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De l’engagement dans une époque obscure
Miguel BENASAYAG et Angélique DEL REY - Edition : le passager clandestin - septembre 2011.
Notes de lecture


Origine : http://www.edgarie.fr/media/00/00/471443305.pdf

Résumé : A partir d’une réflexion sur « ce qui vraiment change le monde », les auteurs argumentent, tout au long de cet ouvrage très stimulant, leurs convictions sur l’engagement dans la société. Ils proposent une sorte de philosophie de l’action qui prend à contre-pied les mythes révolutionnaires, les théories générales, les politiques globales qui sont vouées à l’échec ou ne peuvent que conduire à l’oppression.

Deux concepts fétiches fondent la théorie de l’engagement qui nous est proposé ici : la situation, le territoire. L’impératif est de territorialiser les luttes1.

1 A l’inverse, « la déterritorialisation est le mécanisme principal de la domination » - où l’on retrouve la mondialisation, le nomadisme et leurs effets délétères sur la démocratie.

« Nos territoires sont nos surfaces d’affectation (…) La manière dont je suis affecté par le monde est le point de départ de mon agir. La territorialisation est le moyen de récupérer les liens qui nous composent (…) Les individus sont tissés par les situations qu’ils traversent. C’est pourquoi le développement des liens est le commencement de l’engagement ».

En première approche, la thèse ressemble beaucoup à l’idée « agir local », principe d’action qui anime désormais la plupart des militants associatifs et qui est aussi très répandu dans le domaine du management et de la conduite du changement en entreprises.

Mais, et c’est là son originalité, l’analyse de Benasayag & Del Rey conduit à la contestation radicale de l’utilité, voire la pertinence, de « penser global ».

Se fondant sur la théorie de la complexité (« A un moment donné, il devient impossible de séparer les parties d’un système complexe (…) L’individu est impuissant à apporter des solutions (…) car fondamentalement il est lui-même le produit du système auquel il voudrait résister (…) On n’agit pas vraiment, on est agi par l’extérieur »), les auteurs insistent sur le primat de la connaissance. « On est toujours déjà engagé (…) La question qui prélude à l’émancipation est donc « comment participè-je du monde ? ».

Plutôt que « penser global et agir local », les auteurs nous invitent à penser et agir en situation.

Se portant en faux contre le constructivisme, Benasayag & Del Rey considèrent que « ce qui ordonne les situations doit être trouvé et ne peut pas être construit ». D’où cet engagement-recherche qu’ils promeuvent, d’où cet impératif de lucidité : « connaître est agir ».

Pour moi, observateur impénitent des moeurs politiques, élu municipal minoritaire dont l’action publique a été limitée, bon gré mal gré, à l’analyse, la critique et la publication de chroniques et dossiers, ce lien direct qui est fait ici entre la connaissance et l’action est la plus belle des légitimités.

Belle surprise : je croyais lire l’apologie de l’action concrète, je découvre l’éloge de la recherche. Avec en prime, une invitation à la résistance sous forme de proverbe indien : « il n’y a que les poissons morts qui nagent avec le courant », ce qui me rappelle Gilles Vigneault qui chantait « C’est en remontant la rivière qu’on apprend le sens de l’eau ».
« La lutte n’est pas le résultat de l’espoir (…) l’optimisme naît du fait de se trouver sur la route ».
Ce petit livre sur l’Engagement dans une période obscure est un bijou. C’est la première fois que je lis un tel discours lumineux qui valorise autant l’engagement de proximité, qui mise tout sur les individus reliés (en rupture à la fois avec l’individualisme et avec les communautés ou les classes sociales), tout en théorisant qu’il est superflu de s’intéresser aux résultats (en rupture avec l’idéologie de la performance gestionnaire).

