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Origine : http://lexnews.free.fr/philosophie.htm#benasayag
Miguel BENASAYAG, argentin, auteur de plus d’une vingtaine
d’ouvrages dont «L’éloge du confit »
(septembre 2007, Editions La Découverte) est philosophe,
psychiatre et psychanalyste. Mais, aucune « étiquette
» en fait ne lui convient parfaitement…
Militant, certes, mais surtout pas militant triste. Ancien résistant
guévariste, torturé et emprisonné quatre ans
en Argentine, Miguel BENASAYAG, dans la mouvance alternative, n’aime
ni le pouvoir, ni les hiérarchies, ni les programmes, ni,
ni…mais avant tout et surtout, la politique, la liberté
et la justice…Pour une nouvelle radicalité, à
l’origine notamment du collectif « Malgré tout
» et du Manifeste des Indiens sans terre du Brésil,
il est tout simplement un militant passionné !
Psychiatre, mais dans la lignée de la contre psychiatrie
bien sûr, psychanalyste, mais au-delà des paroles,
des mots et lapsus, Miguel BENASAYAG aime les liens, les liens avec
le paysage, les autres et soi... Chercheur de désir d’être,
travaillant notamment dans le domaine de l’intelligence, de
la vie artificielle et de la neurophysiologie, il aime avant toutes
autres choses les subtiles perceptions oubliées, enfouies
ou étouffées, les désirs et les singularités,
trop souvent également écrasés…Mais ne
lui demandez surtout pas de « Je »…S’il
sait à l’évidence l’ entendre, il ne sait
en revanche que très difficilement le dire… ça,
il ne sait pas bien faire !
Un « passeur » de désirs et de vie, passionné
et passionnant que LEXNEWS a eu le plaisir pour vous de rencontrer
à Paris.
LEXNEWS : "Dans votre dernier ouvrage, « Connaître
est agir », vous continuez votre construction d’une
pensée de « l’agir » et d’une philosophe
de l’organisme ; Vous revenez ainsi sur la nécessité
pour l’homme d’aujourd’hui de repenser les mécanismes
classiques de la perception (le vieux schéma : conscience,
décision, action), notamment à la lumière des
apports récents des neurosciences, pour une perception plus
élargie, et vous affirmez clairement dans cet ouvrage qu’il
faut se fier à nos sens car nos sens ne nous trompent jamais…cela
dit, c’est une perception de nos sens bien comprise…en
termes d’expériences et de connaissances et donc d’agir…"
Miguel BENASAYAG : "L’homme n’a pas toujours pensé,
n’a pas toujours perçu ainsi dans l’histoire
et il reste encore des sociétés aujourd’hui
dans lesquelles l’homme ne perçoit pas comme cela.
L’homme en tant qu’organisme ne perçoit pas n’importe
comment et ne construit pas sa perception n’importe comment.
Notre problème aujourd’hui est que nous sommes dans
une société qui a construit une perception organique
de nous mêmes en tant qu’ « individu ».
C’est un long travail d’interprétation, de formatage
de la perception, d’écrasement de certaines perceptions
par rapport à d’autres, de méfiance envers les
sens. C’est un travail très long, très complexe
qui fait que par exemple la priorité donnée à
la vue par rapport au toucher, la priorité donnée
aux sens extérieurs par rapport aux autres sens a fini par
nous donner vraiment l’expérience, le vécu que
nous sommes une monade fermée sur elle-même avec un
monde extérieur. Je suis convaincu effectivement qu’il
faut donc étudier cela pour pouvoir penser les liens avec
l’écosystème, avec les autres, avec la société.
Nous sommes dans une société qui est en train de mettre
en danger la survie de l’espèce parce que nous sommes
dans une société où chacun dit - comme le montre
le système pollueur/payeur - après moi le déluge…
D’un point de vue conscient, on ne peut pas changer cela,
on ne peut pas changer les choses ni consciemment ni moralement.
Dès lors, l’idée est de se demander comment
a-t-on construit cette perception selon laquelle chacun sent qu’il
est un individu isolé par rapport au monde, coupé
de son environnement ? Comment a-t-on construit une telle perception,
et quelle pratique permettrait de déployer une dimension
perceptive du lien qui nous permettrait de sortir de cette illusion
que nous sommes des individus isolés."
