Origine : http://www.edgarie.fr/media/00/00/471443305.pdf
Résumé : A partir d’une réflexion sur
« ce qui vraiment change le monde », les auteurs argumentent,
tout au long de cet ouvrage très stimulant, leurs convictions
sur l’engagement dans la société. Ils proposent
une sorte de philosophie de l’action qui prend à contre-pied
les mythes révolutionnaires, les théories générales,
les politiques globales qui sont vouées à l’échec
ou ne peuvent que conduire à l’oppression.
Deux concepts fétiches fondent la théorie de l’engagement
qui nous est proposé ici : la situation, le territoire. L’impératif
est de territorialiser les luttes1.
1 A l’inverse, « la déterritorialisation est
le mécanisme principal de la domination » - où
l’on retrouve la mondialisation, le nomadisme et leurs effets
délétères sur la démocratie.
« Nos territoires sont nos surfaces d’affectation (…)
La manière dont je suis affecté par le monde est le
point de départ de mon agir. La territorialisation est le
moyen de récupérer les liens qui nous composent (…)
Les individus sont tissés par les situations qu’ils
traversent. C’est pourquoi le développement des liens
est le commencement de l’engagement ».
En première approche, la thèse ressemble beaucoup
à l’idée « agir local », principe
d’action qui anime désormais la plupart des militants
associatifs et qui est aussi très répandu dans le
domaine du management et de la conduite du changement en entreprises.
Mais, et c’est là son originalité, l’analyse
de Benasayag & Del Rey conduit à la contestation radicale
de l’utilité, voire la pertinence, de « penser
global ».
Se fondant sur la théorie de la complexité («
A un moment donné, il devient impossible de séparer
les parties d’un système complexe (…) L’individu
est impuissant à apporter des solutions (…) car fondamentalement
il est lui-même le produit du système auquel il voudrait
résister (…) On n’agit pas vraiment, on est agi
par l’extérieur »), les auteurs insistent sur
le primat de la connaissance. « On est toujours déjà
engagé (…) La question qui prélude à
l’émancipation est donc « comment participè-je
du monde ? ».
Plutôt que « penser global et agir local », les
auteurs nous invitent à penser et agir en situation.
Se portant en faux contre le constructivisme, Benasayag & Del
Rey considèrent que « ce qui ordonne les situations
doit être trouvé et ne peut pas être construit
». D’où cet engagement-recherche qu’ils
promeuvent, d’où cet impératif de lucidité
: « connaître est agir ».
Pour moi, observateur impénitent des moeurs politiques,
élu municipal minoritaire dont l’action publique a
été limitée, bon gré mal gré,
à l’analyse, la critique et la publication de chroniques
et dossiers, ce lien direct qui est fait ici entre la connaissance
et l’action est la plus belle des légitimités.
Belle surprise : je croyais lire l’apologie de l’action
concrète, je découvre l’éloge de la recherche.
Avec en prime, une invitation à la résistance sous
forme de proverbe indien : « il n’y a que les poissons
morts qui nagent avec le courant », ce qui me rappelle Gilles
Vigneault qui chantait « C’est en remontant la rivière
qu’on apprend le sens de l’eau ».
« La lutte n’est pas le résultat de l’espoir
(…) l’optimisme naît du fait de se trouver sur
la route ».
Ce petit livre sur l’Engagement dans une période obscure
est un bijou. C’est la première fois que je lis un
tel discours lumineux qui valorise autant l’engagement de
proximité, qui mise tout sur les individus reliés
(en rupture à la fois avec l’individualisme et avec
les communautés ou les classes sociales), tout en théorisant
qu’il est superflu de s’intéresser aux résultats
(en rupture avec l’idéologie de la performance gestionnaire).
A dire vrai, ce n’est pas tout à fait la première
fois que j’entends un tel discours … car en y réfléchissant
bien, au risque de choquer les sophistes ou les encartés
étroits de tout poil, je retrouve ici, sur le fond, la pédagogie
de l’action, cette bonne vieille B.A. (la bonne action) du
scoutisme et quelques principes bibliques de mon éducation
protestante.