A dire vrai, ce n’est pas tout à fait la première fois que j’entends un tel discours … car en y réfléchissant bien, au risque de choquer les sophistes ou les encartés étroits de tout poil, je retrouve ici, sur le fond, la pédagogie de l’action, cette bonne vieille B.A. (la bonne action) du scoutisme et quelques principes bibliques de mon éducation protestante.
Compagnon de route de Che Guevara qu’il cite en entame du prologue (Un révolutionnaire fait la révolution), Benasayag est adepte de Deleuze dont il reprend la notion de jurisprudence (toute lutte qui réussit crée un nouveau possible (…) créant une jurisprudence) et de Spinoza (Plus j’ignore mes chaînes, plus je suis esclave). Pour compléter, je serais curieux de relire les évangiles avec lui, en commençant par les paraboles du bon samaritain et du semeur.
L’engagement au présent et en situation est une réponse concrète à la déprime collective, au sentiment d’impuissance qui nous habite si souvent et nous révolte parfois.

« Les paroles nous divisent, les actes nous réunissent » [Manifeste des indiens Tupamaros, Uruguay, 1960].
Fiche de lecture … et prolongements concrets

Une application concrète de la théorie de la complexité

Les auteurs opposent deux types d’engagement : l’engagement transcendance regarde vers la globalité ; l’engagement-recherche part du local et aboutit au local.

Cette vision duale, aussi réductrice et caricaturale soit-elle, est d’une grande portée pédagogique. Elle fournit le fil conducteur de l’argumentaire en faveur d’un engagement fondé sur les situations réelles, ancré dans ces situations et qui a comme visée le changement ici et maintenant.

L’hypothèse centrale de l’engagement dans une période obscure est celle de la complexité du monde – et c’est pourquoi Edgar Morin aurait pu être l’auteur de ce manifeste lumineux !

Les auteurs privilégient le modèle complexe de compréhension du monde et de l’engagement, dans lequel nul changement n’est entièrement maîtrisable, mais se décide toujours depuis une situation qui intègre le monde à changer.

La théorie de la complexité est parfois considérée comme une pure spéculation de l’esprit, une construction bien trop abstraite pour être utile. Et pourtant ! Ironie philosophique, c’est ce modèle universel, insaisissable, de la complexité qui fournit ici le socle du plaidoyer pour l’agir local.

Agir localement pour faire jurisprudence

Le monde n’existe qu’en situation : ses défis, problèmes et solutions sont situationnels. C’est localement qu’une injustice se manifeste, pas dans des statistiques (même si celles-ci peuvent éclairer la situation) ; c’est aussi localement que la recherche d’une plus grande justice prend sens et devient possible, pas dans des dispositifs globaux décidés depuis une supposée centralité qui n’est en réalité qu’un « point de vue de nulle part ».

L’agir dans la vision d’une globalité abstraite conduit à la morale de maître pour laquelle les situations concrètes ne font qu’illustrer ce qui doit être. Dans l’agir local, les pas et les luttes propres aux situations définissent des chemins jamais totalisés.

Ne pas fixer une ligne, un dogme, ni une stratégie globale, permet, comme l’écrit Deleuze, de créer une « jurisprudence » : toute lutte qui réussit crée un nouveau possible, toute résistance crée de nouvelles possibilités d’émancipation et de vie, créant donc une jurisprudence au sens où cela devient faisable.

Même si Deleuze n’émargeait pas au CNPF2, le monde de l’entreprise, les managers et les consultants se sont largement appropriés cette idée de pousser le changement via des jurisprudences.

2 Conseil National du Patronat Français.

Est devenu le MEDEF, à la fin des années 1990, sous l’impulsion du baron Seillière choisi par ses pairs pour monter au combat face aux 35 heures. Martine Aubry ayant été le bras droit de Jean Gandois, dernier patron du CNPF, celui-ci était persuadé que le gouvernement Jospin, avec Martine Aubry ministre du travail, ne concrétiserait pas autoritairement ses promesses électorales sur la réduction du temps de travail. Jusqu’au bout, il a cru pouvoir négocier avec le gouvernement. S’estimant trahi par son ancienne salariée, il a démissionné, plein d’amertume. Cet épisode est un bon exemple de phénomène complexe : un fait qui aurait pu rester anecdotique (l’embauche dans une entreprise d’une ancienne politique et haut fonctionnaire) a favorisé une erreur d’analyse du patronat, l’embauchée à fait chuter son mentor … la prévision est un art difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir [Pierre Dac].

