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Origine : http://www.nonfiction.fr/article-5379-p2-pour_un_optimisme_de_la_volonte.htm
Une réflexion riche et novatrice sur l’engagement,
dans un monde néolibéral qui se présente comme
un horizon indépassable.
DE L’ENGAGEMENT DANS UNE ÉPOQUE OBSCURE
Miguel Benasayag, Angélique Del Rey
Éditeur : LE PASSAGER CLANDESTIN
« Nous vivons une époque obscure… » Telle
est la phrase, mise entre guillemets, qui ouvre le nouvel ouvrage
, publié aux Editions du Passager Clandestin, du philosophe
et psychanalyste Miguel Benasayag et de la philosophe Angélique
Del Rey. Guillemets qui ont tout leur sens et déjouent, de
fait, ce qui à première vue pourrait apparaître
comme une affirmation quelque peu édifiante. Le constat de
l’obscurité de notre époque est absolument étranger
aux logiques interprétatives, d’emblée idéologiques,
qui enserrent le temps présent sous les catégories
massives du progrès ou du déclin. Il n’a aussi
strictement rien à voir avec de simples impressions subjectives,
qui pourraient tout aussitôt être contrebalancées
par d’autres. Un tel constat ne relève ni de l’affect,
ni de l’humeur, ni du lieu commun. Il décrit un fait,
complexe, qui dit quelque chose de notre manière d’être
au monde, d’y vivre, d’y croire, d’y agir, d’y
produire, d’y créer.
À quoi tient cette obscurité ? Comment ne pas nous
laisser gagner par elle ? La réponse réside dans une
nouvelle compréhension de ce qu’est l’engagement,
thème central du livre.
L’obscurité de notre époque repose sur le mythe
qui la traverse, se présentant comme un horizon indépassable.
Ce mythe s’exacerbe dans le néolibéralisme contemporain
: l’humanité est une somme d’individus , et tout
est possible pour cet individu qui saura s’adapter. Cette
croyance nous rend doublement impuissants. Impuissants, d’abord,
en ce qu’elle met la vie « au service de la productivité
et de l’efficience économique » - la menaçant
en réduisant ses potentialités créatrices.
Impuissants, ensuite, en ce qu’elle apparaît indépassable?–?nous
faisant renoncer à l’idée qu’il puisse
y avoir des possibilités concrètes pour résister
à ce qui nous menace et nous diminue.
S’engager dans une époque obscure exige de se défaire
d’une approche classique de l’engagement, attachée
à l’au-delà de la promesse et des lendemains
qui chantent, et implique une appréhension véritable
de ce que peut et doit faire une vie humaine pour déployer,
ici et maintenant, ses potentialités créatrices.
Dans cette optique, le discours philosophique tient toute sa place
; car une pensée conséquente de l’engagement
doit s’orienter sur deux voies : disqualifier, une fois pour
toute, l’engagement s’effectuant au nom d’une
transcendance?–?d’un récit harmonieux annulant
tous les conflits et appelant de ses vœux la fin de l’histoire
; inscrire la pensée de l’engagement au sein d’une
réflexion organique, de nature cosmologique et ontologique,
interrogeant la manière dont doit se déployer la vie
humaine contre ce qui la rend vulnérable et la menace.
La visée de l’ouvrage est ainsi très clairement
pragmatique : penser l’efficacité d’un engagement,
qui mobilise ici et maintenant, et ouvre de nouvelles possibilités
concrètes de vivre, non reléguées dans un avenir
programmé. Pragmatisme nécessaire, donc, qui nous
tient à distance d’un mythe et d’une illusion
: le mythe de l’individu, l’illusion de la promesse,
qui tous deux, nous plongent dans l’impuissance et la tristesse.
Cette pensée de l’engagement se déploie en
six chapitres dont l’objet n’est rien de moins que de
renouveler les catégories conceptuelles à partir desquelles
on conçoit, classiquement, l’engagement et l’émancipation
de la personne. S’engager ne consiste pas à promouvoir
la réalisation d’un programme, et ni même, par
suite, à rechercher l’unification globale des luttes.
A partir de là, les deux auteurs nous invitent à ressaisir
la signification véritable de ce qu’est un contre-pouvoir,
par-delà toute logique institutionnelle, et à renouer
avec un certain optimisme de l’action.