Compagnon de route de Che Guevara qu’il cite en entame du
prologue (Un révolutionnaire fait la révolution),
Benasayag est adepte de Deleuze dont il reprend la notion de jurisprudence
(toute lutte qui réussit crée un nouveau possible
(…) créant une jurisprudence) et de Spinoza (Plus j’ignore
mes chaînes, plus je suis esclave). Pour compléter,
je serais curieux de relire les évangiles avec lui, en commençant
par les paraboles du bon samaritain et du semeur.
L’engagement au présent et en situation est une réponse
concrète à la déprime collective, au sentiment
d’impuissance qui nous habite si souvent et nous révolte
parfois.
« Les paroles nous divisent, les actes nous réunissent
» [Manifeste des indiens Tupamaros, Uruguay, 1960].
Fiche de lecture … et prolongements concrets
Une application concrète de la théorie de
la complexité
Les auteurs opposent deux types d’engagement : l’engagement
transcendance regarde vers la globalité ; l’engagement-recherche
part du local et aboutit au local.
Cette vision duale, aussi réductrice et caricaturale soit-elle,
est d’une grande portée pédagogique. Elle fournit
le fil conducteur de l’argumentaire en faveur d’un engagement
fondé sur les situations réelles, ancré dans
ces situations et qui a comme visée le changement ici et
maintenant.
L’hypothèse centrale de l’engagement dans une
période obscure est celle de la complexité du monde
– et c’est pourquoi Edgar Morin aurait pu être
l’auteur de ce manifeste lumineux !
Les auteurs privilégient le modèle complexe de compréhension
du monde et de l’engagement, dans lequel nul changement n’est
entièrement maîtrisable, mais se décide toujours
depuis une situation qui intègre le monde à changer.
La théorie de la complexité est parfois considérée
comme une pure spéculation de l’esprit, une construction
bien trop abstraite pour être utile. Et pourtant ! Ironie
philosophique, c’est ce modèle universel, insaisissable,
de la complexité qui fournit ici le socle du plaidoyer pour
l’agir local.
Agir localement pour faire jurisprudence
Le monde n’existe qu’en situation : ses défis,
problèmes et solutions sont situationnels. C’est localement
qu’une injustice se manifeste, pas dans des statistiques (même
si celles-ci peuvent éclairer la situation) ; c’est
aussi localement que la recherche d’une plus grande justice
prend sens et devient possible, pas dans des dispositifs globaux
décidés depuis une supposée centralité
qui n’est en réalité qu’un « point
de vue de nulle part ».
L’agir dans la vision d’une globalité abstraite
conduit à la morale de maître pour laquelle les situations
concrètes ne font qu’illustrer ce qui doit être.
Dans l’agir local, les pas et les luttes propres aux situations
définissent des chemins jamais totalisés.
Ne pas fixer une ligne, un dogme, ni une stratégie globale,
permet, comme l’écrit Deleuze, de créer une
« jurisprudence » : toute lutte qui réussit crée
un nouveau possible, toute résistance crée de nouvelles
possibilités d’émancipation et de vie, créant
donc une jurisprudence au sens où cela devient faisable.
Même si Deleuze n’émargeait pas au CNPF2, le
monde de l’entreprise, les managers et les consultants se
sont largement appropriés cette idée de pousser le
changement via des jurisprudences.
2 Conseil National du Patronat Français.
Est devenu le MEDEF, à la fin des années 1990, sous
l’impulsion du baron Seillière choisi par ses pairs
pour monter au combat face aux 35 heures. Martine Aubry ayant été
le bras droit de Jean Gandois, dernier patron du CNPF, celui-ci
était persuadé que le gouvernement Jospin, avec Martine
Aubry ministre du travail, ne concrétiserait pas autoritairement
ses promesses électorales sur la réduction du temps
de travail. Jusqu’au bout, il a cru pouvoir négocier
avec le gouvernement. S’estimant trahi par son ancienne salariée,
il a démissionné, plein d’amertume. Cet épisode
est un bon exemple de phénomène complexe : un fait
qui aurait pu rester anecdotique (l’embauche dans une entreprise
d’une ancienne politique et haut fonctionnaire) a favorisé
une erreur d’analyse du patronat, l’embauchée
à fait chuter son mentor … la prévision est
un art difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir
[Pierre Dac].
