger le sens commun de sa théorie
du sujet. Il me semble que c’est la grande question, en effet. Est-ce
possible, sinon dans la longue durée de l’histoire, et selon une
marche collective qui échappe à chacun de nous, au-delà de nos contributions
personnelles ?
Vous développez également le « concept du paysage »,
que Fernand Braudel nommait « un nouveau sujet de l’histoire »
(et j’hésite un instant sur le sens du mot : paysage comme
sujet, ou comme thème ?). Il fonctionne comme une structure
globale, dites-vous, un système complexe. Un paysage est toujours
plein, centré sur lui-même, relevant de constellations multiples,
de couches successives. Et vous ajoutez : « nous appartenons
à un paysage, comme il nous appartient ».
Miguel Benasayag : Bien,
je voudrais répondre surtout autour du paysage et de la clinique.
Il s’avère que la psychanalyse, en tant que pratique non normative,
possède d’emblée un « message » un peu subversif par rapport
à notre société. Il ne s’agit certainement pas d’un message déployé
mais qui, d’une certaine façon, reste implicite de par la cure analytique
elle-même. Il s’agit de la critique de toute vision utilitariste
de la vie, de toute interprétation allant dans le sens de l’existence
d’une harmonie quelconque dans le réel. Tout sens est question sur
le sens.
En effet, le désir n’est pas « endogène », il traverse
la multiplicité qui est la personne, à condition, justement que
la personne puisse expérimenter que « la vie n’est pas quelque
chose de personnel », comme l’écrit G. Deleuze. Nous sommes
« bougés », nous sommes déterminés. C’est-à-dire que nous
vivons un destin qui n’est pas une fatalité. C’est la croyance dans
le libre arbitre qui fait de cette détermination une fatalité.
Il n’y a pas de moment de la décision, pensons un peu à l’apologue
de l’âne de Buridan ; cet âne qui, placé à un point équidistant
de deux meules de foin, finit par mourir de faim, car il ne peut
pas se décider pour aucune des deux meules. Justement, ni chez les
ânes, ni chez les humains, ni dans aucun organisme vivant d’ailleurs,
n’est possible l’existence de cette « équidistance ». D’une façon
infinitésimale, peut-être, mais toujours, un organisme se trouve
dans des inflexions, dans des tropismes, qui font que, très longtemps
avant que cette perception arrive à devenir une aperception, une
information consciente, nous sommes toujours déjà « décidés »,
nous sommes toujours en retard, d’un point de vue de la connaissance
ou de la conscience, sur ce que nous sommes déjà en train de vivre.
Au commencement fut le mouvement…
Mais ceci, qui est pourtant le b-a-ba de la psychanalyse, n’est
pas, pour le dire ainsi, répercuté dans la cure analytique, ou dans
tous les cas pas assez.
On aime croire qu’à un moment donné, tel l’âne de l’histoire, nous
sommes dans un instant et dans un lieu où, « finalement »,
c’est au moi ou bien à un sujet (assez moïque alors) de « décider »…
Chant des trompettes dans le ciel, une liberté, non déterminée,
sans cause, qui interrompt la chaîne causale ; en bref, moi
est arrivé. C’est de ce côté-là qu’il faut réinterroger le rapport
de la psychanalyse avec le social, du côte de l’opérateur dans un
agir.
Où peut bien se trouver alors ce lieu de production du désir, quelle
est cette instance qui insiste, pourtant, pour se présenter comme
une singularité, comme une histoire, une mémoire, un sujet ?
Nous sommes en retard par rapport à ces questions qui pourtant
sont les questions qui fondent notre époque.
Alors, la pensée du paysage est une tentative pour quitter les
lieux imaginaires d’identité, individu, rôle social, etc., pour
essayer de connaître, un peu, les appartenances, les tropismes dus
à la longue durée, les invariances qui nous constituent, plus comme
une question, que comme un sujet. Ou bien, le sujet comme un mode
de la question, ce qui veut dire un mode du devenir.
Nous sommes liés, nous appartenons aux différents paysages ;
toute question, toute forme désirante, tout défi est résultante
du paysage, est paysage. Au-delà de toute interprétation beaucoup
trop mystique, le désir est appel, notre Ithaque, qui n’a rien de
personnel. Or le paysage est, à l’instar de toute résultante, une
hégémonie, une force qui n’existe que dans chacun des multiples
qui la composent, elle n’a pas de lieu d’existence. Le paysage,
aussi, n’a pas de lieu, il est le lieu de chacun des multiples qui
le composent.
Penser en termes de paysage n’est pas un mot d’ordre, c’est une
invitation pour chercher, pour dire, nous avons du retard, nous
avons à chercher. Une pensée du paysage est donc ce qui d’emblée
s’inscrit au-delà de la problématique « psycho-sociale »,
où chacun des deux termes paraît réclamer sa part dans un gâteau
commun.
