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Origine : http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2007/86/chroniquebb1.htm
Avec Miguel Benasayag, nous envisageons de publier dans cette revue,
sans en engager nécessairement la ligne rédactionnelle
de celle-ci, une douzaine de chroniques où nous échangerons
à bâtons rompus des propos personnels non seulement
sur les sciences et les technologies mais sur la façon dont
elles sont reçues dans la France contemporaine. Avant d'entrer
dans le vif du sujet, nous allons consacrer au moins deux de ces
chroniques à présenter notre démarche et commencer
à en justifier l'intitulé général. Jean-Paul
Baquiast
Miguel Benasayag est philosophe et psychanalyste, enseignant, courriériste
et auteur de nombreux livres.
Pour plus de détails, voir :
http://www.peripheries.net/article186.html
http://fr.wikipedia.org/wiki/Miguel_Benasayag
Macro-processus et individus
Miguel Benasayag
Je rencontre beaucoup de gens, dans ma consultation de neuropsychiatrie,
à mes cours et lors de divers contacts sociaux. Tous ces
gens me semblent exprimer un socle de préoccupations communes
à notre époque. Même s'ils ne traduisent pas
ces préoccupations d'une façon explicite, leurs comportements,
allant du malaise à la dépression, voire aux tentations
de violence ou d'autodestruction, méritent d'être analysés.
Je dirais en simplifiant que les individus se sentent les objets
passifs de macro-processus qui les dépassent, émanant
de ce que vous nommez dans votre livre des super-organismes, où
ils ne retrouvent rien de ce qu'ils appelaient les valeurs de l'humanisme,
de la culture et même de la vie.
Jean-Paul Baquiast
On attribue généralement ce malaise au manque d'information
devant l'évolution des sciences et technologies. Les gens
n'y comprennent pas grand-chose, ceci d'autant plus que cette information
est souvent présentée par des «experts»
aux points de vue différents, entre lesquels le profane se
sent impuissant à trancher.
Miguel Benasayag
L'information, même donnée de façon aussi objective
que possible, ne suffit pas, car elle reste intérieure à
chacun des grands domaines de recherche qui sont présentés.
Elle n'aborde pas suffisamment les questions profondes communes
que posent toutes ces sciences et que vous au contraire ne craignez
pas d'évoquer, dans vos livres ou dans votre revue. Je pense
notamment à la remise en cause d'un certain nombre d'illusions
qui jusqu'à présent étaient à la base
même de l'image d'eux-mêmes que les gens avaient : celle
de disposer d'une conscience autonome et d'un libre-arbitre, celle
de pouvoir se rapprocher des autres autour d'une conception commune
de l'homme, celle de pouvoir imposer au développement des
technologies des valeurs traditionnelles définissant ce que
doit être pour eux la société. Même ceux
qui refusent les prétendues certitudes des religions ne peuvent
se sentir à leur aise dans un monde dont il semble devenu
impossible de prévoir l'évolution.
Jean-Paul Baquiast
C'est ce que vous voulez dire, si je comprends bien, quand vous
insistez sur ce phénomène majeur de notre époque,
l'émergence du post-humain, voire de l'in-humain, le mot
étant pris, comme le dit Ollivier Dyens, au sens propre et
non pour faire peur (Ollivier Dyens, La Condition inhumaine, Flammarion).
C'est un peu ce que j'écris aussi quand j'évoque les
perspective de la conscience artificielle autonome(1) et de ce que
je nomme l'hyperscience (2). Celles-ci nous conduisent nécessairement
à évoquer la perspective du post-humain (3).
Miguel Benasayag
Exactement. Face au déploiement des possibilités de
la science, des voix s'élèvent pour demander des lieux
et des méthodes d'information du public, afin que celui-ci
puisse, en étant informé, participer à l'orientation
de la recherche scientifique. Mais pour ma part, tout en reconnaissant
la motivation honorable et démocratique d'une telle démarche,
je ne peux qu'y voir une forme d'impuissance structurelle. Les macro-processus
ne peuvent pas être évoqués dans la perspective
de leurs relations avec l'homme de l'humanisme tout simplement parce
que celui-ci est dorénavant une figure éculée.