L’obscurité de notre époque tient aux fausses
évidences qui structurent nos existences et conditionnent
notre puissance d’agir : le mythe de l’individu, compris
comme substance repliée sur elle-même, qui nous soumet
« à l’utilitarisme de la postmodernité
» a, non seulement, une faible valeur vitale, mais nous apparaît
aussi indépassable. Pour lui résister, il faut réévaluer
le sens et la finalité de notre action. Tel est l’enjeu
du chapitre 1, dont l’objet est proprement de disqualifier
une conception classique de l’engagement, qui se déploie
selon une logique mortifère?–?celle des multiples déceptions
devant l’échec des programmes révolutionnaires,
suivies, peut-être inexorablement, d’un accommodement
à l’oppression . Au modèle de l’engagement-transcendance,
qui repose sur une sacralisation de l’homme et du social ayant
remplacé la sacralisation du monde et des cieux, doit se
substituer le modèle de l’engagement-recherche. Dans
l’engagement-recherche, le moteur de l’agir ne se trouve
pas dans une promesse impliquant la croyance en un arrière-monde
(société harmonieuse sans conflit), mais il est «
l’expression d’un désir vital » , nécessité,
de façon immanente, par une situation. Dans ce nouveau modèle
d’engagement, le sujet de l’agir n’est plus le
professionnel de la militance possédant cette connaissance
du monde à venir, dont il est « l’ambassadeur
» , à travers son parti et son action politique. Ce
sont les situations concrètes, elles-mêmes, en tant
qu’elles posent des problèmes qui menacent la vie,
qui exigent le déploiement de modes de résistance
et la création de solutions. L’engagement se fait ainsi
recherche, en ce qu’il s’incarne dans une temporalité
non pas abstraite, mais concrète?–?c’est-à-dire
ancrée dans le présent d’une situation et non
pas concentrée sur un avenir déjà déterminé
qui fait fi de la complexité du réel tel qu’il
est.
Cette conception de l’engagement évite ainsi plusieurs
écueils : l’écueil métaphysique d’une
croyance, nécessairement décevante, en un arrière-monde
; l’écueil politique d’une affirmation du primat
de l’action politique institutionnelle au détriment
d’autres champs sociaux d’action (médecine, sciences,
art…) ; et enfin, un dernier écueil, posant un problème
proprement éthique, celui d’une hiérarchisation
des souffrances sur une échelle des valeurs . On l’aura
compris : l’engagement-recherche prend corps au sein d’une
multiplicité, parfois contradictoire, de luttes qui émergent
de situations concrètes « non polarisables vers une
harmonie finale » . Ainsi, l’engagement, la résistance
active à ce qui menace notre vie, n’est pas motivé
par l’espoir d’un « monde sans conflit »
mais consiste à développer, ici et maintenant, notre
« puissance d’agir ».
De là, la consistance de nos engagements se fonde, comme
le montrent les deux auteurs en reprenant le vocabulaire de Deleuze,
sur la « territorialisation des pratiques » : l’engagement
part de défis propres à une situation et vise le changement
ici et maintenant. Ce n’est donc pas un individu, «
sans appartenances ni désirs », sans liens «
ni affinités » qui, au nom de principes abstraits,
lutte contre ce qui l’opprime. C’est une singularité
agissante, prise au cœur d’un réseau de liens
qui la composent et de processus sans sujets, qui s’engage.
L’action militante véritablement consistante ne peut
donc jamais être complète et/ou globale : elle relève
avant tout d’une exigence situationnelle, inscrite dans une
dimension spatio-temporelle singulière?–?ce qui ne
contrecarre en rien son caractère universel puisqu’elle
est l’expression d’un désir vital d’augmentation
de puissance contre ce qui menace et détruit.
Le modèle de l’engagement-recherche, en renouvelant
notre compréhension du sujet de l’agir, suppose une
intelligence précise de la catégorie conceptuelle
de contre-pouvoir. Dans le chapitre III, partant des analyses foucaldiennes
de la genèse du pouvoir, les deux auteurs montrent que la
question des contre-pouvoirs ne se situe ni au niveau des institutions
(modèle de la séparation des pouvoirs) ni au niveau
de l’opposition au pouvoir institutionnel comme « lieu
de représentation et de gestion » : elle présente
une conception du contre-pouvoir compris comme « émancipation
quant aux micro-pouvoirs qui tendent à installer une situation
de fait comme indépassable » . Si l’engagement-recherche
est « expression d’un désir vital », alors
le contre-pouvoir signifie littéralement contrer les effets
du pouvoir sous sa forme micro (et souvent macro), c’est-à-dire
réunir ce que, selon différents degrés, le
pouvoir sépare : le corps de sa puissance d’agir. Tel
est le sens de l’engagement dans une époque obscure
: privilégier les pratiques de contre-pouvoir sans réactiver
les utopies révolutionnaires et en faisant le deuil de l’idée
selon laquelle la lutte pour l’émancipation doit se
concentrer de manière exclusive et systématique sur
la question de la prise de pouvoir.
A ce titre, pas besoin de promesses pour agir, ni de constituer
de nouveaux récits. L’espoir ne réside pas dans
l’idée d’une société globalement
meilleure, construction rationnelle condamnée, souvent, à
n’être que pure idéologie, mais il est bien plutôt
l’effet d’une lutte concrète, son produit. Dans
le chapitre IV, et particulièrement dans une très
belle section intitulée « Le moteur effectif de l’agir
», Miguel Benasayag et Angélique Del Rey repensent
ainsi les liens entre connaissance et action. La première
ne précède aucunement la seconde. Au contraire, la
création d’idées est solidaire du développement
de notre puissance d’agir : toute théorie rationnelle,
consistante et riche, se constitue en situation, s’élaborant
autour des problèmes soulevés par la violence du réel.