3 Cf Mintzberg - "Grandeur et décadence de la planification
stratégique", 1994.
L’époque magnifique de la planification stratégique
est révolue depuis longtemps3.
Faire jurisprudence est une méthode qui n’est pas
si éloignée de l’expérimentation que
même l’administration s’est appropriée
pour conduire ses réformes, du repérage et de la diffusion
des bonnes pratiques, du cycle de la qualité - progression
continue en tournant inlassablement la roue de Deming, avançant
inlassablement pas à pas, Plan Do Check Act – Préparer
Faire Contrôler Capitaliser …).
La question de la focale : à quel niveau agir ?
Agir local, oui, mais à quel niveau ?
Local ou situationnel ne veut pas dire « petit ».
Gare au piège du micro-engagement dans lequel vivre devient
synonyme de s’engager. Attention à la dispersion dans
des actes élémentaires, aussi concrets, moraux ou
civiques soient-ils, mais qui ne sont, au fond, qu’une forme
particulière de l’individualisme.
Si on ne peut agir depuis la centralité (parce qu’elle
n’est pas une situation), comment éviter la dispersion
d’un engagement qui ne parvient plus à focaliser sur
une quelconque unité ?
La dispersion refuse la compréhension complexe et met en
avant une bonne volonté ou un certain « souci de l’autre
».
Les grands récits n’ayant pas abouti, on se réfugie
dans ce qu’on croit désormais être le véritable
niveau d’action : être « juste quelqu’un
de bien ». Un repas de quartier, une fête de voisins,
le fameux « care4 » passent pour de sages prises en
compte de notre impuissance à agir.
4 Le care, souci des autres. Cf fin 2010 – début 2011
les essais infructueux de Martine Aubry pour populariser cette notion
et en faire un des éléments de renouvellement du projet
socialiste.
Or, non seulement, il s’agit là d’une sagesse
en toc, mais on peut se demander ce qu’une telle dispersion
aurait à voir avec la réalité : une société
peut-elle vraiment exister dans cet individualisme propre à
la dispersion ?
Emportés par leur ambition de convaincre, les auteurs s’emballent
et s’égarent dans un procédé manipulatoire
bien connu : caricaturer le point de vue de l’adversaire,
s’inventer un ennemi pour mieux galvaniser ses troupes. Pourquoi
donc faudrait-il brocarder celui qui « dit bonjour à
la dame » ou organise la fête de voisins en méprisant
ces comportements qui ne seraient pas dignes d’être
qualifiés d’engagement ?
Au contraire, selon moi, tout acte d’attention à l’autre
est une prise de risque qui mérite le respect, en particulier
de la part de celui qui s’érige en spécialiste
de l’engagement. Dire bonjour à la dame, pour garder
cet exemple emblématique de la fausse opposition que voudrait
créer Benasayag entre les benêts et les vrais militants
engagés, n’est rien d’autre, conceptuellement,
qu’une amorce d’engagement via une esquisse de lien.
Est-ce trop peu ? Si vous voulez, peu importe, pas de jugement de
valeur, car ce lien ponctuel, superficiel, réflexe ou librement
consenti, fragile … peut tout aussi bien provoquer des émotions
profondes, initier une nouvelle histoire, constituer un événement,
faire jurisprudence … et provoquer des effets sans fin.
Le principe de diversité méthodologique aurait permis
d’éviter une telle saillie, certes sans gravité,
contre ces actes élémentaires de proximité.
Mieux vaudrait peut poser d’emblée que l’engagement
peut se situer à plusieurs niveaux complémentaires.