Jean-Paul Baquiast
Il me semble que l'une des façons consistant à résoudre
la difficulté à se représenter le monde tel
qu'il évolue actuellement consisterait à laisser parler
librement ce que vous nommez des macro-processus, par la voix de
ceux qui sont du fait de leurs travaux mieux placés que d'autres
pour en exprimer le sens implicite. Pour reprendre l'exemple de
la question fondamentale de la conscience et du libre-arbitre, il
faudrait déjà dans un premier temps laisser s'exprimer
les différents chercheurs qui sans postulats métaphysiques
a priori explorent les mécanismes multiples par lesquels
selon la science actuelle les objets matériels et les êtres
vivants, humains compris évidemment, entrent en compétition
darwinienne et font émerger un cerveau global partiellement
auto-référent, ou mieux un esprit global (global brain).
Miguel Benasayag
C'est effectivement dans cet esprit-là qu'il faut je crois
poser la question du post-humain. Je la situerais en termes de "relève".
Autrement dit : quelle sera la nouvelle ou les nouvelles figures
qui pourront prendre la place de ce que, faute de mieux, nous pourrions
appeler un opérateur, un sujet, étant entendu que
pour nous l'humain tel que défini par la tradition ne peut
plus jouer ce rôle.
Les individus et les sujets
Jean-Paul Baquiast
Je voudrais vous poser une question personnelle à ce sujet.
Face à un patient déprimé, ne vous arrive-t-il
pas de l'exhorter à «se reprendre», à
«se prendre en mains», ceci au regard d'une image traditionnelle
de ce qu'est le libre arbitre de l'individu humain ?
Miguel Benasayag
J'évite de le faire. Pour moi, ce serait un aveu d'impuissance.
Je préfère l'engager dans une analyse libre des différentes
contraintes exprimant la façon dont il perçoit ses
difficultés. Souvent émerge de ces analyses un être
nouveau, inattendu de lui et de moi, qui semble avoir résolu
les problèmes pour lesquels il était venu me consulter.
Jean-Paul Baquiast
Vous croyez donc à la vertu thérapeutique de discussions
libres sur des thèmes comme la vie, la conscience, les sociétés
animales et humaines, voire de problématiques comme la complexité,
l'auto-organisation, l'émergence d'ordre, les systèmes
multi-agents, etc.
Miguel Benasayag
J'en suis persuadé. Ceux qui entrent dans de telles discussions,
quelles que soient leur difficultés personnelles d'adaptation
au monde, s'élèvent à un niveau supérieur
de conceptualisation que leur permet d'échapper à
l'enfermement dans leurs contraintes et de prendre si l‘on
peut dire, de l'air.
Jean-Paul Baquiast
Et vous pensez que vous et moi, discutant publiquement de ces questions,
nous pourrions pour notre petite part contribuer à cette
sortie de l'enfermement. Mais ne serions-nous pas tentés
de nous prendre trop au sérieux. On nous demandera légitimement
qui nous sommes pour donner ainsi aux autres des leçons de
compréhension du monde...
Miguel Benasayag
Bien sûr, il ne s'agirait pas d'un procédé par
lequel deux individus nommés Miguel et Jean-Paul tenteraient
de se faire valoir aux yeux de leurs contemporains. Je crois qu'un
certain nombre de gens, de par leur parcours, leurs expériences
et leurs réflexions, sont sans même le vouloir ni le
savoir capables de donner la parole à des mécanismes
qui les impliquent et qui les dépassent. Je vois cela constamment
en neurologie et en psychiatrie. Des individus se trouvent «happés»
ou «parlés» par des processus supérieurs,
qui les surdéterminent. Les écouter et tenter de les
comprendre par empathie est toujours porteurs d'un enseignement,
quel que soit le thème. Je suis persuadé que grâce
aux événements particuliers et d'ailleurs très
différents qui nous ont construits, vous et moi, sommes de
ceux-là.