Reprenant la formule de Gramsci, les auteurs montrent que ce n’est
pas un optimisme de la raison qui sous-tend la force, et même
la condition de possibilité de tout engagement, mais un optimisme
de la volonté.
Cette absence d’optimisme théorique, cependant, ne
conduit nullement au nihilisme, encore moins au désespoir
; au contraire, même, c’est cet optimisme rationnel
qui est le foyer d’une militance triste, toujours déçue
par l’impossible advenue d’une société
sans conflit. Il apparaît, dès lors, nécessaire
de se défaire d’une vision simpliste des mécanismes
d’oppression et du conflit?–?analyses qui font respectivement
l’objet des deux derniers chapitres du livre.
L’analyse des mécanismes d’oppression est fondamentale
pour contrer quelques idées reçues mais aussi, et
surtout, pour dégager toute la teneur existentielle portée
par une philosophie conséquente de l’engagement. Les
mécanismes d’oppression ne fonctionnent pas sous la
forme d’une opposition entre un corps de dominants exerçant
toute sa force brutale sur un corps de dominés. Ce qui garantit
la domination, c’est le « consentement de ceux qui subissent
l’oppression » . Fondée sur l’analyse foucaldienne
des contre-pouvoir, cette thèse fameuse permet aux auteurs
de déconstruire les fantasmes qui entourent la figure de
l’opprimé et de rappeler, d’un point de vue ontologique,
la « multi-dimensionnalité » de toute vie humaine
: souffrir d’un système n’implique pas qu’on
soit nécessairement contre lui . L’ouvrier n’est
pas nécessairement anticapitaliste, le colonisé n’est
pas nécessairement anticolonialiste etc. . Le fait «
d’être opprimé » ne constitue pas, en soi,
l’identité fixe et homogène d’un être,
déterminant sa conduite et la « transparence de ses
intentions » . L’engagement suppose la reconnaissance
de cette multi-dimensionnalité fondamentale de chaque être
et implique de lui refaire droit. S’engager dans une époque
obscure, c’est ainsi sortir d’une logique bipolaire
d’affrontement?–?opérant par identification et
simplification. La radicalité ne réside pas dans l’exaltation
des logiques d’affrontement, mais dans la reconnaissance d’une
conflictualité interne au mode de déploiement de la
vie dans toutes ses dimensions. Conflictualité qu’il
faut développer pour résister à l’artefactualisation
du monde défendue par les forces néolibérales,
et qui suppose que le négatif (les maux, les pertes) est
constitutif de toute réalité vivante.
Quel peut être le sens de ce déploiement philosophique
et théorique pour une pensée de l’engagement
? On pourrait d’emblée se dire que la conceptualité
mobilisée dans l’ouvrage semble très éloignée
de l’urgence des situations concrètes qui exigent une
résistance pratique immédiate. Sans s’attarder
sur la tonalité assez caricaturale de cette objection, elle
a le mérite de pointer assez directement ce qui fait de l’ouvrage
de Benasayag et Del Rey un ouvrage passionnant et nécessaire.
D’abord, la conceptualité déployée par
l’ouvrage est en soi un des cheminements de la résistance.
Il ne s’agit, en effet, rien de moins que de déconstruire
un mythe qui structure notre imaginaire et paralyse notre agir.
Les concepts sont proprement ces mots qui nous ramènent à
une certaine réalité, voilée par le mythe.
Ils nous réapprennent à la dire, à la nommer,
participant, en acte, à la possibilité du redéploiement
de notre puissance, qui constitue l’objet de cette «
pensée organique » qui termine l’ouvrage.
Et c’est proprement cette conceptualité qui permet
de sortir, une fois pour toute, des clichés portés
par une conception classique de l’engagement, impuissante
à contrecarrer la brutalité de l’utilitarisme
contemporain et de son mythe. L’engagement, compris comme
résistance créatrice à ce qui menace la vie,
n’a rien d’une posture identitaire. La radicalité
ne se confond pas avec l’affirmation d’une pureté
militante et/ou idéologique. Pureté qui ferait de
tout « bon militant », on le sait, un détenteur
de savoir et, par suite, de pouvoir. Mais pureté qui ferait
aussi que, pour tout « bon militant », l’opprimé
serait toujours décevant?–?jamais assez conscient (de
sa race, de sa classe, de son sexe …) pour se lancer dans
un combat exaltant le caractère universel de sa mission.
Si le livre de M. Benasayag et A. Del Rey nous invite à
nous défaire des mythes qui nous plongent dans le désarroi
et l’impuissance en mettant en lumière notre manière
d’être au monde, il nous invite aussi à déconstruire
les mythes qui voilent la signification d’un engagement effectif.
S’engager dans une époque obscure constitue ainsi un
pari : œuvrer sans relâche pour un changement ici et
maintenant, « tout en renonçant à agir dans
la perspective d’une solution globale et définitive
» . Ainsi, du point de vue d’une pensée organique,
l’acte de résistance par excellence est un acte positif
de création.
Titre du livre : De l’engagement dans une époque obscure
Auteur : Miguel Benasayag, Angélique Del Rey
Éditeur : Le Passager Clandestin
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