LEXNEWS : "Votre approche, justement, de la perception, de
la connaissance et dès lors d’un «agir »
repensé redonne toute son importance, sa place à la
singularité de la personne (puisque le sujet ne pouvant être
séparé de l’objet de la perception…on
a en « perdu le sujet ! ») ; cependant, il ne s’agit
nullement pour vous d’une singularité strictement individualiste,
surmoïque, telle que nous pouvons trop souvent la rencontrer
aujourd’hui, mais ontologique…"
Miguel BENASAYAG : " Être singulier signifie que quelque
chose puisse s’échapper de la surdétermination,
c’est-à-dire s’échapper de tout ce qui
est déterminé, inévitable, s’échapper
de ce que sont les fils de la marionnette. Alors, on se demande
qu’est-ce qui s’échappe des fils de la marionnette
? Ainsi, par exemple, lorsque vous faites quelque chose, qu’est-ce
qui dans ce que vous faites s’échappe, qu’est-ce
qui n’est pas entièrement surdéterminé
? La psychanalyse, l’anthropologie, l’étude de
la longue durée en histoire, la neurophysiologie en générale
conduisent, convergent vers l’idée que le phénomène
humain est un phénomène tout à fait surdéterminé.
Et lorsque les hommes et les femmes se sentent les plus originaux,
les plus particuliers, les plus singuliers, c’est justement
là où ils sont en fait les plus surdéterminés.
Lorsque que quelqu’un vient vous raconter sa vie personnelle,
en analyse par exemple, et qu’il pense vous raconter la chose
la plus singulière, il va vous raconter à coup sûr
la chose la plus banale ! S’il vous dit : « mais vous
ne savez pas, mais moi…, moi…, quand j’ai eu treize
ans, j’ai commencé à m’intéresser
au sexe…, ou quand j’étais petit j’avais
honte quand mes parents venaient me chercher à l’école…
», plus il va raconter quelque chose de « personnel
», plus il va en fait raconter quelque chose de surdéterminé.
Il va dire par exemple : « Moi, j’aime l’argent…,
ou la réussite…, ou maintenant que j’ai quarante
ans, je fais un bilan de ma vie… » ; On est tout le
temps dans des « trucs » tellement surdéterminés
que la question est de savoir si, comme l’affirment les positivistes
réductionnistes, tout est surdéterminé, et
finalement l’idée de la singularité n’est
qu’une histoire de narcissisme idiot. Et effectivement, on
peut se demander finalement si tout cela, l’imaginaire du
libre-arbitre, l’imaginaire d’être quelqu’un,
ne correspondrait pas après tout à certains mécanismes
que d’autres espèces pourraient avoir et qui auraient
une utilité quelconque qui resterait à découvrir.
En travaillant depuis vingt cinq ans comme moi en psychiatrie, en
psychanalyse, on pourrait effectivement finalement dire qu’après
tout la singularité n’est-ce pas en fait « que
» cela ? Parce que, ce que l’on voit, entend, ce n’est
que cela tout le temps… Mais, je pense que la question est
plutôt de savoir, s’il y a une singularité qui
s’échappe, s’il y a quelque chose qui effectivement
n’est pas simplement mécanique, si cette singularité
ne doit pas être cherchée ailleurs que chez l’individu.
S’il y a quelque chose qui effectivement fait la différence
entre l’artefact et un organisme, il faut la chercher ailleurs
que chez l’individu."
LEXNEWS : "Dans ce dernier ouvrage, vous abordez de nouveau
la question fondamentale de la liberté qui – selon
vous – ne peut se penser qu’en termes de déterminisme,
là encore bien compris : un déterminisme non prédéterminé,
non figé. Vous vous opposez ainsi à une conception
volontariste qui a un certain succès dans notre société…"
Miguel BENASAYAG : " La question est de savoir s’il
y a quelque chose qui est de l’ordre d’une dimension
de l’existence, non artefactuelle c'est-à-dire qui
ne serait pas que des mécanismes et, si cela existe, où
se trouve-t-elle ?
Si elle existe, elle ne se trouve pas dans une volonté consciente.