Jean-Paul Baquiast
Admettons-le si vous voulez, sans fausse modestie. Pour ce qui me
concerne, je constate en effet que je ne peux pas m'empêcher
de communiquer aux autres, par la parole et surtout l'écriture,
ce que je crois avoir retenu de mes études et de mes échanges.
Je pense que ce faisant je leur suis utile. Beaucoup des lecteurs
de notre revue nous demandent, à Christophe Jacquemin et
à moi, de ne pas abandonner cette entreprise qui disent-ils,
leur apporte beaucoup. Je sais que de votre côté, parallèlement,
de nombreux lecteurs et auditeurs suivent très fidèlement
vos travaux. Mais dans le même temps, je ne voudrais pas que
l'on puisse nous reprocher de nous prendre pour des gourous et des
illuminés qui prétendraient avoir eu des révélations
et qui chercheraient à les vendre aux esprits crédules.
Des "hubs" informationnels
Miguel Benasayag
Vous évoquez là deux choses. La première est
la fonction du prophète religieux, qu'il convient d'étudier
de façon matérialiste comme une fonction sociale.
La seconde est bien plus importante. Elle concerne ce que représentent
réellement des individus comme vous et moi, avec leurs caractéristiques
génétiques et culturelles, exprimées dans des
histoires spécifiques. Contrairement aux illusions, nous
ne sommes pas vraiment des unités, des personnes, mais plutôt
des nœuds ou carrefour de communications dans un réseau
complexe de forces et d'informations. Nous recevons, traitons et
réémettons beaucoup de ces informations, presque à
notre insu et sans en avoir un mérite particulier.
Jean-Paul Baquiast
Je vois très bien ce que vous voulez dire. On pourrait parler
de "hubs" afin de faire chic. Pour prendre mon propre
exemple, j'ai constaté que depuis maintenant sept ans que
nous avons lancé la revue Automates-intelligents, et consulté
pour cela des milliers d'articles tirés de multiples disciplines
différentes, certains émanant des meilleurs esprits
mondiaux, il s'est formé dans mon esprit (je devrais dire
pour être plus exact dans mon cortex cérébral)
une représentation globale de l'univers, de la vie et de
l'humain qui est une sorte de synthèse cohérente de
toutes ces données disparates. Cette représentation
n'a pas été le produit d'un travail volontaire destiné
à élaborer une thèse rationnelle. Une telle
démarche aurait été impossible, compte tenu
de la multiplicité, de la diversité et souvent du
caractère contradictoire ou partiel des sources. Cette représentation
n'est pas non plus immédiatement exprimable par le langage.
La plupart de ses aspects me sont inconscients ou ne sont évoqués
en conscience que de façon épisodique. En revanche,
elle est très puissante, et me permet, presque sans réfléchir,
quand je tombe sur des propos qui pour telle ou telle raison me
paraissent incompatibles avec les multiples sources du savoir implicite
que j'ai accumulé, de ne pas me laisser embarquer par eux.
Je suppose qu'il en est de même pour vous, qui avez beaucoup
vécu, lu et réfléchi. Il est donc légitime
de penser, sans nous prendre pour des phares de la pensée,
que des discussions entre nous pourraient répercuter sur
des auditeurs une partie de cet acquis. Certes, les radios et télévisions
multiplient de tels échanges, entre personnes de grande qualité.
Je pense en particulier à France Culture, que vous connaissez
bien. Mais nous pouvons avoir la faiblesse de penser que tous n'ont
pas notre expérience, en matière notamment de sciences
et technologies. Beaucoup de philosophes et hommes politiques s‘expriment
à ce propos sans avoir vraiment tenté de s'informer
sur ce dont ils parlent.