3 Cf Mintzberg - "Grandeur et décadence de la planification stratégique", 1994.

L’époque magnifique de la planification stratégique est révolue depuis longtemps3.

Faire jurisprudence est une méthode qui n’est pas si éloignée de l’expérimentation que même l’administration s’est appropriée pour conduire ses réformes, du repérage et de la diffusion des bonnes pratiques, du cycle de la qualité - progression continue en tournant inlassablement la roue de Deming, avançant inlassablement pas à pas, Plan Do Check Act – Préparer Faire Contrôler Capitaliser …).

La question de la focale : à quel niveau agir ?

Agir local, oui, mais à quel niveau ?

Local ou situationnel ne veut pas dire « petit ».

Gare au piège du micro-engagement dans lequel vivre devient synonyme de s’engager. Attention à la dispersion dans des actes élémentaires, aussi concrets, moraux ou civiques soient-ils, mais qui ne sont, au fond, qu’une forme particulière de l’individualisme.

Si on ne peut agir depuis la centralité (parce qu’elle n’est pas une situation), comment éviter la dispersion d’un engagement qui ne parvient plus à focaliser sur une quelconque unité ?

La dispersion refuse la compréhension complexe et met en avant une bonne volonté ou un certain « souci de l’autre ».

Les grands récits n’ayant pas abouti, on se réfugie dans ce qu’on croit désormais être le véritable niveau d’action : être « juste quelqu’un de bien ». Un repas de quartier, une fête de voisins, le fameux « care4 » passent pour de sages prises en compte de notre impuissance à agir.

4 Le care, souci des autres. Cf fin 2010 – début 2011

les essais infructueux de Martine Aubry pour populariser cette notion et en faire un des éléments de renouvellement du projet socialiste.

Or, non seulement, il s’agit là d’une sagesse en toc, mais on peut se demander ce qu’une telle dispersion aurait à voir avec la réalité : une société peut-elle vraiment exister dans cet individualisme propre à la dispersion ?

Emportés par leur ambition de convaincre, les auteurs s’emballent et s’égarent dans un procédé manipulatoire bien connu : caricaturer le point de vue de l’adversaire, s’inventer un ennemi pour mieux galvaniser ses troupes. Pourquoi donc faudrait-il brocarder celui qui « dit bonjour à la dame » ou organise la fête de voisins en méprisant ces comportements qui ne seraient pas dignes d’être qualifiés d’engagement ?

Au contraire, selon moi, tout acte d’attention à l’autre est une prise de risque qui mérite le respect, en particulier de la part de celui qui s’érige en spécialiste de l’engagement. Dire bonjour à la dame, pour garder cet exemple emblématique de la fausse opposition que voudrait créer Benasayag entre les benêts et les vrais militants engagés, n’est rien d’autre, conceptuellement, qu’une amorce d’engagement via une esquisse de lien. Est-ce trop peu ? Si vous voulez, peu importe, pas de jugement de valeur, car ce lien ponctuel, superficiel, réflexe ou librement consenti, fragile … peut tout aussi bien provoquer des émotions profondes, initier une nouvelle histoire, constituer un événement, faire jurisprudence … et provoquer des effets sans fin.

Le principe de diversité méthodologique aurait permis d’éviter une telle saillie, certes sans gravité, contre ces actes élémentaires de proximité. Mieux vaudrait peut poser d’emblée que l’engagement peut se situer à plusieurs niveaux complémentaires.