Et, en tout état de cause, pas comme le croyait BOURIDAN
avec l’âne de BOURIDAN dans la différence entre
l’homme et l’animal selon laquelle l’homme pourrait,
lui, choisir avec son libre arbitre ; Ce sont des imaginaires narcissiques
de notre époque. S’il existe quelque chose, la question
demeure : Où la trouvons nous ? En quoi réside cette
chose qui fait la différence entre un organisme et l’artefact
? Aujourd’hui, dans le domaine de la vie artificielle, de
l’intelligence artificielle, de la neurophysiologie, tous
ces domaines sur lesquels je travaille, les biologistes n’ont
plus de concept pour faire la différence entre un artefact
et la vie. Et ce d’autant plus que nous sommes dans des dimensions
d’hybridations de l’humain qui font que ces mélanges
machines, gènes transformés etc., introduisent aujourd’hui
les organismes dans un après humain, c’est-à-dire
qu’on ne sait plus trop où sont les frontières.
Dès lors, la question « est-ce que l’être
humain en tant qu’organisme est autre chose qu’un mécanisme
– oui ou non ? » est la question principale de nos jours.
On peut certes améliorer la nature humaine, on peut hybrider
l’humain avec du non humain, mais une question demeure : Où
est la différence ? Or, la plupart des scientifiques aujourd’hui
ne font pas de différence, ne voient même pas La différence…"
LEXNEWS : " Cela fait peur, ce que vous dites… "
Miguel BENASAYAG : " Oui, bien sûr. D’autant plus
que si cela était arrivé, admettons par exemple il
y a deux siècles, cela aurait pu prêter à rire,
parce que même si on ignorait comme aujourd’hui où
pouvait résider la différence, les capacités
techniques de cette époque en revanche ne permettaient pas
d’aller plus loin, et dès lors cela ne mettait nullement
en danger la vie. Mais aujourd’hui, par exemple, nous pouvons
faire voir les aveugles, entendre les sourds, faire marcher les
paralysés... Grâce à la thérapie génique
et à la manipulation du génome humain, on pourrait
comme pour les plantes, mettre un gène de chien dans une
plante de tabac et empêcher telle maladie… Or, aujourd’hui,
au Conseil national d’Ethique auquel j’ai participé
lors de sa création pendant quelques années, lorsque
quelqu’un parle du caractère sacré de la vie,
tout le monde rigole… – c’est même la blague
! – parce qu’au nom de quoi aujourd’hui, quelqu’un
pourrait par exemple dire « je ne veux pas hybrider génétiquement
un être humain pour éviter telle ou telle maladie »
? Qui aujourd’hui pourrait dire, au nom de quoi, on ne fera
pas une hybridation qui pourtant permettrait par exemple de vaincre
la mucoviscidose ?
Mais, le pacte que nous sommes en train aujourd’hui de faire
– nous ne sommes pas à la veille de le faire, mais
nous sommes bien aujourd’hui même entrain de le faire
! – est une hybridation. Cela n’est plus tout à
fait de l’humain tel qu’on l’a connu depuis le
néolithique, voire même bien avant, puisque cela fait
des millions d’années que génétiquement
nous sommes très stables. Ce pacte met en œuvre quelque
chose de l’homme que nous ne connaissons pas bien tout en
acceptant pourtant l’idée d’aller plus loin.
Il s’agit d’un pacte dans lequel il y a quelque chose
à la frontière entre la vie et l’artefact que
l’on ne connaît pas, que l’on ne trouve plus et
pourtant que nous faisons...
Dès lors, et ce qui m’intéresse - sachant qu’aujourd’hui
pour aujourd’hui tout montre que les mécanismes zombis,
automatiques de l’individu, et notre société
paraît ne pas vouloir le savoir et ne fait que chanter les
louanges de cet individu - est la question « qu’est-ce
qui a d’autre ? », quel est « ce quelque chose
» qui fait l’humain et qu’on risque de perdre,
qu’on risque de brader parce que l'on n'avait pas compris…
Dés lors ce qui m’intéresse c’est de rechercher
ce qu’il y a d’autre, à savoir quelle est cette
part de l’humain que nous risquons de perdre faute de l’avoir
comprise."
LEXNEWS : " Cela dit, votre construction philosophique ne
s’inscrit nullement cependant dans une dimension métaphysique
ou d’une quelconque religion. Vous précisez même
clairement que vous ne vous inscrivez nullement dans une approche
Bouddhiste…Vous préférez parler d’ «
immanence concrète » ou « universel concret..."
