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Miguel Benasayag et Angélique Del Rey, De l’engagement dans une époque obscure
Victor Royer
Note de lecture

Origine : http://lectures.revues.org/6984

De l'engagement dans une époque obscure

Miguel Benasayag, Angélique Del Rey, De l'engagement dans une époque obscure, Le Pré saint Gervais, Le passager clandestin, 2011.

Pour leur second ouvrage commun1, l’ancien guévariste, philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag et la philosophe Angélique Del Rey développent une réflexion aux allures programmatiques autour du thème de l’engagement. Ces deux auteurs, actifs dans les réseaux de contestations contemporains en faveur d’une nouvelle radicalité2, questionnent la signification de l’engagement à travers une critique du néolibéralisme actuel et des formes de résistances classiques qu’on lui associe. L’objet de ce livre, ramassant en six parties les différents concepts essentiels à une vaste réflexion d’ensemble, est donc de défendre la position suivante : penser l’engagement autrement que sous sa forme classique est un défi réalisable. Bien entendu tout effort a un coût. Celui-ci est à la hauteur de l’enjeu qu’il contient, n’étant autre que de changer radicalement notre rapport au monde. Les conditions de cette possibilité s’inscrivent alors dans une conversion profonde du regard par la remise en cause de notre cosmologie contemporaine pour intégrer une vision qualifiée de « pensée organique » (p. 133). Défi de taille donc, qui ne peut aboutir sans un renouvellement de nos catégories conceptuelles pour évincer les fausses évidences ornant notre réalité.

Cette aspiration au « pas de côté »3 s’enracine dans le constat que l’utilitarisme généralisé de notre temps véhicule une illusion où l’homme est maître de son existence indépendamment de la pluralité des situations qu’il rencontre. Cette réalité construite autour d’une mythologie moderne de la toute puissance de l’ego est aux yeux des deux philosophes ce qui donne à notre époque moderne sa teinte obscure: l’efficace sociale de cette croyance factice rapportée à sa faible capacité de protection concrète des menaces pesant sur toute forme de vie (sa « valeur vitale » - le monde doit être pensé selon une ontologie organique), abandonne l’homme à une position de grande impuissance. De ce socle critique découle un ensemble de considérations connexes traduisant la nécessité de réorganiser notre connaissance du monde afin d’attribuer à la finalité de nos actions des motifs d’une autre nature. Dans cet ouvrage, les militants « classiques » d’aujourd’hui sont déplorés pour leur tristesse et leur pessimisme, sacrifiant leur présent dans la promesse d’un futur plus radieux mais bien trop peu réaliste. Décloisonner l’engagement nécessite d’y réintroduire « des moteurs « immanents » de l’agir et de ses raisons, sans machines à espoir »(p.18). C’est la « situation » que nous sommes invités à penser comme matrice de l’action, illustré notamment par l’empreinte deleuzienne du vocabulaire des deux auteurs: la vie (et donc les luttes en sa faveur) est territorialisée dans les situations au sens où ces dernières la composent et lui ouvrent un champ de possible. Ni primat de l’individu sur la formation sociale, ni vérité transcendantale, pour les deux penseurs il faut pouvoir concilier l’effort de désacralisation de la société avec l’idée que les changements significatifs concernant l’homme échappent à sa volonté.