Mais nos auteurs, tout en se réclamant du principe de complexité,
ont besoin d’un schématisme dual pour développer
leur pensée. Alors, poursuivons …
Evidemment, Benasayag et Del Rey ne donnent pas de réponse
triviale à la question « à quel niveau agir
». Ils ne définissent pas plus ces fameux territoires
qui sont le graal de l’engagement. Je retiens deux critères
utiles pour délimiter un territoire : on doit pouvoir définir
sa singularité, c’est un espace dont les habitants
peuvent se relier les uns les autres.
Il faudrait relire Régis Debray et son éloge des
frontières, voir s’il n’y a pas quelques convergences,
si les frontières de Debray n’éclairent pas
les territoires de Benasayag.
Penser et agir en situation : mon témoignage
L’insistance avec laquelle les auteurs parlent de ces situations
me ramène irrésistiblement à ces situations
de travail qui sont mon quotidien d’ergonome et d’expert
en santé, sécurité et conditions de travail.
Ainsi, l’évaluation des risques professionnels ne
peut se faire qu’au regard des situations réelles de
travail. Bien souvent, les problèmes, les accidents, les
conflits s’expliquent en grande partie par un décalage
entre les situations telles qu’elles sont vécues (approche
locale) et la réalité que les maîtres5 voudraient
voir.
5 Cf la morale de maître à laquelle conduit l’action
dans la globalité abstraite. Ce mot de maitre est excessif
et daté, il renvoie aux schémas des luttes de classes
et des luttes coloniales, mais il traduit bien la violence sociale
qui persiste encore aujourd’hui.
Me reviennent aussi en mémoire ces trois jours exceptionnels
de formation où m’avait envoyé mon employeur
pour que je perfectionne mes capacités à prendre la
parole en public. Le formateur était un théâtreux.
En trois jours, il donna trois principes limpides et puissants.
Je les ai repris, copié, tordu et exploité sans vergogne
pendant les trois années où j’ai enseigné
la communication (ce stage sur les techniques théâtrales
avait été d’une grande efficacité). Voilà
les clefs, non seulement pour parler en public, non seulement pour
briller ou émouvoir comme acteur sur scène, mais tout
simplement pour s’engager et agir : être en situation,
maîtriser ses sentiments, tenir son rôle.
La remontée dans le temps se poursuit. Me voilà animateur
d’un séminaire de prospective opérationnelle
de l’état major de l’armée de terre. Je
fais phosphorer un groupe de colonels sur la supériorité
opérationnelle, concept globalisant s’il en est. De
quoi parlons-nous très vite ? Des champs opérationnels,
ces lieux physiques, psychologiques ou électromagnétiques
dont l’unité et la cohérence internes sont suffisantes
pour rendre possible l’action. De l’analyse de situation,
ce processus permanent sans lequel il est vain de concevoir un engagement
quelconque.
La différence est ténue entre BENASAYAG – DEL
REY et les stratèges de l’école militaire !
Les militaires misent encore sur la faisabilité de la planification
opérationnelle, alors que nos auteurs y ont renoncé,
préférant le tâtonnement expérimental.
Mais si on y regarde de plus près, ils sont d’accord
sur l’essentiel : ce qui a du sens et donne du sens, plus
que tout autre chose ou concept, ce sont les situations.
Je reprends ce cheminement à rebours de mon expérience.
Me voici à l’Agro. J’ai tout oublié. Je
n’étais pas bon étudiant. Je n’ai jamais
réussi à faire une analyse de situation pédologique
ou phytosociologique. J’ai du changer de métier. Je
suis devenu informaticien, modélisateur en chambre, concevant
des outils qui devaient répondre à ma vision de l’activité
de gens dont j’ignorais tout. L’échec fut assez
rapide. Comme je n’étais pas chef, je sauvai ma tête.
Je quittai rapidement l’entreprise. J’avais compris
que la situation ne m’était plus favorable …
Revenons aujourd’hui, au milieu des Smartphones et autres
objets communicants. Quels sont les obstacles à l’engagement
? A cette question, mille fois j’ai entendu comme réponse
l’individualisme, et, juste après, le zapping, c'est-à-dire
l’instabilité situationnelle. Quel est le comportement
grossier qui fleurit en réunion ou en d’autres lieux
conviviaux ? C’est de s’absenter momentanément
de la situation pour envoyer ou recevoir un appel ou un SMS.