Mais nos auteurs, tout en se réclamant du principe de complexité, ont besoin d’un schématisme dual pour développer leur pensée. Alors, poursuivons …

Evidemment, Benasayag et Del Rey ne donnent pas de réponse triviale à la question « à quel niveau agir ». Ils ne définissent pas plus ces fameux territoires qui sont le graal de l’engagement. Je retiens deux critères utiles pour délimiter un territoire : on doit pouvoir définir sa singularité, c’est un espace dont les habitants peuvent se relier les uns les autres.

Il faudrait relire Régis Debray et son éloge des frontières, voir s’il n’y a pas quelques convergences, si les frontières de Debray n’éclairent pas les territoires de Benasayag.

Penser et agir en situation : mon témoignage

L’insistance avec laquelle les auteurs parlent de ces situations me ramène irrésistiblement à ces situations de travail qui sont mon quotidien d’ergonome et d’expert en santé, sécurité et conditions de travail.

Ainsi, l’évaluation des risques professionnels ne peut se faire qu’au regard des situations réelles de travail. Bien souvent, les problèmes, les accidents, les conflits s’expliquent en grande partie par un décalage entre les situations telles qu’elles sont vécues (approche locale) et la réalité que les maîtres5 voudraient voir.

5 Cf la morale de maître à laquelle conduit l’action dans la globalité abstraite. Ce mot de maitre est excessif et daté, il renvoie aux schémas des luttes de classes et des luttes coloniales, mais il traduit bien la violence sociale qui persiste encore aujourd’hui.

Me reviennent aussi en mémoire ces trois jours exceptionnels de formation où m’avait envoyé mon employeur pour que je perfectionne mes capacités à prendre la parole en public. Le formateur était un théâtreux. En trois jours, il donna trois principes limpides et puissants. Je les ai repris, copié, tordu et exploité sans vergogne pendant les trois années où j’ai enseigné la communication (ce stage sur les techniques théâtrales avait été d’une grande efficacité). Voilà les clefs, non seulement pour parler en public, non seulement pour briller ou émouvoir comme acteur sur scène, mais tout simplement pour s’engager et agir : être en situation, maîtriser ses sentiments, tenir son rôle.

La remontée dans le temps se poursuit. Me voilà animateur d’un séminaire de prospective opérationnelle de l’état major de l’armée de terre. Je fais phosphorer un groupe de colonels sur la supériorité opérationnelle, concept globalisant s’il en est. De quoi parlons-nous très vite ? Des champs opérationnels, ces lieux physiques, psychologiques ou électromagnétiques dont l’unité et la cohérence internes sont suffisantes pour rendre possible l’action. De l’analyse de situation, ce processus permanent sans lequel il est vain de concevoir un engagement quelconque.

La différence est ténue entre BENASAYAG – DEL REY et les stratèges de l’école militaire ! Les militaires misent encore sur la faisabilité de la planification opérationnelle, alors que nos auteurs y ont renoncé, préférant le tâtonnement expérimental. Mais si on y regarde de plus près, ils sont d’accord sur l’essentiel : ce qui a du sens et donne du sens, plus que tout autre chose ou concept, ce sont les situations.

Je reprends ce cheminement à rebours de mon expérience. Me voici à l’Agro. J’ai tout oublié. Je n’étais pas bon étudiant. Je n’ai jamais réussi à faire une analyse de situation pédologique ou phytosociologique. J’ai du changer de métier. Je suis devenu informaticien, modélisateur en chambre, concevant des outils qui devaient répondre à ma vision de l’activité de gens dont j’ignorais tout. L’échec fut assez rapide. Comme je n’étais pas chef, je sauvai ma tête. Je quittai rapidement l’entreprise. J’avais compris que la situation ne m’était plus favorable …

Revenons aujourd’hui, au milieu des Smartphones et autres objets communicants. Quels sont les obstacles à l’engagement ? A cette question, mille fois j’ai entendu comme réponse l’individualisme, et, juste après, le zapping, c'est-à-dire l’instabilité situationnelle. Quel est le comportement grossier qui fleurit en réunion ou en d’autres lieux conviviaux ? C’est de s’absenter momentanément de la situation pour envoyer ou recevoir un appel ou un SMS.