L’engagement-recherche (par opposition à un engagement-transcendance) semble être une réponse alternative aux problèmes posés par le manque de clarté de notre époque. Cette posture cherche à appréhender le monde dans sa complexité avec pour motivation, non pas un idéal d’objectif contenu dans un programme échelonné, mais un accomplissement immédiat dans la situation donnée et en cohérence avec cette dernière. Il s’agit donc d’un pragmatisme où action et projet se coréalisent par et pour la situation, notre réalité ne prenant forme qu’en son sein. Ce point de vue illustre la « tendance organique » vers laquelle nous devons fléchir afin de contrecarrer le néolibéralisme et son « attitude constructiviste » d’artificialisation globale de la vie et du monde. Toutes les situations, définies par leur singularité et leur mouvement, sont marquées du sceau de l’époque qui les produit. Elles doivent devenir les « sujets de l’agir » pour que chaque homme expérimente les liens qui le constituent et puisse créer des « jurisprudences », c’est-à-dire de nouvelles possibilités de rapport au monde. Le problème suivant s’invite alors à la réflexion: comment faire lien entre toutes les luttes concrètes qui s’échafaudent au sein des différentes situations? Il ne faut pas chercher nous dit-on, dans le mirage d’une cohérence globale comme l’illustrerait une société de fin de l’Histoire. Bien au contraire, la lutte est dans ce livre présentée comme quelque chose de restreint et par essence incomplet vis-à-vis de l’ensemble de la société. Les « minorités », qui selon Deleuze et Guattari « parlent à tout le monde sans avoir besoin de parler de tout le monde »(p.51), sont un exemple de vecteur d’universalité quand elles bénéficient de dimensions concrètes, c’est-à-dire d’une capacité à signifier un ici et maintenant. D’aucune manière, l’effort ne doit être tourné vers l’unification des luttes.

La notion de pouvoir étant abordée dans ce livre, comme ce qui sépare un corps de sa puissance d’agir, il y a derrière celle de contre-pouvoir non pas l’idée d’un modèle de résistance comme marche à suivre mais plutôt l’élaboration d’une émancipation vis-à-vis des horizons admis pour toute situation. Cet engagement qualifié d’existentiel relève d’une véritable métaphysique où la tendance à un « moi fort » doit être renversé au profit d’un partage de dimensions et de sensibilités collectives, notamment dans l’importance des rapports pratiques que les communautés entretiennent avec tout type de vie. En traçant les grandes lignes de ce cadre ontologique, les deux philosophes rappellent qu’il est nécessaire de valoriser nos actes d’un certain optimiste sans fonder leur justification dans la raison de l’Histoire, donc du futur. Soyons volontaire mais épargnons-nous les calculs théoriques et les plaidoyers ambitieux. L’acte se résume à un pari puisqu’il n’offre ni garantie ni espoir. Les malheureux doivent alors s’acquitter de leur condition d’opprimés qui est essentialisée car la dénonciation d’un système d’exploitation s’ancre dans l’idée erronée que l’individu est un sujet autonome de l’agir. Or ce dernier n’est pas la bonne unité de mesure: si l’homme est réduit à la condition d’individu, c’est qu’il n’est plus co-créateur du monde, c’est qu’il est déjà trop « adapté » sous forme de capital humain par le refoulement de ses affects. Il faut dissiper la croyance en l’homme normal.

Penser les bases d’une refonte de l’agir à notre époque nécessite d’admettre la conflictualité en réintégrant à notre cosmologie occidentale ce qui en a été évacué dans le passage historique à la modernité : le négatif. Sa voie de réintroduction ne saurait être une autre que la pensée organique selon le constat suivant: « La stabilité de tout système organique dépend du non-équilibre de ses parties. Le fonctionnement d’un système vivant implique une stabilité globale, mais un entretien du déséquilibre local » (p.135). Selon les deux auteurs, la pensée d’une complexité biologique (où sont différenciés trois modes d’être: agrégat ; organisme ; mixte) offre donc les possibilités d’un renouvellement de l’engagement dans sa forme et son contenu. La négativité doit être abordée au travers de la notion de conflit qui n’est autre que la forme organique de son intégration. Changer de regard suppose alors de désacraliser nos engagements sans pour autant perdre de sa radicalité.

L’abord théorique de cet ouvrage contraste avec l’emprise très concrète des défis imposés par la réalité, même s’il tente d’en démasquer les pièges. Toujours est-il qu’on invite ici le lecteur à imaginer différemment les ressorts de ses actes. N’est-ce pas une des fonctions de la philosophie ?

Notes

1 Un premier livre est issu de leur collaboration : Miguel Benasayag & Angélique del Rey, Éloge du conflit, 2007, La Découverte

2 En 1993, Miguel Benasayag signe avec la collaboration de Dardo Scavino un ouvrage intitulé Pour une nouvelle radicalité aux Editions La Découverte.