Encore et toujours, on retombe sur cet impératif
catégorique : être en situation.
Tous candidats !
Janvier 2012, les joutes électorales s’intensifient.
Ce n’est pas le sujet de l’Engagement dans une époque
obscure, mais c’est la situation qui m’envahit de plus
en plus. Coïncidence extraordinaire ou air du temps, un ami
me fait découvrir la campagne Tous candidats ! de Pierre
Rhabhi.
Le rapprochement est immédiat. Lisez « Eloge du génie
créateur de la société civile : Pierre Rhabhi
affirme que le temps des consciences éclairées, déterminées,
agissantes et tranquilles est venu. Hors de tout précepte
ou dogme, et s’appuyant sur sa propre expérience de
vie, il soutient qu’en dépit des apparences nous pouvons
faire advenir le monde auquel nous aspirons si nous le voulons de
tout notre être. Tous, chaque jour, dans chacun de nos choix
les plus quotidiens, nous sommes les meilleurs candidats à
la construction d’une société respectueuse des
êtres humains et de la nature ».
Se connaissent-ils ? Lui, l’intellectuel, ancien guérillero
qui connut la torture, et lui l’agriculteur ardéchois,
pionnier de l’agroécologie ? Deux chemins de vie qui
n’étaient pas tracés d’avance, deux styles
incomparables, mes deux livres de chevet réconfortants.
Me voilà ébranlé. Au diable les grandes idées.
Alors, pourquoi voter ? Oui, pourquoi s’emballer pour des
luttes de pouvoir sous couvert de controverses politiques ?
Heureusement, je peux me raccrocher à un principe : le pluralisme
! Il n’y a pas que Rabhi et Benasayag dans la vie. D’ailleurs,
ils sont bien trop intelligents pour proposer une traduction électorale
de leurs points de vue. Alors, point de contradiction, j’irai
voter … mais je ne laisserai plus personne insulter les abstentionnistes.
Quelle focale choisir ? L’exemple des 35 h
Entre 1997 et 1999, pour répondre aux engagements du parti
socialiste sur la réduction du temps de travail, Martine
Aubry s’engagea dans la voie législative, avec une
approche globale ignorante des situations réelles des entreprises
et des travailleurs. La loi des 35 h fut votée et appliquée,
avec des effets multiples, ce qui, d’une certaine manière,
donne tort aux partisans de l’engagement local.
Cependant, avec le recul, il apparaît un consensus pour dire
que les limites et inconvénients de la loi sur les 35 h proviennent
directement de l’insuffisante prise en compte des situations.
L’exemple le plus typique est celui du secteur hospitalier
où la réduction du temps de travail sans augmentation
des effectifs a été un fiasco douloureux pour de nombreux
personnels de santé (la charge de travail restant inchangée)
et, indirectement, pour les patients qui ont été pénalisés
par la moindre présence des personnels hospitaliers.
Dans cette analyse, l’approche locale apparaît plus
pertinente. C’était le point de vue des organisations
syndicales et surtout patronales qui souhaitaient privilégier
la négociation.
Mais, on ne peut pas conclure pour autant que le gouvernement Jospin
a fait un mauvais choix, car rien n’est simple ! Que s’est-il
passé ? Martine Aubry a tout simplement activé l’outil
dont elle disposait, à savoir la loi. C’est la base
de la stratégie : s’appuyer sur ses points forts. On
ne dit rien d’autre à un demandeur d’emploi :
valorisez votre expérience et vos compétences. La
situation dans laquelle se mouvait Martine Aubry, c’était
le (petit) monde des partenaires sociaux de niveau national : les
confédérations syndicales, le bureau du CNPF, les
grands patrons influents. Lucide, la ministre a vite compris qu’elles
étaient les grandes options disponibles : elle pouvait renoncer
(par exemple, en indiquant que les circonstances avaient changé
depuis la campagne électorale), prendre le risque de l’enlisement
dans des jeux sans fin et contre-démocratiques de poker menteur,
ou passer en force. Ce dernier choix s’est avéré
efficace.