Aujourd’hui, peut-être plus que jamais, comme Platon le fait dire
à Socrate, l’homme ne peut pas être « la mesure de toutes choses »,
l’homme doit se repenser parmi les choses, voilà le défi. Le paysage
n’est pas une sorte de « super-sujet », il s’agit plutôt
de trouver un socle à partir duquel nous pouvons penser la vie,
un socle qui ne soit pas piégé dans l’idéologie de l’individu et
la société qui lui correspond, cette société qui au demeurant met
en danger la vie même.
Jean-Claude Liaudet : On connaît aujourd’hui d’autres
tentatives de repenser le sujet. Qu’en pensez-vous ?
Classiquement, le sujet a à voir avec le Père et son sacré nom,
qui règne au ciel de la psychanalyse. Tel, on le sait, que le rôle
du père est de représenter la Loi et de faire de l’enfant un humain,
la part de la mère se situant dans un corps à corps à la fois vital
et source d’attachement mortel. À lui la métaphore, à elle la métonymie !
On sait également que le Père est partout dans notre société traditionnelle :
au ciel, sur le trône, et dans les familles, c’est le même pater,
celui qui détient le pouvoir ; et que le rôle du père décline
depuis qu’il ne peut plus s’appuyer sur la mythologie chrétienne
ni sur l’organisation politique libérale pour fonder son autorité.
Nous sommes à une époque charnière où disparaît le Père de famille,
pièce d’un ensemble politico-religieux millénaire
[2], celui des religions et des civilisations du livre (Thora,
Bible, Coran).
Pour l’heure, on confond encore Père (avec un grand P) et père…
Et c’est peut-être ce qu’a fait la psychanalyse ; ou plutôt
elle dit le « paysage » (pour reprendre votre concept)
dont elle est partie prenante, à savoir le fonctionnement psychique
d’un sujet de la modernité occidentale [3] ,
encore pris dans les filets du Père, quoi qu’il en veuille, et lancé
en même temps dans une libération du sujet individuel.
C’est en ce point qu’il y a débat aujourd’hui : certains lacaniens,
comme Pierre Legendre, clament qu’il faut du Père pour que l’humain
reste humain. Ils appelleraient en quelque sorte à une restauration,
ils seraient réactionnaires… D’autres travaillent à faire progresser
la théorie et la pratique psychanalytiques…
Il me semble que, dans son dernier livre [4]
, Dany-Robert Dufour fait avancer le débat – en historicisant
Lacan. Comme lui, il rappelle que l’homme est un néotène ;
c’est-à-dire qu’il naît encore incomplet, avant que ses comportements
instinctuels se soient mis en place. En même temps, ce qui lui fait
défaut le libère : il peut s’adapter et changer. Ce qui lui
manque, naturellement, peut-on dire, il le crée en fabriquant des
prothèses : les outils prolongent et compensent ses incapacités
physiques, par le langage il crée un monde de fictions qui lui donnent
des raisons d’agir (à la place des instincts dont il est dépourvu).
C’est ainsi qu’il a créé le Père… Telle est la preuve athée de l’existence
de Dieu que Dany-Robert Dufour a concoctée !
La vie de groupe des animaux sociaux fait l’objet de montages instinctuels
qui peuvent s’adapter. Ainsi, il y a chez les loups un chef de horde
qui possède les femelles et domine les mâles. En devenant chien,
le loup n’a pas changé, il a seulement changé de maître : désormais
il prend l’homme pour son chef de horde. Dany-Robert Dufour soutient
que l’humain fait de même : ce qu’il ne trouve pas naturellement,
il le fabrique par un montage de langage, un édifice dont les composants
varient selon les lieux et les époques : il se crée un maître,
un « grand Sujet » qui lui permet d’exister comme simple
sujet, sans quoi il serait perdu dans le non-sens. Il n’arrête pas
d’en créer, et il n’arrêtera pas : Totem, Brahman, Dieu biblique
au ciel, puis Roi, Peuple sur terre… Du Peuple on a connu plusieurs
versions : le Peuple républicain, le Peuple national-socialiste,
le Peuple communiste… il semblerait qu’on en ait soupé ! Avec
l’individualisme libéral, la tentation est d’établir un court-circuit :
se prenant lui-même pour le tout, le sujet deviendrait le grand
Sujet. Il parlerait comme Yahvé dans la Bible et se définirait par
lui-même et non par un Autre : « je suis celui qui est ».
Mais cette formule, « je est je », n’est-elle pas celle
de la folie unaire ?
Sans doute nous faudrait-il fabriquer d’autres grands Sujets auxquels
nous assujettir pour devenir sujets autrement ?