3 Formule d’une célèbre réplique dans le film l’An 01 (réalisé notamment par Alain Resnais et Jean Rouch).

Victor Royer, « Miguel Benasayag et Angélique Del Rey, De l’engagement dans une époque obscure », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2011, mis en ligne le 12 décembre 2011, consulté le 16 février 2012.

URL : http://lectures.revues.org/6984


Livre De l'engagement dans une époque obscure

Ne craignez pas de retrouver nos petits travers épinglés avec humour et sans concession !

« Que pourrais-je bien faire pour changer les choses ? Militer auprès des sans-toit, des sans-papiers, pour les animaux de la SPA ? Faire un repas avec mes voisins ou tout simplement dire bonjour à la dame ? Comme s’il s’agissait d’un choix individuel, et que l’on s’engageait comme on opte pour un produit sur un rayon du supermarché. »

« Les modes d’engagement “à l’agenda trop plein“ font rage : on veut changer le monde, le travail, l’environnement, mais on est trop occupé : pas le mercredi (c’est le jour des enfants), pas le jeudi (je dois faire ma gym) et le vendredi, je vois Marinette ! Sans parler du fait que la moindre rage de dents efface tous les malheurs du monde. »

Découvrez en quoi nous vivons une époque obscure. Nous vivons aujourd'hui à l'ère de «l'homme normal», cet «individu flexible qui n'est rien en soi, mais peut tout devenir (du moment que c'est économiquement utile)».

Notre époque est obscure car cette croyance que tout est possible à celui qui saura s’adapter produit en réalité une grande impuissance. Et elle fait de nous des entités tout à fait déracinées, « simples quantités d’énergie délocalisables et modélisables en fonction des besoins de l’économisme et du pouvoir disciplinaire ».

Remettez en question quelques évidences…

Le sujet de l’agir est-il vraiment comme on le croit l’individu (homme politique, chef d’entreprise, consommateur…) ? Ni le militant ni l’individu de bonne volonté, ne sont en réalité en mesure d’assumer les défis de l’époque.

« Au XVIIIe siècle, Diderot écrivait dans l’Encyclopédie que la lunette, la boussole et la montre avaient bien davantage changé la surface de la terre que ne l’avaient fait les révolutions politiques dans le passé. »

Il faut aussi abandonner progressivement une vision « messianique » de l’engagement, impliquant la promesse d’un monde meilleur à venir, et qui n’a débouché que sur la désillusion et le repli sur soi.

Et embarquez-vous pour l’engagement-recherche !

« Toute lutte qui réussit crée un nouveau possible, toute résistance crée de nouvelles possibilités d’émancipation et de vie, créant donc une jurisprudence au sens où cela devient faisable. »

« C’est dans l’immanence, le déploiement ici et maintenant des possibles situationnels, ainsi que dans la sortie de la triste figure de l’individu, coupé de lui-même, des autres et de ses racines, dont l’existence n’est guère plus épaisse qu’une feuille de papier à cigarette, que réside la possibilité de développer de la puissance d’agir. »

Changer le monde, c’est donc retrouver en quoi nous le co-créons, au lieu de nous y adapter. Ce livre nous rappelle avec énergie et jubilation que nous sommes, toujours, déjà, « engagés, dans le monde, ce monde-ci, les situations qui sont les nôtres ». Le développement de la puissance d’agir ne signifie donc pas le réveil d’un individu, mais refaire droit à la multiplicité des dimensions qui nous traversent.

« Qu’il s’agisse de vie personnelle ou de vie sociale, le sentiment d’optimisme émerge par surcroît, lorsqu’on a renoué avec la puissance d’agir, avec la compréhension et la connaissance du monde et des situations, quand on remet en contexte, connaissant les causes et libérant la puissance d’agir. Alors intervient le “ré-enchantement“ du monde, non comme une fin, mais comme un produit de l’agir, un effet de la rupture des cloisons qui nous séparent du monde, des autres, des situations et de soi-même.»