Nombreux sont ceux qui pensent que la loi des 35 h fut une funeste
erreur. Mais, on ne refait pas l’histoire et seul le réel
compte pour comprendre les phénomènes : c’est
la situation dans laquelle se trouvaient à l’époque
les protagonistes qui a déterminé le choix de la méthode,
globale pour nous, locale pour Martine Aubry qui s’engageait
ainsi pleinement en cohérence avec ses engagements6.
6 Il faudrait analyser les multiples sens du mot « engagement
». Ils ne sont pas si éloignés les uns des autres.
Un engagement, au sens de promesse ou de contrat, ne peut être
tenu que par l’engagement - au sens d’entrée
dans l’action. Pour les militaires, l’engagement est
l’action de proximité, au contact, avec l’adversaire.
C’est là que les potentialités de la situation,
les risques et opportunités, se révèlent concrètement.
Pour l’alpiniste, l’engagement traduit le caractère
peu réversible de la prise de risque. Une voie engagée
est une voie où il est fort périlleux, voire impossible,
de renoncer, de faire demi- tour. C’est une voie où
la situation s’impose à nous dès que l’on
y pénètre.
La suite de l’histoire est une illustration magnifique de
la théorie de la complexité : dans un système
complexe, les effets produits ne correspondent jamais exactement
aux effets attendus, les changements locaux se diffusent, se transforment
et contribuent à des phénomènes émergents
dont nulle cause unique ne peut être identifiée.
Ainsi, les lois sur les 35 h ont contribué, via des chemins
tortueux, imprévus et impossibles à reconstituer,
à réduire le chômage par la création
d’emplois (ce qui était le but poursuivi), mais aussi
à développer la flexibilité, donc la précarité
pour certains travailleurs, et à développer l’individualisation
des horaires et des organisations, ce qui est un effet paradoxal
pour une loi qui a été critiquée surtout pour
son caractère trop systématique, trop global.
Pour de nombreux salariés, la réduction du temps
de travail par les 35 h s’est traduite par l’intensification
du travail et l’augmentation du stress. Ce qui aurait pu être
une réforme progressiste emblématique de la gauche,
presqu’au même titre que la suppression de la peine
de mort, est devenu un boulet, défendu vaille que vaille
par le parti socialiste qui, dans cette affaire, doit trouver que
les électeurs sont bien ingrats.
C’est le retour de la situation. Les effets réels
des 35 h ont été extrêmement diversifiés
selon les situations, selon les rapports de force locaux. Ici, l’organisation
pour la continuité de l’activité imposait des
embauches. Là, les syndicats l’ont obtenu au rapport
de force. Ailleurs, l’employeur a saisi l’opportunité
d’annualiser le temps de travail et de gagner en productivité.
Le pays l’a compris, en France et en Navarre: ne refaisons
pas les 35 h à l’envers, l’époque est
obscure, engageons nous en situation.
Francis Odier
14 janvier 2012
L'engagement dans une période obscure
Fiche de lecture : De l’engagement dans une époque
obscure
Miguel BENASAYAG et Angélique DEL REY. Edition : le passager
clandestin - septembre 2011.
http://www.edgarie.fr/archive/2012/01/22/l-engagement-dans-une-periode-obscure.html
A partir d’une réflexion sur « ce qui vraiment
change le monde », les auteurs argumentent, tout au long de
cet ouvrage très stimulant, leurs convictions sur l’engagement
dans la société. Ils proposent une sorte de philosophie
de l’action qui prend à contre-pied les mythes révolutionnaires,
les théories générales, les politiques globales
qui sont vouées à l’échec ou ne peuvent
que conduire à l’oppression.
Deux concepts fétiches fondent la théorie de l’engagement
qui nous est proposé ici : la situation, le territoire. L’impératif
est de territorialiser les luttes.