Encore et toujours, on retombe sur cet impératif catégorique : être en situation.

Tous candidats !

Janvier 2012, les joutes électorales s’intensifient. Ce n’est pas le sujet de l’Engagement dans une époque obscure, mais c’est la situation qui m’envahit de plus en plus. Coïncidence extraordinaire ou air du temps, un ami me fait découvrir la campagne Tous candidats ! de Pierre Rhabhi.

Le rapprochement est immédiat. Lisez « Eloge du génie créateur de la société civile : Pierre Rhabhi affirme que le temps des consciences éclairées, déterminées, agissantes et tranquilles est venu. Hors de tout précepte ou dogme, et s’appuyant sur sa propre expérience de vie, il soutient qu’en dépit des apparences nous pouvons faire advenir le monde auquel nous aspirons si nous le voulons de tout notre être. Tous, chaque jour, dans chacun de nos choix les plus quotidiens, nous sommes les meilleurs candidats à la construction d’une société respectueuse des êtres humains et de la nature ».

Se connaissent-ils ? Lui, l’intellectuel, ancien guérillero qui connut la torture, et lui l’agriculteur ardéchois, pionnier de l’agroécologie ? Deux chemins de vie qui n’étaient pas tracés d’avance, deux styles incomparables, mes deux livres de chevet réconfortants.

Me voilà ébranlé. Au diable les grandes idées. Alors, pourquoi voter ? Oui, pourquoi s’emballer pour des luttes de pouvoir sous couvert de controverses politiques ?

Heureusement, je peux me raccrocher à un principe : le pluralisme ! Il n’y a pas que Rabhi et Benasayag dans la vie. D’ailleurs, ils sont bien trop intelligents pour proposer une traduction électorale de leurs points de vue. Alors, point de contradiction, j’irai voter … mais je ne laisserai plus personne insulter les abstentionnistes.

Quelle focale choisir ? L’exemple des 35 h

Entre 1997 et 1999, pour répondre aux engagements du parti socialiste sur la réduction du temps de travail, Martine Aubry s’engagea dans la voie législative, avec une approche globale ignorante des situations réelles des entreprises et des travailleurs. La loi des 35 h fut votée et appliquée, avec des effets multiples, ce qui, d’une certaine manière, donne tort aux partisans de l’engagement local.

Cependant, avec le recul, il apparaît un consensus pour dire que les limites et inconvénients de la loi sur les 35 h proviennent directement de l’insuffisante prise en compte des situations. L’exemple le plus typique est celui du secteur hospitalier où la réduction du temps de travail sans augmentation des effectifs a été un fiasco douloureux pour de nombreux personnels de santé (la charge de travail restant inchangée) et, indirectement, pour les patients qui ont été pénalisés par la moindre présence des personnels hospitaliers.

Dans cette analyse, l’approche locale apparaît plus pertinente. C’était le point de vue des organisations syndicales et surtout patronales qui souhaitaient privilégier la négociation.

Mais, on ne peut pas conclure pour autant que le gouvernement Jospin a fait un mauvais choix, car rien n’est simple ! Que s’est-il passé ? Martine Aubry a tout simplement activé l’outil dont elle disposait, à savoir la loi. C’est la base de la stratégie : s’appuyer sur ses points forts. On ne dit rien d’autre à un demandeur d’emploi : valorisez votre expérience et vos compétences. La situation dans laquelle se mouvait Martine Aubry, c’était le (petit) monde des partenaires sociaux de niveau national : les confédérations syndicales, le bureau du CNPF, les grands patrons influents. Lucide, la ministre a vite compris qu’elles étaient les grandes options disponibles : elle pouvait renoncer (par exemple, en indiquant que les circonstances avaient changé depuis la campagne électorale), prendre le risque de l’enlisement dans des jeux sans fin et contre-démocratiques de poker menteur, ou passer en force. Ce dernier choix s’est avéré efficace.