Miguel BENASAYAG : " Je pense effectivement que notre culture
ne peut pas se placer dans une dimension bouddhiste. Si je suis
un tibétain par exemple, et que tout d’un coup, je
descends de ma montagne, et que je dise : « je ne suis qu’un
individu délié du tout, et je suis auteur de toutes
mes pensées …» ; Les gens me regarderaient et
me diraient immédiatement « tu vas mal, retournes dans
tes montagnes méditer ! ». Mais, l’individu en
occident, c’est un système, une économie, un
mode de production, il ne suffit donc pas de méditer et de
sentir un lien avec le tout parce que ce « tout » là
n’est pas donné dans l’immédiat c’est-à-dire
que ce que nous vivons en occident dans l’immédiat
d’avant même notre naissance jusqu’après
notre mort c’est qu’en permanence on expérimente
le fait d’être des individus avec nos intérêts,
nos stratégies… Or, la question du « tout »
est la question du lien c’est-à-dire « à
quoi je participe en tant que personne ? ». Or, en occident,
ces liens là, nous ne pouvons pas les trouver par la méditation,
nous ne pouvons pas les trouver par le bouddhisme, parce que ces
liens ne sont pas attaqués dans notre tête par ce qu’ils
sont cassés par un mode de production, un mode d’éducation…
Or, de ce point de vue, je pense qu’il faut faire très
attention de ne pas vouloir donner des réponses imaginaires
métaphysiques aux problèmes concrets car le problème
de la rupture des liens avec les autres, avec l’environnement,
avec soi même, est un problème beaucoup trop sérieux
pour donner des réponses imaginaires. Il ne faut pas que
quelqu’un puisse simplement se dire « oui, je suis lié
au tout », mais dans sa vie de tous les jours, continue à
vivre comme un individu sauf avec un petit supplément d’âme
qui est de faire du yoga ou de la méditation par exemple
!"
LEXNEWS : " Oui, il s’agit effectivement, d’une
pratique courante aujourd’hui…."
Miguel BENASAYAG : " Tout à fait. C’est comme
souvent dans les aventures amoureuses, une personne se sent coincée
dans une vie trop aliénée, et à un moment donné,
elle sent tout de même qu’il y a un peu de désir
qui déborde de sa norme. Elle va tomber amoureuse de quelqu’un
et ils vont vivre quelques temps une histoire amoureuse où
la musique est possible, la philosophie est possible, la peinture
est possible…et quand l’histoire est finie, l’art,
la musique…sont parties aussi ! C’est-à-dire
qu’il y a des méthodes disciplinaires dans notre société,
auto-disciplinaires, pour rabattre les débordements du désir
et l’on croit que la seule chose que l’on peut faire
: c’est « cela ». La psychanalyse n’arrête
pas de montrer ces schémas aux hommes, de faire cela parce
qu’on dit « mais non, ta vie n’est que quelque
chose de personnel… ». Par exemple si quelqu’un
dit à son analyste « normal » qu’il est
passionné d’Egypte ancienne et que Marinette lui a
justement offert un livre sur ce thème, l’analyste
va tout de suite couper et conclure « vous désirez
Marinette ! ». Il y a ainsi des mécanismes pour rabattre
tout excédent du désir vers l’individu…"
LEXNEWS : " Comme le bonheur ? "
Miguel BENASAYAG : " Oui. Effectivement chercher le bonheur,
ce genre de « trucs », sont des mécanismes disciplinaires
très durs pour rabattre le désir, la vie vers des
« sales petites affaires » comme le disait DELEUZE !