« Nos territoires sont nos surfaces d’affectation (…)
La manière dont je suis affecté par le monde est le
point de départ de mon agir. La territorialisation est le
moyen de récupérer les liens qui nous composent (…)
Les individus sont tissés par les situations qu’ils
traversent. C’est pourquoi le développement des liens
est le commencement de l’engagement ».
En première approche, la thèse ressemble beaucoup
à l’idée « agir local », principe
d’action qui anime désormais la plupart des militants
associatifs et qui est aussi très répandu dans le
domaine du management et de la conduite du changement en entreprises.
Mais, et c’est là son originalité, l’analyse
de Benasayag & Del Rey conduit à la contestation radicale
de l’utilité, voire la pertinence, de « penser
global ».
Se fondant sur la théorie de la complexité («
A un moment donné, il devient impossible de séparer
les parties d’un système complexe (…) L’individu
est impuissant à apporter des solutions (…) car fondamentalement
il est lui-même le produit du système auquel il voudrait
résister (…) On n’agit pas vraiment, on est agi
par l’extérieur »), les auteurs insistent sur
le primat de la connaissance. « On est toujours déjà
engagé (…) La question qui prélude à
l’émancipation est donc « comment participè-je
du monde ? ».
Plutôt que « penser global et agir local », les
auteurs nous invitent à penser et agir en situation.
Se portant en faux contre le constructivisme, Benasayag & Del
Rey considèrent que « ce qui ordonne les situations
doit être trouvé et ne peut pas être construit
». D’où cet engagement-recherche qu’ils
promeuvent, d’où cet impératif de lucidité
: « connaître est agir ».
Pour moi, observateur impénitent des mœurs politiques,
élu municipal minoritaire dont l’action publique a
été limitée, bon gré mal gré,
à l’analyse, la critique et la publication de chroniques
et dossiers, ce lien direct qui est fait ici entre la connaissance
et l’action est la plus belle des légitimités.
Belle surprise : je croyais lire l’apologie de l’action
concrète, je découvre l’éloge de la recherche.
Avec en prime, une invitation à la résistance sous
forme de proverbe indien : « il n’y a que les poissons
morts qui nagent avec le courant », ce qui me rappelle Gilles
Vigneault qui chantait « C’est en remontant la rivière
qu’on apprend le sens de l’eau ».
« La lutte n’est pas le résultat de l’espoir
(…) l’optimisme naît du fait de se trouver sur
la route ».
Ce petit livre sur l’Engagement dans une période obscure
est un bijou. C’est la première fois que je lis un
tel discours lumineux qui valorise autant l’engagement de
proximité, qui mise tout sur les individus reliés
(en rupture à la fois avec l’individualisme et avec
les communautés ou les classes sociales), tout en théorisant
qu’il est superflu de s’intéresser aux résultats
(en rupture avec l’idéologie de la performance gestionnaire).
A dire vrai, ce n’est pas tout à fait la première
fois que j’entends un tel discours … car en y réfléchissant
bien, au risque de choquer les sophistes ou les encartés
étroits de tout poil, je retrouve ici, sur le fond, la pédagogie
de l’action, cette bonne vieille B.A. (la bonne action) du
scoutisme et quelques principes bibliques de mon éducation
protestante.
Compagnon de route de Che Guevara qu’il cite en entame du
prologue (Un révolutionnaire fait la révolution),
Benasayag est adepte de Deleuze dont il reprend la notion de jurisprudence
(toute lutte qui réussit crée un nouveau possible
(…) créant une jurisprudence) et de Spinoza (Plus j’ignore
mes chaînes, plus je suis esclave). Pour compléter,
je serais curieux de relire les évangiles avec lui, en commençant
par les paraboles du bon samaritain et du semeur.
L’engagement au présent et en situation est une réponse
concrète à la déprime collective, au sentiment
d’impuissance qui nous habite si souvent et nous révolte
parfois.
« Les paroles nous divisent, les actes nous réunissent
» [Manifeste des indiens Tupamaros, Uruguay, 1960].
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