Mobilisant des réflexions aussi diverses que celles de La Boétie, Marx, Foucault, Spinoza, Gramsci… ; s’appuyant sur des expériences politiques concrètes comme celle des Tupamaros uruguayens, puisant aussi bien ses métaphores explicatives dans le cinéma de David Lean que dans les « lieux communs » du langage quotidien, ce livre est une invitation stimulante à repenser les fondements de nos aliénations et une définition de l’engagement comme acte créateur en soi.


De Miguel Benasayag et Angélique De Rey. Editions Le Passager Clandestin, septembre 2011.

COMMENT S’ENGAGER DANS UNE ÉPOQUE OBSCURE ?

MIGUEL BENASAYAG est psychanalyste, médecin clinicien, et philosophe, un philosophe qui a de l’humour, une perle rare ! Il est aussi ancien combattant de la guérilla guévariste en Argentine, A 20 ans il a connu les geôles des tortionnaires de la dictature militaire en Argentine et leur a échappé de justesse. Il sait donc de quoi il parle. L’engagement pour lui est une nécessité vitale, aussi dans nos pays démocratiques, en France ou en Italie, où la violence s’exerce de manière plus sournoise. Pour M. Benasayag il s’agit d’inventer de nouvelles formes de contre-pouvoir, comme le collectif MalgréTout ou le « laboratoire social » à Ris Orangis dont il est l’instigateur, et où on élabore des stratégies à partir des problèmes réels des gens, des gens en situation affectés par un problème « ici et maintenant» pour lequel ils cherchent collectivement une réponse concrète :

http://www.mjcris.org/UP_laboratoireSocial.html

Il dirige ce même type de laboratoire social en Italie, à Buenos Aires en Argentine et au Brésil. Mondialisation oblige.

C’est dire que pour M. Benasayag l’engagement et la résistance s’imposent à partir de situations concrètes auxquelles il faut répondre par la résistance en créant de nouvelles formes de lutte. Car comme il dit dans un livre co-écrit avec Florence Aubenas « Résister c’est créer ». Aussi fait-il avec Angélique DEL REY « l’Eloge du conflit ». Aujourd’hui il signe avec Angélique Del Rey ce nouvel essai « L’engagement dans une époque obscure ».

Pourquoi une époque obscure ? La violence aujourd’hui a pris des formes plus insidieuses, c’est p.ex. la violence des nouvelles méthodes de management au travail qui incitent chacun à jouer les coudes pour monter en grade et éliminer les rivaux potentiels, des méthodes qui poussent souvent au suicide comme chez France Télécom ou Renault.

Le succès des petits livres de Stéphane Hessel « Indignez-vous », puis « Engagez-vous» prouve qu’il y a une volonté de s’engager. La question est comment. Comment dépasser le sentiment d’impuissance devant la mondialisation et la radicalisation du néolibéralisme?

Au lieu de s'engager pour un modèle alternatif livré clé en main Miguel Benasayag plaide pour un engagement–recherche qui n’a plus rien à voir avec l’engagement pour une utopie. L’engagement c’est pour chacun agir à sa place – dans son «territoire» - là où il y a besoin de résister et d’agir, non pas selon un programme, mais en créant collectivement un nouveau rapport de force, un CONTRE-POUVOIR.

Il faut « Libérer la puissance d’agir des gens !» dit-il , en référence à Spinoza. Spinoza parle des « passions joyeuses» et des « passions tristes », et parmi les passions tristes il comptait l’espoir. Mais l’espoir fait toujours attendre Godot pour des lendemains meilleurs, alors que l’engagement pour des projets concrets qui ne sont ni des programmes ni des modèles, contribue au contraire à nous émanciper (Voir M. Benasayag Les passions tristes - Souffrance psychique et crise sociale, la Découverte, 2006)

« De l’Engagement dans une époque obscure » est dédié à sa fille Amanda née il y a quelques semaines, car M. Benasayag sait s’engager sur tous les plans – et joyeusement - même s’il ne croit pas « aux lendemains radieux» , trop conscient en tant que psychanalyste du côté irrationnel et clair/obscur de l’homme. Son engagement provient des situations concrètes. Il mise sur la vie.