Ainsi, tout d’un coup, on peut être passionné
par la philosophie, par la botanique, par la musique…on peut
être fasciné par des choses qui nous tirent par le
bout du nez c’est-à-dire qui nous conduisent –
ce n’est pas nous qui décidons – et tout cela
va être rabattu vers des considérations personnelles
et cela est très très dur…"
LEXNEWS : " Vous allez même loin puisque vous dites
par exemple que le bonheur conduit au malheur – ce qui est
dommage – voire même que cela est dangereux …"
Miguel BENASAYAG : " Oui, qui cherche le bonheur – et
cela s’appuie sur vingt cinq ans de clinique, de pratique
d’analyse – trouve le malheur ; Car vouloir être
heureux, cela signifie vouloir éviter tout ce qui pourrait
nous rendre malheureux…Or, c’est une vie qui se coupe
de tout, petit à petit on se coupe de tout parce qu’on
ne veut pas prendre le risque d’être malheureux : ainsi,
on ne veut pas trop travailler parce qu’on sera fatigué,
et ainsi de suite…! Vouloir le bonheur, cela implique déjà
que la vie même devienne sa propre caricature, devienne l’ombre
de la vie…et quand la vie devient l’ombre de la vie,
même là, on n’aura pas éviter le malheur
! Toutes ces idéologies, comme « chercher le bonheur
», qui présentent des couleurs vives, attrayantes,
sont en fait des trucs très très tristes… elles
sont des machines à produire de la tristesse. Quelqu’un
qui cherche le bonheur est – malheureusement pour lui –
piégé dans une machine à produire de la tristesse
et le danger – il y en a plusieurs – est notamment qu’une
société devienne de plus en plus disciplinaire : «
vous devez éviter le malheur… », « vous
devez vouloir le bonheur…», et les gens sont dès
lors très malheureux puisqu’on n’arrête
pas de leur dire vous avez tout pour être heureux ! Or, être
heureux ne dépend jamais d’un tout quelconque ; On
peut être heureux à n’importe quel moment et
sans aucune condition. Mais, on culpabilise les gens ; Or, on doit
faire ce que l’on fait et le bonheur, comme le malheur, sont
de surcroît. Il m’est arrivé à des moments
parfois incroyables, par exemple en prison, de sentir une plénitude
totale parce que j’étais en train de faire ce que j’étais
en train de faire, et à l’inverse, à des moments
où tout allait bien, de sentir un malheur total…C’est
là qu’il faut pouvoir s’excentrer, il y a des
moments lumineux et des moments obscurs dans la vie, des moments
de bonheur et des moments de malheur, et ne pas s’attarder
à cela et de pouvoir savoir qu’à un moment obscur
va succéder un moment lumineux et inversement…La seule
question qui demeure est : « mis à par cela, de quoi
s’agit-il ? » En fait, plus on se concentre sur ce qu’on
croît être personnel plus on s’en éloigne.
Parfois, ce qui me fait rire, c’est lorsque on me dit «
mais, toi, tu ne parles pas de ta vie personnelle ! » ; Mais,
c’est drôle, parce qu’à vrai dire, je pense
fondamentalement, de par mon expérience, que plus on parle
de choses que l’on considère comme personnelles, plus
on est dans une sorte d’impuissance. C’est comme ces
gens qui veulent connaître la vie d’EINSTEIN, qui était
vraiment EINSTEIN ? Mais, que veulent ils en fait savoir ? Comment
mangeait-il ? Comment dormait-il ?…c’est ridicule, si
EINSTEIN est justement EINSTEIN pour quelque chose, ce quelque chose
justement n’a rien de personnel. Nous sommes dans cette singularité
justement dans les côtés de nos vies qui débordent
le côté personnel. Or, cette inversion est, pour moi
d’un point de vue politique, comme un mécanisme disciplinaire
très fort de rabattement de la vie, du désir sur des
« petites affaires."
LEXNEWS : " Oui, on sent très bien cela dans votre
livre biographique « Parcours » !"
Miguel BENASAYAG : " Le coté personnel ce n’est
pas sorcier : si on vous tire dessus, vous avez peur ; si vous tirez
vous êtes un peu un barbare, si on vous torture, cela fait
mal ; si vous êtes en prison, vous voulez sortir…voilà,
ce n’est pas sorcier ! La véritable interrogation est
de quoi était-il question à ce moment là, et
cela déborde toujours le côté personnel."
LEXNEWS : " Comment avez-vous perçu ces dernières
élections et la victoire de la droite ? Vous avez soutenu
pour cette campagne présidentielle José BOVE même
si cela était du bout des lèvres ! "
Miguel BENASAYAG : " Il me semble que c’est une remise
des pendules à l’heure. Il est tout à fait normal
que la droite libérale, le néo-libéralisme
se moque de l’idéologie et montre d’une certaine
façon ostentatoire qu’il peut mettre des ministres
de gauche, même KOUCHNER, par exemple. C’est une sorte
de triomphe idéologique et réel du néo-libéralisme.