Miguel Benasayag
: Je crois, en effet, que le « sujet »
tel que le conçoit la psychanalyse est resté un peu trop piégé dans
la constellation propre aux individus. Par exemple, on a du mal
à concevoir un sujet autre qu’individuel. Or, d’un point de vue
philosophique, nous pouvons très bien accepter qu’un individu ne
soit qu’une des multiples possibilités d’être d’une singularité.
Il ne s’agit pas là d’un débat théorique, bien au contraire notre
époque nous pose cette problématique-là : quelle est l’instance,
quel est l’agencement à partir duquel un agir, un acte, est possible ?
C’est une question anthropologique à laquelle la psychanalyse tourne
le dos. Nous devons essayer de comprendre quels peuvent bien être
aujourd’hui ces agencements capables de composer, d’émanciper la
puissance qui se trouve aujourd’hui bloquée, et qui nous condamnent
au pâtir.
Nous ne trouvons plus les voies de l’agir, il nous est difficile
de sortir du pur pâtir, d’être autre chose que les spectateurs de
nos vies. Nos contemporains se trouvent noyés par des informations,
mais nous ne trouvons toujours pas la « glande pinéale »
qui nous permettrait de développer des pratiques concrètes ;
aussi l’information, les connaissances, loin d’être des instruments
d’émancipation, deviennent des éléments qui aggravent et approfondissent
la tristesse, l’impuissance.
La connaissance, l’éducation, ne furent d’aucune façon, dans le
siècle qui est fini, des barrières contre la barbarie, ainsi que
l’Occident l’avait profondément cru. Et pourtant, notre tâche est
de trouver, non pas ce qui pourrait se substituer à la connaissance,
mais une connaissance qui ne se réduise pas à des informations,
des abstractions qui nous séparent encore plus de notre puissance
d’agir.
Nos patients nous posent cette « énigme » : mais
une fois que je saurais, que se passera-t-il, comment changer ?
Et, que ce soit dans nos consultations ainsi que dans notre vie
de citoyens, la glande pinéale reste introuvable, nous ne trouvons
pas ces articulations, ces agencements qui relèvent d’un opérateur,
qu’on l’appelle ou non sujet ; un opérateur qui permet que
nous puissions agir.
La question, en psychanalyse, me semble être la suivante :
comment une personne peut-elle dégager une partie, au moins, de
sa puissance en dehors des circuits de la jouissance liée a la répétition,
à la pulsion de mort ?
C’est en cet endroit, à cette articulation-là, qu’il existe un
défi pour l’analyse. Comment faire pour ne pas identifier ces « tangentes »,
ces lignes de fuite, avec la vie « personnelle » ?
Est-ce que l’analyse est capable de se situer comme pratique de
la multiplicité, donc réellement depuis un autre point de vue que
celui de l’individu ?
L’inconscient n’est plus conçu, dans la plupart des cas, comme
ce qui fonctionne tout à fait ailleurs que dans les petites histoires
personnelles, il est devenu la « vérité vraie » de l’individu.
Comme si le mot d’ordre était : « Encore plus d’individu,
avec un zeste d’inconscient, svp ! »
L’individu, en tant que figure du sujet, représente une époque
dont il est impossible de faire le bilan. Mais aujourd’hui, ce que
l’on nomme « sujet », c’est-à-dire un opérateur capable
de libérer la puissance, bref d’agir, est en manque, en souffrance,
dans le sens de souffrir et d’attendre une nouvelle figure. De ce
point de vue, aucune figure de l’opérateur historique n’est bonne
en soi ou mauvaise en soi. Elle doit être, pour le dire ainsi, suffisamment
bonne.
En continuant à demander à la vieille figure humaniste, l’homme
mesure de toutes choses, de résoudre nos problèmes, notre civilisation
nous plonge au cœur de ces problèmes. L’homme n’est pas le maître
à bord, ou nul n’est maître chez lui… en bref, le vieux rêve de
maîtrise, celui de l’homme messie de l’homme, se révélant être un
échec, nous ne pouvons plus nous adresser à cette même figure (à
l’homme, à sa conscience, etc.) pour tenter de résoudre, avec encore
plus de maîtrise, les dégâts que justement le désir de maîtrise
a causés.
Une pensée de la non maîtrise, qui pourtant ne cède en rien à une
tentation irrationnelle : voilà le début d’une piste.
Notes
1 Miguel Benasayag , La fragilité, Paris, La Découverte,
2004.
2 Qu’on pourrait qualifier de méditerranéen.
3 Pour donner une date repère : au moins depuis les révolutions
américaine et française. Les vrais changements, vous le dites, se
font dans la longue durée !
4 Dany-Robert Dufour, On achève bien les hommes, de quelques
conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu, Paris,
Denoël, 2005.
Origine : Miguel Benasayag et Jean-Claude Liaudet « L'individu,
une figure historique du sujet », Le Coq-héron 4/2005 (no
183), p. 27-33.
URL : http://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2005-4-page-27.htm
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