Miguel Benasayag
Je suis pour ma part depuis longtemps convaincu que je ne dois pas
attacher à ma propre personne plus d'importance qu'elle ne
mérite. Ce n'est pas elle qui compte mais les quelques connaissances
que j'ai pu acquérir et pourrais répercuter. En tant
que psychanalyste, en effet, je reproche à la psychanalyse
de vouloir identifier toute la production d'une personne à
un individu. Or l'ego de cet individu existe, mais c'est la partie
congrue d'un ensemble multiple, non polarisable. Encourager le patient
à se concentrer sur cet ego, c'est lui retirer toute chance
de se remettre en capacité de s'insérer dans les flux
de communications composant la société.
Jean-Paul Baquiast
Je crois qu'une des réflexions que nous devrons mener concerne
en effet la place excessive qui est faite à l'individu dans
la société de consommation capitaliste actuelle. C'est
une banalité de le dire, mais il faut le répéter.
Exalter l'individu, ou plutôt encourager chez l'individu l'enfant
gâté qui a le droit de se payer tout ce qu'il a les
moyens d'acquérir mène les économies occidentales
à la ruine. Certaines religions, qui poussent les individus
à se comporter en martyr, ne font pas mieux. Dans tous ces
cas, la prise en considération du collectif est oubliée.
Miguel Benasayag
Je me méfierai du terme « collectif » qui pourrait
nous ramener aux pires des délires staliniens. Ce qui pour
nous s'oppose à l'hyper-individu n'est pas le collectif.
C'est ce que j'appellerais la multiplicité agencée.
Mais cette multiplicité agencée peut être représentée
par un seul individu, par exemple un lecteur et le livre qu'il lit.
Un des échecs du marxisme appliqué est qu'il n'a pas
su donner à l'individu des possibilités de dépassement
autres que dans le parti ou le kolkhoze. Une des richesses de notre
époque technologique, au moins dans les démocraties,
est que grâce aux réseaux de l'information et des connaissances,
les individus peuvent entrer en travail coopératif avec d'autres
en oubliant la partie personnelle, égotique, de leur personne.
Aussi bien, quand un chercheur, par exemple, laisse son ego influencer
sa relation de travail avec les autres, c'est toute sa recherche
qui risque d'en souffrir.
C'est vrai aussi dans une moindre mesure pour d'autres créateurs
: artistes plasticiens, musiciens, écrivains, architectes.
On a tendance à dire que sans ego exacerbé il n'y
a pas de création authentique. Je pense que les choses sont
plus compliquées. Pour eux aussi, l'ego est un attracteur
dangereux.
Jean-Paul Baquiast
J'en dirais de même des hommes politiques. Il leur faut un
peu d'égo mais pas trop, sans quoi ils se coupent de la multiplicité
agencée dont vous parlez. Quoi qu'il en soit, je suis d'accord
avec vous. Ce thème de l‘individu et de son ego, que
ce soit ou pas dans la perspective du post-humain, devra être
un de ceux sur lesquels nous devrons essayer de réfléchir.
(à suivre)
Notes
(1) On pourra lire notamment les ouvrages :
"Entre science et intuition - La conscience artificielle"
(essai), par Jean-Paul Baquiast et Alain Cardon, Editions Automates
Intelligents, 2003 ;
"Pour un principe matérialiste fort", par Jean
Paul Baquiast, Editions Jean-Paul Bayol, mars 2007 (lire la recension
de Christophe Jacquemin).
Ce livre s'enrichit d'un site web : y lire notamment "Un cahier
des charges fonctionnel pour une conscience artificielle" ;
ainsi que l'interview d'Alain Cardon :
http://www.automatesintelligents.com/interviews/2002/fev/cardon.html
et notre éditorial "Conscience artificielle, un enjeu
majeur pour la france" (juin 2001).
2) Voir notre éditorial "Introduction à l'hyperscience"
(octobre 2007).
(3) Lire notre entretien avec Nick Bostrom (octobre 2005).
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