Et le néo-libéralisme, c’est cela : aucun caractère
sacré à quoi que ce soit. C’est la désacralisation
de tout. Ce qu’ils montrent c’est que nous sommes tous
des cochons. Tu peux penser ce que tu veux, tu penses à gauche,
tu penses « en beur », tu es féministe, ce que
tu veux…La seule vérité est que nous sommes
tous des « cochons » qui suivons nos intérêts
personnels. C’est le message ! La seule chose qui compte est
que nous sommes dans un monde où nous sommes tous des cochons,
cela est très néo-positiviste, réductionniste
c’est-à-dire que eux se croient au-delà de toute
idéologie et en fait c’est justement une idéologie
très forte. Ainsi, un jour, dans un congrès, un DRH
nous expliquait que sur 3000 employés, il en avait viré
déjà 2000 et que c’était très
dur la réalité ! Voilà, la réalité,
ici, c’est le plan économique et les 2000 virés
une abstraction. Aujourd’hui, beaucoup de personnes, même
celles qui peuvent apparaître comme les plus empiristes, sont
en fait paumées dans une idéologie très abstraite,
mais très efficace. D’un autre côté, le
problème est que la gauche n’est plus à la hauteur
historique. La gauche est née à une époque
où l’on pensait qu’un autre modèle de
société était possible. La gauche est née
avec les idées d’historicisme théologique autour
du concept de progrès, de la croyance au progrès,
etc. La gauche fait semblant d’avoir toujours un socle, mais
elle n’a plus de socle historique car elle est fondée
sur l’idée qu’un monde de justice est possible
et la fin des injustices, de la rareté, sont encore chose
possible. Mais toutes ces hypothèses ne sont pas des hypothèses
morales, mais des hypothèses très objectives fondées
sur une philosophie de l’histoire, une philosophie des sciences
et ceci est cassé. La gauche ne s’est pas du tout renouvelée,
elle ne se pose même pas la question. Il s’agit maintenant
d’un problème sur le long terme car la gauche n’a
jamais existé simplement comme une droite démocratique,
ce qu’elle est devenue, y compris l’extrême gauche.
La gauche parle au nom du citoyen, des droits de l’homme,
mais il y a une lâcheté pour reconnaître que
c’est fini, que historiquement ce qui a fondé la gauche
- le progrès, l’historicisme, que l’homme pouvait
vaincre définitivement l’injustice – est fini.
Maintenant,il faut s’interroger sur ce que signifie aujourd’hui
vraiment « être de gauche ». Mais le problème,
à mon avis, est de longue durée parce que la gauche
refuse de reconnaître qu’elle a perdu son socle. Les
élections ont été tout de même ridicules,
surtout lors des législatives, lorsque la différence
entre la droite et la gauche s’est réduite au débat
sur la TVA sociale. Une simple « mesurette » économique
–qu’elle soit juste ou pas juste – fait la différence
! Cette lâcheté de la gauche, des militants de gauche
montre le niveau d’abstraction de la réalité
pour continuer à affirmer des idées de façon
dogmatique, il n’y a qu’en politique que l’on
voit cela ! Or, il faut bien sûr, je pense, reconstruire un
socle de gauche, mais ce socle doit être fondé sur
le fait qu’il n’y a pas une fin de l’histoire,
que les injustices ne disparaîtront pas, qu’il y a un
certain « permanentisme. Il y a quelques pistes pour penser
une gauche, mais, il faut avant tout accepter cette attitude. En
Argentine, par exemple, le gouvernement de gauche essaye de faire
le « moins pire », mais là-bas, il n’y
a pas d’autre modèle possible pour le moment. Sinon,
il y a les amoureux de l’autoritarisme comme le monde diplomatique
qui adorent CHAVEZ, CASTRO, mais il s’agit là d’un
infantilisme total. En Amérique latine, il y a des choses
intéressantes comme EVO MORALES…mais le problème
est qu’aujourd’hui la gauche a perdu son socle, et que
le libéralisme est là, il a gagné mondialement.
"
L.B.K pour LEXNEWS
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