Nombreux sont ceux qui pensent que la loi des 35 h fut une funeste erreur. Mais, on ne refait pas l’histoire et seul le réel compte pour comprendre les phénomènes : c’est la situation dans laquelle se trouvaient à l’époque les protagonistes qui a déterminé le choix de la méthode, globale pour nous, locale pour Martine Aubry qui s’engageait ainsi pleinement en cohérence avec ses engagements6.

6 Il faudrait analyser les multiples sens du mot « engagement ». Ils ne sont pas si éloignés les uns des autres. Un engagement, au sens de promesse ou de contrat, ne peut être tenu que par l’engagement - au sens d’entrée dans l’action. Pour les militaires, l’engagement est l’action de proximité, au contact, avec l’adversaire. C’est là que les potentialités de la situation, les risques et opportunités, se révèlent concrètement. Pour l’alpiniste, l’engagement traduit le caractère peu réversible de la prise de risque. Une voie engagée est une voie où il est fort périlleux, voire impossible, de renoncer, de faire demi- tour. C’est une voie où la situation s’impose à nous dès que l’on y pénètre.

La suite de l’histoire est une illustration magnifique de la théorie de la complexité : dans un système complexe, les effets produits ne correspondent jamais exactement aux effets attendus, les changements locaux se diffusent, se transforment et contribuent à des phénomènes émergents dont nulle cause unique ne peut être identifiée.

Ainsi, les lois sur les 35 h ont contribué, via des chemins tortueux, imprévus et impossibles à reconstituer, à réduire le chômage par la création d’emplois (ce qui était le but poursuivi), mais aussi à développer la flexibilité, donc la précarité pour certains travailleurs, et à développer l’individualisation des horaires et des organisations, ce qui est un effet paradoxal pour une loi qui a été critiquée surtout pour son caractère trop systématique, trop global.

Pour de nombreux salariés, la réduction du temps de travail par les 35 h s’est traduite par l’intensification du travail et l’augmentation du stress. Ce qui aurait pu être une réforme progressiste emblématique de la gauche, presqu’au même titre que la suppression de la peine de mort, est devenu un boulet, défendu vaille que vaille par le parti socialiste qui, dans cette affaire, doit trouver que les électeurs sont bien ingrats.

C’est le retour de la situation. Les effets réels des 35 h ont été extrêmement diversifiés selon les situations, selon les rapports de force locaux. Ici, l’organisation pour la continuité de l’activité imposait des embauches. Là, les syndicats l’ont obtenu au rapport de force. Ailleurs, l’employeur a saisi l’opportunité d’annualiser le temps de travail et de gagner en productivité.

Le pays l’a compris, en France et en Navarre: ne refaisons pas les 35 h à l’envers, l’époque est obscure, engageons nous en situation.

Francis Odier
14 janvier 2012


L'engagement dans une période obscure

Fiche de lecture : De l’engagement dans une époque obscure

Miguel BENASAYAG et Angélique DEL REY. Edition : le passager clandestin - septembre 2011.

http://www.edgarie.fr/archive/2012/01/22/l-engagement-dans-une-periode-obscure.html

A partir d’une réflexion sur « ce qui vraiment change le monde », les auteurs argumentent, tout au long de cet ouvrage très stimulant, leurs convictions sur l’engagement dans la société. Ils proposent une sorte de philosophie de l’action qui prend à contre-pied les mythes révolutionnaires, les théories générales, les politiques globales qui sont vouées à l’échec ou ne peuvent que conduire à l’oppression.

Deux concepts fétiches fondent la théorie de l’engagement qui nous est proposé ici : la situation, le territoire. L’impératif est de territorialiser les luttes.

« Nos territoires sont nos surfaces d’affectation (…) La manière dont je suis affecté par le monde est le point de départ de mon agir. La territorialisation est le moyen de récupérer les liens qui nous composent (…) Les individus sont tissés par les situations qu’ils traversent. C’est pourquoi le développement des liens est le commencement de l’engagement ».

En première approche, la thèse ressemble beaucoup à l’idée « agir local », principe d’action qui anime désormais la plupart des militants associatifs et qui est aussi très répandu dans le domaine du management et de la conduite du changement en entreprises.

Mais, et c’est là son originalité, l’analyse de Benasayag & Del Rey conduit à la contestation radicale de l’utilité, voire la pertinence, de « penser global ».

Se fondant sur la théorie de la complexité (« A un moment donné, il devient impossible de séparer les parties d’un système complexe (…) L’individu est impuissant à apporter des solutions (…) car fondamentalement il est lui-même le produit du système auquel il voudrait résister (…) On n’agit pas vraiment, on est agi par l’extérieur »), les auteurs insistent sur le primat de la connaissance. « On est toujours déjà engagé (…) La question qui prélude à l’émancipation est donc « comment participè-je du monde ? ».

Plutôt que « penser global et agir local », les auteurs nous invitent à penser et agir en situation.

Se portant en faux contre le constructivisme, Benasayag & Del Rey considèrent que « ce qui ordonne les situations doit être trouvé et ne peut pas être construit ». D’où cet engagement-recherche qu’ils promeuvent, d’où cet impératif de lucidité : « connaître est agir ».

Pour moi, observateur impénitent des mœurs politiques, élu municipal minoritaire dont l’action publique a été limitée, bon gré mal gré, à l’analyse, la critique et la publication de chroniques et dossiers, ce lien direct qui est fait ici entre la connaissance et l’action est la plus belle des légitimités.

Belle surprise : je croyais lire l’apologie de l’action concrète, je découvre l’éloge de la recherche. Avec en prime, une invitation à la résistance sous forme de proverbe indien : « il n’y a que les poissons morts qui nagent avec le courant », ce qui me rappelle Gilles Vigneault qui chantait « C’est en remontant la rivière qu’on apprend le sens de l’eau ».

« La lutte n’est pas le résultat de l’espoir (…) l’optimisme naît du fait de se trouver sur la route ».

Ce petit livre sur l’Engagement dans une période obscure est un bijou. C’est la première fois que je lis un tel discours lumineux qui valorise autant l’engagement de proximité, qui mise tout sur les individus reliés (en rupture à la fois avec l’individualisme et avec les communautés ou les classes sociales), tout en théorisant qu’il est superflu de s’intéresser aux résultats (en rupture avec l’idéologie de la performance gestionnaire).

A dire vrai, ce n’est pas tout à fait la première fois que j’entends un tel discours … car en y réfléchissant bien, au risque de choquer les sophistes ou les encartés étroits de tout poil, je retrouve ici, sur le fond, la pédagogie de l’action, cette bonne vieille B.A. (la bonne action) du scoutisme et quelques principes bibliques de mon éducation protestante.

Compagnon de route de Che Guevara qu’il cite en entame du prologue (Un révolutionnaire fait la révolution), Benasayag est adepte de Deleuze dont il reprend la notion de jurisprudence (toute lutte qui réussit crée un nouveau possible (…) créant une jurisprudence) et de Spinoza (Plus j’ignore mes chaînes, plus je suis esclave). Pour compléter, je serais curieux de relire les évangiles avec lui, en commençant par les paraboles du bon samaritain et du semeur.

L’engagement au présent et en situation est une réponse concrète à la déprime collective, au sentiment d’impuissance qui nous habite si souvent et nous révolte parfois.

« Les paroles nous divisent, les actes nous réunissent » [Manifeste des indiens Tupamaros, Uruguay, 1960].